Ce témoignage parle sans détours d'abus sexuels, psychologiques et physiques, de pédophilie, de violence, de discrimination, de harcèlement, d'addictions, de toxicomanie et de suicide. Ce texte ne devrait pas être lu par une personne mineure, tout du moins, pas sans l'autorisation et la surveillance d'un adulte pour assurer un encadrement pédagogique et la possibilité d'engager un échange sur ces sujets.
Si vous avez des pensées suicidaires et/ou si vous vous sentez vulnérable, merci d'appeler le 09 72 39 40 50 (en cas de risque immédiat pour votre vie, appelez immédiatement le 15), de contacter un médecin, une association ou vos proches. Je suis moi-même actuellement pris en charge par mon entourage et mon psychiatre.
Ce témoignage est disponible gratuitement au format .EPUB .PDF .DOC .DOCX . Vous êtes libre d'en faire ce que vous voulez, vous pouvez le citer, le copier, le réutiliser, vous en approprier des parties, peu m'importe, ma seule demande est qu'il ne soit pas exploité commercialement. Je l'ai écrit dans un but informatif et non mercantile, je souhaite que mes mots restent accessibles gratuitement à tous.
Avant de démarrer votre lecture, trois points importants :
- Je suis autiste, diagnostiqué sans déficience intellectuelle, avec en comorbidités une lourde anxiété sociale et généralisée, des particularités perceptives, une rigidité cognitive, des difficultés d'attention et une Théorie de l'esprit affectée.
- Je ne suis pas dépressif, je ne broie pas du noir, je ne suis pas triste, je ne me tire pas vers le bas, je suis même très investi dans la résolution de mes difficultés. Merci de ne pas résumer ma situation à des idées reçues.
- Le prénom de toutes les personnes citées a été modifié, à l'exception de ceux des membres de ma famille.
Si mon autisme a une place très importante au sein de mon témoignage, il est important de souligner que j’y aborde de nombreux aspects de moi-même et qu’il ne faut donc pas forcément tout lui imputer. Toutes les personnes autistes ne sont pas amenées à avoir un parcours de vie similaire au mien, ou à se suicider. Nous avons tous des expériences et des vécus différents. J’ai mes propres forces et faiblesses, ma propre identité, comme chaque personne autiste.
Je n'aurais jamais imaginé partager un jour mon histoire, surtout sachant qu'elle ne dressera vraiment pas un portrait reluisant de ma personne, mais au fur et à mesure que mon état s'est dégradé ces derniers mois, j'ai ressenti le besoin de partager mon témoignage, avant qu'il ne soit trop tard. Ayant déjà perdu de sérieuses facultés et la capacité de communiquer verbalement, je disposais d'une fenêtre très mince et je l'ai saisie avant que je ne perde aussi la capacité de communiquer à l'écrit. Je m'excuse tout de même pour la qualité de mon texte, mon témoignage ne sera sans doute pas très digeste à lire à cause de mon état, j'espère qu'il ne sera pas illisible. J'ai hésité à retirer les mots "extrêmement", "absolument", "totalement" que j'ai souvent employés en partageant mon récit mais je me suis ravisé, car je ne les trouvais même pas suffisants pour décrire ce que je ressentais alors j'ai jugé qu'ils étaient représentatifs de ma façon de percevoir le monde, et que même s'ils seraient pénibles à la lecture, ils permettraient d'une certaine manière de mieux comprendre ce que j'expérimente. Beaucoup d'éléments paraîtront hors-sujet, et ne seront peut-être pas signifiants pour vous mais l'auront été pour moi. Le suicide et la toxicomanie ont rarement une seule origine, en tout cas dans mon cas, c'est un ensemble de facteurs qui m'ont conduit là où j'en suis aujourd'hui. Mon témoignage n'est en aucun cas une apologie au suicide ou à la drogue, il est une maigre tentative de documenter comment une personne, parmi tant d'autres, peut en arriver à de tels extrêmes. Il est aussi une tentative de montrer tout ce que j'ai entrepris et toute l'énergie que j'ai déployé pour tenter de m'en sortir, et d'une certaine manière, j'espère qu'il témoignera de qui j'ai été, de mon désir de vivre et d'exister parmi les autres.
Je vous implore de lire cela en prenant en compte que je suis juste un être humain. J'ai des opinions qui vous révulseront peut-être, des réactions qui vous paraîtront stupides, des décisions qui le sont définitivement et que vous jugerez peut-être durement. Je ne sais pas pourquoi c'est important pour moi, surtout que je ne serai pas là pour pâtir de quelque réaction que ce soit, mais j'aimerais que vous gardiez un esprit et un cœur ouverts en me lisant, que vous ne me jugiez pas trop durement.
Merci beaucoup.
Table des matières
Chapitre 1 : Survivre dans un monde étranger
Ce chapitre est consacré aux mécanismes que j'utilise pour m'adapter, aussi bien que cela m'est possible, au sein de la société. J'ai choisi de démarrer sur cette partie plutôt que sur mon parcours de vie car j'y décris des mécanismes qui vous permettront de mieux comprendre comment j'en suis arrivé là aujourd'hui, mes réactions, mes mauvais choix et les accidents de vie que j'ai rencontrés.
Avant d'expliquer comment j'arrive à être fonctionnel, j'aimerais démarrer avec deux citations, qui sont deux exemples parmi des centaines d'autres bien sûr, mais qui selon moi cristallise bien les raisons qui m'ont toujours poussé à faire des efforts inimaginables pour faire semblant d'être normal et pour me plier aux attentes des autres.
« Bravo, ça ne se voit pas du tout que tu es autiste ». Cette phrase est à la fois le meilleur et le pire des compliments qu'on puisse me faire. D'une certaine manière, certes, elle récompense tous mes efforts pour m'insérer parmi les autres, j'ai une immense fierté à parvenir à m'adapter à cette société et à m'ériger aux comportements acceptés même si cela me coûte très cher. D'une certaine façon, me complimenter sur ma "normalité" me procure un sentiment de reconnaissance pour tous ces efforts pour paraître normal aux yeux des autres. Mais ce sentiment de reconnaissance est aussi pernicieux que ce compliment est dangereux, parce qu'il m'emprisonne absolument, totalement, irrémédiablement, dans l'idée qu'il est inacceptable que je puisse être moi-même dans cette société, que je ne pourrais jamais vivre avec mes troubles autistiques en public. Au final, on me félicite d'incarner une personne qui n'est pas moi, une version acceptable. On me félicite d'incarner un mensonge et de m'infliger tout ce mal au détriment de ma santé simplement pour accommoder les autres. Ce compliment a quelque chose de monstrueux quand on y réfléchit, et il provoque toujours chez moi une grande tristesse parce qu'il peut surgir de nulle part, même des personnes les plus bienveillantes qui ne se rendent pas du tout compte de la violence cachée dans cette félicitation.
Il y a une relation extrêmement perverse qui s'installe entre une personne autiste et les autres, parce que nous sommes continuellement récompensés pour incarner une illusion et réprimandés dès que nous nous montrons tels que nous sommes. Lorsque cela arrive, la plupart des gens ont généralement une perception et des réactions très négatives face aux troubles autistiques, et cela force un grand nombre d'entre nous à construire une identité qui est exclusivement dédiée à la "normalité", ou en tout cas à la norme que les gens attendent de nous. Et c'est destructeur. C'est destructeur pour notre propre identité et notre santé mentale. Les personnes autistes qui ont les capacités intellectuelles de masquer leurs troubles autistiques peuvent finir par en souffrir énormément à long terme. Cela a été mon cas en tout cas.
La deuxième citation, c'est une petite phrase assez récurrente dans ma vie, et je ne doute pas qu'elle ait été entendue par beaucoup d'autres personnes autistes. « Beh sois toi-même ». Cette phrase, généralement délivrée par une personne bienveillante, parfois même par des professionnels de santé, a du sens mais elle est d'une naïveté incroyable. Je n'ai aucun problème avec le fond du message, j'ai moi-même entrepris un périlleux cheminement ces dernières années pour parvenir à montrer un peu plus qui je suis vraiment en société. Mais cette phrase délivrée avec une telle simplicité, c'est un coup de feu dans la tempe, c'est un véritable coup de massue. Elle minimise tous les combats, tous les efforts, toutes les difficultés qu'une personne autiste peut vivre pour traverser ne serait-ce qu'une journée, tout cela balayé par un "conseil" innocent qui sous-entend que pour aller mieux, il suffirait d'être soi-même. C'est simplement le fruit de l'ignorance de mes interlocuteurs, et j'ai bien conscience qu'ils cherchent à m'aider, mais ce genre de commentaire stéréotypé me crispe à chaque fois. Il y a une violence dans la simplicité de ce conseil. C'est une façon sous-entendue de communiquer qu'il suffirait "que je sois moi-même" pour que tous mes problèmes s'envolent, qu'en soi donc, je "m'inflige tout cela". D'une certaine manière, ce qui m'arrive serait donc de ma faute, puisqu'il suffirait en fait que je sois "moi-même" pour que tout aille mieux. C'est une approche très irréaliste et peu éclairée du quotidien d'une personne autiste, à un tel degré que cela en est irrespectueux. La plupart des gens ont cette approche que notre mal-être serait quasiment un choix, voire que l'autisme est psychologique. En tout cas, c'est ce que laissent sous-entendre les gens qui vous répondent d'être juste vous-même quand vous leur partagez toutes vos difficultés à vous intégrer et vos efforts pour vous adapter aux autres, et même vos incapacités ou vos particularités qui ne sont pas forcément liées aux interactions sociales. Je ne peux pas en vouloir aux gens d'être ignorant de nos souffrances, ou de ne pas être capable d'appréhender entièrement ce que l'on peut vivre au quotidien, d'autant plus que j'ai moi-même les plus grandes difficultés du monde à l'expliciter à l'oral. Je peux difficilement glisser un texte de 500 lignes au milieu d'une conversation pour communiquer au plus juste ce que j'expérimente. J'ai des difficultés de communication et je comprends aussi que ce n'est pas évident pour la plupart des gens d'imaginer des choses qu'ils n'ont jamais expérimentées ou imaginées de leur vie, alors je ne suis pas surpris de cette distance qui existe par défaut. J'aimerais avoir à chaque fois l'énergie pour faire de la pédagogie mais c'est souvent en dehors de mes capacités, et ce genre de situations désagréables voire insultantes se résument donc généralement à ce que je prenne sur moi. Il y a aussi des personnes qui ont l'impression que nos explications sont un plaidoyer pour les convaincre de notre autisme, et je vis secrètement une immense souffrance à leur encontre, parce que leur défiance est une forme de déni de mon existence. C'est comme si tout ce que j'entreprenais pour vivre à leurs côtés ne valait rien et que j'étais une blague à leurs yeux.
Il y a une hypocrisie très impressionnante sur cette notion de n'avoir qu'à "s'émanciper du regard des autres" pour aller mieux, alors même que l'être humain est un animal intrinsèquement social et qu'il est impossible d'ignorer la perception que les gens ont de nous, et certainement pas leurs réactions et leurs rejets. C'est d'autant plus hypocrite que c'est souvent présenté comme une solution évidente ou simple, comme si nous causions nos propres torts, que nous faisions erreur en considérant les autres et la place que nous avons dans la société. Mais cette "solution" ignore le fait que cette attention des autres n'est pas superficielle, ce besoin est complètement lié à notre évolution, ce n'est pas une attention mal placée, ni nocive. Le groupe, c'est la survie. Il me semble absurde de recommander à une personne d'arrêter de faire des efforts pour vivre au sein de la société car, bien souvent, c'est la condamner à mort. Par la dépression, par l'isolement, par le désespoir, par le manque affectif, par le manque social, par le manque d'expression, par l'absence de moyen d'exister parmi les autres. Je ne supporte vraiment pas qu'on me fasse cette recommandation facile d'ignorer les autres et de m'isoler du monde pour soi-disant être heureux. Pour ma part, je veux exister dans ce monde. C'est une recommandation fade qui facilite surtout la vie de mes interlocuteurs et qui m'invisibilise de la société en me projetant dans une bulle marginalisée loin des regards. Mais ces personnes ne supporteraient pas d'appliquer leurs propres conseils ou surestiment largement leur force mentale. Les études sont très probantes à ce sujet, même au sein d'un groupe rempli d'inconnus, le moindre rejet social a un impact sur les personnes testées. Personne n'échappe au rejet social, même si nous nous croyons "fort". On recherche la validation des autres, cela a des dimensions positives et négatives, mais c'est un aspect qui est présent quoi qu'il en soit et qu'on ne devrait pas nier ou critiquer. Et qu'on ne devrait certainement pas me reprocher en tout cas lorsque j'exprime mon mal être et mes difficultés à ce niveau.
En vous racontant cela, je vais probablement passer pour une personne qui voit le mal partout, à qui on ne peut rien dire et qui prend tout mal, et je me suis honnêtement interrogé si je devais donner ces exemples parce que je laisse sans doute une image peu reluisante de moi en partageant mes expériences et ressentis mais je n'ai aucune intention de me censurer. On pourrait m'accuser d'être à "fleur de peau", mais je ne suis pas dans cet état par hasard non plus, ma sensibilité est le fruit du rejet permanent des autres, c'est le résultat d'être toujours entre ces deux versions de moi. Et je dois gérer la schizophrénie dans les propos des gens, qui d'un côté me complimentent pour mes efforts afin d'être "normal", et de l'autre, dénient l'existence même de mon autisme. Je dois constamment jongler avec des réactions complètement opposées de la part des gens, ce qui produit chez moi des sentiments tout aussi opposés. Je supporte difficilement les postures dans lesquelles me placent les gens d'ailleurs car je ne leur ai rien demandé. Je n'attends aucune validation de leur part, ni leur conseils par ailleurs. Je leur explicite juste mes façons de fonctionner ou mes réactions pour qu'ils soient plus compréhensifs ou respectueux à mon égard, pas pour qu'ils me jugent de quelque façon que ce soit.
Pour finir, j'ai aussi un vrai chagrin lorsqu'on me dit « Sois toi-même » parce que c'est franchement, honnêtement, tout ce que j'ai toujours souhaité dans la vie. Mais cette phrase prône quelque chose qui est complètement incompatible avec la réalité à laquelle les personnes autistes se heurtent au quotidien. C'est le rejet des autres qui nous force à ne pas être nous-même, en aucun cas une décision malavisée de notre part. C'est nous adapter pour survivre, sinon nous serions totalement exclus depuis longtemps, ou morts. Je n'ai jamais fait le choix un beau matin de ne pas être moi-même. J'étais heureux d'être moi-même avant que les gens autour de moi me forcent à changer, par leur violence et leur cruauté.
1.1 - Comment fonctionne mon cerveau
Ma cartographie de la compréhension
Pour fonctionner dans le monde extérieur, j'utilise ce que j'appelle affectueusement ma « cartographie de la compréhension » (j'illustre vraiment cela comme l'idée de cartographier, méticuleusement, toute une géographie de sens). Étant donné que j'ai de sérieuses particularités perceptives, je ne peux pas simplement me fier à ce que je ressens ou ce que j'interprète. Mes sens et mes raisonnements ne sont pas fiables pour fonctionner au sein de la société. Alors je me sers de cette carte intellectuelle, dans laquelle je référence soigneusement mes interactions et expériences, et qui me guide ensuite dans mes décryptages face aux différentes situations de ma journée.
Un exemple très simple qui m'est arrivé : un ami m'avait demandé pourquoi j'avais laissé tomber mon travail. J'avais regardé par terre et je lui avais répondu que je n'avais rien laissé tomber, mais à ce moment-là déjà, j'étais très mal à l'aise parce que je comprenais que quelque chose m'échappait dans la situation. En réalité, il faisait référence à l'emploi que j'avais quitté. Dans ce cas-ci, la plupart des gens pourraient se dire que c'est un petit quiproquo bon enfant comme cela arrive à tout le monde, et c'est tout à fait vrai. Mais il faut comprendre les mécanismes derrière et surtout, que ce défaut de compréhension n'est pas un moment isolé pour moi, il est permanent. Mon autisme me met perpétuellement en décalage, malgré toute la concentration du monde, et même si j'arrive à intellectualiser au prix de grands efforts un propos ou une situation pour la comprendre avec justesse, le simple fait d'y avoir consacré des réflexions me décale dans le temps. Je ne peux pas parler pour les autres personnes autistes, nous sommes toutes différentes, mais pour ma part, par rapport à mes facultés personnelles, je suis toujours dans un décalage de compréhension et de temporalité. Ma cartographie de la compréhension me donne une base sur laquelle me référer pour augmenter mes probabilités de comprendre les choses avec justesse et de perdre le moins de temps possible, mais sans elle, je serais complètement inapte d'avoir le moindre rapport avec qui que ce soit. Elle n'est pas sans faille pour autant et me porte aussi parfois préjudice. C'est simplement un outil, une boussole, je dirais même une fenêtre qui retranscrit la réalité dans une version que je peux réinterpréter et comprendre. Désormais lorsque quelqu'un me demande si j'ai laissé tomber mon travail, je réfléchirais au sens 1, au sens 2, au sens 3, et je considérerais les probabilités pour me diriger vers le sens qui serait, je l'espère, le bon dans le contexte donné.
Ma cartographie de la compréhension est aussi une arborescence de réactions et de phrases « pré-calculées » que je dois dire en fonction de telles ou telles situations. Il y a une approche très mécanique dans mes interactions et je dois aussi prendre en compte justement de ne pas avoir l'air trop robotique, pour ne pas être percé à jour. Dès que j'entame une interaction avec une personne, je rentre dans une course contre la montre. Que veut-elle me dire ? Quelle est son émotion ? Quelle est son intention ? Quel est son propos ? Tout en essayant de me défaire des nombreuses distractions qui m'envahissent simultanément : sa nouvelle boucle d'oreille, son pantalon d'un bleu métallique que j'ai envie de déchirer, son parfum qui m'incommode ou parfois même sa voix. J'essaie d'intégrer toutes ces informations, de les comprendre approximativement, avec un taux de réussite assez aléatoire, et de formuler la seconde réponse la plus appropriée possible, car ma première réponse est généralement trop brutale et indigeste, je me réprime au maximum de la formuler car je suis bien au fait des conséquences que cela peut avoir sur mes interlocuteurs, et ce que cela peut me coûter aussi.
Avoir des réactions inadaptées
Étant donné que j'ai du mal à comprendre tout ce qu'on me dit ou ce qu'il se passe autour de moi, je reconnais honnêtement passer à côté de beaucoup de choses, il n'est pas étonnant que je réagisse parfois de façon très choquante et troublante pour mes interlocuteurs. Par exemple, quand je ne comprends pas les choses ou parce que je ne sais pas quelle expression je devrais former avec mon visage, mon réflexe est de sourire. La plupart du temps, cela me permet de traverser les interactions sans problème mais cela m'a aussi mis dans des situations que je regrette vraiment. Personne n'apprécie voir un ami faire un sourire radieux en lui annonçant la mort de sa mère, même en sachant que cet ami est autiste. C'est parfaitement compréhensif, le tort est de mon côté. Je suis souvent atterré par mon manque de discernement et par mes réactions qui aggravent des situations. Je peux réaliser plusieurs jours, parfois même des mois plus tard, qu'un ami était en détresse à un moment donné et que j'ai été incapable de comprendre ses sous-entendus, ou même parfois des phrases parfaitement claires pour tout le monde mais dont le sens m'a quand même complètement échappé. Cela m'attriste beaucoup car j'ai le sentiment de pas être à la hauteur de mes amitiés, je ne réponds pas correctement au besoin de mes amis lorsque c'est nécessaire et c'est vraiment très dur de réaliser après coup que je n'ai pas eu le comportement adéquat, cela m'attriste beaucoup. Je trouve cela vraiment très gênant de vous donner quelques exemples parce qu'ils me font paraître monstrueux mais je pense que c'est important de ne pas l'effacer de mon témoignage : par exemple j'ai souri quand ma tante m'a annoncé avoir perdu son bébé, j'ai dit à une amie d'arrêter de pleurer parce que cela m'incommodait, lorsqu'un couple d'amis m'a demandé comment je trouvais leur bébé, je leur ai répondu qu'il était immonde et ils ne m'ont jamais reparlé, j'ai dit à une amie qu'elle devait être contente que son père soit enfin mort puisqu'elle s'en plaignait tout le temps, et j'ai beaucoup, beaucoup, beaucoup d'autres exemples de ce genre... Forcément suite à ces réactions inadaptées, je me suis fait rejeter ou je me suis isolé moi-même d'ailleurs en réalisant mes maladresses. Parfois les deux en même temps. Ces réactions inadaptées sont très communes, en tout cas pour moi, et ce sont des moments où il est flagrant que mon autisme porte préjudice à mon entourage et à moi-même. Bien entendu, toutes les réactions inadaptées ne sont pas forcément source de conflit, elles peuvent aussi simplement prêter à rire, même si c'est plus rare. On rit beaucoup de moi malgré moi mais c'est beaucoup moins gênant que de se faire rejeter, et c'est même agréable si on m'explique par la suite ce que j'ai dit de mal ou mal compris, dans un environnement où je ne me sens pas méprisé pour cette erreur. L'une de mes amies m'avait demandé comment je la trouvais dans sa nouvelle tenue, je lui avais dit qu'elle était moche, et elle m'avait mis une énorme claque. J'étais tellement hébété par son geste, je ne comprenais pas, et je lui ai dit "Comme si c'était de ma faute", ce qui l'a complètement prise au dépourvu et fait rire aux éclats. J'en avais même fait une petite bande-dessinée (1). Je peux facilement faire rire les gens avec ce genre de commentaires très spontanés, surtout les personnes qui me connaissent bien et qui sont habitués à mes propos, qui peuvent paraître irrévérencieux mais qui sont vraiment dits sans méchanceté.
Se faire reprocher "de ne pas écouter"
On me reproche souvent de ne pas écouter, alors qu'en réalité j'emploie toute mon énergie à être présent et à essayer de comprendre ce qu'on me dit. Malheureusement même dans certains moments où je réalise que j'ai mal compris quelque chose, j'ai appris bien assez tôt qu'il m'était malavisé de demander aux gens de me réexpliquer un propos ou une situation, sauf pour mes proches qui me connaissent bien. Les gens ont cette étrange habitude de réexpliquer les choses exactement avec les mêmes termes, et le sens ne m'apparaît pas mieux la seconde fois que la première. Il faut me réexpliquer les choses avec un autre vocabulaire et un angle complètement différent pour que je puisse comprendre. Il m'est déjà arrivé de demander trois à quatre reprises qu'on me réexplique quelque chose, et que les gens en face de moi se soient entêtés à me réexpliquer la même chose de la même façon encore et encore, souvent en riant de la situation et en m'infantilisant. Donc j'évite autant que possible de m'humilier parce que je passe souvent pour quelqu'un de stupide si je persiste à redemander. C'est une situation frustrante que je trouve assez inacceptable mais je ne peux pas changer les gens, je comprends aussi que cela puisse les user, et je dois faire le nécessaire de mon côté pour souffrir le moins possible de ces interactions, dans ce cas-ci, il vaut mieux que je me taise pour éviter de complexifier et de dégrader l'interaction. À noter que je comprends généralement mieux les gens si je ne les regarde pas dans les yeux car mon cerveau a beaucoup moins d'informations simultanées à gérer, et les visages sont un point sérieux de difficulté pour moi. Malheureusement il n'est pas accepté en société d'ignorer le regard de son interlocuteur durant une conversation, même brièvement, je reçois vite des commentaires cinglants du type "Je t'ennuie ?", donc c'est un exercice auquel je suis obligé de me plier et qui a mécaniquement un impact sur mes capacités de compréhension.
