Ma grand-mère est la femme qui m’a élevé.

Quelques jours avant qu’elle ne décède, je fus forcé de quitter son chevet.

Terrorisé à l’idée qu’elle trépasse sans que je sois à ses côtés, je lui remis une dernière lettre avant de partir.

Je pus cependant revenir à temps pour partager nos derniers jours ensemble.

Elle mourut dans son sommeil tandis que je veillais sur elle.

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Je souhaite partager cette lettre au monde car elle reflète tout ce que ma grand-mère représente pour moi…

Je t’aime.

Ce sont les seuls mots qui pouvaient démarrer cette lettre.

Je te les ai déniés presque toute ma vie et de ma part, je sais que tu prends la pleine mesure de leur valeur.

Au moment où tu liras cette lettre, je serai rentré à Paris. Nous nous serons peut-être déjà dit adieu sans le savoir. Tu m’auras souhaité du courage et je t’aurais embrassé sobrement sur la joue.

Je suis très heureux d’avoir passé ces jours avec toi, mon extraordinaire grand-mère, et encore plus heureux que tu passes tes derniers moments dans notre appartement, entourée de ton frère, de ton fils, de ta fille et de tous tes petits-enfants.

Il y a quelques années maintenant, lorsque j’étais venu te rendre visite pour archiver tous les documents me concernant en ta possession, j’étais tombé sur une feuille de papier dressant une liste manuscrite. Une liste simple des choses de la vie, divisée en deux colonnes : seule avec ta liberté, et seule avec deux petits garçons à charge. J’ai toujours eu conscience du sacrifice considérable que tu avais fait pour nous élever mon frère et moi mais découvrir cette liste m’a vraiment fait comprendre l’ampleur de cette décision. Merci pour tout ce que tu as fait pour nous. Tu as pris l’impossible décision de nous élever alors que cette tâche ne t’incombait pas et que tu avais tes propres rêves à poursuivre. Tu as exercé tout ce qui était en ton pouvoir pour nous élever du mieux que tu le pouvais et tu l’as fait formidablement bien, malgré les difficultés matérielles, financières, professionnelles et familiales. Je me souviens de ces jours de “vache-maigre”, comme tu les appelais, je sortais un instant de l’enfance et je m’aperçevais de tous tes efforts pour joindre les deux bouts. Sache que j’ai le souvenir d’une enfance où je ne manquais de rien. Merci.

Je sais qu’il y a eu de beaux moments mais quelle peine cela a dû être de nous élever. Je me souviens des fois où tu refermais la porte de ta chambre pour sangloter. Tu as dû souvent t’interroger sur la vie que tu aurais pu avoir si tu avais simplement ignoré notre existence et cela n’aurait été qu’un drame ordinaire de plus comme il s’en passe chaque jour en France. Mais tu as pris une décision liberticide qui a bouleversé ta vie pour offrir leurs chances à deux petits garçons innocents. Tu ne nous as jamais fait payer cette souffrance ou fait ressentir de la culpabilité. Merci.

Je te demande pardon pour mes mots d’enfant lorsque je te traitais de sorcière et que je t’accusais de m’avoir volé à ma mère. C’était la meilleure invention qu’un petit garçon pouvait trouver pour excuser l’absence de ses parents, mais ce n’était pas juste vis-à-vis de toi. Rassure-toi en lisant ces mots, je ne suis pas en train de m’accabler de ce que j’ai pu te dire il y a deux décennies, je n’étais qu’un enfant, mais j’ai un souvenir vivace de ma colère à ton égard et ces excuses me font aussi du bien, tu les mérites vraiment. Pardon.

J’étais un enfant marginal et même s’il n’y avait aucun mode d’emploi approprié pour moi, tu as su être l’âme qui me comprend le mieux. Tu es la seule personne avec qui je peux partager de longs silences, que je préfère largement à des échanges creux. J’aime que nous ne nous sentions jamais obligés de meubler des conversations par des propos sans intérêt. Merci.

