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Interview Télérama – LGBT+ dans les jeux vidéo

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Interviewé en Novembre 2017 par Julien Foussereau, journaliste chez Télérama, j’ai eu l’opportunité de parler du traitement et de la visibilité des personnes LGBT+ au sein des jeux vidéo. Ci-dessous, ce qui est paru dans le magazine n°3543 de Telerama et je vous ai mis ensuite l’interview avec mes réponses complètes 😘

Tout d’abord,

quels ont été les sentiments que vous avez éprouvé

pendant votre jeunesse de gamer ?

Ayant eu une enfance difficile sans père ni mère, le jeu vidéo a représenté un moyen inespéré de m’émanciper de la réalité. Vivre de formidables aventures dans des jeux tels que Vandal Hearts ou Final Fantasy VII a été une manière salvatrice de me soulager de mes difficultés quotidiennes.

Je me souviens très distinctement de ce sentiment qui montait en moi alors que je n’avais que 7 ans, cet enthousiasme et ce plaisir grisant à découvrir de nouveaux mondes et entreprendre de nouvelles quêtes.  Vers l’âge de 15 ans, j’ai découvert World of Warcraft qui a joué un rôle très important dans ma construction personnelle, car ce jeu m’a permis de sociabiliser avec d’autres personnes dont certains sont mes amis depuis plus de 10 ans.

Comment expliquez-vous

qu’une vision aussi rétrograde de l’homosexualité

ait perduré si longtemps ?

Le jeu vidéo fait partie intégrante de l’industrie audiovisuelle, tout comme le cinéma et la télévision, ces domaines sont influencés par les mêmes codes. Depuis leur démarrage, ces médias ont toujours plus ou moins fait apparaitre des personnes LGBT+ mais malheureusement d’une façon stéréotypée voire carrément caricaturale. À la fin des années 80, les gays et lesbiennes étaient souvent utilisés dans les jeux vidéo pour servir des blagues ou être ouvertement moqués. Il a fallu attendre longtemps avant que ces personnages gagnent en profondeur et soient abordés respectueusement. Nintendo a beaucoup limité la représentativité des personnes LGBT dans ces années-là à cause d’une directive qui stipulait qu’aucun jeu abordant le sexe ne serait vendu sur sa plateforme. Cela a longtemps dissuadé les éditeurs de suggérer que tel ou tel personnage était gay puisqu’il aurait fallu expliciter cette attirance et leur jeu vidéo aurait été censuré.

Il ne faut pas oublier que les éditeurs investissent de l’argent et du temps dans ces jeux, ils attendent donc un retour sur investissement. Sans que cela ne doive devenir une excuse, cela explique pourquoi les productions tentent souvent d’être consensuelle à tout prix, au point de discriminer les personnes LGBT+ mais également les personnes de couleur ou les femmes. Les campagnes de communication autour des jeux vidéo ont longtemps été macho à l’extrême, véhiculant les idées les plus rétrogrades, et cela a beaucoup participé à l’image que ce média était réservé aux hommes. Forcément les éditeurs et les développeurs de jeux eux-mêmes ont été influencés par cette idée et ont imaginé leur production pour ce segment spécifique : l’homme blanc hétérosexuel.

Quels sont selon vous les premiers jeux

qui ont changé la donne et dépeint une vision

plus nuancée et plus feel good de l’homosexualité ?

Il y a certes quelques jeux qui ont commencé timidement à adresser une meilleure représentation des personnes LGBT à la fin des années 90 mais c’est surtout à travers les superproductions AAA qu’on a pu observer un changement notable, tout simplement parce qu’elles touchent un plus large public et sont tout de suite visibles.

Aujourd’hui, un joueur peut rencontrer des protagonistes homosexuels au sein de grosses productions vidéoludiques et de plus en plus d’une façon qui permet à tout le monde de comprendre que les personnes LGBT+ sont des gens comme tout le monde. Dans le jeu The Last Of Us”, le héros retrouve Bill, un personnage antipathique, désagréable et paranoïaque dont on découvre plus tard que son compagnon est mort. Le personnage est entier, complexe et aucun critère dans sa personnalité ne reflète sa sexualité, ce que je trouve être une excellente façon de prouver que les personnes LGBT+ n’ont rien à voir avec des caricatures ou des stéréotypes. Dans Mass Effect : Andromeda, il y a le Dr Suvi qui est lesbienne, Peebee et Vetra qui sont pansexuels, Gil qui est gay et des personnages bisexuels peuvent être rencontrés durant le jeu. Je salue particulièrement les studios de jeux de sport, dans les jeux de football par exemple qui adressent des sujets LGBT malgré la discrimination tenace de ces milieux. Chaque réaction homophobe illustre d’elle-même la nécessité impérative de défendre la visibilité des personnes LGBT+.
Ces rencontres avec des personnes ou des thèmes LGBT+ permettent aux joueurs de réfléchir, de se questionner, de s’identifier et/ou d’accepter les différences des autres.