C'est très douloureux quand on me reproche de ne pas écouter, souvent d'une façon qui indique que je ne ferais pas d'efforts, alors que je fais vraiment de mon mieux de mon côté. Tout le paradoxe est donc que je sois forcé de consacrer mon énergie à "paraître" à l'écoute plutôt qu'être à l'écoute pour que les choses se passent bien. C'est absurde mais il n'y a pas vraiment de choix, je veux que mes amis ou mes collègues ne se sentent pas méprisés par mon comportement.
Sens, intention, émotion
Malheureusement même les interactions les plus simples exigent des ressources intellectuelles immenses, il n'y a pas de raccourci à cela, en tout cas pas pour moi, mon autisme est permanent et il n'y a pas de solution magique. Chaque nouvelle conversation, même les plus basiques, exige de moi d'être en capacité de comprendre trois points cruciaux : premièrement, son sens, quelle est l'information communiquée par mon interlocuteur. Deuxièmement son intention, que recherche-t-il en me parlant de cela, dans quelle direction veut-il aller. Et troisièmement, quelle est son émotion, qui est généralement déterminante sur l'issue de l'interaction.
Au niveau du sens, je fonctionne par référence et je vais donc étudier les sens 1, 2, 3, etc... tous les sens possibles de chaque phrase puis choisir, vraiment de façon réfléchie, le sens qui me paraît concorder le mieux à la situation. C'est problématique de fonctionner comme cela parce qu'évidemment, je suis souvent décalé dans le temps à force de cogiter, et cela peut me faire poursuivre un fil de conversation en étant complètement dans le faux, et réaliser longtemps plus tard que je n'ai rien compris, parfois silencieusement si j'ai de la chance, parfois en me ridiculisant si je pense répondre correctement dans la conversation alors que je dis une chose totalement absurde qui prendra tout le monde au dépourvu. Ma mémoire aussi peut être une entrave énorme dans mes interactions : elle m'impose parfois des connexions très lointaines en me rapportant des informations d'une précision spectaculaire me paraissant pertinentes sur le moment alors qu'elles sont complètement hors de contexte.
Pour l'intention, simultanément au sens, j'essaie de comprendre ce que recherche mon interlocuteur. Quel est l'objectif de cette conversation ? Pourquoi me transmet-il cette information ? Souhaite-t-il que je dise quelque chose en particulier ? Ou que j'agisse ? Est-ce que cela me concerne personnellement ou pas ? C'est un exercice très déplaisant car il occulte la qualité du moment présent et me transforme malgré moi en stratège qui essaie de ne pas faire de faux pas et de ne pas décevoir mon interlocuteur. Et même si je sais que les gens peuvent aussi parler sans objectif, c'est quelque chose qui échappe à mon entendement et à ma compréhension, et j'ai les plus grandes difficultés du monde à imaginer qu'une personne puisse s'adresser à moi pour ne rien dire d'utile, donc je vais rarement considérer cette option.
La partie la plus compliquée pour moi est de très loin l'émotion des personnes. Déjà j'ai une sévère difficulté à distinguer les expressions du visage, le ton de la voix également, il faut vraiment tout verbaliser avec moi sinon je passe à côté de 99% des informations implicites. Les personnes sont souvent estomaquées de réaliser à quel point je peux passer à côté de choses qui leur paraissent évidentes, parce qu'elles ont la capacité innée de comprendre l'implicite et les émotions des personnes autour d'elles, et de collecter naturellement des informations vitales sur un contexte donné, qui m'auront totalement échappé.
C'est difficile pour les gens de se confronter à mes difficultés car ils ne comprennent pas forcément mes réactions ou mes réponses, qui peuvent être totalement en décalage avec la situation. Et même pour moi, c'est très compliqué à gérer, sur de nombreux aspects. Je ne sais pas comment expliquer ça, mais c'est de la pure folie que d'être assez intelligent pour comprendre que j'ai raté quelque chose dans une situation, mais de ne pas l'être suffisamment pour mettre le doigt dessus. Je ne sais pas très bien comment décrire cela. Je sais que ce n'est pas de ma faute, que c'est juste la neurologie de mon cerveau qui est différente, mais c'est une frustration extrême car je me considère comme quelqu'un de brillant, et pourtant tant de choses que tout le monde comprend m'échappe complètement, c'est très difficile à digérer. Je ne m'y suis jamais habitué.
Il faut noter qu'en dehors de mes propres difficultés à comprendre ces aspects - sens, intention, émotion - les humains sont factuellement très inconsistants de leurs propres intentions et émotions. Et je suis un humain moi-même, j'ai mes contradictions aussi, mais je suis extrêmement constant par rapport aux gens autour de moi, tout le monde sait toujours ce que je vais dire, ce que je vais faire, comment je vais réagir, que je vais tenir mes engagements, et j'ai d'ailleurs la faculté à soutenir une quantité d'efforts peu communes et à exécuter des ordres qui me sont donnés que je déteste pourtant absolument, mais si je me suis engagé à le faire, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour y parvenir. J'ai l'impression que je suis plus en harmonie avec mes propos et mes actes que la plupart des gens, qui diront des choses qu'ils ne feront pas, ou feront des choses qu'ils disaient ne pas faire ou ne pas être. Rencontrer ces contradictions chez les gens est particulièrement difficile pour moi. Au sein de la société, les actes ont plus de poids que les paroles, et les gens font preuve de discernement à ce niveau, c'est un critère qui leur permet d'évaluer la confiance et le jugement qu'ils auront des autres. Pour ma part, je n'ai jamais été capable de prioriser l'un à l'autre, les actes et les paroles sont des choses complètement égales dans ma tête. Je crois tout ce qu'une personne me dit comme si je l'avais vu faire ces choses. Je n'arrive pas à minimiser le pouvoir des mots, même si une personne en face de moi aura échoué 10 fois à faire ce qu'elle avait promis, et que je sais pertinemment qu'elle ne l'a pas fait, si elle me dit "je t'assure que je l'ai fait", sur le moment présent, je vais absolument la croire. J'ai vraiment un fonctionnement très bizarre à ce niveau et cela m'a causé beaucoup de problèmes tout au long de ma vie. Mais je sais que ce n'est pas un problème intellectuel, en tout cas j'essaie de m'en convaincre, parce que je n'ai jamais réussi à changer le tir à ce niveau et à "améliorer" mon discernement.
Les échecs
La problématique d'un tel déficit dans ses capacités à interagir avec les autres ne se réduit pas aux échecs dans les interactions sociales. C'est beaucoup plus profond que cela. C'est tellement systématique, tellement omniprésent dans la vie d'une personne autiste. Il est impossible de rester optimiste sur le long terme, de se dire continuellement "Bon j'ai encore raté ça, je ferai mieux la prochaine fois", ce serait peut être vrai si l'autisme était un rhume qu'on attrapait une fois par an. Il y a une telle répétition des échecs, mille fois plus d'échecs que ce que les gens n'imagineront jamais, le pire c'est qu'il y en a même beaucoup dans des interactions qui auront pourtant paru parfaitement normales pour les autres, mais qui pour une personne autiste auront été un consentement volé ou une demande qui n'aura pas pu être formulée. Cela peut se manifester par un simple pain chocolat que je n'aurais pas été capable d'acheter malgré 3 heures de préparation au préalable, parce que l'interaction se sera complexifiée en une fraction de seconde. Pas complexifiée pour les gens normaux, mais juste complexifiée pour moi parce que le boulanger aura dit quelque chose que je n'avais pas anticipé par exemple.
Cette accumulation d'échecs est accablante pour les personnes autistes et cela a des conséquences très insidieuses et dangereuses avec le temps, car échec après échec, nous perdons espoir et nous nous isolons toujours plus. À tout échouer tout le temps, quelle estime peut-on conserver de soi ? Où trouver le courage pour demain ? Pour aujourd'hui ? Et je comprends que les gens ne perçoivent pas cette difficulté et cette souffrance, elle est ancrée dans notre quotidien mais elle n'est pas affichée sur notre front, et rien que cela ajoute un autre préjudice par-dessus le premier. Il y a un fossé incommensurable entre les personnes valides et invalides, neurotypiques et neuroatypiques. Je ressens le gouffre qu'il y a entre les personnes et moi, et les occasions de me le prendre au visage ne manquent pas. Les gens comprennent difficilement pourquoi je ne viens presque jamais aux soirées entre amis, et que, lorsque c'est le cas, je sois toujours le premier à partir, et leur incompréhension ou leur agacement lorsque je décline leurs invitations aggrave d'autant plus ce sentiment d'exclusion, d'échecs, de pertes. La plupart des gens ne peuvent pas imaginer tout ce que nous perdons à travers ces échecs. Des pertes incroyables. Nous perdons l'amitié des gens, nous perdons nos travails - dans le cas incroyable où nous soyons parvenus à en obtenir un en premier lieu -, nous perdons tellement d'opportunités. Et surtout, nous perdons tout simplement la capacité de choisir. Ces lacunes de compréhension et de communication... Elles ont brisé ma vie. Et celles d'innombrables personnes autistes. Je sais que j'ai l'air de faire dans le misérabilisme mais je ne trouverai jamais les mots de toute façon pour exprimer le préjudice de mes lacunes et les conséquences de ces échecs sur mon existence. Le quotidien a été un enfer toute ma vie à cause de cela. Quel enfer de se battre tous les jours en sachant éperdument qu'on va perdre. C'est le paroxysme de l'optimisme, et de la folie aussi.
Je ne dis pas non plus qu'il ne faut pas se battre, qu'il n'y a pas une place pour nous dans cette société, au contraire, c'est exactement ce pour quoi je me suis battu toute ma vie. Et je me suis battu aussi pour reconstruire mon estime de moi-même, et tenter aussi qu'on reconnaisse mon existence au sein de cette société, qu'on m'accepte pour ce que je suis, mais tout cela n'a été que des échecs supplémentaires et m'a plongé dans davantage d'isolement et de dépression. Je n'ai plus l'énergie de parler davantage de ces échecs mais j'aurais pourtant aimé pouvoir le faire, car j'ai beaucoup à dire à leur sujet tant ils jouent un rôle important dans mon conditionnement de devenir une autre personne, pour me tordre complètement, pour le meilleur et pour le pire, souvent pour le pire, pour espérer "moins" échouer en adoptant un comportement plus acceptable pour les autres. Et le pire, c'est que c'est généralement ce qui fonctionne, aussi nuisible cela soit-il.
Théorie de l'esprit
Pour revenir à mes mécanismes intellectuels et mes méthodes pour comprendre les autres, il faut aussi que j'explique un aspect qui touche beaucoup les personnes autistes et dont je n'échappe pas : ma Théorie de l'esprit est affectée. J'ai des difficultés sérieuses pour me mettre à la place des autres, j'ai une perspective particulièrement égocentrée - à ne pas confondre avec égoïste - qui exige que je fasse des efforts très conséquents pour parvenir à imaginer ce que les autres peuvent ressentir. Si je n'intellectualise pas la chose pour percer ce mur imperméable par une véritable démarche de ma part, autant dire que sans en faire l'effort, je serais totalement indifférent à l'existence d'une autre personne, à ses problèmes, à ses larmes, peut-être même à ses cris. Ce manque apparent d'empathie est une violence extrême pour les autres. Et j'ai construit, littéralement façonné, une immense partie de mon identité autour de l'empathie, que certains pourront décrire comme une empathie forcée mais que je préfère appeler "une empathie recherchée". C'est désagréable pour moi de reconnaître cela et d'en parler, parce que c'est inavouable et inacceptable d'avoir un défaut d'empathie dans une société, en tout cas, un défaut de démonstration ou de manifestation de cette empathie. Il n'y a que les méchants dans les films qui sont représentés comme cela et ce n'est clairement pas l'image que je souhaite projeter à mon entourage, même si malheureusement cela a été le cas longtemps. Encore une fois, c'est le rejet des autres qui m'a enseigné durement cet aspect essentiel, que je sais fondamental pour la société, pour notre civilisation, et pour exister, pas seulement parmi les autres, mais avec les autres. Pendant très longtemps, je n'ai pas compris pourquoi les gens ne supportaient pas ma présence et évidemment j'en souffrais, mais j'en avais une vision très victimisatrice. Il ne m'avait même pas traversé l'esprit que c'était mon indifférence, ma franchise, mon incapacité à manifester de l'intérêt pour les autres ou pour consoler, pour les choses essentielles des communications humaines, que mes comportements et mes lacunes étaient responsables de mon malheur, qu'ils étaient à l'origine du rejet des autres. Je ne suis pas en train de m'en accabler aujourd'hui, c'est un aspect de mon autisme, mais c'est intéressant de voir avec le recul que j'ai aujourd'hui à quel point ces évidences pour fonctionner en société m'échappaient totalement. J'en suis presque sidéré mais j'ai également conscience que mon discernement aujourd'hui découle de décennies de souffrance et d'errance. J'ai élaboré beaucoup de mécanismes et de méthodes pour me permettre de me connecter avec les gens, j'en fais presque de l'excès de zèle et je sais que cela est parfois perçu très négativement parce que mes relations peuvent sembler très artificielles puisqu'elles sont le fruit de beaucoup d'organisations de ma part. Et pour être honnête, ces choses qui m'échappaient quand j'étais plus jeune, d'une certaine façon, m'échappent toujours. Je comprends les mécanismes mais cela n'en fait pas quelque chose d'inné ou de simple pour autant, pas le moins du monde, cela exige toujours de moi des efforts et une discipline énorme pour aller vers les autres, essayer de les comprendre et de répondre à leur besoin. Et c'est très difficile d'évaluer, surtout à cause de la pénibilité du moment présent, le bénéfice de ces efforts pour compenser ces incapacités.
Quelques exemples vraiment très simples pour comprendre mes lacunes dans la Théorie de l'esprit. Une amie devant me rapporter un jeu vidéo avait 30 minutes de retard. Elle s'était justifiée en m'expliquant avoir dû gérer un grave problème familial. Je n'ai pas rebondi ou pris en compte ce qu'elle me disait, je l'ai réprimandé sérieusement pour son retard, comme si ses explications n'avaient pas d'importance. C'est seulement dans un second temps que j'ai réalisé qu'il y avait autre chose dans l'équation que le retour de mon bien, qu'il y avait une information nouvelle qui était par ailleurs sur une échelle d'importance supérieure. Il fallait donc que je réfléchisse intensément pour adresser mon attention sur elle, sur ses besoins et sur ce que je devais dire, mais en soi il était déjà trop tard.
Un autre exemple, plus général, lorsqu'on va m'annoncer un décès : si j'ai l'énergie et que j'arrive à bien réfléchir, je vais réussir à adresser la phrase correcte prête pour cette situation-là, mais si je suis fatigué et trop spontané, je vais frontalement poser une dizaine de questions : De quoi est-il mort ? Était-il prêt à mourir ? Avait-il une femme ? Était-elle heureuse avec lui ? Est-elle heureuse sans lui ? Quel métier faisait-il ? Avait-il des enfants ? Que pensaient ses enfants de lui ? Et cela peut durer longtemps, très longtemps, avant que je ne réalise que mon attention devrait être portée sur la personne en deuil en face de moi. Ce genre de raté m'arrive souvent, et la réalisation de ces erreurs sociales sont généralement très tardives et irréparables. La culpabilité qui en suit est terrible aussi, je n'ai jamais l'intention de blesser ou d'avoir l'air peu concerné. Je ne dirais pas que j'ai du chagrin non plus, mais je comprends que la personne traverse quelque chose de difficile et je compatis avec elle, c'est juste que je ne suis pas capable de manifester les bonnes émotions, les bons gestes, les bons comportements dans ces moments-là.
Un autre exemple cocasse qui illustre bien le fait de ne pas être capable de se mettre à la place des autres : un ami et moi avions l'habitude de nous voir une fois par semaine, c'était un rendez-vous que j'appréciais particulièrement et qui était parfaitement intégré dans ma routine, et nous avons entretenu cette relation ainsi pendant plusieurs mois. Il avait fini par me déclarer qu'il était amoureux de moi et je m'étais complètement décomposé, j'étais sincèrement surpris et je n'avais aucune idée de quoi dire ou de comment réagir, je pense que j'avais eu un comportement très maladroit et très gênant parce qu'il n'avait pas du tout aimé ma réaction, il était contrarié et avait commenté que je devais quand même me douter de ses sentiments et que ce n'était pas normal de se voir aussi régulièrement. Mais de mon côté, je ne trouvais rien d'anormal à notre relation, je l'appréciais parfaitement pour ce qu'elle était et je ne m'étais pas inquiété de quoi que ce soit ou imaginé qu'elle pourrait devenir autre chose. J'étais parfaitement à l'aise qu'il soit en couple et je n'attendais certainement pas une déclaration pareille de sa part, je n'étais pas du tout prêt à cela, et je pense que ma surprise l'a désarçonné autant qu'agacé. Cette relation ne s'est pas poursuivie beaucoup plus longtemps et a terminé en horrible naufrage. Ce n'est pas la seule fois où je ne me suis pas aperçu que quelqu'un était tombé amoureux de moi par ailleurs, un ami venait souvent dormir à la maison et nous avions l'habitude de jouer à des jeux vidéo et regarder des séries, c'était un vrai plaisir de l'accueillir aussi régulièrement. Puis un jour, il m'a dit qu'il était amoureux de moi et j'étais tellement choqué que j'ai eu une réaction incroyablement absurde. Je lui ai dit "Non" et je lui ai posé ma main droite sur la tête. Je n'ai aucune idée de pourquoi j'ai réagi comme ça mais ce qui est certain, c'est que je n'avais pas imaginé une seule seconde qu'il pouvait être amoureux de moi, je n'avais pas anticipé que notre relation pouvait évoluer en quoi que ce soit d'autres que ce que nous avions. C'est vraiment l'un de mes gros défauts. J'ai une façon de vivre les relations comme si elles étaient suspendues dans le temps, parce que je ne les perçois qu'avec ma propre façon de fonctionner et je n'arrive pas à imaginer, alors même que je sais que les gens sont différents de moi, que la personne a d'autres attentes ou souhaite des changements dans la relation que nous partageons.
Empathie
Pour revenir sur l'empathie, j'ai quand même besoin d'affirmer que j'en ai véritablement. Cela peut sembler contre-intuitif par rapport au fait que ma Théorie de l'esprit soit affectée mais je n'ai pas une absence d'empathie, même si je peux souvent en donner l'impression. C'est plutôt que j'ai une approche qui est différente des autres. Je reconnais sans problème que je manque vraiment de discernement pour déclencher des réactions appropriées pour des situations courantes - et clefs - de la vie : Une personne peut se mettre à pleurer, peut tomber par terre, peut me parler de quelque chose de grave, j'aurai rarement la réaction qu'elle attendait de moi. Les personnes manifestent généralement leur empathie par une gestuelle particulière ou des mots rassurants, une forme d'écoute compatissante, alors que je serai dans un registre très terre à terre "Comment résoudre le problème de cette personne ?". Je vais généralement énumérer une série de "solutions", des pistes d'action, alors que la situation ne se prête souvent qu'à une écoute affectueuse et amicale. Je suis quelqu'un qui a des difficultés à manifester ses émotions mais qui n'hésite pas une seconde à agir, parce que je compatis sincèrement à la douleur de mes proches, et j'essaierai de les aider dans le périmètre de ce que je sais faire. Je sais réfléchir et agir pour résoudre des problèmes, mais je ne sais pas bien écouter et répondre aux émotions des autres, ce qui fait que je peux aggraver des situations ou gâcher des relations parce que je n'aurais pas eu un comportement approprié à un moment critique. Pire encore, si le problème qui m'est énoncé ne présente rien à résoudre, je risque fortement de n'avoir aucune réaction du tout, n'ayant aucune contribution à faire, je resterai là stoïque sans savoir quoi faire de l'information qui m'aura été donné, et cela peut être vécu comme la pire indifférence alors que c'est simplement que je n'aurais pas été capable de communiquer ma sollicitude. Je supporte très mal cette idée reçue que les personnes autistes n'auraient pas d'empathie parce que je suis aux premières loges pour pouvoir affirmer que c'est faux, et que ce sont surtout nos difficultés à communiquer et interagir avec les autres qui perpétuent ce sentiment chez les autres. Nous ne manquons pas d'émotions ni d'amour pour les autres, et ce qui affecte nos proches nous affecte aussi, comme n'importe qui d'autre. C'est juste navrant que, dans mon cas, je me retrouve souvent à ne pas pouvoir offrir le réconfort que j'aimerais donner à mes proches lorsqu'ils en ont besoin. J'ai littéralement éclaté de rire lorsqu'un membre de ma famille m'a annoncé être atteint d'un cancer et que ses jours étaient comptés. J'ai tapoté l'épaule d'un ami qui avait perdu sa tante parce qu'il pleurait devant moi et que je ne savais pas quoi faire. J'ai levé le pouce vers le haut avec un grand sourire pour réconforter une amie à la sortie de son avortement. J'ai vu une personne tomber en face de moi dans le métro alors que les portes se refermaient sur elle et je l'ai regardé droit dans les yeux sans rien faire, elle attendait que je l'aide mais ce sont finalement des gens au bout du wagon qui ont accouru pour venir la secourir et ils m'ont insulté tandis qu'ils relevaient la dame alors que j'étais complètement paralysé dans ma tête sur ce que je devais faire, c'était une situation inédite pour moi et je n'ai pas du tout eu les bons réflexes. Il y a eu la fois où mon amie m'a annoncé la mort de sa mère et la première question que je lui ai posée, c'était si elle aimait deux fois plus son père désormais. Oui c'est grave, c'est absurde. Mais ce n'était ni méchant, ni une blague, ni rien. C'était juste une pensée sincère, une interrogation spontanée, il n'y avait rien de malveillant, mais je comprends sa réaction - qui était vraiment furieuse - et moi-même j'étais furieux contre moi après coup, à me demander comment je pouvais être aussi bête, que j'aurais dû lui faire mes condoléances et ne pas poser de questions. Je peux paraître terriblement insensible alors que ce n'est pas du tout le cas, c'est vraiment que j'ai une façon particulière d'absorber l'information. En dehors des "mauvais exemples" de mon empathie, j'en ai aussi des bons. S'il ne faut pas compter sur moi pour manifester de l'empathie à travers des mots ou des postures, je suis véritablement une personne sur laquelle on peut compter et les gens le savent. Je suis plutôt quelqu'un qui "acte" son empathie, qui est actif sur le problème, les solutions, les moyens de rendre la personne heureuse. J'imagine que c'est ce que font tous les amis mais disons que je le fais d'une façon très intense qui paraît souvent disproportionnée pour mes amis, d'une manière qui en devient parfois invasive. Je suis l'ami qui vous refait votre CV, vous aide à l'envoyer dans les entreprises, vous aide à trouver des formations, vous aide à trouver des financement, vous héberge ou vous donne de l'argent pour vous aider à faire face à vos difficultés, qui fera tout ce qu'il peut pour vous aider. Vraiment tout, à la limite que cela en devienne dérangeant. Mes amis savent qu'ils peuvent compter sur moi en tout cas et c'est un honneur pour moi de pouvoir les aider là où je le peux. Je pense que je suis très investi sur ces aspects parce que je sais que je suis déficitaire sur les autres, et je pense en toute honnêteté que c'est aussi intéressé dans le sens où cela me fait me sentir utile auprès d'eux, cela valide mes relations sociales et mon intégration. Parfois mes amis me demandent d'arrêter de les aider ou de me "calmer" parce que je les engloutis de propositions et de solutions quand ils me parlent de leurs problèmes ou de leurs projets, mais ils le font d'une façon qui ne m'offense pas du tout. Je dirais même que j'apprécie ceux qui sont capables de définir une ligne claire sur ce qu'ils attendent de moi parce que personnellement je n'en suis pas capable et que cela me simplifie mon rapport avec eux. C'est très précieux que mes amis puissent définir les limites car cela me permet de me préserver aussi car je suis incapable de les fixer moi-même.