Tu m’as toujours laissé être moi-même. Tu m’as laissé être le seul garçon déguisé en fille pour le carnaval de l’école, laissé écrire des heures sur ma bruyante machine à écrire qui dérangeait tout le monde, laissé te conter les histoires que j’écrivais à la récréation, laissé mettre en scène des spectacles interminables que tu regardais jusqu’au bout, laissé planifier les évènements des jours, semaines et mois à venir parce que cela me rassurait, laissé m’isoler des heures durant loin de tous lorsque j’avais besoin de pleurer. Tu m’as donné tout l’espace et la compréhension nécessaires pour que mon étrange conscience puisse ployer librement. Merci.

Je serai toujours cassé pour le reste de ma vie mais je pense que grandir à tes côtés était ma meilleure chance pour devenir un homme entier. Ma sensibilité, mon homosexualité, mon autisme, mon chagrin, mes aspérités, tu m’as accepté tel que j’étais mais tu m’as aussi confronté à la violente réalité que personne ne s’adapterait à ma façon d’être. Le monde ne me ferait aucun cadeau et c’était à moi d’y trouver une place. Tu savais verser l’exacte quantité de douceur et de dureté nécessaire à mon être. Tu m’as donné mes premières armes pour affronter la vie et je t’en serai toujours reconnaissant. Merci.

Lorsque tu es tombée malade à mon adolescence, je ne savais pas quoi dire, quoi faire, quoi comprendre de la situation. Les chimiothérapies te rendaient méconnaissable et je ne parvenais plus à dormir la nuit parce que je confondais tes vomissements avec des râles d’agonie. J’avais autant peur lorsque je t’entendais que lorsque le silence retombait parce que je me demandais si tu étais morte. Je prenais un temps interminable pour rassembler tout mon courage et trouver la force de m’approcher de ta chambre. Je te trouvais dans le noir, esseulée, et tu t’efforçais de me dire, de la façon la plus convaincante que tu pouvais, qu’il y avait plus de peur que de mal et que je devais aller me recoucher. Mon impuissance et ta détresse m’ont beaucoup marqué. Renoncer à notre garde a dû être une décision impossible pour toi mais sache que c’était la bonne. Sur le moment, je l’ai vécu comme un véritable abandon. Les changements les plus subtils m’étaient déjà insupportables alors vivre cette séparation était absolument insurmontable. Je sais que cet évènement a brisé quelque chose à jamais entre nous et je suis désolé. Nous le sommes tous les deux. Tu n’y pouvais rien et je n’y pouvais rien. Il n’y a rien à regretter de cette histoire. Je suis triste que la vie nous ait joué ce tour mais je suis sincèrement heureux que nous ayons pu nous retrouver dès que je suis devenu un homme indépendant.

Nos dernières années ensemble auront été des années apaisées et je resterai près de toi jusqu’au bout.

Je suis heureux que nous ayons fait cette photographie tous les deux où tu me touches le visage. J’ai toujours apprécié, même maintenant alors que j’ai 25 ans, que tu préviennes les gens autour de moi que les contacts physiques me sont “difficiles”. Ils me sont insupportables. Je regrette beaucoup de ne pas pouvoir être tactile et chaleureux comme tout le reste de la famille, d’être incapable de donner de la tendresse sans que ce soit un geste intellectualisé. Tu sais que je fais beaucoup d’efforts mais même malgré cela, je sens bien que c’est insuffisant. Cette photographie est pleine de symboles, c’est la dernière que nous réalisons tous les deux et c’est la première où tu me touches depuis que je suis enfant. Je ne pensais pas en être capable et je suis très ému que nous ayons immortalisé ce contact ensemble. Elle donne la sensation que tu me fais un don invisible, impalpable, insondable. C’est à la fois un “bonjour” et un “au revoir”. C’est la transmission de tes valeurs.