Comment expliquez-vous l’orientation plus progressiste

de l’industrie vidéoludique aujourd’hui ?

Tout comme les autres minorités, la communauté LGBT+ a lutté pour être représentée correctement à la télévision et au cinéma, elle s’est donc aussi battue pour que les personnages introduits dans les jeux vidéo soient les plus réalistes possibles. 

La société change et progresse dans le bon sens, au point que des entreprises comme Sony ou Microsoft sont devenues plus attentives à ces questions de représentativité. Aujourd’hui on trouve de nombreux jeux dans les catalogues Xbox et Playstation contenant des personnages LGBT+. Nintendo reste très conservatrice sur sa ligne… En interdisant les unions gays dans le jeu Tomodachi Life par exemple, la société nippone a discriminé ouvertement les personnes LGBT+ ce qui a valu un tollé médiatique international. Grâce à ce mouvement, dénoncé par les associations LGBT+ mais aussi devenu viral grâce aux personnes hétérosexuelles, Nintendo s’est remis en question et les jeux suivants ont mieux pris en compte le traitement de ces minorités. Depuis, il y a des couples gays dans Fire Emblem et dans d’autres jeux moins médiatisés.
L’exemple de Tomodachi Life montre bien que des jeux allant contre la diversité suscite des réactions très fortes et blessent des millions de gens. Les réseaux sociaux ont donné un pouvoir considérable aux gens et il est clair que les personnes et associations LGBT+ ne veulent laisser passer aucune dérive ou discrimination. C’est clairement cela qui a forcé l’industrie à se remettre en question en prenant conscience de ces problèmes et à mieux les adresser.

Parlez moi de votre association Next Gaymer.

Sur les jeux vidéo en ligne, les insultes les plus utilisées sont les mots gay”, fag”, faggot”. Beaucoup de joueurs les emploient pour signifier aux autres qu’ils sont « minables » et ils entretiennent une homophobie permanente qui peut beaucoup peser, surtout sur les plus jeunes. Il suffit de faire une partie sur League of Legends pour réaliser l’ampleur des insultes homophobes.
J’ai décidé de fonder il y a 9 ans l’association Next Gaymer pour valoriser la reconnaissance, la visibilité et l’épanouissement des geeks et gamers LGBT en France. Nous étions juste trois pour démarrer cette association en 2008 mais notre communauté compte maintenant plus de 7900 membres inscrits.
Cela demande énormément d’efforts mais j’ai une véritable satisfaction à rendre notre minorité visible et c’est très gratifiant de recevoir des messages de remerciements de gens, beaucoup de jeunes, qui ont trouvé en Next Gaymer un espace safe pour discuter, être eux-même et s’épanouir.

Comment vivez-vous cette reconnaissance ?

Il est clair que les personnages LGBT+ ne sont plus du tout représentées de la même façon. Aujourd’hui ces thèmes sont abordés avec plus de respect et une complexité qui reconstitue mieux la diversité des gens.

Cette démarche d’inclure les minorités et de les représenter avec plus de réalisme progresse petit à petit mais comme toujours, rien n’est acquis. Le regard et le traitement envers les personnes LGBT+ évolue de façon variable, comme en témoigne l’augmentation des agressions homophobes à travers le monde, et des régressions sont toujours possibles. Alors oui, je suis forcément heureux de réaliser qu’une personne LGBT+ a été intégrée dans un jeu vidéo de façon respectueuse mais je sais qu’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir.

Il n’empêche,

lorsque l’on déambule dans les salons de jeux vidéo,

la culture des girls booth objectifiant les femmes

et tous les délires patriarcaux et masculinistes,

la route est encore longue, non ?