Cela m'a forcément aussi conduit à des situations abusives dans lesquelles je n'ai pas été capable de sortir ou qui m'ont porté de gros préjudices. J'ai été escroqué financièrement à trois reprises par des amis en 2008, 2011 et 2015, j'ai souvent réalisé du travail pour aider des personnes dans leur projet, qui m'oubliaient aussitôt après le leur avoir livré, et qui pourtant utilisaient parfaitement mon travail par la suite. Ce n'est pas un hasard si j'ai eu statistiquement plus d'incidents dans mes relations que mes amis ou mes collègues, les gens voient assez facilement que je suis quelqu'un de naïf et de très dévoué, d'autant que je suis véritablement une personne qu'on peut lire comme un livre ouvert car j'ai toujours les mêmes réactions, et des personnes malintentionnées s'en sont facilement servis contre moi. Ma meilleure amie a été un énorme traumatisme pour moi, elle m'avait manipulé pour que je l'aide dans un premier temps pour son site internet, puis pour ses missions freelances, puis pour que je la recrute dans mon entreprise et pour finir, elle m'a escroqué de 20 000 euros. Elle évaluait vraiment à chaque étape ce qu'elle pouvait me demander et il n'y avait aucune limite, c'était une prédatrice vraiment dangereuse, particulièrement pour quelqu'un comme moi, et il a fallu l'intervention de tiers pour m'en sauver. J'y reviendrai plus loin dans mon témoignage.
Pour finir sur l'empathie, je dirais que pour résumer mon cas, j'ai une apparente absence d'empathie à l'extérieur alors que j'ai plutôt un excès d'empathie à l'intérieur, que j'exprime excessivement sous une forme différente de ce que les gens ont l'habitude.
Mes biais
Ma cartographie de la compréhension a aussi ses biais parce qu'elle repose sur des références, et ces dernières ne sont pas toutes de la même qualité. Par exemple, j'ai beaucoup plus de références des interactions entre humain à travers les jeux vidéo ou le cinéma, que dans la vraie vie. Je dirais que 90% de ma "documentation sociale" vient de là, ce qui est évidemment très marginal comparé à la plupart des gens. J'ai donc une vision très stéréotypée, qui peut parfois prêter à sourire, et qui s'additionne à ma pensée extrêmement binaire, ce qui me pousse souvent à avoir une idée complètement erronée de la forme que sont censées prendre des situations sociales.
Un exemple très simple : Une personne témoigne de son amour en offrant des roses. C'est le cas dans les films, dans les séries, dans les livres et dans la vie. Donc même si je n'ai aucune compréhension ni appréciation réelle de pourquoi on décapite des fleurs pour les offrir à la personne qu'on aime, je l'ai quand même parfaitement assimilé, et même sans doute trop. J'ai intégré cette référence et à cause de mon ultra binarité et surtout de la façon dont, c'est difficile à décrire, dont tout dans mon cerveau est une vérité absolue, totale, indiscutable, et bien par exemple, j'ai intégré cette référence comme un fait absolu, et je n'ai jamais compris pourquoi mon compagnon ne m'offrait pas de fleur. C'est absurde d'autant que cela ne m'intéresse pas, je ne veux pas d'une relation où la personne se sente obligée de m'offrir une rose, je n'ai aucune envie de recevoir le cadavre d'une plante mais je trouve ce paradoxe illustre quelque chose de très intéressant, j'ai une telle terreur d'être inadapté que je m'investis corps et âme pour être normal sauf que cela se fait à travers des références qui ne sont pas forcément en adéquation avec la réalité. Le problème est que l'idée que j'ai de la normalité est souvent biaisée, et comme toujours je fais les choses avec une intensité inégalable, je me retrouve à émuler un désir que je n'ai absolument pas. C'est assez étonnant, même si ce n'est pas vraiment un paradoxe parce que je sais que c'est animé par mon profond désir d'exister parmi les autres et de ne pas faire de faux pas dans cette société, mais je dirais que c'est paradoxal par rapport à ma nature profonde. Mon cerveau est d'une liberté incroyable, je ne sais pas si ça a le moindre sens d'écrire une chose pareille, je sais bien que tout le monde jouit de la liberté de son propre esprit, mais je dirais que quand je ne suis pas dans l'effort de tout intellectualiser pour "normaliser" mon comportement et mes propos, j'ai des pensées brutes d'une émancipation extraordinaire. Il n'y a aucune limite, aucune norme, aucune règle extérieure à laquelle mon cerveau veut se plier. Cela est peut-être juste quelques secondes de félicité mais ma pensée première est d'une neutralité infinie. C'est une immense frustration de devoir simuler ou adapter en tout cas cette pensée initiale, parfois même de totalement la réprimer, pour éviter de faire des faux pas ou de provoquer des conflits. Parce que généralement, si je laisse sortir cette pensée, elle est source d'incompréhension et de rejet.
Du coup, j'ai certes une méthodologie et des références intellectuelles pour être fonctionnel, mais la réalité est que mon cerveau a tout le temps une compréhension variable et limitée. D'autant que j'ai une perception sans nuances, donc c'est extrêmement compliqué pour moi de naviguer tout le temps avec des pensées qui partent toujours dans des extrêmes inimaginables. C'est un peu comme si vous étiez absolument convaincu d'avoir raison sur quelque chose, mais que simultanément, vous avez conscience que statistiquement vous avez tort 99% du temps. Et si je parviens à avoir l'air normal, c'est exclusivement parce que je passe mon temps à mitiger ma perception, à mitiger mes pensées et à réprimer mes comportements. Je me conditionne à ne jamais, quand j'ai l'énergie en tout cas, divulguer ma réaction primaire.
Je voulais parler de ces biais parce que cela me semble important de reconnaître que les difficultés ne viennent pas que de l'extérieur mais également de l'intérieur, et que ces méthodes, aussi indispensables soient-elles pour me permettre d'être fonctionnel dans la société, restent vraiment très précaires, imparfaites et fragiles.
Répression du comportement autistique, dès la famille
Mes efforts pour exister parmi les autres ne viennent pas seulement de la vie en société, ils démarrent dès la famille. J'ai même envie de dire que c'est là que démarrent les toutes premières discriminations, même si elles viennent des personnes qui vous veulent certainement le plus de bien. Ce sont les premières à vous guider sur ce que vous devez être pour espérer être intégré en société. Et j'ai bien entendu fourni ces efforts aussi pour me conformer aux attentes de ma famille, pour en être un membre à part entière, mais la réalité est que, même si je comprends leurs raisons, cela m'a toujours fait me sentir étranger à ma propre famille, et inversement, ma famille me paraît complètement étrangère. Je sais que c'est fort de dire ça, ils me connaissent, ils m'aiment, je les aime, mais il y a une distance entre nous, que je m'efforce de cacher évidemment. Mais la vérité est très dure, c'est que je n'ai aucune envie de faire constamment le pont entre eux et moi mais que je le fais parce que c'est un comportement que je dois avoir si je veux être adapté, et aimé, mais il est fondamentalement éloigné de ma nature et de mes désirs. Je reste quand même lucide, je souffre clairement de ces efforts pour les côtoyer mais j'ai certainement besoin d'eux, je ne suis pas en train de nier leur place dans ma vie, leur amour envers moi. C'est d'autant plus difficile de parler de cela que je sais que nous nous aimons profondément. Mais très tôt, ma famille, qui est pourtant très ouverte, bienveillante, globalement à l'aise avec qui je suis, m'a réprimé et humilié pour mes comportements qu'ils jugeaient inadaptés. Évidemment ce rejet était involontaire, de leur perspective c'était même perçu comme quelque chose d'éducatif, et je comprends que ce soit leur rôle d'adapter l'enfant à la société dans laquelle il va devoir vivre, mais du coup à mes yeux, ma famille a toujours été du côté de la société et certainement pas du mien. Je l'ai toujours ressenti de cette façon. Je les aimais, et ils m'aimaient, mais nous ne nous comprenions pas. Je vivais avec eux mais c'étaient des étrangers pour moi, ils avaient des comportements étranges, des propos étranges, des décisions étranges, alors qu'en fait, c'était moi qui l'étais. Et c'est l'accumulation de tant de petites choses qui m'ont brisé petit à petit, par exemple, j'ai toujours eu des phases et des lubies différentes. J'ai été obsédé par le rouge pendant 4 ans et je voulais m'habiller de la tête aux pieds de cette couleur, et je me souviendrai toujours de mon oncle qui s'était moqué de moi, avec le reste de ma famille présente, pour avoir manifesté ce désir. Et de toute évidence, me faire humilier m'a fait réprimer mes besoins. Je considère avoir eu une grande liberté d'expression lorsque j'étais enfant mais il y avait une tolérance des adultes à ne pas dépasser, au risque de me faire humilier. J'ai appris dès l'enfance à maîtriser mes stéréotypies en public et mes troubles autistiques parce que cela agaçait mon père et qu'il me frappait violemment pour apprendre à "mieux" me comporter en société. D'ailleurs anecdote que j'ai trouvée très intéressante la dernière fois que mon père parlait de moi à mon compagnon, il lui racontait notamment comment, enfant, je pouvais le rendre fou de rage et qu'il me mettait alors des claques faramineuses, parce que, je cite « Alex ne comprenait strictement rien à rien contrairement à son frère ». J'avais déjà décrit mon enfance à mon compagnon mais il a quand même été très choqué de l'entendre de la bouche de mon propre père. Pour sa défense, même si cela n'excuse rien, mon père ne savait pas que j'étais autiste à cette époque et aurait sans doute adopté un autre comportement avec moi. Il me traitait comme mon frère et ne comprenait pas que le résultat soit aussi différent. Cela dépassait juste l'entendement de mon père que je puisse être aussi stupide pour tout et surtout extrêmement têtu, totalement obtus à quoi que ce soit, et avec cette capacité de le contredire spontanément ou de m'opposer à lui sans la moindre retenue lorsque je n'étais pas d'accord avec lui, en argumentant à l'infini. J'avais toujours l'art de le mettre dans des rages incroyables et cela m'a irrémédiablement appris à me conditionner et à cacher mes troubles autistes pour ne pas subir ces violences extrêmes. En grandissant, je ne le comprenais pas davantage mais les choses se passaient beaucoup mieux entre nous parce que je taisais mon incompréhension et surtout je m'empêchais autant que possible, même si ce n'était pas facile, de partager mes opinions avec lui. Un autre point qui a pu poser aussi souci au sein de ma famille est le fait que j'aie des réactions épidermiques quand on me touche, je ne supporte pas ça si ce n'est pas moi qui initie le contact ou si ce n'est pas dans un cadre dans lequel j'ai spécifiquement donné mon consentement ou auquel je me suis préparé à l'avance. Ce n'était pas évident pour ma famille qui est très tactile, beaucoup plus tactile que les familles normales, j'ai grandi avec des gens qui expriment tout le temps leur affection par des câlins, autant dire que ce n'était ni facile pour eux ni pour moi de composer avec une telle différence. À force de recevoir des petits commentaires à ce sujet, pas méchants mais sans cesse répétés, j'ai fini par m'entraîner, me conditionner, lorsque je suis devenu un jeune adulte, j'ai travaillé dessus des mois pour parvenir à avoir ces interactions tactiles avec les autres. Elles ne sont pas devenues plus agréables, je les exècre, mais je savais que c'était quelque chose d'important pour ma famille et j'ai fait tout ce que je pouvais pour pouvoir être à la hauteur à ce niveau.
À bien des égards, ces violences et rejets, des plus graves aux plus anodins, m'ont donné de sacrés "atouts" dans la vie parce que je ne pense pas que j'aurais été capable de cacher aussi bien mon autisme et devenir autonome, j'ai la sensation que cela a mitigé d'une certaine manière mes pertes de chance, même si cela a été au prix fort, d'une perte d'espérance de vie au final. Je mets un avertissement important : je ne fais en aucun cas la promotion d'avoir un parcours de souffrance pour obtenir un soupçon de quoi que ce soit de meilleur pour son futur, mon constat simpliste n'est que par rapport à mon propre vécu. Il est certain que les "coups de marteau" n'ont pas réussi à "soigner" mon autisme mais ils ont contribué à me contraindre dès l'enfance à m'adapter coûte que coûte, et je considère que cela m'a "aidé" dans ma capacité à masquer mon autisme et m'intégrer en société, même si en parallèle cela m'a largement détruit aussi. J'en parle parce que je ne vois pas du tout mon enfance comme quelque chose de mauvais, je pense que tout le monde a fait de son mieux et je n'ai pas de meilleure réponse ou solution non plus par rapport à cela. Je partage simplement mon ressenti par rapport à tout ça mais je ne sais pas vraiment comment ma famille aurait pu faire différemment de toute façon avec les éléments à leur disposition à cette époque-là.
Cela me demande une telle énergie de voir ma famille que je n'y parviens que pour des interactions très courtes, cela me demande une énorme préparation à l'avance, bien plus que lorsque je vivais avec eux, car dès lors que j'ai pu vivre seul, j'ai pu être pleinement moi-même chez moi, et cela rendait l'exercice d'autant plus difficile de devoir remettre le masque afin de leur rendre visite. Je suis aussi enfermé dans un cercle vicieux auquel je n'arrive pas à m'émanciper, je me suis toujours habitué à faire ces efforts pour incarner ce qu'ils attendent de moi, mais aujourd'hui, je suis un adulte, et ces "attentes" de leur part ne sont même plus verbalisés, elles sont inconscientes, sociétales. Aucun d'entre eux ne va me dire de ne pas être moi-même, même si à mille occasions, commentaires, comportements, ils m'ont réprimandé et enseigné de ne pas l'être. Cela s'est vraiment ancré en moi de façon indélébile, et a durablement, je dirais irrémédiablement, affecté ma façon de me comporter avec eux. J'ai toujours une pression phénoménale, alors que beaucoup d'années sont passées et que je suis sans doute seul à m'infliger aujourd'hui, mais cette pression m'empêche toujours de vraiment être moi-même auprès d'eux. Je saute à pieds-joints chez moi, j'ai mes stéréotypies au travail, j'ai mes balancements et flapping devant mon compagnon, mais je réprime autant que possible mes comportements autistiques auprès de ma famille. C'est vraiment triste mais j'ai une vraie terreur de les décevoir ou de subir leur rejet, alors je donne vraiment mon maximum lorsque je les vois pour être "à la hauteur", le plus normal et souriant possible. Je ne leur en fais pas du tout le procès, j'aime ma famille, elle m'aime, il y a aucun problème entre nous et je ne cherche certainement pas à en créer, je ne suis pas une victime, ils ne sont pas mes bourreaux, mais cette réalité est là quoi qu'il en soit. Je sais que c'est tabou mais je ressens le besoin d'en parler, et je sais aussi que c'est une réalité qui est très présente dans les familles de personnes autistes. Cela fait aussi partie de comment "survivre".
Difficulté à prioriser
J'ai des difficultés majeures, vraiment majeures, à prioriser les choses. C'est l'un des points les plus handicapants de mon autisme, je suis incapable d'évaluer la gravité d'un problème ou la priorité d'une chose par rapport à une autre. Cela peut sembler anodin mais cela peut avoir de lourdes conséquences, pour mes proches ou pour moi-même. Les gens qui me fréquentent s'y heurtent souvent : le problème le plus mineur, le plus insignifiant pour qui que ce soit sur cette planète sera un problème de la plus grande gravité imaginable pour moi. Je vais tout employer pour le résoudre comme si ma vie en dépendait, je vais subir une pression phénoménale, une anxiété hors du commun, tous mes sens, tout mon cerveau, chaque atome de mon être va être dans une réaction extrême, intense, incontrôlable. Et cela me porte un préjudice énorme, cela me fait paraitre pour quelqu'un de complètement déraisonnable aux réactions disproportionnées, quelqu'un à fleur de peau, hypersensible, qui fait feu de tout bois, qui voit le mal partout, qui n'a aucun recul sur rien, qui n'est pas capable de faire preuve du moindre discernement. Cela me porte toujours préjudice, que ce soit physiquement, mentalement, socialement. J'ai essayé de travailler dessus d'innombrables fois, même avec mon psychiatre, mais c'est un aspect de moi qui est très complexe à aborder, impliquant beaucoup d'efforts pour quasiment aucun progrès tant c'est lié à mes troubles autistiques et ma rigidité cognitive, et malheureusement on peut difficilement changer la façon dont mon cerveau fonctionne, même si j'y crois quand même et que je n'ai jamais abandonné mon travail là-dessus. Il y a dans une certaine mesure, certainement me concernant en tout cas, je l'espère, une marge de progression. Sans doute jamais sur le déclencheur, sur le stimuli initial, mais peut être sur ma gestion de « crise », sur ma capacité à mieux réinterpréter le problème pour me rapprocher plus de la réalité ou d'un comportement adéquat, d'une réponse adéquate. Ce n'est vraiment pas évident.
Cela affecte énormément ma vie mais cela a aussi un impact très négatif pour l'entourage, et c'est particulièrement difficile pour les personnes qui partagent mon intimité parce qu'elles assistent, souvent impuissantes, à des épisodes de grande détresse parce que je prioriserais très mal mes problèmes et que tous mes curseurs seront au maximum pour les résoudre, alors que cela ne nécessitait ou ne justifiait pas tant de pression et d'anxiété de ma part.
Incapacité à identifier les situations = DANGER
Je pense que c'est très visible, et assez compris, que nos troubles perceptifs et nos troubles de communication, nous rendent maladroit, inadapté, que notre autisme va affecter la qualité de nos interactions sociales. La plupart des gens pensent que cela se résume à des échanges ratés ou des comportements jugés comme étranges ou atypiques, mais en réalité ces difficultés peuvent avoir des conséquences beaucoup plus graves. Notre difficulté ou incapacité à identifier les situations et les intentions des gens aggravent significativement notre exposition à des risques et à des dangers, qui peuvent s'avérer très sérieux. Notre autisme nous expose à des abus financiers, amicaux, familiaux, conjugaux, professionnels et sexuels... Il n'y a pas de limite à ce qui peut être pris, volé, aux personnes autistes. Et ces drames-là me semblent encore plus invisibles que le reste, car j'ai du mal à croire qu'une personne autiste qui n'est pas capable d'identifier le méfait dont elle est victime soit en mesure de le dénoncer. Ce sont beaucoup de drames, de préjudices, passés sous silence. D'autant plus qu'il ne s'agit pas seulement de comprendre ou de dénoncer, il y a, dans mon cas en tout cas mais je suis certain que c'est le cas d'autres personnes autistes, une énorme culpabilité et difficulté à appréhender les incidents et situations graves que nous rencontrons parce que nous nous interrogeons sur la "normalité" de la situation, sur notre propre responsabilité, notre rôle et consentement dans le déroulé des événements. Personnellement j'ai 31 ans et je ne suis même pas capable de dire non à quoi que ce soit dans 95 % du temps. Alors je vous laisse imaginer ce que c'était quand j'avais 8 ans, 12, 14, 15, 17, 20 ans.
Je vous pose la question : quelle est la place du consentement pour les personnes autistes qui ont un tel déficit de compréhension, de telles lacunes à comprendre les intentions et buts des autres ? Je crois que les gens n'imaginent pas la signification et l'impact réel que cela a sur nos vies.
Je pense qu'il y a une prédation qui se fait très facilement autour des personnes autistes parce que les prédateurs, et pas qu'eux d'ailleurs, vont déceler très vite notre soumission, nos efforts pour complaire à nos interlocuteurs et faire en sorte que l'interaction n'échoue pas. D'innombrables personnes autistes se retrouvent violées, parfois plusieurs fois dans leur vie, parce que ces déficits de communication et surtout l'incapacité d'interrompre une situation non consentie sont une porte béante à tout type d'abus et de violence. Et le fait de se retrouver exposé plusieurs fois à ces situations aggrave considérablement l'isolement et la circonspection des personnes autistes, en tout cas me concernant cela a énormément affecté ma relation avec les autres, mon niveau de confiance et mes stratégies d'évitement, pour me préserver autant que possible de tout contexte social qui pourrait dégénérer pour moi. Je pense que je suis moins dans ce cas aujourd'hui parce qu'avec les expériences que j'ai eues, je suis beaucoup plus en contrôle des cadres dans lesquels je rencontre mes proches et les situations dans lesquelles je suis prêt à m'avancer, mais j'ai encore des ratés, et je pense que je ne pourrais jamais parfaitement me protéger par rapport à mes déficits. Si une personne malintentionnée comprend comment je fonctionne, je n'ai strictement aucune chance de m'en sortir sans l'intervention d'un tiers. C'est aussi pour cela que j'ai tellement peur des nouvelles personnes dans ma vie, je suis terrifié de ce qu'elles pourraient me faire sans que je puisse réagir, de ne pas être capable de voir leurs intentions et de me sortir d'une situation dangereuse que je n'aurais pas su anticiper.
C'est vraiment une dimension très difficile à gérer dans mes interactions avec les autres. Le fait de ne pas être capable d'identifier les situations me donne l'amère impression, qui est fausse mais je ne peux m'empêcher d'avoir cette image, de tendre le bâton pour me faire battre. De "l'avoir cherché" alors que ce n'est pas du tout le cas, mais c'est aussi l'impression que les gens me renvoient dans ces situations. D'être responsable. À plusieurs reprises, je me suis retrouvé dans des situations où quelqu'un m'ayant fait du mal me faisait porter la responsabilité de la situation, invalidant ma surprise ou mon désarroi, pour ne pas dire désespoir. Ce sont des moments qui m'ont toujours troublé et dérangé, et qui ne faisaient que me plonger davantage dans des spirales de réflexion et de culpabilité, qui occultaient complètement la gravité de ces situations. J'ai toujours navigué avec confusion dans la vie alors ces moments-là étaient "juste" d'une extrême confusion pour moi mais je ne savais pas du tout quoi en faire, quoi dire, et généralement les choses s'étaient déjà produites donc il était trop tard pour me défendre de quoi que ce soit, il n'y avait rien qui pouvait être changé. Je continuais alors simplement mon chemin. Toujours plus perdu, et plus effrayé aussi.
Différence ou handicap ?
Je rencontre souvent des personnes qui ont des discours très polarisés sur l'autisme, avec des définitions et des critères très précis, ce qui peut difficilement être pertinent tant le spectre de l'autisme est large et tant les personnes concernées sont différentes entre elles. Cependant il revient souvent le sujet de vouloir définir l'autisme comme une différence ou comme un handicap, et ce sujet m'agace systématiquement car il nous met dans une position où on serait censé choisir l'un ou l'autre. De toute évidence, je ne détiens aucune vérité sur le sujet et je ne pense pas qu'il y en ait une sur la question honnêtement, tout le monde a son propre avis et j'aimerais partager le mien, même si ce sera peut être impopulaire, même auprès de certaines personnes autistes. Ce ne sont que mes ressentis vis-à-vis de ce "débat".