Je suis ton héritage.

Il y a quelques jours tu m’as parlé de ta crainte de mourir. Cette inquiétude croissante et légitime de “l’après”. J’ai bien senti ta peur sincère et ton émotion m’a pris au dépourvu. Je ne savais pas quoi dire ou quoi faire alors je t’ai fait part de mon opinion à ce sujet de façon un peu maladroite. J’ai quand même eu l’impression que cela t’avait apporté un certain réconfort, du moins je l’espère. J’aimerais vraiment te donner le fond de ma pensée.

L’après ? Nous sommes pareils tous les deux, nous voyons le monde avec une certaine âpreté. Nous partageons l’esprit des choses concrètes et observables, tout en laissant la place aux grandes interrogations, de la plus terre à terre à la plus spirituelle. La foi est quelque chose de très beau et de très respectable, les religions ont des réponses magnifiques vis-à-vis de la mort. Mais pour moi, c’est la science qui a toujours détenu la plus belle des réponses. Tu as oublié d’où tu viens Grandine. Tu viens des étoiles. Toutes les particules qui te composent pour devenir toi, mon extraordinaire grand-mère, ont été créées il y a un peu plus de 13 milliards d’années, en même temps que tout notre univers. Toutes les circonstances qui ont permis ton existence sont absolument miraculeuses. Tu es un miracle et je suis heureux d’avoir été témoin de ton existence. Il y a dix fois plus de bactéries dans ton corps que de tes propres cellules humaines. Ta vitalité tient plus à cette fabuleuse cohabitation qu’à ton propre libre arbitre. Tout t’a donné la vie. Tout. Cet assemblage extraordinaire va se dérober sous mes yeux mais je ne suis pas inquiet. Tout l’univers s’est servi de la moindre de tes particules depuis la nuit des temps et exercera sans relâche son infinie imagination pour poursuivre son oeuvre. Tu m’as dit avoir peur de l’isolation totale dans l’obscurité, mais du point de vue de la science, c’est tout l’inverse qui va se produire. La nature est une ouvrière formidable qui ne gâche rien, tu vas donner mille fois la vie et j’aime cette pensée. Je doute que beaucoup de petits-enfants disent à leur grand-mère mourrante qu’ils aiment ce genre de vision “grouillante” et peu reluisante pour l’imagination, mais tu es mon extraordinaire grand-mère et je suis ton bizarre petit-fils. Je sais que tu comprends mes idées.

Dans deux siècles, personne ne se souviendra de nous deux mais quelle importance ? Je suis comblé par la coïncidence cosmique qui a permis à nos deux êtres de se rencontrer et je chérirai nos souvenirs ensemble jusqu’à mon dernier souffle.

Cela m’a beaucoup touché que tu te souviennes de la conversation que nous avions eue au sujet de mon interrogation sur “l’intérêt de la vie”, parce que c’était un évènement important pour moi dont tu ne sais pas tout. À cette époque, je me renseignais déjà depuis quelque temps pour organiser mon suicide légal en Suisse. Vivre m’a toujours été éprouvant, mais le passage à l’âge adulte m’était épouvantable. Enfant, être différent était difficile mais j’étais plein d’espoir pour l’avenir parce que je me croyais capable de changer. J’étais persuadé que je trouverais comment guérir mon autisme, par quelque miracle que ce soit, et que je pourrais simuler ma normalité en société tout le temps qui me serait nécessaire pour trouver un remède à ce mal. Adulte, j’ai réalisé de plein fouet qu’il n’existait pas de telle guérison. Quel intérêt de vivre une vie oppressante en tout instant et simulée en tout point ? C’était un soulagement de m’imaginer partir, arrêter le simulacre, stopper l’oppression et organiser ma disparition avec une tranquillité certaine. Fidèle à moi-même, j’abordais le problème de façon arithmétique depuis ma plus tendre enfance, je contemplais ce processus en me disant “Si je viens du néant et que je termine au néant, pourquoi ne pas faire un raccourci des deux ?”. Ce chemin étant particulièrement irréversible, je m’étais promis de chercher sérieusement une réponse au sens de la vie, en l’absence de laquelle je me donnerais la mort.