Oui, j’ai été très choqué par les insultes sexistes que certains individus dans ces salons s’autorisent à envoyer aux femmes qui travaillent sur des stands ou même aux autres joueuses. Le sexisme dans les jeux vidéo nourrit les joueurs des pires comportements et leur donne une vision complètement biaisée de la femme. Qu’on le veuille ou non, qu’on en soit plus ou moins conscient, nous sommes tous influencés par les supports que nous aimons : le cinéma, les séries, les livres, les jeux vidéos… Moins de sexisme dans les jeux vidéo résulte à moins de sexisme dans la vraie vie. Cela vaut de même pour le racisme et l’homophobie. 

Lorsque l’on voit la Silicon Valley

affichant une résistance à un pouvoir exécutif trumpien

libérant la parole raciste et homophobe,

ressentez-vous de l’espoir ? Ou au contraire,

un tour sur les forums de Reddit et les threads Twitter

d’usagers se réclamant du GamerGate

vous donnent envie de pousser un énorme soupir ?

Il y a des deux. Nous poussons de nombreux soupirs et sommes souvent exaspérés de la façon dont certains peuvent nous dépeindre alors que nous souhaitons juste être décrits et traités comme des êtres humains comme les autres. Parfois il y a pire que des soupirs, quand on apprend qu’un enfant a été tué par son père parce qu’il était gay ou qu’un jeune s’est suicidé parce qu’il était victime d’harcèlement homophobe. Cela nous touche et nous blesse forcément. Avec le nombre de témoignages d’actes homophobes reçus par SOS homophobie en augmentation en France (+19.5% en 2016), on est forcément inquiets… mais il ne faut jamais perdre espoir et il faut agir si on le peut. C’est pour cela que je communique sur ces questions très délicates au sein de l’univers du jeu vidéo et que j’offre un espace sécurisé pour les geeks et gamers LGBT avec mon association.

Comment voyez vous

l’avenir du jeu vidéo sur la question LGBT+ ?

Les mentalités et la diversité progresse. Nous allons dans la bonne direction même si rien n’est acquis, il faut continuellement lutter pour faire reconnaitre et respecter l’existence des minorités. Le jeu vidéo avait sans doute pris du retard sur l’inclusion des personnes LGBT+ par rapport au cinéma et à la télévision mais les progrès sont très visibles, j’ai hâte de découvrir les jeux de ces prochaines années. J’espère qu’on pourra jouer dans un futur proche à une superproduction dont le héros serait un homme gay, une femme lesbienne ou une personne transgenre.

Ma dernière lettre

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Ma grand-mère est la femme qui m’a élevé.

Quelques jours avant qu’elle ne décède, je fus forcé de quitter son chevet.

Terrorisé à l’idée qu’elle trépasse sans que je sois à ses côtés, je lui remis une dernière lettre avant de partir.

Je pus cependant revenir à temps pour partager nos derniers jours ensemble.

Elle mourut dans son sommeil tandis que je veillais sur elle.

.

Je souhaite partager cette lettre au monde car elle reflète tout ce que ma grand-mère représente pour moi…

Je t’aime.

Ce sont les seuls mots qui pouvaient démarrer cette lettre.

Je te les ai déniés presque toute ma vie et de ma part, je sais que tu prends la pleine mesure de leur valeur.

Au moment où tu liras cette lettre, je serai rentré à Paris. Nous nous serons peut-être déjà dit adieu sans le savoir. Tu m’auras souhaité du courage et je t’aurais embrassé sobrement sur la joue.

Je suis très heureux d’avoir passé ces jours avec toi, mon extraordinaire grand-mère, et encore plus heureux que tu passes tes derniers moments dans notre appartement, entourée de ton frère, de ton fils, de ta fille et de tous tes petits-enfants.

Il y a quelques années maintenant, lorsque j’étais venu te rendre visite pour archiver tous les documents me concernant en ta possession, j’étais tombé sur une feuille de papier dressant une liste manuscrite. Une liste simple des choses de la vie, divisée en deux colonnes : seule avec ta liberté, et seule avec deux petits garçons à charge. J’ai toujours eu conscience du sacrifice considérable que tu avais fait pour nous élever mon frère et moi mais découvrir cette liste m’a vraiment fait comprendre l’ampleur de cette décision. Merci pour tout ce que tu as fait pour nous. Tu as pris l’impossible décision de nous élever alors que cette tâche ne t’incombait pas et que tu avais tes propres rêves à poursuivre. Tu as exercé tout ce qui était en ton pouvoir pour nous élever du mieux que tu le pouvais et tu l’as fait formidablement bien, malgré les difficultés matérielles, financières, professionnelles et familiales. Je me souviens de ces jours de “vache-maigre”, comme tu les appelais, je sortais un instant de l’enfance et je m’aperçevais de tous tes efforts pour joindre les deux bouts. Sache que j’ai le souvenir d’une enfance où je ne manquais de rien. Merci.