Il y a des jours où je me sens juste différent, il y a des jours où je me sens lourdement handicapé, et il y a même des jours où je me sens le plus parfaitement "normal" du monde. Mais tous ces jours là, indépendamment de mon opinion ou de mes ressentis, je suis la même personne. Je suis Alex qui est en grande souffrance pour un simple appel téléphonique, qui a des difficultés de communication, qui s'enferme dans les toilettes pour gérer ses stim, flapping et stéréotypies, etc. Peut-être que ce jour-là, je n'avais plus d'énergie, peut-être que cet autre jour-là, les personnes étaient plus patientes avec moi, et peut-être que cet autre jour encore, mes curseurs étaient tous alignés du bon côté de la ligne. Moi ce que je sais, c'est que je ne suis ni plus, ni moins. Je suis moi. Le problème est que les autres personnes ne veulent pas accepter ce que je suis, donc elles veulent me définir selon ce qui sied à leurs idées reçues, elles veulent me donner l'étiquette qui correspond à leur propre idée de ce que devrait être l'autisme ou de ce que devrait être une personne en situation de handicap. Et je m'y refuse, je refuse de jouer ce jeu des définitions, que je trouve ultra insidieux car il finit généralement par nous bloquer dans un cadre dans lequel il n'existe plus rien au-delà, et qui réprime l'existence ou le vécu de toute personne qui ne correspond pas à l'étiquette donnée.
À titre personnel, je n'ai aucun problème à ce qu'on dise que je suis une personne en situation de handicap. Je ne me sens pas diminué, je ne me sens pas insulté. Ce n'est pas de cette manière que je me définis, ce n'est pas quelque chose que je revendique, je ne me sens ni quelque chose de plus, ni quelque chose de moins, je suis à l'aise avec qui je suis et je considère personnellement que définir certaines de mes difficultés quotidiennes comme des handicaps est approprié. Beaucoup de personnes autistes ne partageront pas mon avis et refuseront d'être considérés comme des personnes en situation de handicap. Premièrement, elles en ont parfaitement le droit, deuxièmement je partage un grand nombre de leurs arguments, notamment sur le fait que notre neurologie est rarement le handicap, c'est l'ostracisation et le validisme des autres qui est majoritairement l'origine de nos difficultés et qui est définitivement à l'origine des discriminations. Mais j'ai l'impression qu'il y a aussi une perception généralisée qu'être une personne handicapée, c'est être "moins" qu'une personne normale, ce qui m'offusque viscéralement mais qui me paraît être un sentiment très profond dans la société, que personne n'avouera mais qui est tellement évident dans les comportements validistes et discriminatoires des gens, comportements dont ils ne s'aperçoivent même pas. Je crois que ce validisme nous touche également, et nous polarise aussi. Je suis concerné moi-même, mon témoignage est un bel exemple de l'impact désastreux que le validisme peut avoir sur une vie. Donc je comprends que les personnes autistes aient des opinions aussi partagées entre "différence" et "handicap", et cette polarisation touche n'importe quelle minorité je pense, c'est difficile de trouver une communication et un vocabulaire qui fasse l'unanimité.
Cependant, à titre strictement personnel, j'ai beaucoup d'amertume quand j'entends des personnes, neurotypiques comme neuroatypiques, dire que l'autisme est juste une différence. Je ne dis pas qu'ils ont tort mais voici pourquoi cela me laisse souvent amer. Dans le meilleur des mondes, ce serait le discours que j'aimerais entendre. Tout comme j'adorerais pouvoir appliquer le conseil qu'on m'a tant donné "beh sois toi-même" comme si les gens allaient embrasser mon autisme du jour au lendemain comme par enchantement. À chaque fois qu'une personne définit l'autisme exclusivement comme une différence, sans nuance, certes le message est beau mais je trouve qu'il est incroyablement destructeur dans la société dans laquelle nous vivons actuellement. Il minimise tous nos efforts pour exister parmi les autres, il nourrit les pires réactions et propos des personnes qui dénient déjà notre existence. "Oh fais un petit effort alors". Si l'autisme est "juste" une différence, il suffit "juste" de faire des efforts alors, non ? Ce qui me terrifie dans ce discours manichéen, cette définition vraiment très utopique de l'autisme, c'est que cela anéantit complètement la reconnaissance de nos efforts pour surmonter nos difficultés quotidiennes. Cela minimise tous les préjudices que l'autisme a sur notre vie au niveau professionnel, familial, amical, conjugal, parental, à tous les niveaux. C'est vraiment quelque chose qui me laisse un goût amer à chaque fois parce que je suis persuadé que cela nous cause du tort, et que ce discours, qui peut paraître comme un discours d'acceptation, peut-être une tentative de nous faire percevoir comme "juste différent" pour être peut-être plus facilement "toléré" par les autres ? Je ne sais pas, mais ce discours me paraît tellement dangereux. Juste une différence ? "On ne va pas faire vos adaptations en milieu professionnel pour ça". Juste une différence ? "On ne va pas vous aider dans votre autonomie". Juste une différence ? "On ne va pas vous tenir la main dans vos démarches quand même". Je dramatise peut être mais cette perception existe déjà et je m'inquiète qu'elle se généralise avec ce type de discours, et qu'à chaque fois qu'on véhicule une présentation exclusivement "positive" de l'autisme sans expliquer qu'il y a des aspects négatifs, on véhicule l'idée que nous sommes largement capable de faire les efforts pour nous mettre au niveau de ce qu'attendent les autres, puisqu'il s'agit juste "d'une différence". À mes yeux, ce discours fracasse des décennies de combat de personnes autistes et de leurs familles pour faire reconnaître nos difficultés réelles, pour montrer la réalité de nos vies et pour nous permettre d'accéder aux aides, accompagnements et aménagements dont nous avons besoin, et que déjà en l'état, nous n'arrivons presque jamais à obtenir.
Ce n'est vraiment que mon avis, et pour ma part je suis à l'aise avec les deux définitions même si personnellement je ne veux aucune étiquette. Je refuse en tout cas de nourrir leurs discours, tout comme j'ai toujours refusé de faire le singe pour correspondre aux idées reçues des gens qui n'étaient pas satisfaits de qui j'étais par rapport à leur définition de l'autisme. Le pire dans tout ça, c'est que factuellement, je crois vraiment d'une certaine manière que l'autisme est "juste" une différence, mais je me refuse de nourrir le vocabulaire et l'idéologie des personnes qui ne veulent pas reconnaître les difficultés des personnes autistes au quotidien, parce qu'ils déformeront, et déforment déjà, cette définition contre nous, et cela me fait peur honnêtement.
Je n'ai jamais émis cette opinion en public et j'hésitais à l'inclure dans mon témoignage, mais c'est ma dernière occasion de la partager alors je l'ai fait. Mon hésitation vient du fait que j'ai le sentiment que, dans notre société actuelle, donner son avis revient irrémédiablement à s'opposer à d'autres personnes et ce n'est pas mon intention du tout. Je respecte profondément que d'autres personnes autistes pensent différemment et mon opinion ne cherche pas à minimiser leur existence et leurs propres ressentis à ce sujet, c'est juste une opinion. Désolé si je suis pénible avec ces précisions, je ne cherche pas à être politiquement correct mais c'est important pour moi que l'on comprenne que je ne cherche à blesser personne.
Particularité de ma mémoire
Le dernier point dont je souhaiterai parler sur mon cerveau est l'un des plus impactant sur ma vie, il s'agit de ma mémoire. J'ai une mémoire exceptionnelle. Elle a des défauts certains, elle n'est pas infaillible, mais elle est extrêmement impressionnante, particulièrement lorsqu'elle concerne mes intérêts restreints, dont les sciences qui en font partie. C'est un avantage notable dans mon travail car je peux très facilement citer des études que j'ai lues auprès des journalistes de notre rédaction sur un sujet donné, et je régurgite également les données de ces études quasiment au pourcentage près. Nous ne pouvons pas seulement nous reposer sur ma mémoire évidemment, donc je demande toujours à ce que les journalistes fassent une double vérification, mais le résultat est généralement toujours probant. C'est une grande satisfaction de pouvoir se reposer sur cet outil dans ce contexte-là car j'ai un très haut niveau de performance sur ce point et cela me permet d'être très utile pour mes collègues journalistes et de compenser mes aspects négatifs.
Hors bénéfice professionnel, le bénéfice personnel le plus significatif est que j'ai un souvenir tellement vivace des personnes que j'ai une difficulté extrême à ressentir leur absence, qu'ils soient vivants, ou morts. Je considère que c'est une chance, notamment vis-à-vis du deuil, que je comprends être une étape significative et qui peut être très douloureuse pour les personnes, mais qui n'a jamais eu d'effet sur moi. J'ai pourtant perdu les deux femmes qui m'ont élevé, ma grand-mère et ma tante, mais je peux revivre tous nos moments ensemble avec l'exacte même intensité, les mêmes conversations, les mêmes sensations de température, de vent, de pluie, l'identique moment comme s'il se produisait au présent, et grâce à cela, je n'arrive pas à être triste car elles sont présentes pour moi comme si elles étaient vivantes. C'est difficile à expliquer, et sans doute difficile à comprendre. Je me garde bien de raconter comment je vis mes souvenirs aux gens parce qu'ils me prendraient pour un fou.
Les aspects négatifs sont très nombreux, je dirais qu'il y en a deux importants, l'un social et l'autre personnel. Au niveau social, cela m'a souvent amené à des situations tendues ou conflictuelles parce que mes interlocuteurs ne se souvenaient pas de ce qu'ils avaient dit sur un sujet donné, et avaient changé d'avis entre-temps ou changé d'engagement ou de responsabilité, ou avaient oublié. C'est très irritant pour les personnes en face de moi car elles se heurtent à un mur, je sais très bien ce qu'elles m'ont dit ou écrit, il n'y a pas plusieurs versions du passé, il n'y en a qu'une, mais les gens oublient tout constamment, et de la même manière je suis constamment dérouté par cela. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles je suis plus à l'aise à l'écrit, parce que je sais éperdument que les gens oublieront ce qu'ils m'ont dit et que cela me permet de les renvoyer à leurs propres propos, ce qui les irrite énormément. L'une de mes amies me surnommait "screenshot boy" car, comme elle se contredisait tout le temps, je lui renvoyais simplement des captures d'écran de ce qu'elle disait, et je lui demandais de s'y tenir car j'étais très confus qu'elle dise tout et son contraire à quelques jours d'intervalle. Ce n'est pas un comportement accepté en société malheureusement, et, même si j'ai raison sur le fond, la forme est si inacceptable qu'elle est généralement un motif pour que la personne se fâche avec moi, alors même que je ne cherche pas le conflit mais à rétablir les faits (2). J'ai la sensation que ma mémoire est un énorme préjudice dans mes interactions sociales car si j'étais doté de la capacité d'oublier, je serais beaucoup plus heureux, je vivrais facilement avec les déformations des propos et les changements d'avis des gens, parce que je ne serais pas en mesure de les percevoir. Je ne suis pas du tout sur un pied d'égalité à ce niveau avec les gens et cela me cause beaucoup de tort. Lorsque cela n'est pas sujet à conflit, cela peut être simplement une source de rejet ou d'incompréhension. Je peux être immensément déconcertant pour une personne que je revois des années plus tard, parfois même à une décennie d'écart, en reprenant simplement notre dernière conversation là où nous l'avions laissée. C'est comme si le temps n'avait aucune emprise sur moi, ma mémoire est si vivace que je reprends exactement les choses là où je les laisse, ce qui est souvent une source d'agacement pour mes interlocuteurs, surtout si beaucoup de temps s'est écoulé depuis notre dernière interaction. Il y a certains protocoles sociaux à tenir dans ces cas- là, que j'essaie d'appliquer bien sûr, mais qui sont loin d'être innés pour moi.
Le second point est plus personnel. Quand je regarde autour de moi, je vois des personnes qui sont capables de circuler à travers la vie avec fluidité, j'admire leur incroyable résilience aux événements, leur capacité à ne retenir que les moments clefs de leur passé et avancer. La plupart des gens ont ce pouvoir d'oublier les choses, qui m'apparait comme un luxe extraordinaire dont j'ai toujours été jaloux, et j'ai l'impression de mon côté d'être une machine maudite, incapable de différencier les moments importants des moments anodins, incapable de prioriser mes souvenirs et de faire le tri pour m'en délester afin d'avancer dans la vie. Le passé s'incrémente, les souvenirs me lestent terriblement, les importants, les beaux, les laids, les stupides, tout est là, figé dans ma tête, présent simultanément. Je suis incapable de me mouvoir avec fluidité. Cela m'est impossible. J'ai la sensation que les gens ne traitent qu'une seule chose à la fois, arrivent à ne vivre que dans le présent, tandis que personnellement je me sens vivre à tous les âges de ma vie simultanément. J'ai l'impression que les gens sont une ligne bleue dont on dessine la vie au stylo en passant de gauche à droite sur une feuille de papier comme un électrocardiogramme qui dessinerait des moments de vie, beaux, difficiles, forts, traumatisants, heureux, les uns après les autres. Mais pour moi, il n'y a pas de ligne. Il y a un point fixe au milieu de la feuille et toutes les images se superposent encore et encore, jusqu'à trouer le papier. Les traumatismes ne se répètent pas, ils s'additionnent. Les échecs ne se répètent pas, ils se cumulent. C'est incompréhensible pour les gens autour de moi qu'une erreur que j'ai faite à l'âge de 7 ans m'accable encore aujourd'hui avec la même intensité. C'est invraisemblable que je rappelle à mon frère un geste ou un mot qu'il m'a dit 20 ans plus tôt et pourtant je le fais, malgré moi, et je m'aperçois à quel point je suis bête d'être encore figé dans cet instant, qui n'a plus d'importance pour personne mais qui est toujours important pour moi, indifféremment qu'il le soit vraiment ou non. C'est dérangeant pour mon compagnon que je me mette à pleurer au milieu d'une conversation parfaitement normale, simplement parce que se superpose par-dessus le présent un souvenir déplaisant du passé. C'est difficile à décrire et j'imagine très difficile à comprendre d'un point de vue extérieur. Ma mémoire peut vraiment devenir un handicap très pénible, et qui me porte préjudice dans certaines situations, mais je ne peux strictement rien y faire, il n'y a aucune thérapie ou méthode pour changer la façon dont le cerveau fait apparaître ses souvenirs ou pour le forcer à les oublier. C'est d'autant plus compliqué que ce sont aussi des pensées ou des souvenirs dont je n'ai pas le contrôle. Il est impossible d'anticiper les images que notre cerveau nous envoie et je ne fais pas exception à cela, le mien est malheureusement hyperactif et prolifique. J'ai souvent le sentiment de "subir" ma mémoire et cela affecte également les personnes qui partagent mon intimité, car elles doivent prendre des précautions particulières par rapport à ça pour ne pas briser notre relation pour un simple incident. J'y reviendrai un peu plus loin dans mon témoignage.
1.2 - Comment je fais semblant d'être "normal"
Pourquoi faire semblant ?
Avant d'expliquer mes méthodes et stratégies pour parvenir à me conformer au comportement acceptable pour les autres, il est important de préciser les motivations qui me poussent à faire semblant d'être "normal". Cette adaptation de ma part, enfin suradaptation comme le décrit ma neuropsychologue, est le fruit de l'ignorance et de l'incapacité des gens d'accepter la neurodiversité dans notre société. À force de rejet et de cruauté, les personnes autistes consacrent toute leur énergie et leurs facultés à éviter ces rejets et à atteindre le niveau le plus tolérable possible pour les autres. Il y a un rejet systémique qui est écrasant et que nous devons considérer toute notre vie, au quotidien. Et cette terreur des discriminations, des rejets, des interactions échouées, aura des conséquences tout à fait réelles : des anxiétés sociales, anxiétés généralisées, des dépressions, des suicides. Les gens persistent à promouvoir l'idée qu'il suffit d'être soi-même pour être heureux, et on m'a souvent fait cette recommandation, comme si le choix était de notre côté. Mais quel choix ont les personnes autistes, et toutes celles qui sont différentes malgré elles, lorsque le monde entier les brutalise pour changer, les contraint à répondre à des standards souvent irréalistes à atteindre pour elles, c'est la coercition des autres, des proches, de la famille même parfois. Il n'y a pas de choix. Les gens vendent cette idéologie d'être soi-même alors qu'ils sont les premiers à vous discriminer si vous êtes différent. Le message est beau mais c'est la réalité, cruelle, qui nous amène à nous protéger, à faire semblant, à jouer le jeu des autres, même si c'est à notre détriment, parce qu'au global, ce sera sans doute juste se diriger vers le mal le moins grand, en tout cas c'est ce que nous penserons dans un premier temps. C'est très difficile de parler de "pourquoi" je fais semblant d'être normal avec la plupart des gens parce que je me confronte à une telle incompréhension et ignorance, qui n'est pas du tout de la faute de mes interlocuteurs, mais qui me place dans une posture qui me révulse. Je n'ai ni le temps, ni l'énergie de faire de la pédagogie, ni l'envie de raconter mon histoire, ni l'envie d'énumérer les discriminations auxquelles j'ai fait face. Je ne peux pas expliquer à chaque fois "pourquoi je fais semblant", d'autant plus que lorsque je donne ces explications, je ne suis pas pris au sérieux non plus. Tout cela est généralement juste une immense perte d'énergie et une double peine. Les gens ont du mal à prendre la mesure de discriminations auxquelles ils ne font pas face, c'est vrai pour n'importe lesquelles d'entre elles, racisme, homophobie, validisme, etc. La violence sociale est extrêmement destructrice et elle vous conditionne très rapidement à faire semblant, à imiter les autres, à vous protéger. La violence des autres vous apprend très vite qu'on ne veut pas de nous dans la société, que vous n'existez pas pour elle ou que vous devez disparaître. Dans mon cas, j'ai un intense flapping (mouvement frénétique avec mes mains et bras) et balancement sur moi-même, cela me procure du bien être, me permet de me défocaliser de beaucoup de stimulis indésirables et d'ainsi rester concentré autant que possible sur ce que je fais. J'apprécierais pouvoir rester moi-même tout le temps mais c'est juste impossible dans la pratique, les gens montrent ostensiblement leur gêne, et peuvent rarement s'empêcher de manifester leur rejet. Même lorsqu'ils se croient subtils, ils ne le sont pas, le rejet, même infime, est perçu. Mais il est rarement subtil de toute façon. Je me suis déjà fait sortir d'une rame de métro parce que j'étais trop agité et que les passagers ont cru que j'étais dangereux, peut-être atteint d'une maladie mentale, cela a été une expérience très humiliante pour moi mais je "comprends" aussi la réaction des autres, qui ne savaient pas qui j'étais et qui ont pris peur en voyant un comportement inhabituel pour eux. J'étais dans un tel état d'épuisement que je n'arrivais plus à intellectualiser mon comportement ou mes interactions, et je n'étais pas arrivé à réprimer mes TSA pour rester en place. Je confesse que c'est l'expérience la plus désagréable que j'ai eue dans les transports en commun, donc donner le pire exemple est peut être un mauvais exemple car il ne peut pas être représentatif ou généralisé. Mais il me permet de bien illustrer l'angoisse de tous les instants que cela représente pour moi d'être en public. Et à force d'accumuler des ratés, nous accumulons une anxiété phénoménale, et nous mettons toujours plus d'énergie à essayer d'incarner les comportements d'une personne "normale" qui ne sont pas naturels pour nous, et ce n'est pas une illusion que nous pouvons soutenir indéfiniment.
Ce que je trouve très difficile aussi, c'est qu'il arrive souvent que les gens pensent que je me victimise ou que je me sers de l'autisme comme d'une excuse lorsque j'essaie simplement de leur faire comprendre pourquoi j'ai tel comportement à un moment donné ou pourquoi je ne peux pas participer à ce qu'ils souhaitent - même lorsqu'ils me demandent des choses simples. C'est très douloureux d'encaisser ce genre d'attaques et cela ne fait que me replier sur moi-même et me dissuade d'expliquer mes comportements ou refus par la suite, c'est un véritable cercle vicieux. J'ai l'impression que les gens sont toujours obligés de "bouger" leur environnement, il n'y a jamais de place pour les choses telles qu'elles sont. Je ne leur demande jamais leur avis sur qui je suis, je leur dis juste comment j'expérimente les choses. Je ne remet pas en cause les expériences des autres, alors pourquoi est-ce qu'autant de gens se sentent obligés de vouloir me remettre "à ma place" ? Je ne suis vraiment pas la seule personne autiste dans ce cas. À force, nous devenons muets parce que nous savons très bien que nos expériences et nos propos seront déniés et que nous ferons face à une énième personne qui nous expliquera pourquoi nous avons tort. Vraiment. Les gens nous expliquent combien nous nous méprenons sur notre expérimentation de la vie et nous font une leçon sur leur propre perception, la bonne, alors qu'il n'y a aucun sujet de débat possible, nous sommes sur un registre perceptif, cela n'a jamais été une question de tort ou de raison. Les gens ont cette faculté de créer des débats là où il n'y en a pas et cela nous met dans une posture insupportable où l'on serait censé se justifier de notre autisme. C'est insupportable d'être systématiquement en face de personnes qui nous expliquent que nous sommes bêtes, que nous nous trompons, qu'il faut en réalité penser ceci, dire cela, faire ceci. C'est à se tailler les veines. Au sens propre comme au figuré. Comment ne pas faire semblant face à ces personnes et ces comportements-là.
Il y a aussi beaucoup de personnes qui ne vont pas forcément dénier mon autisme mais qui vont avoir une approche de semi-déni, en disant que "j'exagère" ce que je leur explique - pour certains, c'est juste leur façon polie pour ne pas dire que j'invente carrément mes difficultés. Ces remarques sont tellement courantes, cela m'a naturellement poussé autant que je le pouvais à dissimuler ma différence pour ne pas doubler mon préjudice. Expérimenter quelque chose de différent, et être moqué pour cela. Même si c'est quelque chose de courant, je n'ai jamais été capable d'accepter ces comportements. Cela a toujours été trop gros à avaler, et même si j'ai appris à me taire pour ne pas aggraver les situations, cela m'a toujours détruit à chaque fois. Tous ces gens qui me disent que j'exagère, que j'exagère, que j'exagère, ils dénient avec une violence inouïe ce que j'expérimente, comme si j'inventais les troubles liés à mon autisme, que je choisissais de ressentir tel trouble perceptif ou tel trouble comportemental. Je trouve absolument fascinant que les gens acceptent sans aucun problème qu'une personne daltonienne ne voie pas certaines couleurs, ils l'acceptent pour ce qu'elle est et pour ce qu'elle expérimente. Personne ne va remettre le daltonisme en question, ni remettre en question qu'une personne aveugle a une perception différente du monde, que ses sens sont exacerbés d'une façon qu'une personne voyante n'expérimentera jamais dans sa vie. Mais pourquoi ces mêmes personnes dénient mon existence et ce que j'expérimente, refusent d'accepter que je puisse percevoir le monde d'une façon différente, de couleurs différentes, d'une intensité différente, d'un sens différent ? Cela me dépasse. D'où vient l'injustice de traitement en fait entre un individu autiste et un individu daltonien, pourquoi se moque-t-on de ce que dit le premier et accepte-t-on ce que dit le second ? Je trouve cette injustice de traitement très arbitraire. Pourquoi les daltoniens qui expliquent les difficultés et complications réelles de leur handicap dans leur vie sont pris plus aux sérieux que les personnes autistes ? C'est incompréhensible pour moi, je ne comprendrais jamais.