Quand je suis venu te voir, je n’avais aucun espoir pour moi. J’avais voyagé, j’avais travaillé, j’avais entrepris, j’avais créé, j’avais aimé. Je n’avais rien trouvé qui vaille l’intérêt d’être vécu et je ne voyais rien de triste là-dedans, empli de mon éternel pragmatisme. Tu étais malade, avais souffert durant toute ta vie, qui mieux que toi aurait pu me trouver une “raison” de vivre.

“Grandine, quel est le sens de la vie ?”

Tu n’avais pas répondu tout de suite. Tu étais devenue très pensive. Tu savais que les mots comptaient pour moi et je sentais que tu pesais scrupuleusement les tiens. Je m’attendais à ce que tu me donnes des motifs très “sensés”, que tu me parles de ta rencontre avec ton mari, que tu me racontes la naissance de tes enfants, de toutes les expériences de vie que tu avais eues et qui justifiaient que tu avais tenu “jusque-là”.

“La vie n’a aucun sens.”

J’étais interloqué. C’était probablement la pire réponse qu’une grand-mère puisse donner à son petit-fils prêt à se suicider. Je n’ai rien dit à ce moment-là, je ne m’attendais pas à un propos aussi cynique, aussi définitif. Puis tu as ajouté :

“Quel est le sens de l’eau Alexandre ?”

J’ai réfléchi à cette interrogation, moi qui les adore, et je fus bien incapable d’arriver à la moindre conclusion. J’avais l’impression que c’était une question piège.

“L’eau n’a aucun sens Alexandre, l’eau est un état. C’est la même chose pour la vie, elle ne sert à rien ni personne, c’est un état. La vie est faite pour être vécue, c’est son principe. C’est tout.”

C’était limpide. Je n’ai même pas eu besoin d’y réfléchir. Je t’ai répondu « D’accord » et je t’ai laissée seule dans la cuisine. Sans t’en rendre compte, tu as changé ma vie ce jour-là. Tu m’as allégé d’un fardeau incommensurable en me sortant de la boucle infernale dans laquelle mon cerveau s’était enfermé. Ce fut ma première grande inspiration, comme si tu m’avais appris à respirer sur Terre. Tu m’as donné la seule réponse que pouvait accepter mon accablant pragmatisme.

Tu m’as donné le moyen de vivre. Merci.

Tu fais partie de ces héroïnes anonymes, tout comme ma grand-mère laotienne que nous admirions tant tous les deux. Tu fais partie de ces femmes, connues de personne, mais qui ont oeuvré toute leur vie pour le bien. Tu es un être d’une générosité inouïe, tu as fait don de ta vie pour me donner toutes les chances d’en avoir une bonne et je ne faillirai pas à cette promesse.

Je ne manquerai jamais aux valeurs que tu m’as transmises. Je prendrai soin de notre famille. Je chérirai ta mémoire. Sans jamais que tu ne le saches ou que je ne te le dise, j’ai toujours puisé en toi mon courage, ma persévérance et ma ténacité. Je continuerai de le faire même lorsque tu ne seras plus là.

Je dirai au monde la femme que tu étais, surement jamais celle que tu étais vraiment, mais surement celle que tu étais pour moi.

Tu es un monument de ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité.

Tu es mon héroïne.

Tu peux partir sereine Grandine. Tu peux t’endormir apaisée.

Tu peux te disperser aux quatre vents, dans la pluie et les forêts.

Je peux te partager avec tout l’univers, sans peine.

Parce que tu seras toujours la fondation de mon être.

Tu es ma maison.

Je t’aime.

Alex

Alex Dobro

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