Cela m’a beaucoup touché que tu te souviennes de la conversation que nous avions eue au sujet de mon interrogation sur “l’intérêt de la vie”, parce que c’était un évènement important pour moi dont tu ne sais pas tout. À cette époque, je me renseignais déjà depuis quelque temps pour organiser mon suicide légal en Suisse. Vivre m’a toujours été éprouvant, mais le passage à l’âge adulte m’était épouvantable. Enfant, être différent était difficile mais j’étais plein d’espoir pour l’avenir parce que je me croyais capable de changer. J’étais persuadé que je trouverais comment guérir mon autisme, par quelque miracle que ce soit, et que je pourrais simuler ma normalité en société tout le temps qui me serait nécessaire pour trouver un remède à ce mal. Adulte, j’ai réalisé de plein fouet qu’il n’existait pas de telle guérison. Quel intérêt de vivre une vie oppressante en tout instant et simulée en tout point ? C’était un soulagement de m’imaginer partir, arrêter le simulacre, stopper l’oppression et organiser ma disparition avec une tranquillité certaine. Fidèle à moi-même, j’abordais le problème de façon arithmétique depuis ma plus tendre enfance, je contemplais ce processus en me disant “Si je viens du néant et que je termine au néant, pourquoi ne pas faire un raccourci des deux ?”. Ce chemin étant particulièrement irréversible, je m’étais promis de chercher sérieusement une réponse au sens de la vie, en l’absence de laquelle je me donnerais la mort.
Quand je suis venu te voir, je n’avais aucun espoir pour moi. J’avais voyagé, j’avais travaillé, j’avais entrepris, j’avais créé, j’avais aimé. Je n’avais rien trouvé qui vaille l’intérêt d’être vécu et je ne voyais rien de triste là-dedans, empli de mon éternel pragmatisme. Tu étais malade, avais souffert durant toute ta vie, qui mieux que toi aurait pu me trouver une “raison” de vivre.
“Grandine, quel est le sens de la vie ?”
Tu n’avais pas répondu tout de suite. Tu étais devenue très pensive. Tu savais que les mots comptaient pour moi et je sentais que tu pesais scrupuleusement les tiens. Je m’attendais à ce que tu me donnes des motifs très “sensés”, que tu me parles de ta rencontre avec ton mari, que tu me racontes la naissance de tes enfants, de toutes les expériences de vie que tu avais eues et qui justifiaient que tu avais tenu “jusque-là”.
“La vie n’a aucun sens.”
J’étais interloqué. C’était probablement la pire réponse qu’une grand-mère puisse donner à son petit-fils prêt à se suicider. Je n’ai rien dit à ce moment-là, je ne m’attendais pas à un propos aussi cynique, aussi définitif. Puis tu as ajouté :
“Quel est le sens de l’eau Alexandre ?”
J’ai réfléchi à cette interrogation, moi qui les adore, et je fus bien incapable d’arriver à la moindre conclusion. J’avais l’impression que c’était une question piège.
“L’eau n’a aucun sens Alexandre, l’eau est un état. C’est la même chose pour la vie, elle ne sert à rien ni personne, c’est un état. La vie est faite pour être vécue, c’est son principe. C’est tout.”
C’était limpide. Je n’ai même pas eu besoin d’y réfléchir. Je t’ai répondu « D’accord » et je t’ai laissée seule dans la cuisine. Sans t’en rendre compte, tu as changé ma vie ce jour-là. Tu m’as allégé d’un fardeau incommensurable en me sortant de la boucle infernale dans laquelle mon cerveau s’était enfermé. Ce fut ma première grande inspiration, comme si tu m’avais appris à respirer sur Terre. Tu m’as donné la seule réponse que pouvait accepter mon accablant pragmatisme.
Tu m’as donné le moyen de vivre. Merci.