Il y a aussi beaucoup de personnes qui ne vont pas forcément dénier mon autisme mais qui vont avoir une approche de semi-déni, en disant que "j'exagère" ce que je leur explique - pour certains, c'est juste leur façon polie pour ne pas dire que je les invente carrément. Ces remarques sont tellement courantes, cela m'a naturellement poussé autant que je le pouvais à dissimuler ma différence pour ne pas doubler mon préjudice. Expérimenter quelque chose de différent, et être moqué pour cela. Et même si c'est quelque chose de courant, je n'ai jamais été capable d'accepter ces comportements. Cela a toujours été trop gros à avaler, et même si j'ai appris à la fermer pour ne pas aggraver les situations, cela m'a toujours détruit à chaque fois. Tous ces gens qui me disent que j'exagère, que j'exagère, que j'exagère, ils dénient avec une violence inouïe ce que j'expérimente, comme si j'inventais les troubles liés à mon autisme, que je choisissais de ressentir tel trouble perceptif ou tel trouble comportemental. Je trouve absolument fascinant que les gens acceptent sans aucun problème qu'une personne daltonienne ne voit pas certaines couleurs, ils l'acceptent pour ce qu'elle est et pour ce qu'elle expérimente. Personne ne va remettre le daltonisme d'une personne en question. Ni remettre en question qu'une personne aveugle a une perception du monde différente, et des sens ayant développé une sensibilité qu'une personne voyante explorera rarement dans sa vie. Alors pourquoi ces mêmes personnes dénient mon existence, ma propre façon d'expérimenter la vie, pourquoi ces personnes refusent d'accepter que je puisse percevoir le monde d'une façon différente, de couleurs différentes, d'une intensité différente, d'un sens différent ? Cela me dépasse. D'où vient l'injustice de traitement entre un individu autiste et un individu daltonien, pourquoi se moque-t-on de ce que dit le premier et accepte-t-on ce que dit le second ? Je trouve cette injustice de traitement très arbitraire. Pourquoi les daltoniens qui expliquent les difficultés et complications réelles de leur handicap dans leur vie sont pris plus aux sérieux que les personnes autistes ? C'est incompréhensible pour moi, je ne le comprendrais jamais.
Je conclurai par le fait que je suis convaincu que tous ces efforts pour faire semblant d'être normal ne sont pas exclusivement dûs au monde extérieur non plus. Il y a d'autres motivations personnelles qui m'ont amené à entreprendre cette voie, mes propres ambitions et désirs, sociaux, professionnels, familiaux, mes rêves de devenir autonome. Il y a aussi eu toutes ces occasions ratées et opportunités manquées qui m'ont donné envie de "progresser", de ne plus être moi-même, de me dépasser pour étendre mes choix, mes chances et mes possibilités. Il y a beaucoup des autres dans ma suradaptation, mais je reconnais qu'il y a aussi beaucoup de moi, cela me paraît important de le préciser.
Il va sans dire que si j'avais eu l'opportunité d'être moi-même tout en pouvant avoir un travail, avoir des amis, obtenir mon autonomie et avoir les mêmes opportunités, il n'y a aucun doute que j'aurais fait ce choix. Personnellement, je suis en parfait harmonie avec l'univers, avec moi-même, mais je suis désœuvré avec la société, avec les gens et leurs comportements vis-à-vis de moi.
Le coût psychologique & physique
Il n'y a aucun doute que mes efforts m'ont permis de me faire accepter dans la société, ce qui a toujours été mon objectif, donc tout n'est pas noir ou blanc, il y a des choses très positives qui en ont découlé mais je veux expliquer ici leurs coûts, et dans un second temps leurs conséquences. Je ne partage que mon propre vécu, toutes les personnes autistes ont des ressentis différents sur leurs efforts pour exister en société, mais je sais que mes expériences n'ont rien d'exceptionnelles, elles sont même à mon avis très communes pour beaucoup d'entre nous.
La vie publique pour moi, c'est de combattre ma nature de toutes mes forces. C'est éteindre presque tout ce que je suis pour pouvoir exister parmi les autres sans faire l'objet de leurs rejets ou de leurs "bonnes leçons" pour m'apprendre à voir la vie à travers leurs yeux, perspective que je ne connaîtrai jamais pourtant, ou en tout cas dont je n'aurai qu'une connaissance théorique jusqu'à ma mort. La vie publique pour moi, c'est de me faire violence au maximum pour réussir à assumer mon autonomie et mes interactions sociales. C'est me lever chaque matin en sachant ce que je vais endurer, ce que je vais échouer, ce à quoi je vais m'exposer, à cet océan de stimulis et de souffrance, de comportements et de propos que je devrais passer sous silence coûte que coûte. C'est vivre chaque jour dans une forme de répression écrasante. Je sais que cela sonne comme une énorme victimisation nourrie de superlatifs mais je n'ai pas d'autres mots pour exprimer ce qu'une nouvelle journée est pour moi. C'est une métaphore médiocre mais c'est un peu comme si je n'avais pas de jambes et que je m'engageais malgré tout tous les matins dans un marathon infernal, dans lequel je me traîne misérablement, mais dont tout le monde me répète que c'est tout à fait normal qu'ils attendent cela de ma part, que ces efforts à en crever sont "normaux". La vie publique, c'est constamment prétendre que je fonctionne comme tout le monde, et j'ai désespérément tout essayé pour m'en convaincre moi-même tandis que tout le monde essayait de me "corriger", alors que je suis neurologiquement différent. J'ai l'impression de m'arracher les câbles de mon cerveau pour les reconnecter d'une façon qui sied mieux à mon entourage, en dépit des dégâts que cela me cause. Je comprends parfaitement que ce soit très difficile pour quiconque, moi compris, de comprendre, de seulement appréhender, qu'une personne soit neurologiquement différente de soi-même et que son cerveau ait une façon différente de lire les informations. C'est si impossible à appréhender que les réactions sont souvent l'incrédulité ou le rejet, et rien que ça est un motif suffisant pour que nous en venions à faire croire aux autres que nous fonctionnons comme eux.
Sauf que pour "fonctionner comme eux" dixit "normalement" selon les critères des autres, étant donné que cela n'est pas du tout naturel ou inné pour une personne autiste, en tout cas certainement pas pour moi, cela exige une concentration extrêmement intense qui brûle toute mon énergie de façon inimaginable. C'est éreintant à maintenir mais j'en reviens toujours au même point, quel choix réel avons-nous puisque c'est généralement le seul dans lequel nous sommes acceptés ? Tout du moins, le moins rejeté je dirais. Pour quelqu'un de normal, quelle énergie cela lui coûte-t-il de demander une baguette de pain chez son boulanger ? Ce seul exemple fait lever les yeux au ciel de nombreuses personnes, comment des choses aussi simples pourraient-elles demander une énergie "inimaginable" ? C'est perçu comme une grotesque exagération. C'est juste trop abstrait pour la majorité des gens qui n'expérimentent rien de cela, et je ne leur en veux pas, mais ce n'est pas étonnant que nous passions sous silence nos difficultés quotidiennes parce qu'elles sont méprisées ou déniées. Elles sont si éloignées de la vie des autres personnes, leur réaction a quelque chose de primitif, de primaire, il y a presque une dissonance cognitive, ou en tout cas, il y a un conflit de deux réalités qui leur paraissent impossible de coexister. La plupart des gens trouvent invraisemblable ce que je leur décris, c'est un double préjudice, il y a d'un côté la fatigue extrême de faire comme les autres, et de l'autre, le fait de devoir passer cet épuisement totalement sous silence, sinon nous passons pour une personne qui ment, ou dans le meilleur des cas pour une personne qui "exagère".
Le fait d'être dans cet état de concentration permanent pour bien me comporter, bien parler, bien réussir les interactions n'a pas que des conséquences sur ma santé mentale et physique, cela me contraint de vivre constamment en retard des autres, en différé du présent. Je suis si concentré à intellectualiser tout ce qui m'arrive, tout ce qui m'est dit, tout ce que je dois faire, je suis forcément en décalage. La plupart des gens pensent que je suis quelqu'un de très posé, de très calme, qui prend son temps pour répondre ou donner son avis, alors qu'en fait ce délai de plusieurs secondes est un temps où j'intellectualise complètement ce qui m'a été dit et ce que je vais devoir répondre. Il n'y a rien d'intuitif dans ce que je dis, dans ce que je fais, dans ce que j'écris. Tout ce que je délivre en dehors de moi est le fruit d'un long processus intellectualisé, réfléchi, pesé. Je vis dans une telle terreur des interactions échouées, des situations qui ont dégénéré, que je suis incapable d'être naturel en public tant je dois rester concentré pour ne pas rater mes interactions et faire en sorte que les choses se passent bien - ce qui d'ailleurs laisse peu de place à mes désirs réels, mes intentions réelles, mes réactions réelles. C'est un sentiment vraiment amer auquel je me suis habitué, passer des bons moments avec mes amis mais ne pas avoir pu profiter de leur présence ou de ce qu'ils disaient vraiment, parce que j'étais trop concentré sur chacune de leur phrase pour ne pas rater mes réponses ou mes réactions, et que de fait cela m'a empêché de profiter du moment présent. D'avoir été là à une soirée sans avoir été là, d'être déjà au passé alors que les événements se déroulent sous mes yeux. C'est très difficile à décrire, j'ai l'impression que je vais passer pour un fou encore une fois mais c'est juste la réalité malheureusement, la mienne en tout cas. Il y a parfois des personnes qui remarquent que je fais de l'écholalie ou que je répète toujours la même phrase, c'est toujours embarrassant pour moi lorsqu'ils me le font remarquer parce que cela signifie que je suis toujours inadapté et que je ne suis pas à la hauteur du moment présent.
Cette fatigue, ces réflexions permanentes, ces échecs répétés, ces efforts incommensurables pour à peine être "acceptable" en société ont évidemment un impact monumental sur ma santé mentale. J'ai tenu bon durant de longues années mais je n'ai plus aucune force aujourd'hui, et toute cette grande entreprise était à mon avis perdue d'avance, car elle n'est pas soutenable dans le temps, c'est une fuite en avant, il n'y a aucun répit, aucun repos, aucun échappatoire. Mon modèle d'intégration est un échec faramineux, que je documente dans l'espoir que d'autres ne suivent pas ce chemin.
En plus de l'impact psychologique, mes différents mécanismes pour avoir l'air normal en société ont des conséquences sur mon physique. Depuis que je suis petit, je me mords la langue pour pouvoir rester concentré et soutenir le regard de mes interlocuteurs. J'ai constamment des aphtes à cause de cela et c'est très douloureux - et je n'ai commencé à trouver des solutions qu'il n'y a quelques années grâce à d'autres autistes et des spécialistes qui avaient d'autres méthodes à me suggérer. Chaque autiste à ses propres stratégies pour s'adapter et se protéger du rejet des autres, nous nous réprimons tous de manière différente et à des degrés différents. Mes méthodes sont clairement néfastes mais elles ont eu le mérite à mes yeux de me permettre d'être "efficace" tout au long de ma vie.
On me reproche souvent ma posture de robot, ce qui ne m'arrive qu'avec des personnes que je ne connais pas ou qui ont une autorité sur moi, parce que je dois être le plus normal possible alors je m'éteins complètement, je croise les bras, je serre les poings, je me rigidifie et me tends un maximum pour être certain de garder mes stéréotypies sous contrôle et d'éviter de créer une situation où je serai mal jugé pour un comportement "anormal". Cela m'a toujours agacé lorsque l'on me faisait des réflexions sur ma façon de me tenir au travail, que je faisais trop "robot" ou que j'avais l'air "coincé". Alors qu'en réalité, avec les gens qui me connaissent bien, je suis tout l'inverse, mais c'est aussi parce que je sais que je peux être moi-même sans qu'il n'y ait de conséquences négatives, de discriminations ou d'enjeux pour moi. Je serai alors plutôt en train de bouger dans tous les sens, de me balancer, parfois je donnerai l'impression d'être nerveux alors que ce ne sera pas du tout le cas, d'autres fois je donnerai l'impression d'être très calme ou amorphe, il n'y a pas vraiment de règles. Mais je rentre tout de suite dans un rôle quoi qu'il en arrive quand je dois performer en public, parce que j'ai toujours été puni pour mes interactions manquées et je ne supporte plus de pâtir des conséquences, donc aussi épuisant cela soit-il, le jeu m'a longtemps valu en valoir la peine.
Le fait de devoir réprimer mes comportements autistiques durant la journée me rend extrêmement agité lorsque je rentre enfin chez moi le soir, mon agitation peut se poursuivre même jusque dans la nuit, j'ai un besoin d'évacuer tout ce que j'aurais emmagasiné en une longue session de mouvements répétitifs, parfois durant plusieurs heures. Cela peut s'illustrer aussi par des spasmes jusqu'à l'endormissement. Cela est inoffensif pour moi, et c'est même un véritable soulagement de retrouver dans mon propre espace où je peux être moi-même, mais cela peut être vraiment dérangeant pour la personne qui partage mon quotidien. Il est déjà arrivé que mon compagnon me demande de sortir du lit parce que je le gênais avec mes balancements, alors que j'étais dans mon propre lit et dans mon propre appartement, c'était une expérience très déplaisante pour lui mais cela m'avait mis aussi dans une position cruelle, où je ne pouvais être moi-même ni au travail, ni chez moi, cela m'avait vraiment blessé. Il ne pensait pas à mal, il en avait juste marre. Et j'en avais marre de moi aussi. C'est très pénible de rentrer chez soi dans un état tellement irrécupérable que cela vous présente sous votre aspect le plus désagréable pour les autres, alors que cela devrait être le contraire. Si j'ai trop d'interactions dans une journée, je vais avoir des réactions de plus en plus incontrôlables. Et "trop" peut se résumer à une seule interaction les jours les plus difficiles, c'est très variable malheureusement, je n'ai aucun contrôle là-dessus. Là aussi, c'est souvent difficile pour les gens de comprendre ou d'accepter qu'une seule interaction peut me suffire à complètement renverser ma journée. C'est d'autant plus compliqué à accepter qu'il y a des jours où je vais être parfaitement apte à faire certaines choses et je vais en être incapable les jours suivants, et précisément pour faire les mêmes choses. Cela n'aide clairement pas mon cas.
Lorsque je marche dans la rue, je fais particulièrement attention à ma coordination parce que je suis tellement envahi de stimulis ou que je m'enferme si profondément dans ma tête, que je risque de devenir désordonné avec mes bras et mes jambes. Je me suis ouvert une fois le genou, blessé plusieurs fois les bras et les jambes, j'ai eu une grosse blessure au pied droit, et je ne compte plus le nombre de mes chutes. J'ai renversé plusieurs personnes parce que je n'ai pas changé de trajectoire à temps, et cela n'a fait que me rendre plus inquiet et vigilant lors de mes sorties en extérieur. Ce ne sont vraiment pas des moments agréables. Je suis très focalisé quand je marche dehors, j'ignore autant que possible les stimulis qui m'envahissent, j'ai un but, une destination, des mouvements bien en tête pour mes bras et mes jambes, et j'avance. C'est un exercice qui demande aussi beaucoup de concentration.
Le fait de devoir contenir physiquement mes crises intérieures est quelque chose que j'ai appris à maîtriser vraiment très jeune, parce que mes réactions étaient vraiment très dangereuses et disproportionnées : jeter un bureau par la fenêtre à l'école, me frapper la tête et les poings contre les murs, etc. Ces crises étaient généralement liées à des agressions extérieures, dont je pouvais tout à fait être la cause, mais j'étais incapable de gérer que des événements se produisent sans que je les aie considérés, et c'est d'ailleurs toujours un problème pour moi aujourd'hui, sauf qu'heureusement j'ai appris à me faire le moins de mal possible dans ces situations et à me réprimer très sévèrement afin de ne rien laisser transparaitre pour que les gens ne soient pas terrorisés, parce que je suis vraiment effrayant lorsque j'ai une crise et que je me met à crier. Je peux vraiment causer une peur terrible, même si je ne suis pas dangereux, c'est juste quelque chose qu'il n'est pas souhaitable d'expérimenter avec moi. Cela m'éprouve beaucoup de devoir contrôler ces successions de crise intérieure durant ma journée, car elles sont nombreuses, mais je suis vraiment fier d'y être parvenu parce qu'une vie sociale et professionnelle aurait été impossible autrement. Je suis bêtement déçu que rien n'ai jamais changé à l'intérieur de moi, que ces réactions viscérales face au moindre imprévu me provoquent irrémédiablement de telles crises, j'ai appris à les masquer mais je n'ai jamais réussi à diminuer leurs impacts. Le pire dans tout ça, c'est que même les imprévus POSITIFS me rendent malade, ma première réaction sera presque systématiquement mauvaise, il me faudra un moment pour absorber la surprise. Alors pour ne pas effrayer les gens autour de moi, j'ai appris à être très égal, très posé, à ne surtout pas montrer mes primo-réactions, à essayer de ne pas déborder même si cela arrive toujours parfois si le sujet me passionne trop, ou si je vis une injustice qui va me pousser à sortir de ce rôle calme. Il faut comprendre que j'ai aussi une façon d'expérimenter le bonheur qui est quasiment physique, ce qui peut être très déroutant pour des personnes qui ne me connaissent pas. J'ai un plaisir qui s'affiche autant physiquement que dans mon comportement, je peux véritablement ressembler à un enfant, parfois même à un bébé, si je ne fais pas attention à réprimer mes réactions. J'ai déjà été moqué ou rejeté pour un enthousiasme ou une joie trop "virulente", jugée anormale ou excessive, et je veille donc, indépendamment que l'émotion soit positive ou négative, de ne pas manifester son expression physiquement au risque de me faire discriminer ou rejeter.
J'ai également un toc depuis que je suis né, je produis un son très fort avec ma bouche en appuyant ma langue sur mon palais. Ce n'est pas comme le son d'un claquement de langue que produisent les enfants en bas âge pour faire des sons rigolos, ma bouche reste fermée et le son est très rauque, comme le grognement d'un cochon étouffé, ce n'est pas un son agréable à l'oreille. Je n'ai aucun contrôle sur ce toc si je suis fatigué ou si je suis trop concentré sur autre chose, donc je dois toujours faire un effort conscient pour éviter de faire ce bruit, mais c'est frustrant car ce toc m'apaise énormément. Clairement, ce n'est pas quelque chose que je peux faire, cela suscite vraiment des réactions de surprise, voire de dégoût, et j'ai été brimé à l'école pour cela, et quelques fois au travail même si j'étais beaucoup plus attentif à cet âge-là à ne pas le produire en public, cela m'échappait tout de même. Ce toc en soi est inoffensif mais je n'aime vraiment pas la façon dont les gens me regardent lorsque je le produis donc je fais très attention à ça depuis que je suis petit.
Dernier point, un peu hors-sujet par rapport à mon intégration en société mais cela concerne toujours l'impact physique que peut avoir l'autisme. Pendant un moment, j'ai cru avoir des verrues aux orteils et après avoir consulté une dermatologue, j'ai appris que c'était simplement des cors dû à mes mouvements compulsifs. Je suis pieds nu devant l'ordinateur et je serre inconsciemment mes orteils de toutes mes forces et je m'appuie sur le sol avec, un peu comme un gorille s'appuierait sur le sol avec le dessus de ces phalanges. Ce n'est pas une description reluisante mais cela fait partie des impacts physiques de mes TSA. En fonction des périodes, j'ai aussi des cors entre les doigts, surtout sur mon index et majeur que je frotte frénétiquement sans m'en rendre compte lorsque j'ai mes stéréotypies.
Mes méthodes et stratégies pour faire semblant d'être normal
Je tiens à immédiatement mettre en garde les personnes autistes qui liront cette partie de mon témoignage. Ces méthodes ne sont pas saines et ne sont en aucun cas des recommandations à appliquer. Ce sont mes méthodes personnelles qui ont eu des avantages et des inconvénients tout au long de ma vie, mais elles ne correspondraient certainement pas à celles que je vais décrire si j'avais reçu des aides et des accompagnements pour mon autisme lorsque j'étais enfant. Je les énumère à une pure fin de documentation et pour essayer de permettre à d'autres personnes de se mettre à ma place, mais ce ne sont en aucun cas des tutoriaux. Je tiens vraiment à le répéter parce que certaines méthodes sont d'une dangerosité et toxicité extrême, réprimant mes besoins réels pour répondre à ceux des autres. Je m'excuse aussi si mes explications sont décousues et si je répète des choses qui sont présentes ailleurs dans mon témoignage, j'essaie d'être le plus précis possible et certains sujets étant reliés entre eux, je préfère prendre le risque de me répéter que d'omettre un élément. Mon témoignage "Une journée dans ma vie d'autiste" décrit bien mes méthodes générales durant une journée type.
Dès le matin, je me conditionne immédiatement, quasiment dès le réveil, pour me préparer mentalement à sortir de chez moi et à affronter la journée. Je me prépare à porter un masque, à incarner une toute nouvelle personne, une "bonne" personne qui n'aura pas de propos bizarres, pas de comportements étranges, une personne qui sera "bien" intégrée. Le point fondamental est avant tout de réprimer au maximum mon autisme et d'être aux aguets intellectuellement pour réussir les interactions telles que les gens les attendent et de ne surtout pas me trahir au risque d'être rejeté ou d'échouer.
Je dois être très vigilant à ne pas laisser échapper de commentaires inappropriés ou de réactions inadaptées. Je me méfie particulièrement des situations inédites, que j'essaie d'éviter au maximum même si la vie rend cela impossible. Ce sont les situations les plus dangereuses car je n'ai pas de référence et c'est là où je fais le plus de faux-pas, et que je crée malgré moi le plus d'incidents. Je suis le plus chaleureux possible en toute circonstance car c'est ce qui est le plus agréable pour les gens autour de moi, mais même malgré ces efforts, les gens disent tout de même de moi que j'ai souvent l'air d'un robot et que je peux être très froid. Je suis souvent dans deux extrêmes, généralement trop chaleureux, trop intense, et sinon trop froid, trop neutre. Je suis particulièrement stoïque lorsqu'il y a trop d'enjeux et que je veux éviter un maximum de faux-pas, même si cela ne me réussit pas toujours non plus. C'est juste la posture qui me permet d'avoir le moins de problèmes, que les gens en face de moi soient en colère ou en train de rire, cela me permet juste d'avoir le moins de "mauvaises réponses" possibles à la situation donnée. Autre point très important, je fais tout pour masquer ma confusion des situations. Je suis un véritable expert pour afficher une confiance qui masque ma confusion totale de ce qu'il se passe autour de moi ou de ce qui est dit, juste parce que j'ai l'air calme et que je maintiens ma posture. C'est d'une grande aide pour ne pas être considéré comme une personne stupide qui ne comprends jamais rien.
Comme dit plus tôt, j'ai appris très jeune à réprimer mes comportements autistiques, en mordant ma langue, en fermant les poings ou en croisant les bras, il y a beaucoup d'astuces qui me permettent de réprimer - autant que possible - mes TSA. Généralement je vais avoir énormément de stéréotypies juste avant un rendez-vous et je vais m'isoler pour pouvoir les laisser s'exprimer, puis je vais me "recentrer" en me contraignant à adopter une "bonne" posture, en me raidissant pour retenir tout comportement "suspect" pour les autres, et je vais me donner au maximum pour avoir l'air parfaitement normal durant le temps de ce rendez-vous. Puis juste après, je laisse tout exploser en allant m'isoler dans les toilettes ou en me retrouvant seul à mon bureau ou chez moi. C'est une performance à exécuter soigneusement, et j'y parviens très bien globalement.