Je sais qu’il y a eu de beaux moments mais quelle peine cela a dû être de nous élever. Je me souviens des fois où tu refermais la porte de ta chambre pour sangloter. Tu as dû souvent t’interroger sur la vie que tu aurais pu avoir si tu avais simplement ignoré notre existence et cela n’aurait été qu’un drame ordinaire de plus comme il s’en passe chaque jour en France. Mais tu as pris une décision liberticide qui a bouleversé ta vie pour offrir leurs chances à deux petits garçons innocents. Tu ne nous as jamais fait payer cette souffrance ou fait ressentir de la culpabilité. Merci.

Je te demande pardon pour mes mots d’enfant lorsque je te traitais de sorcière et que je t’accusais de m’avoir volé à ma mère. C’était la meilleure invention qu’un petit garçon pouvait trouver pour excuser l’absence de ses parents, mais ce n’était pas juste vis-à-vis de toi. Rassure-toi en lisant ces mots, je ne suis pas en train de m’accabler de ce que j’ai pu te dire il y a deux décennies, je n’étais qu’un enfant, mais j’ai un souvenir vivace de ma colère à ton égard et ces excuses me font aussi du bien, tu les mérites vraiment. Pardon.

J’étais un enfant marginal et même s’il n’y avait aucun mode d’emploi approprié pour moi, tu as su être l’âme qui me comprend le mieux. Tu es la seule personne avec qui je peux partager de longs silences, que je préfère largement à des échanges creux. J’aime que nous ne nous sentions jamais obligés de meubler des conversations par des propos sans intérêt. Merci.

Tu m’as toujours laissé être moi-même. Tu m’as laissé être le seul garçon déguisé en fille pour le carnaval de l’école, laissé écrire des heures sur ma bruyante machine à écrire qui dérangeait tout le monde, laissé te conter les histoires que j’écrivais à la récréation, laissé mettre en scène des spectacles interminables que tu regardais jusqu’au bout, laissé planifier les évènements des jours, semaines et mois à venir parce que cela me rassurait, laissé m’isoler des heures durant loin de tous lorsque j’avais besoin de pleurer. Tu m’as donné tout l’espace et la compréhension nécessaires pour que mon étrange conscience puisse ployer librement. Merci.

Je serai toujours cassé pour le reste de ma vie mais je pense que grandir à tes côtés était ma meilleure chance pour devenir un homme entier. Ma sensibilité, mon homosexualité, mon autisme, mon chagrin, mes aspérités, tu m’as accepté tel que j’étais mais tu m’as aussi confronté à la violente réalité que personne ne s’adapterait à ma façon d’être. Le monde ne me ferait aucun cadeau et c’était à moi d’y trouver une place. Tu savais verser l’exacte quantité de douceur et de dureté nécessaire à mon être. Tu m’as donné mes premières armes pour affronter la vie et je t’en serai toujours reconnaissant. Merci.

Lorsque tu es tombée malade à mon adolescence, je ne savais pas quoi dire, quoi faire, quoi comprendre de la situation. Les chimiothérapies te rendaient méconnaissable et je ne parvenais plus à dormir la nuit parce que je confondais tes vomissements avec des râles d’agonie. J’avais autant peur lorsque je t’entendais que lorsque le silence retombait parce que je me demandais si tu étais morte. Je prenais un temps interminable pour rassembler tout mon courage et trouver la force de m’approcher de ta chambre. Je te trouvais dans le noir, esseulée, et tu t’efforçais de me dire, de la façon la plus convaincante que tu pouvais, qu’il y avait plus de peur que de mal et que je devais aller me recoucher. Mon impuissance et ta détresse m’ont beaucoup marqué. Renoncer à notre garde a dû être une décision impossible pour toi mais sache que c’était la bonne. Sur le moment, je l’ai vécu comme un véritable abandon. Les changements les plus subtils m’étaient déjà insupportables alors vivre cette séparation était absolument insurmontable. Je sais que cet évènement a brisé quelque chose à jamais entre nous et je suis désolé. Nous le sommes tous les deux. Tu n’y pouvais rien et je n’y pouvais rien. Il n’y a rien à regretter de cette histoire. Je suis triste que la vie nous ait joué ce tour mais je suis sincèrement heureux que nous ayons pu nous retrouver dès que je suis devenu un homme indépendant.

Nos dernières années ensemble auront été des années apaisées et je resterai près de toi jusqu’au bout.

Je suis heureux que nous ayons fait cette photographie tous les deux où tu me touches le visage. J’ai toujours apprécié, même maintenant alors que j’ai 25 ans, que tu préviennes les gens autour de moi que les contacts physiques me sont “difficiles”. Ils me sont insupportables. Je regrette beaucoup de ne pas pouvoir être tactile et chaleureux comme tout le reste de la famille, d’être incapable de donner de la tendresse sans que ce soit un geste intellectualisé. Tu sais que je fais beaucoup d’efforts mais même malgré cela, je sens bien que c’est insuffisant. Cette photographie est pleine de symboles, c’est la dernière que nous réalisons tous les deux et c’est la première où tu me touches depuis que je suis enfant. Je ne pensais pas en être capable et je suis très ému que nous ayons immortalisé ce contact ensemble. Elle donne la sensation que tu me fais un don invisible, impalpable, insondable. C’est à la fois un “bonjour” et un “au revoir”. C’est la transmission de tes valeurs.

Je suis ton héritage.

Il y a quelques jours tu m’as parlé de ta crainte de mourir. Cette inquiétude croissante et légitime de “l’après”. J’ai bien senti ta peur sincère et ton émotion m’a pris au dépourvu. Je ne savais pas quoi dire ou quoi faire alors je t’ai fait part de mon opinion à ce sujet de façon un peu maladroite. J’ai quand même eu l’impression que cela t’avait apporté un certain réconfort, du moins je l’espère. J’aimerais vraiment te donner le fond de ma pensée.

L’après ? Nous sommes pareils tous les deux, nous voyons le monde avec une certaine âpreté. Nous partageons l’esprit des choses concrètes et observables, tout en laissant la place aux grandes interrogations, de la plus terre à terre à la plus spirituelle. La foi est quelque chose de très beau et de très respectable, les religions ont des réponses magnifiques vis-à-vis de la mort. Mais pour moi, c’est la science qui a toujours détenu la plus belle des réponses. Tu as oublié d’où tu viens Grandine. Tu viens des étoiles. Toutes les particules qui te composent pour devenir toi, mon extraordinaire grand-mère, ont été créées il y a un peu plus de 13 milliards d’années, en même temps que tout notre univers. Toutes les circonstances qui ont permis ton existence sont absolument miraculeuses. Tu es un miracle et je suis heureux d’avoir été témoin de ton existence. Il y a dix fois plus de bactéries dans ton corps que de tes propres cellules humaines. Ta vitalité tient plus à cette fabuleuse cohabitation qu’à ton propre libre arbitre. Tout t’a donné la vie. Tout. Cet assemblage extraordinaire va se dérober sous mes yeux mais je ne suis pas inquiet. Tout l’univers s’est servi de la moindre de tes particules depuis la nuit des temps et exercera sans relâche son infinie imagination pour poursuivre son oeuvre. Tu m’as dit avoir peur de l’isolation totale dans l’obscurité, mais du point de vue de la science, c’est tout l’inverse qui va se produire. La nature est une ouvrière formidable qui ne gâche rien, tu vas donner mille fois la vie et j’aime cette pensée. Je doute que beaucoup de petits-enfants disent à leur grand-mère mourrante qu’ils aiment ce genre de vision “grouillante” et peu reluisante pour l’imagination, mais tu es mon extraordinaire grand-mère et je suis ton bizarre petit-fils. Je sais que tu comprends mes idées.

Dans deux siècles, personne ne se souviendra de nous deux mais quelle importance ? Je suis comblé par la coïncidence cosmique qui a permis à nos deux êtres de se rencontrer et je chérirai nos souvenirs ensemble jusqu’à mon dernier souffle.