Réprimer mes troubles autistiques est quelque chose qui est très ancré en moi et que j'arrive à faire très mécaniquement, ce qui ne veut pas dire que cela est facile pour autant, ni ne change le fait que ce soit éreintant. Je dirais que la partie la plus complexe pour faire semblant d'être normal est surtout de donner une réciprocité sociale. Cela peut paraître anodin mais c'est très important. Je dois réfléchir à bien hocher la tête, il faut que je me le répète constamment, parfois j'oublie longtemps et d'un seul coup je me le rappelle et je me met à hocher la tête frénétiquement comme un idiot. Par contre, j'ai beaucoup de chances de ne pas avoir de problèmes à parler en bougeant mes mains comme le font beaucoup de personnes, ce qui n'est pas le cas de toutes les personnes autistes, c'est au moins un avantage pour moi qui me rapproche d'un comportement jugé "normal" et c'est un effort en moins à intellectualiser. J'essaie de concentrer toute mon attention sur la personne - car mon attention est vraiment très diffuse et instable - et de tout faire pour l'écouter le plus longtemps possible sans lui couper la parole, ce qui n'est vraiment pas facile et honnêtement devoir se répéter cela sans cesse au milieu des conversations dégradent beaucoup la qualité des échanges que je peux avoir avec les personnes, même si la majorité d'entre elles ne s'en rendent pas compte. J'ai souvent envie de crier sur les gens ou de leur ordonner de se taire mais je m'efforce, et c'est la moindre des choses, de prendre sur moi. Ce sont des moments très déplaisants. Il y a ce gigantesque "bruit parasite" entre les personnes et moi, juste parce que je suis envahi d'inconforts, de stimulis, de réactions, de réflexions, c'est vraiment difficile de profiter de la personne dans ces conditions. Mais j'y parviens, et j'essaie de faire en sorte qu'elle ne se rende pas compte que c'est difficile pour moi, qu'elle ne se sente pas méprisée et qu'elle ne me méprise pas à son tour en se demandant quel genre de connard je suis. Le mot est fort mais correspond parfaitement aux réactions des gens honnêtement, il n'y a pas de seconde chance pour réussir le moment présent. Je dois réprimer mes émotions réelles, surtout ne pas parler des sujets qui m'intéressent vraiment, ne jamais partir sur mes intérêts restreints sinon la personne va vite être fatiguée voire excédée et je dois faire attention à poser plein de questions qui ne m'intéressent absolument pas mais qui sont fondamentales pour la réussite de l'interaction. C'est très pénible mais l'objectif est de réussir l'échange, et in fine, réussir à avoir une relation avec cette personne, alors cela en vaut largement la peine, du moins à mes yeux. Malheureusement ces efforts peuvent être perçus par certaines personnes comme quelque chose de négatif, parce qu'elles peuvent donner l'impression que je suis hypocrite ou que je force mon intérêt, ce qui en soi est la réalité, mais mon objectif est simplement de réussir à socialiser. Il y a des personnes qui ne supportent pas ce côté trop forcé chez moi et je les comprends, ils ne me trouvent pas naturel et je respecte leur rejet. Cela me demande tellement d'efforts intellectuels que lorsque j'essaie d'exécuter une interaction, l'énergie ou le ton que j'y mets sont parfois totalement inadaptés et tout sonne faux et très artificiel. En plus de devoir moduler avec un succès mitigé mon intensité, j'ai aussi appris très jeune à diminuer mon vocabulaire parce qu'on me reprochait constamment d'être "pédant" et les adultes me demandaient même parfois de leur expliquer ce que j'étais en train de leur dire. J'ai eu une longue période d'adaptation à la fin de mon adolescence où j'ai dû désapprendre des mots, aussi étrange que cette phrase puisse paraître, pour m'exprimer d'une façon plus "normale" et être plus adapté en société. Il faut comprendre que j'étais prêt coûte que coûte à m'intégrer et devoir faire cet effort-là n'était pas si différent que celui de me réprimer sur mes intérêts restreints. À la fin, il s'agit juste de se taire et de choisir les bons sujets et les bons mots pour être correctement accepté. Dans ce contexte et avec cet objectif d'intégration, il n'est pas surprenant que je passe mon temps à constamment m'excuser ou remercier les gens. Je dis "Merci", "Merci beaucoup", "Désolé", "Je suis désolé", "Pardon" un nombre incalculable de fois dans mon quotidien et les gens se sont habitués à me trouver "trop poli". Mais je ne me considère pas quelqu'un de particulièrement plus poli que les autres, même si je le suis sans doute excessivement pour la majorité des gens, c'est seulement que je ne sais pas du tout comment interagir et que le fait de vouloir autant être intégré me place constamment dans cette posture de totale soumission envers les autres. Une amie m'avait même écrit d'arrêter de m'excuser pour rien car je lui faisais penser à "un petit esclave", commentaire auquel je viens de repenser en écrivant ces lignes et que je trouve intéressant aujourd'hui car il illustre une certaine vérité. Sans philosopher ou surinterpréter, je pense que je suis effectivement devenu esclave de mon aspiration à m'adapter et m'intégrer au sein de la société, que l'aspiration est louable mais s'est faite à mon détriment, probablement parce que j'ai employé toute mon énergie dans des moyens qui m'apparaissaient être les bons mais qui m'étaient nuisibles sur le long terme.
Pensées envahissantes et visuelles
Au milieu de toute cette ingénierie sociale, et c'est pour cela que me focaliser sur la personne est si important, je dois réprimer mes pensées visuelles qui me déportent de la réalité. Je peux avoir des images qui me transportent complètement ailleurs, ou même des pensées qui vont faire naître des fractales de réflexions dans lesquelles je ne dois surtout pas tomber, sinon j'en émerge sans savoir ce qu'il s'est passé autour de moi ou ce qui m'a été dit. L'inconvénient est que ces pensées visuelles ne viennent pas forcément de moi, enfin ce que je veux dire par là c'est qu'elles ne sont pas forcément des pensées envahissantes qui émanent d'une réflexion personnelle, je peux avoir des images qui se déclenchent en fonction de ce que mes interlocuteurs me racontent. Il y a certaines personnes qui utilisent beaucoup de sens figurés dans leurs phrases - et pour être tout à fait honnête, j'adore discuter avec ces gens-là - cela me déclenche des souvenirs ou superpose des images avec la conversation. Je ne sais pas bien comment décrire cela. Par exemple, quelqu'un va me dire "J'ai dévoré ce roman" et je vais littéralement le voir en train de manger un livre. On va me dire "J'ai écumé les librairies" et je vais voir l'écume des vagues alors que l'image est complètement hors-sujet de cette conversation. J'ai l'impression que plusieurs choses se mélangent dans ma tête, entre compréhension littérale et imagination débordante, ce qui ne rentre pas forcément en contradiction l'un de l'autre. Personnellement, j'adore ma façon de penser et comment marche mon cerveau, mais cet aspect reste très handicapant au travail car cela parasite les informations qui me sont transmises et mon attention, et cela peut aussi être très embêtant lorsqu'une personne que j'aime me confie des choses très personnelles qui exigent que mon cerveau se calme sur ses images pour que je puisse être un bon ami, bien présent, bien répondant. Pensées visuelles ou pensées envahissantes, j'ai toujours dû composer avec depuis l'enfance et je ne pourrais jamais les faire disparaître, donc l'important est que j'ai mes méthodes pour rester dans la réalité quand on interagit avec moi. C'est très fatiguant de devoir composer avec cela simultanément avec le reste, au milieu des comportements et propos que je dois intellectualiser.
En revanche, pour souligner l'aspect positif, s'il n'y a pas d'enjeux particuliers, je suis vraiment heureux de cet aspect de mon cerveau, parce que je trouve qu'il invite une grande variété de surprise dans mon quotidien, parfois beaucoup de poésie, parfois une complète abstraction, j'aime beaucoup cela. Lorsque je lis un livre, je peux m'arrêter sur un mot et rester dessus pendant une demi-heure, ce n'est pas une plaisanterie, parce que mon cerveau va complètement me transporter, juste avec ce mot. Quand je suis seul et que je ne suis pas pressé par le temps, je peux me laisser vivre tel que je suis et c'est un vrai bonheur.
Préparation aux interactions
J'ai autant de difficultés à recevoir des informations qu'à en émettre. J'ai une mécanique bien huilée et très répétitive pour avoir les bons comportements au bon moment, j'ai beaucoup répété pour cela et je fais parfaitement illusion pour des interactions courtes et habituelles. Cependant à l'instant où la situation devient inédite, je peux complètement "bugger" et être en incapacité de fonctionner, même si la situation est parfaitement simple. Il suffit que mon boulanger me pose une question alors que je ne l'attendais pas pour vriller complètement et repartir sans rien avoir acheté. Ce n'est sans doute pas une bonne chose de fonctionner d'une façon aussi méthodique et rigide, et j'ai essayé d'acquérir de la "souplesse" dans mes interactions, mais je n'y parviens pas, la pénibilité est toujours d'une extrême intensité. Je ne suis pas fonctionnel du tout si je ne prépare pas mes interactions à l'avance. Je dois préparer toutes les éventualités pour espérer avoir une chance de les "réussir" ou de leur "survivre". Même si j'arrive globalement à naviguer en prévoyant un maximum de scénario, ce n'est pas quelque chose de possible (ni de souhaitable, mais même avec mes psychiatres et les groupes d'entraînement aux habilités sociales, je n'ai pas eu d'améliorations à ce niveau) et je me retrouve souvent dans des situations que je n'avais pas prévues et qui sont insupportables pour moi. Certaines situations seront factuellement anodines, mais elles seront pour moi totalement ingérables, et généralement aggravées par le fait que je ne les aurais pas anticipées, elles peuvent me faire perdre tous mes moyens et déclencher des crises autistiques, parfois très sévères. Mes proches doivent parfois me gérer sur des choses qui leur sont insignifiantes et incompréhensibles mais qui sont d'une gravité majeure pour moi, et ils doivent alors m'apaiser, argumenter et me conseiller longuement pour m'aider à surmonter la situation, ce que je parviens à faire mais au prix de jours de souffrance, parfois même de plusieurs semaines ou mois, et de l'énergie de mon entourage. Les imprévus ont un impact et des conséquences beaucoup trop sévères sur moi alors je fais tout le nécessaire pour m'en préserver le plus possible, et c'est une entreprise extrêmement périlleuse pour les interactions sociales car tout se passe en temps réel. Cela demande beaucoup d'énergie et d'efforts supplémentaires, mais globalement je m'en sors bien dans les conversations avec les gens car j'ai appris par coeur les motifs et répétitions au sein de ces interactions, j'ai une bonne visualisation des réponses à donner, des sujets à aborder, des postures à prendre, des réactions à avoir face pour chaque situation donnée. C'est une méthode qui peut être critiquée car mes échanges sont si mécaniques qu'ils peuvent être perçus comme artificiels, mais je n'ai pas trouvé d'autres méthodes pour réussir ces interactions, même si je sais qu'elles ne sont pas idéales.
Expression et tonalité de ma voix
Accorder la bonne expression faciale et le bon ton à mes propos ne sont pas une chose aisée et on me les a reprochés toute ma vie. J'ai souvent des difficultés à moduler le niveau de ma voix. Si je ne fais pas attention, je peux me mettre à parler de façon inaudible ou complètement l'inverse, avec une très forte intensité sans m'en apercevoir, au grand désarroi de mes interlocuteurs. Cependant la plus importante difficulté est au niveau de mon ton. Il s'agit de l'un des points qui m'a fait subir le plus de préjudices dans ma vie parce que c'est un élément essentiel du langage que je n'ai jamais maîtrisé, et de nombreuses situations, initialement bénignes, où je transmettais juste une information ou formulais une requête simple, se sont transformées en situations négatives, voire carrément violentes, me laissant généralement complètement hébété et choqué de la façon dont les gens réagissaient. Pendant très longtemps, je n'ai pas compris que c'était mon ton qui posait problème, et d'ailleurs aujourd'hui encore il y a beaucoup de situations qui m'échappent qui sont probablement dûes à mon ton. Ma façon de m'exprimer est quelque chose qui m'a toujours valu de vives critiques et je ne suis jamais parvenu à corriger cet aspect au niveau attendu, malgré tous mes efforts, je n'ai jamais su comment avoir la bonne tonalité, ce qui est extrêmement frustrant. Les gens ont parfois l'impression que je les méprise alors que ce n'est absolument pas le cas. C'est abominable de discuter avec des personnes et de réaliser que je les énerve alors que j'ai l'impression d'avoir dit les bonnes choses, de m'être bien exprimé. Plusieurs fois, à la suite de conflits, je me retrouvais à devoir justifier de mes propos, que je répétais généralement mot pour mot et que j'assumais parfaitement, et mes interlocuteurs m'expliquaient que le problème n'était "pas le fond, mais la forme", et je me retrouvais comme un idiot à chaque fois, et je sombrais en spirale dans mes réflexions pour essayer de trouver comment faire pour me corriger mais je n'y suis jamais vraiment arrivé. J'y mets énormément d'efforts et d'intentions bien sûr, je suis extrêmement poli, mais la formulation la plus polie du monde aura quand même l'air d'une insulte si vous ne la formulez pas avec le bon ton. C'est un handicap dans la communication qui ne pardonne pas et la société n'accepte aucune excuse, d'ailleurs même si les gens savent que vous êtes autiste. Le ton ne pardonne pas, et mon incapacité à le maîtriser a été la source de beaucoup de préjudices dans ma vie. C'est vraiment une expérience affreuse de voir les gens autour de soi, même sa propre famille, s'énerver soudainement contre vous, et de réaliser en plus que c'est vraiment de votre faute. Cela m'a toujours rendu extrêmement triste de causer de la colère et de la tristesse alors que ce n'est jamais mon intention.
Heureusement mes amis et mes collègues qui ont passé des années avec moi ont fini par s'en accommoder mais ce n'est pas le cas de tout le monde, et c'est compréhensible, je ne peux pas forcer les gens à me supporter. Cela n'a jamais été le cas de mon frère par exemple qui m'a toujours reproché ma façon de parler, et à cause de cela, à cause de moi, j'ai créé une quantité infinie de disputes et de conflits entre nous parce que je le mets tout le temps en colère lorsque je lui parle. Mais je le comprends, ce n'est pas lui qui est en tort, c'est moi qui ne suis pas capable de m'exprimer correctement, cela me rend juste triste car j'essaie constamment de communiquer avec lui. C'est un beau gâchis. D'ailleurs cela résume assez bien mon sentiment général par rapport à ça, j'ai une envie sincère de communiquer avec les gens mais je suis vraiment très mauvais pour cela.
Immaturité
Un autre aspect qui peut être déconcertant et difficile à accepter pour les personnes, c'est qu'il y a une fracture importante entre mes compétences intellectuelles et mes compétences sociales. Les gens ont beaucoup de mal à comprendre cela. Ils n'acceptent pas que je puisse être brillant en science et complètement incapable de formuler une demande simple, et c'est à cause de ce point qui semble contradictoire qu'ils prennent souvent mes questions "bêtes" ou mes maladresses réelles pour de l'insolence ou pour une forme de comportement insultant à leur égard. Ils présument que si j'ai cette intelligence scientifique, j'ai également au même niveau cette intelligence sociale, et cette présomption joue contre moi car les gens me jugent très durement en pensant que je partage leurs acquis sociaux et leur compréhension du monde. Je n'arrive pas à voir les signes implicites pour vérifier si la personne n'est pas intéressée par ce que je dis (ce qu'on m'a pourtant enseigné en groupe d'entraînement aux habilités sociales), je ne vais pas me rendre compte qu'elle a changé de posture, qu'elle ne me regarde plus, qu'elle est fuyante, qu'elle n'est plus intéressée parce que je suis en train de dire, et je pourrais tout à fait poursuivre un monologue interminable pendant une heure sans réaliser le moins du monde que la personne en face de moi est au bord de la crise de nerf, de mon côté j'aurais l'impression que tout va bien. Le fait de ne pas voir cela m'a amené à des situations très compliquées mais j'ai appris à parler moins, à me contraindre à réfléchir à mon temps de parole et à faire des pauses, parfois même d'une façon trop abrupte où je me tais soudainement et j'attends, pour voir si les gens ont quelque chose à dire, puis je reprends là où j'en étais. Ce n'est pas très naturel mais cela m'a permis de moins échouer dans les conversations.
Je suis constamment méjugé pour ce que je fais et ce que je ne fais pas, ce que je dis ou ce que je ne dis pas, les pré-requis sociaux implicites paraissent si basiques pour la majorité des gens qu'ils leur est impossible de considérer que je ne les ai pas. Et lorsqu'ils se heurtent à cela, c'est souvent pris pour de l'insolence de ma part, et ils me rejettent très fortement car mon comportement défie leur conception de ce que peut être une personne. Cette fracture entre compétences intellectuelles et sociales me rend trop marginal malgré moi et cela rend ma présence parfois très inconfortable pour les autres. Ces mêmes personnes qui me trouvent brillantes seront aussi les premières à me juger immature pour tel propos ou tel comportement, et lourdement me réprimander pour cela. Les pires me rejetteront en bloc, les meilleures essaieront de "me faire changer", d'avoir un autre comportement plus adapté, en pensant que c'est ce qui est "bon" pour moi, alors qu'en réalité, j'aurais juste besoin de personnes qui m'acceptent tel que je suis, avec mes réactions et mes propos, même si cela défie leurs conceptions habituelles. Personnellement cela ne me dérange pas d'être "immature", je suis à l'aise avec qui je suis mais je ne suis pas à l'aise avec ce que les gens présument de moi, et certainement pas avec leurs réactions.
Naïveté hors du commun
Il faut aussi noter que pour faire semblant d'être normal, je dois également composer avec ma naïveté hors du commun. Cela peut prêter à sourire, et dans beaucoup de situations, c'est le cas, mais cela s'est avéré être un handicap lourd, voire même très dangereux parfois. La naïveté coûte cher, au sens propre comme au sens figuré. Lorsque mon père et mon frère m'ont expliqué que la Tour Eiffel allait être déplacée, ce qu'ils ont dû juger être une super blague en oubliant de me préciser que ça en était une, je me suis retrouvé à affirmer la chose à ma professeur d'Histoire-Géographie devant la toute classe au collège, ce qui a fait rire tout le monde sauf moi. Et étant incapable de remettre en question la véracité des propos de ma famille car je jugeais qu'ils ne pouvaient pas me mentir, la situation en classe a dégénéré en un conflit époumoné complètement stupide de ma part. En plus de l'humiliation, j'ai vraiment souffert en découvrant qu'ils m'avaient menti. Et nous touchons là le point que je faisais précédemment, les gens n'arrivent pas à comprendre comment je peux être aussi naïf et aussi intelligent à la fois. Les gens présument systématiquement que j'ai compris leurs blagues, ce qui n'est quasiment jamais le cas. C'est très déroutant pour eux mais c'est surtout très perturbant pour moi. Je comprends qu'ils aient ce sentiment, je suis quelqu'un qui a un énorme esprit critique et qui fait de gigantesques analyses scientifiques, alors comment ne puis-je pas être critique sur les blagues, ou même les affirmations, que l'on me fait. Je prends avec beaucoup de pincettes les données scientifiques, parce que c'est la méthode même de la pensée scientifique, mais je n'ai pas du tout ce fonctionnement avec les personnes car je n'arrive pas à présumer qu'elles mentent. Et pourtant je sais que les gens mentent. Et même dans le cas où je fais face à une personne qui m'a déjà menti, je n'arrive pas à me méfier d'elle, car je n'arrive pas à imaginer quel intérêt elle aurait à me mentir, et ce, même lorsqu'elle l'a déjà fait. Même à moi, cela me semble invraisemblable. Je ne comprends pas pourquoi je fonctionne comme cela. Je n'arrive pas à imaginer aussi loin, ce qui est paradoxal vu à quel point je suis capable d'imaginer loin pour anticiper mes interactions sociales ou mes scénarios de vie. On en revient à mon fossé entre compétence intellectuelle et sociale, j'ai une telle incompréhension des mécanismes sociaux et une telle difficulté à lire les intentions des gens que je suis incapable d'imaginer leurs actions, alors encore moins imaginer qu'ils mentent. Je n'ai juste mentalement pas la capacité, j'ai tellement de choses à traiter et à considérer déjà à la base, c'est juste impossible pour moi d'y penser naturellement, et cela me rend très vulnérable aux manipulations et, plus légèrement, aux blagues. Mes proches y sont habitués et les personnes biens intentionnées ne l'exploitent pas. Beaucoup d'entre eux se sont même habitués à mécaniquement m'expliquer qu'ils rigolent après m'avoir fait une blague ou dit quelque chose qui était faux, car ils savent que je vais y croire, et j'apprécie beaucoup qu'ils fassent cet effort car cela m'enlève beaucoup d'interrogations et de surprises. Un exemple tout bête, j'étais reçu par un ami proche et sa femme, et leur fille faisait des pitreries dans le jardin. Le père a fait un trait d'humour en disant "Houla ce n'est pas notre fille" et je n'ai rien dit, je suis resté stoïque, mais j'étais extrêmement perturbé par cette affirmation. J'étais venu voir leur fille à sa naissance lorsqu'elle n'était qu'un bébé, je l'avais vue à plusieurs reprises, en vrai et à travers les photographies de mon ami, je n'avais aucun doute que c'était sa fille. Mais son affirmation a fait loi. J'étais confronté par cet immense paradoxe, de savoir que c'était sa fille mais de savoir, à égalité, que ce n'était pas sa fille, puisque c'est ce qu'il disait. Et il était impossible pour moi qu'il puisse me mentir. Je ne pouvais bien sûr par le confronter par rapport à ce paradoxe, je ne voulais pas passer pour un idiot, mais au bout de quelques minutes il a du voir que j'étais complètement décomposé et de lui-même, m'a rassuré "Non mais Alex, c'est bien ma fille hein", et cela m'a incroyablement soulagé. Mais c'est intéressant qu'il me connaisse si bien qu'il me l'explique car beaucoup ne l'auraient pas fait, et je serais resté dans cet état d'intense inconfort et interrogation jusqu'à avoir résolu cette contradiction. Un autre exemple amusant, une amie m'avait rejoint au restaurant et je ne comprenais pas pourquoi sa fille n'était pas avec elle. Elle m'avait dit en rigolant "T'inquiète, je l'ai étranglé" et j'avais crié "Tu as étranglé ton bébé ?!" et elle m'avait regardé avec de grands yeux ronds. De toute évidence, j'ai réalisé par moi-même un instant plus tard qu'elle plaisantait mais ma compréhension primaire a été de croire littéralement ce qu'elle me disait, engendrant, parce que j'étais sans doute fatigué ce jour-là, ma réaction. Nous en avons ri par la suite mais clairement je lui avais vraiment fait honte dans le restaurant et elle était surprise que j'aie pu croire à une chose pareille en premier lieu. Et j'étais surpris moi-même d'avoir été aussi stupide, mais habitué aussi malheureusement à ma naïveté. Un autre cas moins plaisant, qui avait démarré par une amie m'avait demandé en riant si je pouvais lui donner 1000 euros, et je disposais de cette somme donc je lui avais répondu par l'affirmative, et même si je savais que c'était inhabituel, je n'avais pas de raison de refuser de l'aider si elle était dans le besoin. J'ai pris la demande très au sérieux alors qu'à la base, elle ne l'était pas (ce que mon amie m'a avoué plus tard), mais elle n'a pas hésité à profiter de cette naïveté pour que je lui donne bien cette somme, ainsi qu'à deux reprises la somme de 500 euros par la suite, et c'est l'intervention d'un tiers qui a permis de mettre fin à cette exploitation car j'étais incapable d'y mettre un terme moi-même, et j'aurais probablement continué jusqu'à ce que je n'aie plus rien à lui donner. Ce n'est pas le pire que j'aie subi à cause de ma naïveté, loin de là, mais je trouve cet exemple intéressant parce que, premièrement, je n'ai rien appris de lui. J'ai eu beau vivre cet incident très déplaisant et coûteux, cela n'a pas altéré ma naïveté d'un seul iota, c'est regrettable mais malheureusement, c'est la vérité, ces expériences ne m'ont jamais permis de m'améliorer à ce niveau, si ce n'est désormais de toujours inclure ma famille ou mes proches, qui sont des garde-fou notables. Deuxièmement, je pense que la situation avec mon amie ne serait jamais arrivée en premier lieu si je n'avais pas été autiste. Je ne crois pas que ce soit particulièrement une mauvaise personne, je ne vais pas dire que j'ai tendu le bâton pour me faire battre mais j'imagine que je n'y suis pas très loin. J'ai beaucoup de mal à lui en vouloir. Elle ne m'a pas volé cet argent sur mon compte en banque. Elle me l'a demandé, et je le lui ai donné. Je ne l'ai jamais réprimandé pour cela, je considère être responsable, c'était mon amie et je voulais l'aider. Ma réflexion est que je ne pense pas qu'elle aurait fait cela à quelqu'un d'autre, tout simplement parce que je ne crois pas qu'elle aurait trouvé quelqu'un comme moi permettant une telle situation. J'ai la sensation d'envoyer des signaux visibles sur mes lacunes et faiblesses, et que je crée sans doute chez des personnes des comportements qu'elles n'auraient pas eus avec d'autres. Je ne cherche pas à les excuser, mais je ne pense pas qu'elles soient foncièrement mauvaises. J'ai le sentiment d'avoir une grande part de responsabilité en créant un contexte qui leur facilite cette exploitation, c'est une culpabilité stupide peut-être mais elle est bien réelle pour moi.