Cela m’a beaucoup touché que tu te souviennes de la conversation que nous avions eue au sujet de mon interrogation sur “l’intérêt de la vie”, parce que c’était un évènement important pour moi dont tu ne sais pas tout. À cette époque, je me renseignais déjà depuis quelque temps pour organiser mon suicide légal en Suisse. Vivre m’a toujours été éprouvant, mais le passage à l’âge adulte m’était épouvantable. Enfant, être différent était difficile mais j’étais plein d’espoir pour l’avenir parce que je me croyais capable de changer. J’étais persuadé que je trouverais comment guérir mon autisme, par quelque miracle que ce soit, et que je pourrais simuler ma normalité en société tout le temps qui me serait nécessaire pour trouver un remède à ce mal. Adulte, j’ai réalisé de plein fouet qu’il n’existait pas de telle guérison. Quel intérêt de vivre une vie oppressante en tout instant et simulée en tout point ? C’était un soulagement de m’imaginer partir, arrêter le simulacre, stopper l’oppression et organiser ma disparition avec une tranquillité certaine. Fidèle à moi-même, j’abordais le problème de façon arithmétique depuis ma plus tendre enfance, je contemplais ce processus en me disant “Si je viens du néant et que je termine au néant, pourquoi ne pas faire un raccourci des deux ?”. Ce chemin étant particulièrement irréversible, je m’étais promis de chercher sérieusement une réponse au sens de la vie, en l’absence de laquelle je me donnerais la mort.

Quand je suis venu te voir, je n’avais aucun espoir pour moi. J’avais voyagé, j’avais travaillé, j’avais entrepris, j’avais créé, j’avais aimé. Je n’avais rien trouvé qui vaille l’intérêt d’être vécu et je ne voyais rien de triste là-dedans, empli de mon éternel pragmatisme. Tu étais malade, avais souffert durant toute ta vie, qui mieux que toi aurait pu me trouver une “raison” de vivre.

“Grandine, quel est le sens de la vie ?”

Tu n’avais pas répondu tout de suite. Tu étais devenue très pensive. Tu savais que les mots comptaient pour moi et je sentais que tu pesais scrupuleusement les tiens. Je m’attendais à ce que tu me donnes des motifs très “sensés”, que tu me parles de ta rencontre avec ton mari, que tu me racontes la naissance de tes enfants, de toutes les expériences de vie que tu avais eues et qui justifiaient que tu avais tenu “jusque-là”.

“La vie n’a aucun sens.”

J’étais interloqué. C’était probablement la pire réponse qu’une grand-mère puisse donner à son petit-fils prêt à se suicider. Je n’ai rien dit à ce moment-là, je ne m’attendais pas à un propos aussi cynique, aussi définitif. Puis tu as ajouté :

“Quel est le sens de l’eau Alexandre ?”

J’ai réfléchi à cette interrogation, moi qui les adore, et je fus bien incapable d’arriver à la moindre conclusion. J’avais l’impression que c’était une question piège.

“L’eau n’a aucun sens Alexandre, l’eau est un état. C’est la même chose pour la vie, elle ne sert à rien ni personne, c’est un état. La vie est faite pour être vécue, c’est son principe. C’est tout.”

C’était limpide. Je n’ai même pas eu besoin d’y réfléchir. Je t’ai répondu « D’accord » et je t’ai laissée seule dans la cuisine. Sans t’en rendre compte, tu as changé ma vie ce jour-là. Tu m’as allégé d’un fardeau incommensurable en me sortant de la boucle infernale dans laquelle mon cerveau s’était enfermé. Ce fut ma première grande inspiration, comme si tu m’avais appris à respirer sur Terre. Tu m’as donné la seule réponse que pouvait accepter mon accablant pragmatisme.

Tu m’as donné le moyen de vivre. Merci.

Tu fais partie de ces héroïnes anonymes, tout comme ma grand-mère laotienne que nous admirions tant tous les deux. Tu fais partie de ces femmes, connues de personne, mais qui ont oeuvré toute leur vie pour le bien. Tu es un être d’une générosité inouïe, tu as fait don de ta vie pour me donner toutes les chances d’en avoir une bonne et je ne faillirai pas à cette promesse.

Je ne manquerai jamais aux valeurs que tu m’as transmises. Je prendrai soin de notre famille. Je chérirai ta mémoire. Sans jamais que tu ne le saches ou que je ne te le dise, j’ai toujours puisé en toi mon courage, ma persévérance et ma ténacité. Je continuerai de le faire même lorsque tu ne seras plus là.

Je dirai au monde la femme que tu étais, surement jamais celle que tu étais vraiment, mais surement celle que tu étais pour moi.

Tu es un monument de ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité.

Tu es mon héroïne.

Tu peux partir sereine Grandine. Tu peux t’endormir apaisée.

Tu peux te disperser aux quatre vents, dans la pluie et les forêts.

Je peux te partager avec tout l’univers, sans peine.

Parce que tu seras toujours la fondation de mon être.

Tu es ma maison.

Je t’aime.

Alex