J'aborde la naïveté parmi les méthodes et stratégies pour faire semblant d'être normal parce qu'elle fait aussi partie des aspects à réprimer. Je dois veiller à ne pas laisser transparaître mon incompréhension ou ma stupéfaction, même si on m'affirme un propos humoristique complètement extraordinaire auquel je croirai véritablement sur le moment, pour ne pas faire échouer l'interaction et qu'on me démasque tout simplement. J'absorbe tout littéralement puis je traite tout soigneusement par la suite, je sollicite énormément mes collègues et mes proches pour m'aider à faire le tri.
Interaction groupée
Une interaction avec une seule personne est déjà compliquée mais devoir passer un moment en groupe est une opération particulièrement périlleuse. Je suis saturé d'informations en tout sens et il m'est presque impossible de suivre correctement la conversation car dans ces moments là, étant donné que je me sais plus vulnérable et à risque d'avoir une crise ou de perdre le contrôle de la situation, je porte davantage ma concentration sur le comportement que je montre que sur le contenu des conversations. C'est un choix qui peut sembler étrange mais qui est très rationnel : quels que soient les préjudices de ne pas comprendre, de ne pas écouter, de ne pas réagir correctement à ce qui est dit, ils seront toujours moindre que si je commence à manifester mes troubles autistiques en public car les conséquences seront vraiment d'un autre ordre. Les personnes ont des réactions très variées et impossibles à anticiper, qui peuvent aggraver mes crises. En dehors de la crise même qui peut amener des gens mal informés à aller jusqu'à appeler des pompiers et envenimer la situation, cela peut changer durablement la perception des gens à mon égard. Ce qui est quelque chose qui me dérange beaucoup et que je cherche à éviter à tout prix. J'ai durement payé l'acceptation des autres alors je ne suis pas prêt à la perdre parce que je n'aurais pas été capable de me contrôler, c'est donc logique que je cherche à ne pas faire tomber le masque.
Autre point de complication, mes troubles perceptifs avec les sons deviennent plus compliqués à gérer lorsqu'il y a plus de monde, j'ai beaucoup de difficulté à identifier qui parle ou ce que je dois retenir lorsque plusieurs personnes discutent en même temps. Je dois rester extrêmement concentré pour ne pas décrocher complètement, c'est une lutte très désagréable. Je n'y parviens pas toujours, de toute évidence il m'arrive de décrocher et je me concentre alors sur une posture assurée et souriante, de bien diriger mon regard vers celui ou celle qui parle, pour avoir l'air présent dans la conversation, alors que je ne comprends plus rien et cela peut durer un long moment.
J'ai vraiment appris à mimer les réactions des personnes autour de moi pour correctement m'intégrer alors que si j'avais été seul, j'aurais clairement réagit différemment. Je dirais que même si c'est très artificiel d'imiter les autres et que pour mille raisons ce n'est pas bon pour moi, j'en ai toujours tiré un sentiment grisant de communion. J'ai bien conscience n'avoir rien compris mais je ris avec les autres et ils ont l'impression que je ris avec eux, et j'ai toujours trouvé ce sentiment de communion plaisant. D'ailleurs parfois je comprends les blagues, parfaitement le fond autant que la forme, pourtant je n'arrive pas à saisir ce qui fait rire les gens, il y a un troisième aspect qui m'échappe complètement. Pourquoi est-ce drôle qu'un poussin jaune soit écrasé ou qu'un homme trompe sa femme avec une chèvre ? Je comprends tout ce qui est dit mais ce qui est drôle continue de m'échapper. Puis quand on me l'explique, "C'est drôle parce que c'est une chèvre", j'acquiesce, circonspect. D'accord. Très bien. Je crois les gens sur parole mais ça ne résonne pas en moi.
Cependant il ne faut pas croire que je n'ai pas le sens de l'humour, je suis même quelqu'un que les gens peuvent trouver très drôle. J'ai une forme d'humour très particulière qui prend complètement à revers des faits connus, des idées reçues ou des actualités. Je ne saurais pas comment décrire cela mais je faisais rire tous les jours les journalistes de notre rédaction, avec des commentaires tellement incongrus et prenant la réalité d'un angle si unique que cela en était drôle. Et puis beaucoup de gens rient de moi malgré moi, mais sans méchanceté, juste parce que je pose des questions que les gens ne se sont jamais posées ou si incroyablement évidentes qu'elles en deviennent burlesques. C'est dommage qu'aucun exemple ne me vienne à l'esprit mais je voudrais quand même spécifier que j'ai un sens de l'humour, et je suis certain que c'est le cas de la plupart des personnes autistes aussi malgré les idées reçues à ce niveau.
Banalités dans les conversations
Les banalités dans les conversations sont extrêmement douloureuses pour moi, j'ai un inconfort qui n'est pas qu'intellectuel, il est aussi physique. Je dois lutter pour ne pas fuir. Cela me parait important d'en parler parce que la plupart des personnes ne peuvent pas imaginer que les bavardages de bienséances soient autre chose qu'inoffensifs, dans le pire des cas, juste ennuyeux. Pour une personne autiste, ils peuvent être un véritable enfer, un calvaire à traverser, parce que ces bavardages sont généralement d'un ennui qui, curseur autistique oblige, prennent des proportions stratosphériques ou qui, s'ils ne sont pas ennuyeux, s'additionnent avec un sentiment de superficialité et d'hypocrisie qu'il est très difficile de supporter, d'autant qu'il faut jouer le jeu, donc il faut être superficiel, il faut être hypocrite. La personne se plaint de ceci ou cela ? Il ne faut surtout pas lui dire comment résoudre ce problème, non, ce qu'elle attend, c'est qu'on la plaigne. C'est un jeu qui n'est pas anodin du tout, les enjeux sont majeurs, il ne faut surtout pas faire de faux-pas, c'est un terrain miné. Il faut faire attention à bien répondre, à bien jouer le jeu de ces interactions, qui nous paraissent souvent superficielles, mais qui d'un point de vue sociologique, ne le sont pas du tout. Ces interactions sont profondément utiles et importantes. Les êtres humains sont des êtres sociaux (et les personnes autistes aussi, je ne suis pas en train de dire le contraire), ces bavardages ne sont ni le fruit de la superficialité ni de l'hypocrisie, ils sont un processus évolutif très complexe, indispensable pour construire un rapport de confiance, un rapport d'empathie, renforcer des connexions, les rendre profonde en réalité. Et c'est un paradoxe extraordinaire, parce que beaucoup de personnes autistes ont de grandes difficultés à dire des choses qu'elles n'ont pas envie de dire, à mentir d'une certaine manière, pour inventer une sollicitude qui n'existe pas, ou d'acquiescer à des absurdités pour lesquelles elles n'acquiesceraient pas normalement, mais c'est le point central de ces bavardages. La personne qui voulait boire un verre pour se plaindre de son partenaire n'est pas venu vous demander des conseils matrimoniaux, elle est venue pour que vous l'écoutiez se plaindre. Point. Et c'est quelque chose de vraiment difficile à endurer, en tout cas pour moi. Cela dépasse mon entendement que l'on me convoque pour une conversation où je ne peux pas dire ce que je pense, et pire, où je dois souvent dire ce que je ne pense pas et respecter des protocoles sociaux, dont j'ai conscience de l'importance mais qui sont tellement éloignés de ma nature que leur application m'est insupportable.
C'est l'un des sujets qu'il m'est impossible d'aborder en public tant les bavardages sont ancrées dans la société, exprimer mon ressenti à ce sujet me ferait encore passer pour quelqu'un qui s'invente des problèmes et qui se victimise avec des choses "inoffensives".
Évitement
En raison de toutes ces difficultés et efforts, il va sans dire que j'ai beaucoup de stratégies d'évitement aussi. Je vais fuir aussi rapidement que possible les situations exigeant que j'interagisse trop longtemps avec les gens. Et cela même pour les événements ou soirées que j'organise moi-même. Les gens qui me connaissent savent très bien que je peux être le dernier arrivé et le premier parti d'une soirée, mais je fais de gros efforts pour ne pas répéter ce schéma avec mes collègues de travail car les enjeux sont plus importants pour moi, ainsi que pour mon association LGBT vis-à-vis desquels j'ai des devoirs. J'ai une meilleure maîtrise maintenant pour éviter de fuir tout de suite, mais c'est dépendant de l'énergie dont je dispose donc cela reste très aléatoire. Je peux spontanément partir au milieu d'une conversation, même d'un dîner, il s'ensuit généralement une dépression très accablante car je culpabiliserai beaucoup et je jugerai ma fuite comme un échec important. Cela n'arrive que lorsque je jauge mal l'énergie qu'il me reste et que je découvre malgré moi que je ne suis plus en mesure d'endurer ou de gérer quoi que ce soit. Cela a pu être très déconcertant pour mes amis ou interlocuteurs lors de ces moments où je disparais d'un seul coup mais j'ai appris à mieux évaluer mes forces et à diminuer les risques que ces situations ne se produisent.
L'effet pervers est que j'ai souvent un excès de prudence et que cela me vole irrémédiablement beaucoup de moments que j'aurais pu partager avec les autres, simplement parce que je suis terrorisé de perdre mes moyens ou d'échouer encore une fois. C'est un cercle vicieux et l'équilibre est difficile, voire impossible, à trouver. Parfois je me replie trop, parfois je m'expose trop. Je n'ai jamais trouvé la balance et j'ai souvent mal jugé mes forces. J'ai vraiment l'impression d'avoir traversé la vie comme un funambule sur un fil avec des précipices de chaque côté. Je n'ai jamais trouvé de position confortable, à l'exception des communications textuelles mais qui sont peu tolérées par les gens, qui n'apprécient pas d'avoir à lire mes pavés de texte massifs pour comprendre ce que je veux leur dire.
Rejet tactile
La dimension tactile est essentielle dans les interactions humaines et, comme je l'ai indiqué, j'ai fait un gros travail de désensibilisation qui m'a pris des années pour être capable de bien gérer ces échanges tactiles. Ce travail a été motivé par les réactions de ma petite cousine qui s'agaçaient que ma grand-mère Grandine et ma tante Kally lui disent constamment de ne pas me toucher, et je culpabilisais moi-même d'avoir des réactions épidermiques, surtout vis-à-vis d'une petite fille de son âge, même si tout le monde était logé à la même enseigne. J'ai mis beaucoup de temps à apprendre à ne pas faire transparaître ma fureur lorsqu'on me touche sans me prévenir, et j'ai moi-même intégré dans mon ingénierie sociale d'être tactile, d'avoir des gestes vers les autres, ce que je gère très bien si c'est moi qui initie ce contact. C'est un aspect sur lequel je suis content d'avoir travaillé car j'ai l'impression que cela m'a énormément servi à être perçu plus "humainement" par les autres. Ma petite cousine avait fini par dire à sa mère que je m'étais "grave détendu" maintenant lorsqu'elle me touchait, ce qui nous avait fait rire ma tante et moi, et que j'avais considéré être une énorme victoire personnelle.
Cette désensibilisation n'a pas rendu agréable ces interactions pour autant, j'ai appris à gérer mes réactions plus qu'à changer mes sensations internes. J'ai récemment fait un bilan sensoriel avec un psychomotricien et j'ai été surpris des thérapies possibles à ce niveau, donc je pense qu'il y a des gros points d'améliorations possibles avec l'accompagnement d'un professionnel.
Organisation sur calendrier de mes interactions sociales
Il m'est impossible de faire durer une relation dans le temps sans l'aide d'une technologie abondante qui m'assiste dans tous les moments de ma journée. Mon calendrier me permet de suivre une organisation millimétrée pour adopter les bons comportements tout au long de ma journée (3), il m'indique quand envoyer un texto à une amie, quand laisser un commentaire sur la publication d'un ami sur les réseaux sociaux, il joue un rôle essentiel pour mes actions sociales. C'est une ingénierie sociale complètement fabriquée mais indispensable pour me permettre d'avoir une vie sociale et de conserver mes amitiés. Sans la technologie, je n'ai aucune capacité de rétention. L'affection que j'ai pour une personne ne me permet malheureusement pas de penser à elle ou d'initier une interaction sociale naturellement. Pendant des années, j'ai essuyé des échecs et des éloignements très douloureux, sans comprendre ce que je faisais mal par ailleurs, car les gens attendaient de moi que je prenne de leurs nouvelles et que je m'intéresse à ce qu'ils faisaient, ce qui peut paraître évident mais qui ne l'était pas du tout pour moi. Je n'ai jamais compris pourquoi le temps détériorait les relations, cela m'échappe, mais je ne suis pas capable d'appréhender non plus les changements chez les gens ou les changements de dynamique dans les relations, vraiment n'importe quel changement, je vis dans un monde où tout est complètement figé. Mon affection pour les gens est inaltérable car je les aime pour des motifs très précis, pour ce qu'ils sont ou ce qu'ils m'ont dit être, et je ne vois pas comment le temps pourrait invalider les raisons de mon affection pour eux, parce que j'absorbe ses raisons avec une telle sincérité qu'elles sont vraiment imprégnées en moi comme unilatérales et inaltérables, elles font loi dans ma tête. Cela a la qualité de me rendre extraordinairement loyal mais il y a beaucoup de contreparties et de défauts à cela. Je pouvais proposer un dîner à un ami quatre ans après l'avoir vu la dernière fois et avoir une réaction de rejet que je ne comprenais pas. Bien entendu, à force de me heurter à ces réactions et rejets, j'ai fini par bien comprendre et intégrer que je n'avais pas un comportement approprié, et c'est pour cela que j'ai créé toute cette organisation programmée avec des rappels constants pour m'assurer de bien répondre à ce qui est attendu de moi socialement, mais aussi pour m'assurer que mes amis sachent que je les aime et qu'ils comptent pour moi, car ils pouvaient avoir l'impression du contraire. J'ai souvent eu des sentiments très conflictuels à l'égard de cette vaste organisation millimétré, à cause de laquelle je pouvais avoir l'impression que cela rendait mes relations complètement artificielles avec les autres, en me forçant à leur écrire ou à les voir, mais mon compagnon Mathieu avait une façon très plaisante de me rassurer là-dessus en me disant qu'au contraire, je faisais plus d'efforts envers les personnes que j'aime que la plupart des gens. Et j'aimais cette pensée, même si je ne pouvais m'empêcher de me reprocher que ce ne soit pas "normal" d'avoir à se mettre autant de rappels tout au long de sa journée pour réussir à garder ses amis et exister parmi les autres. C'est très douloureux pour moi d'accepter le fait que j'aime les gens d'une façon si différente de la norme, je culpabilise de ne pas naturellement penser régulièrement à eux ou ressentir le besoin de les voir. Finalement, j'ai des sentiments si inaltérables vis-à-vis des gens que j'aime que je ne ressens aucun besoin d'entretenir ces relations, je ne ressens aucun manque non plus, cela m'a beaucoup desservi, et appris, mais j'ai su corriger le tir et cela a métamorphosé mes relations avec les autres, les retours ont été très positifs. L'inconvénient étant bien entendu l'organisation et les efforts colossaux que cela exige de moi, mais à mes yeux, cela en a toujours valu la peine.
Usure des gens que j'aime, et des autres
Maintenant que j'ai fini de parler de l'aspect très "technique" des méthodes et stratégies qui me permettent de m'intégrer le mieux possible parmi les autres, j'aimerai aborder l'aspect le plus fondamental, mais aussi le plus terrible, qui selon moi est le point qui m'a permis le plus de "réussir" mon intégration sociale à un niveau aussi élevé. Pour éviter que les personnes me trouvent anormales ou que mes proches souffrent de mon autisme, je suis contraint de maintenir une distance entre les gens et moi. Une distance de sécurité, qui permet d'être ami sans être trop proche, qui permet de se voir sans que cela ne dure trop longtemps, qui permet de présenter les "meilleures" versions de moi possibles pour assurer que la relation perdure dans le temps. Ce n'est pas quelque chose que je recommande à qui que ce soit mais encore une fois, c'est quelque chose que j'ai fini par faire après avoir essuyé des souffrances profondes et des pertes qui ont été terribles dans ma vie. Je sais que tout le monde a mille opinions et conseils en la matière, et aurait entrepris les choses de mille façons différentes, mais lorsque vous avez passé toute votre vie à vous retrouver avec les mêmes rejets, les mêmes discriminations, les mêmes situations, vous apprenez à vous remettre en question et à faire tout ce que vous pouvez pour changer ce que vous pouvez changer. Et c'était important pour moi d'avoir des amis et de les garder. Malheureusement la réalité ne correspond pas aux citations inspirantes sur les réseaux sociaux, "être soi-même" pour une personne autiste permet rarement d'atteindre cet objectif, cela me paraît même complètement utopique. J'ai adopté cette stratégie de distanciation pour réussir, et à bien des égards, elle a fonctionné.
J'ai identifié 4 phases importantes que les personnes ont avec moi :
La première est la fascination. Même si je fais des efforts pour m'adapter et me comporter "le plus normalement" possible, il saute assez vite aux yeux des gens que j'ai un cerveau différent, une réflexion différente, des propos différents. Et mon assurance affichée, mon sens du contrôle, mon intelligence, vont énormément les séduire. Il y a quelque chose de "particulier" qu'ils vont identifier chez moi et qui va les attirer vers moi. J'ai souvent été surpris de l'attraction que je pouvais générer malgré moi auprès des gens, indépendamment de leur sexe et de leur sexualité. Je les confronte à une intelligence différente qui leur plaît, et ils veulent me consommer, me revoir, ils manifestent un désir envers moi. Ils ont leur phase de lune de miel, où ils me découvrent, où ils adorent ma différence, ma candeur autant que mes idées affirmées, ma créativité et ma perspective du monde.
La seconde est l'affection. C'est une phase où nous nous explorons mutuellement. Je les fascine encore mais ils commencent à comprendre que je ne leur mentais pas sur qui j'étais. Car j'ai une façon très frontale de me présenter, de dire qui je suis, de prévenir et de faire comprendre aux gens comment je me comporte pour qu'ils ne soient pas surpris et qu'ils sachent si je suis une personne qui répond à leurs critères pour devenir ami. C'est très important pour moi qu'ils sachent à quoi s'en tenir pour ne pas leur faire perdre de temps et d'énergie, et qu'ils ne m'en fassent pas perdre non plus, ce qui fonctionnerait si les gens savaient ce qu'ils voulaient et ne surestimaient pas leur morale ou leurs intentions. Ils pensent m'apprécier, sont toujours dans l'élan de la fascination mais comprennent ce que je suis vraiment petit à petit, mes aspects agréables mais aussi désagréables. Ils me parleront de leur vie, de leurs problèmes et ils se confronteront à mes monologues sur toutes les pistes de solutions que j'ai en tête pour les aider. Certains trouveront ça touchant, d'autres invasifs. Ils découvriront que je ne communique vraiment qu'à l'écrit, pas au téléphone, et cet aspect les dérangera parfois. Mais au global, cette seconde phase, c'est juste de découvrir que j'ai mes défauts comme mes qualités. C'est un moment où les gens redescendent sur terre et que la nouveauté excitante que je représentais se dissipe avec la réalité, ce qui leur plaisait tant chez moi ne leur apparaît plus comme une évidence, et ils sont plus lucides sur le fait que je suis une vraie personne, avec des défauts aussi importants que mes qualités.
La troisième phase est l'usure. Si les personnes me fréquentent trop, elles vont souffrir de plus en plus de mes lacunes sociales. Dans un premier temps, elles auront pensé que ça ne leur manquerait pas, qu'elles comprenaient qui j'étais, après tout je leur avais donné le mode d'emploi et dans la théorie, elles se sentaient tout à fait capable d'entretenir une relation avec moi. Mais dans la pratique, elles vont découvrir que beaucoup de petites choses que je ne peux pas faire vont véritablement leur manquer. Les petites conversations ? Impossible. Un verre spontané en terrasse ? Impossible sans rendez-vous plusieurs semaines à l'avance. Me parler de leurs problèmes affectifs sans que je donne mon opinion ? Quasiment impossible. Venir à leur anniversaire ? Quasiment impossible. Partir en week-end ensemble ? Pas intéressé parce que je suis satisfait de la relation que j'ai présentement avec eux et que je ne souhaite pas qu'elle évolue en autre chose. Venir à leur mariage ? Quasiment impossible. Tout comme je suis éreinté de totalement changer pour m'adapter aux autres, les gens vont également être de plus en plus fatigués de devoir se plier à mon organisation, à ma rigidité, à ma façon de fonctionner, à ma façon de parler. Leur patience va s'étioler au fur et à mesure, d'autant qu'ils vont se questionner sur le gain de cette relation dans leur vie. Ce n'est pas une question impertinente. Ne vous y méprenez pas, je suis extrêmement loyal, extrêmement présent pour mes amis, mais pas d'une présence qui correspond à ce que la plupart des gens attendent. Je suis toujours présent quand ils ont vraiment besoin de moi. On me demande de l'argent, je le donne. On me demande d'aider pour une situation, j'aide. On me demande de faire un site internet, je le fais. On me demande de fournir un travail, je le donne. De bon cœur. Je ne réclame rien en retour. Mais me voir juste pour le plaisir de me voir n'est pas si simple de mon côté, parce que cela me demande beaucoup de préparation et d'énergie, ce qui n'est pas forcément compris de l'autre côté, ce que je respecte parfaitement. Il y a une usure terrible qui se crée parce que même si les gens se seront convaincus qu'ils pourront gérer mon autisme, ils réaliseront souvent que leurs attentes ne sont pas compatibles avec la réalité de ce que je peux leur offrir en retour. Et c'est une réalisation brutale.
La dernière phase est celle du dégoût. Ce mot peut sembler extrême mais c'est simplement la réalité. C'est ce que les autres me font ressentir dans ce moment-là, je n'ai pas d'autres façons de le décrire. Cela me rend triste mais il n'y a rien de plus que je puisse faire de toute façon. Je ne peux pas changer qui je suis, pas au fond, et malgré tous mes efforts, je reste très limité sur ce que je peux offrir socialement. Et c'est tout le but de la "distance de sécurité" que je maintiens entre les gens et moi, pour qu'ils n'atteignent pas ce stade. Pour que la déception n'atteigne pas des degrés trop hauts et que la relation ne dégénère pas vers quelque chose d'irréversible. Je préserve les autres autant que je me préserve moi. Je ne peux pas les exposer trop longtemps à mes comportements car cela finit toujours par du rejet à la fin, et c'est quelque chose que je ne suis plus capable d'endurer du tout. Les dommages sont trop profonds. À force d'échecs et de remises en question, j'ai réussi à créer un système qui m'a permis de conserver des amis et de préserver un équilibre précaire avec eux, tout en m'évitant autant que possible de m'exposer à des situations de rejet qui sont de toute façon beaucoup trop sévères et dangereuses pour moi, avec des dépressions et des risques suicidaires disproportionnés.
Il est extrêmement rare que des personnes parviennent à rentrer dans mon cercle intime, parce que j'estime factuellement, en me basant sur mon vécu, que consentir à plus de proximité est desservir notre relation, tout en prenant le risque à m'exposer à des dangers sérieux par la suite lorsque les choses se dégraderont. Je n'ai pas créé ces systèmes par des réflexions obscures, ils sont seulement le fruit de mes relations passées et de leurs conséquences très profondes sur ma santé mentale. Il n'y a qu'une certaine limite à ce que je peux changer chez moi, et c'est la même chose pour les autres personnes aussi. Il n'y a personne de malveillant dans l'équation. J'observe simplement les gens être incroyablement usés par qui je suis si j'ai le malheur de baisser la garde et d'être vraiment moi-même. Après être longtemps usés par ma personne, ils en arrivent à un point où ils ne voient plus le gain que j'apportais dans leur vie, et la fascination qu'ils avaient pour moi a laissé place de plus en plus à du dégoût, à un rejet de qui je suis, alors que je suis resté exactement la même personne. Je vois bien ce changement s'opérer. C'est quelque chose d'ailleurs qui peut être très gênant et conflictuel pour ces personnes car elles savent également que je suis resté exactement égal à moi-même, que je suis un point immuable dans le temps, et elles culpabiliseront de leurs réactions et de la façon dont elles réagissent désormais en ma présence. Et leur dégoût ne veut pas dire qu'il n'y a plus d'affection, c'est juste qu'ils ne peuvent plus endurer ma façon d'être. Il n'y a aucun misérabilisme dans ce que je décris, c'est invraisemblable pour les personnes qui ne sont pas confrontés à d'autres personnes autistes ou en situation de handicap, mais cette usure est très réelle, et très commune pour ceux qui y sont confrontés. Arrive ce point final où ils réalisent qu'ils sont épuisés de faire des efforts pour moi, qu'ils ne sont pas du tout adaptés à ma façon d'être, à ma neurologie, que nous sommes en quelque sorte irréconciliables.
Durant cette étape, les personnes n'ont presque plus aucune patience à m'accorder et vont avoir des réactions excédées vis-à-vis de moi, même pour des choses basiques, mais qui me seront quand même inaccessibles. Des individus qui pouvaient parfaitement se montrer tolérant avec mes troubles autistiques vont désormais changer d'attitude, ils m'apprécieront quand j'aurai l'énergie de faire semblant d'être normal mais dès qu'apparaît l'un de mes troubles autistiques, ils pourront avoir des réactions de rejet très fort, qui n'étaient pourtant pas habituelles dans notre relation. Ils s'autoriseront même, alors qu'ils ne le faisaient pas, à me faire des remarques ou des leçons, ou même carrément à me demander de me comporter différemment. C'est pour ça que je parle de dégoût. Et je ne peux pas leur jeter la pierre. Bien sûr, cela n'est arrivé qu'avec les personnes qui m'ont connu tel que je suis vraiment, ce n'est jamais arrivé avec quiconque envers qui je cachais mon autisme ou avec qui je maintenais une distance suffisante. Quelqu'un lisant mon témoignage pourrait avoir un avis tranché sur la question, en se disant que je n'ai pas rencontré les bonnes personnes qui sauraient "m'apprécier tel que je suis" mais à mes yeux cette appréciation serait complètement utopique et dans l'ignorance totale de l'usure que je cause malgré moi. Il faut s'y confronter pour la comprendre véritablement, ce n'est pas à prendre à la légère, c'est très réel.
Je n'ai pas de doute qu'il y ait des gens qui seraient peut-être capables de m'aimer tel que je suis vraiment quelque part dans le monde, mais cela ne me paraît pas très réaliste. De toute façon, je n'ai pas l'impression que la solution réside à trouver une personne assez "forte", patiente et compréhensive pour me supporter. À mes yeux, cela a toujours été à moi de faire ce travail, c'est à moi de me rendre supportable pour les autres. Et ce n'est pas qu'une question de sagesse ou d'opinion, c'est aussi très basiquement une question de survie, je me serais déjà suicidé au seul prix de l'isolement si je n'avais pas réussi à me briser en mille morceaux pour me recoller dans une forme acceptable pour les gens. J'y ai longtemps gagné au change, même si je sais que c'est aussi la raison pour laquelle je me retrouve au point où j'en suis aujourd'hui. Je pense que tout le monde doit faire des efforts pour tout le monde, cela doit aller dans les deux sens, et j'ai fait ce que je pouvais du mien. En identifiant l'usure que je créais auprès des personnes que j'aime, j'ai appris à les protéger de moi en les tenant à une certaine distance. C'était le bon choix je crois. J'ai réussi à me faire des amis. Et honnêtement, ils méritaient ces efforts-là.
Des conséquences graves
Bien que ces stratégies, certes très lourdes, me permettent d'accéder au monde, elles engendrent de sévères contreparties. C'est pour cela que je mets en garde les personnes autistes qui me liraient, particulièrement les plus jeunes. Ne suivez pas mon chemin si vous souhaitez préserver votre santé mentale, votre santé physique, votre vie. J'aurais tellement préféré que mon témoignage soit un récit inspirant sur "Comment être moi-même m'a fait briller en société" plutôt que "Comment je fais semblant d'être normal". Mais la réalité n'est pas celle que j'aimerais et mon histoire n'est vraiment pas inspirante, mais j'ai vraiment cru que la voie que je ne prenais était la bonne, j'y croyais profondément. Je payais déjà un lourd tribut dans cette entreprise délirante d'adaptation coûte que coûte, mais je n'en ai réalisé le prix véritable que lorsqu'il était déjà trop tard.
C'est une voie où j'étais perdant dès le départ. La plupart des gens ne parviennent pas à appréhender que la version "normale" que je leur présente est en réalité la version de moi qui est déjà au maximum de mes efforts, la plus éreintée, la plus investie, dévouée à cette performance exténuante pour essayer de faire le moins de faux-pas possible et de ne pas être rejeté aussitôt. Mais cela me place dans une situation impossible qui est inextricable. Je suis constamment méjugé, et même pas forcément pour qui je suis, parce que je dois constamment porter mon masque en société, au final c'est un préjudice autant créé par moi-même que par les autres. Si je ne porte pas ce masque, on me brise. Si je porte mon masque, on me juge pour ce que je ne suis pas. Tous mes efforts pour être une personne "adaptée" sont complètement cachés derrière ce persona, ce masque de moi qui n'est pas moi. Comment en vouloir à ces personnes qui me rejettent ou qui dénient mes difficultés alors que je fais moi-même tant d'efforts pour masquer mes "faiblesses" pour me mettre à leur niveau ? Je crée moi-même une situation qui me porte préjudice parce qu'en cherchant à m'adapter absolument, je fais croire aux autres que je suis à la hauteur des standards sociaux et cela les pousse à avoir des attentes "normales" vis-à-vis de moi qui sont déjà en dehors de mes limites. En masquant si fort mon autisme, en travaillant si dur pour m'adapter, j'ai habitué les personnes à attendre cette version "normale" de moi, qui est déjà en soi une version excède mon endurance et qui n'est pas soutenable. Je crée mon propre préjudice car ils pensent que ce qu'ils voient de moi est ma "moyenne" et n'imaginent pas une seconde que je suis déjà complètement à bout. Pour eux, tout est "normal".
C'est irrationnel de ma part de leur en vouloir lorsqu'ils sont surpris de se heurter à mes incapacités et à mon autisme, mais pour être honnête, il y a toujours une partie de moi qui est quand même en colère contre eux. Je sais pourtant que ce n'est pas de leur faute mais cela me rend furieux et triste. Il y a une frustration extrême dans cette situation parce que je choisis le moindre mal, faire semblant, c'est la voie la moins dangereuse et la moins discriminante pour moi, mais elle est néfaste malgré tout. Il y a une solitude abyssale qui découle de toutes ces stratégies d'adaptation parce que je ne présente qu'une version "acceptable" pour les autres, il n'y a jamais de place pour qui je suis vraiment. Je me suis tellement heurté à du rejet lorsque j'essayais d'expliquer mes difficultés que j'ai juste fini par abandonner, la dépense d'énergie n'en vaut jamais la peine. À force de ne jamais être pris au sérieux, de ne jamais être vu, jamais être entendu, jamais être respecté pour ce que vous êtes, vous finissez juste par abandonner d'essayer de communiquer quoi que ce soit. C'est l'isolement par le rejet et le déni des autres. Vous vous renfermez sur vous-même, vous vous renfermez dans ce rôle qui facilite la vie de tout le monde et d'une certaine façon la vôtre, parce que vous savez bien que c'est le moyen qui vous expose à la moins grande quantité de souffrance. Le plus pernicieux en acceptant petit à petit votre situation et isolement, c'est que vous perdez l'une des choses les plus importantes pour vous éviter de sombrer dans la dépression, les addictions, le suicide : vous perdez la capacité de demander de l'aide aux autres.
Outre mon autisme, j'ai envie de faire mes preuves comme n'importe quelle autre personne, montrer ce dont je suis capable, c'est parfaitement honorable et c'est ce que j'ai fait avec ferveur, mais ces objectifs deviennent complètement absurdes s'ils sont exclusivement tournés vers une intégration qui n'est validée que par les autres. Cette acceptation, elle est inaccessible, normative, validiste. Au début, vous arriverez à tenir la barre, vous vous époumonerez, vous vous éreinterez, vous vous tuerez à petit feu mais vous serez récompensé pour cela, et cela vous poussera toujours plus à faire abstraction de vos véritables limites et capacités parce que vous aurez l'impression de progresser, vous verrez les gens enfin vous "accepter", vous apprécier, cela vous comblera, et vous persisterez alors dans vos efforts sans vous apercevoir que vous vous détruisez mentalement et physiquement, parce que ces maigres réussites auront un goût de victoire si inhabituel, si enivrant, si intoxiquant, que cela vous fera croire que le prix en valait la peine. En tout cas, c'est ce qui s'est passé pour moi. Certains de mes amis autistes m'ont partagé ce sentiment aussi, je ne crois pas que ce soit une expérience isolée. N'être accepté que lorsque nous sommes au maximum de nos efforts, au-delà de nos limites, à contresens de notre nature, n'est pas tenable sur la durée. Et je dirais n'est pas désirable tout court, même si ce n'est pas aussi simple.
C'est une stratégie vérolée dès le départ mais encore une fois, quel choix réel a une personne autiste qui a les facultés intellectuelles de compenser autant qu'elle le peut les aspects qui lui valent d'être rejeté. Mais jouer le jeu des autres, à la longue, finit forcément par nous rompre. À un certain point dans notre vie, au pied du mur, exténués, nous finissons par nous interroger sur l'intérêt de tout cela, sur l'appréciation que les gens peuvent réellement avoir pour nous, alors même que nous portons constamment un masque. Cela peut conduire à des dépressions très profondes, des anxiétés sévères, parfois même des dissociations, nous pouvons sombrer dans des réflexions inextricables parce que nous prenons de plus en plus conscience que nous sommes aimés pour ce que nous ne sommes pas et toujours rejeté pour ce que nous sommes ou si nous faisons des faux pas qui révèlent notre nature, et tous ces sacrifices qui paraissaient si justifiés le deviennent de moins en moins à mesure que notre essence vitale se consume, car il devient impossible de maintenir cette quantité d'efforts à travers les années, et beaucoup d'entre nous arrivent à un point où il n'y a juste plus rien, plus aucune endurance, plus aucune énergie, plus aucune faculté à maintenir cette version "acceptée" de nous. Il y a une perte de sens terrible, la chute peut être très brutale. Il y a une rupture physique mais surtout une rupture mentale, une crise existentielle profonde. Est-ce que tous ces sacrifices en valent vraiment la peine ? Qu'est ce qui est vrai si tout ce que je fais est faux mais satisfait les autres ? J'ai complètement absorbé le rejet des autres à travers les années, cela m'a rendu extrêmement critique envers moi-même. Je suis encore plus impitoyable contre moi que ne le sont les autres. De toute évidence, j'ai envie d'être quelqu'un de bien, d'être quelqu'un d'apprécié et valorisé parmi les autres. J'ai toujours fait de mon mieux pour cela et c'était vraiment une expérience déchirante de voir tous mes efforts anéantis dès le moindre instant de relâchement ou d'épuisement. D'être perçu instantanément pour une personne malpolie ou irrespectueuse dès que je n'avais plus la force de me surélever au niveau des autres, pour avoir la bonne gestuelle, le bon ton, le bon propos, le bon comportement. C'est une lutte trop inégale. Une lutte démente. Une lutte impossible. C'est dément de l'avoir entrepris tout court mais encore une fois, quel choix avais-je vraiment dans le fond. Tant de personnes autistes renient ce qu'elles sont pour satisfaire les autres, et au final se détruisent insidieusement et durablement en faisant ces efforts, c'est un cercle vicieux qui nous endommage toute notre vie. Il y a des personnes autistes qui s'en sortent très bien et il y en a d'autres qui ne s'en sortent jamais. Moi je n'ai pas su le faire malheureusement, je n'ai pas emprunté le bon chemin. J'ai cette aspiration viscérale de vivre avec les autres comme une personne normale mais c'est une aspiration aussi délirante que validiste. J'ai troqué ma dignité tellement de fois simplement pour pouvoir exister parmi les autres, c'est d'une tristesse. Et je suis loin d'être le seul autiste dans ce cas malheureusement.
Autre conséquence de vivre dans cette terreur permanente de faire le moindre faux-pas et m'exposer aux rejets des autres : le fait de devoir tout intellectualiser, tout analyser à l'extrême, me crée souvent une forme de paranoïa qui m'est très préjudiciable. Étant donné que je suis obligé de considérer les sens de chaque phrase, toutes les intentions possibles d'une personne, de vraiment réfléchir à toutes les possibilités pour essayer de décoder l'information réelle qu'on veut me transmettre, je vais souvent me perdre dans des pensées arborescentes qui vont m'amener à des conclusions, ou des hypothèses, qui sont loin de la réalité ou qui sont bien sombres. Je ne vais pas avoir particulièrement plus d'a priori que les choses vont mal se passer mais je vais agacer tous les gens autour de moi de seulement considérer ces possibilités négatives, ou de perdre un temps fou à me préparer à des situations improbables qui ne vont probablement, statistiquement, jamais se produire. Mais même s'il n'y a qu'une chance sur cent, ce taux est encore bien trop élevé à mes yeux et je vais complètement m'investir pour m'y préparer. C'est très fatiguant pour moi mais c'est surtout très difficile à supporter pour mes proches. Par exemple, j'ai passé plus d'une soixantaine d'heures à étudier la criminalité en Thaïlande, ce qui agaçait grandement mon compagnon, au point de l'affecter et de lui faire appréhender notre voyage. Il trouvait ça malsain de ma part de me plonger dans des documentations sordides et de me préparer à toutes les arnaques et dangers possibles. Mais de mon côté, ces préparations ont toujours eu un effet très positif et me permettent de rester en contrôle lors du moment présent. L'extrême préparation me permet de rendre les choses respirables et praticables. J'ai compris que mon extrême besoin d'anticipation était perçu très négativement en tout cas, on me reprochait souvent qu'étudier ces possibilités était une façon de désirer qu'elles se produisent, ce que j'ai toujours trouvé incompréhensible. Cet excès d'anticipation est très impactant dans mes relations car les personnes peuvent être offensées par les scénarios que j'imagine, il n'est pas normal d'anticiper la mort d'un ami par exemple ou le fait qu'il perde prochainement son travail. J'étais également pris par des crises de panique assez sévères pour une amie partant à l'étranger, et je lui ai répété plusieurs fois de prendre une bombe au poivre pour prévenir un viol potentiel. Je peux être assez dérangeant et invasif.
Paradoxalement, mon excès d'anticipation, qui me permet très honnêtement d'être fonctionnel en société, a donc aussi un effet nuisible, parfois contre-productif. Dans tous les cas, quel que soit le contexte ou les personnes, j'ai toujours constaté que mes préparations inimaginables ne suffisaient jamais. Toute ma puissance cérébrale est insuffisante pour compenser correctement mes lacunes sociales, comportementales et de communication, et pour me préparer aux situations. C'est bien là où se dessinent davantage mes handicaps, il y a des limites flagrantes à ce que je peux faire de mon côté pour réussir à m'intégrer et vivre parmi les autres.
À force de lutter en vain comme un forcené, en étant totalement isolé, en faisant des efforts que personne ne voit, beaucoup de personnes autistes sombrent dans des addictions. J'ai été très surpris en discutant avec d'autres personnes autistes de découvrir le pourcentage d'entre elles qui avaient un mésusage d'alcool, de médicaments ou de stupéfiants, et/ou qui avaient des addictions, particulièrement parce que je pensais être un cas très isolé. Je ne rapporte en aucun cas cela pour prétexter mes propres addictions mais je pense qu'il faut en parler parce que c'est un aspect qui me parait peu étudié des personnes autistes et qui me semble pourtant être symptomatique des souffrances endurées. Je ne doute pas que des études dévoileront beaucoup de choses à ce sujet dans les années à venir et j'espère que cela permettra de meilleures prises en charge, car les addictions ont un impact majeur sur la santé mentale et je ne crois pas qu'un accompagnement puisse être réussi si cet aspect est ignoré chez une personne autiste qui en a.
Personnellement pour parvenir à tenir mes efforts déments pour être à la "hauteur" des autres, et à maintes occasions pour me détourner du suicide, j'ai été accompagné toute ma vie par différentes addictions. Alcoolisme, jeux vidéo (au point de perdre mon travail et mon logement), toxicomanie, des béquilles infernales pour me "soutenir" dans la vie. J'y reviendrai plus en détails dans la seconde partie de mon témoignage car il est impossible de comprendre comment on peut en arriver à chuter dans un usage incontrôlé de drogues dures sans connaître la succession d'événements qui amène à cette extrémité.
Pour terminer, la conséquence ultime de tous ces efforts, mécanismes et autres stratégies pour survivre parmi les autres, c'est le risque sérieux de suicide. Je n'ai pas grand chose à développer à ce niveau, j'ai l'impression d'avoir bien expliqué les fonctionnements de mon autisme, ses conséquences dans la société et pour moi, ainsi que mes efforts pour prévenir cela. Toutes les personnes autistes ne se suicident pas heureusement mais la majorité d'entre elles sont surexposés aux pensées suicidaires (4), et au risque de se suicider tout court (environ 9 fois plus que la population générale, 5, 6). Je ne peux pas parler pour elles, chaque personne à ses propres raisons. Un suicide est le fruit de nombreux facteurs et événements dans une vie.
Je ne sais pas vraiment comment conclure ce chapitre. C'est tellement difficile de trouver les mots pour expliquer ce que j'expérimente, j'espère avoir réussi à transmettre une fraction de ce que je souhaitais communiquer. C'était important que j'explique mon fonctionnement dans cette première partie pour que vous puissiez mieux comprendre la suite de mon témoignage, les décisions que j'ai prise et les situations dans lesquelles je me suis retrouvé, parce que beaucoup d'entre elles sont susceptibles de vous faire lever les yeux au ciel et de vous demander comment il est possible d'être aussi stupide. J'espère que cela vous fera voir avec un peu plus d'indulgence mon parcours de vie.
Chapitre 2 : Une vie à se débattre
Mon histoire n'a rien de spécial, il n'y a vraiment rien de sensationnel dans ce que je vais raconter. Mon témoignage est juste l'une des nombreuses illustrations de la grande fable de la vie, ni plus, ni moins, il n'est pas un baromètre de la souffrance, un concours de misérabilisme, une liste de complaintes pour exprimer ô combien ce que j'ai vécu "vaut" quelque chose. Ce que j'ai vécu ne vaut rien, c'est une vie parmi tant d'autres, c'est tout. Nous expérimentons tous la joie et la souffrance, nous avons tous des beaux moments, nous avons tous nos propres peines, nos propres difficultés. Ce témoignage ne définit pas l'expérience des autres personnes autistes, il est peut-être marginal ou au contraire très commun, je ne sais pas, mais il n'est en tout cas pas à considérer comme le parcours que toutes les personnes autistes auront. C'est mon propre parcours.
Ce témoignage est ma dernière opportunité de raconter la personne que j'étais, les mauvais choix que j'ai fait, les circonstances qui m'ont amené là où j'en suis aujourd'hui. Je m'excuse par avance si le contenu est laborieux à lire, je vais sans doute partir dans plusieurs directions et être trop exhaustif en détaillant mes expériences, je préfère vous prévenir parce qu'on me le reproche souvent. N'hésitez pas à abandonner cette lecture si elle vous est pénible, parce qu'il n'y a pas de grandes conclusions ou leçons à en tirer.
2.1 - Ne jamais être moi-même, à n'importe quel prix
Enfance
Naissance
Je suis né le 15 Mars à 15 heures et 15 minutes (7). Mon chiffre préféré est sans grande originalité le chiffre 15.
Mes parents étaient des adolescents (8), ils étaient aussi passionnés qu'inexpérimentés. Ils étaient beaucoup trop jeunes pour avoir eu le temps de se construire et c'est difficile de leur reprocher leurs lacunes et leur manque de responsabilité à cette époque, même si cela ne changeait pas la réalité qu'ils étaient bien responsables de mon existence. Malgré tout, j'avais déjà un grand-frère, Grégor, qui était né 18 mois avant moi et dont ma grand-mère paternelle s'occupait déjà beaucoup. Ma conception n'avait pas été préméditée et j'apparaissais dans un contexte déjà compliqué.
J'étais un bébé particulièrement difficile et bruyant, qui pleurait beaucoup et qui était inconsolable, ce qui était extrêmement pénible pour mon entourage, particulièrement pour mon père qui avait du mal à gérer l'intensité de mes crises et la difficulté à en voir le bout, sans compter le fait qu'il était déjà une personne de nature très colérique et violente. Mes tantes me racontent souvent comment il me soulevait par la cheville (9) et me jetait contre le mur pour que je "rebondisse" dessus et retombe dans mon berceau, l'une d'entre elles m'en parle quasiment à chaque fois que nous nous voyons tant cela l'avait traumatisé. Les choses étaient très difficiles pour mes parents, ma tante Kally m'a expliqué que la crèche avait fait un signalement à cause des bleus que j'avais sur le corps à cette époque et les services sociaux avaient également visité notre appartement pour vérifier dans quelles conditions je vivais - je n'ai accédé aux photographies qu'à l'âge adulte et elles correspondaient aux descriptions sordides de mon dossier, avec des couches sales sur le sol et des cafards partout au milieu de mes jouets (10) - et il y avait eu beaucoup d'histoires compliquées, c'était vraiment une période très difficile pour tout le monde. Je n'en veux absolument pas à mes parents parce qu'ils étaient très jeunes et complètement dépassés par les événements, et je n'ai aucun mauvais souvenir de tout ça. Je pense même que mon grand-frère en a beaucoup plus pâti que moi car il était plus en âge de comprendre ce qu'il se passait. Ces successions d'événements ont fait que je me suis rapidement retrouvé sous la tutelle de ma grand-mère aux côtés de mon frère car elle avait la possibilité de nous offrir un cadre stable.
Ma grand-mère s'appelait Gisèle mais mon frère et moi l'appelions affectueusement "Grandine", à cause du mot "Grenadine" que nous n'arrivions pas à prononcer correctement et que nous lui réclamions constamment lorsque nous étions petits. Elle a été un pilier essentiel dans notre enfance (11).
Ma grand-mère m'a toujours décrit comme un bébé très difficile, elle ne savait jamais quand j'allais m'arrêter de pleurer. J'alternais des phases de mutisme et des phases d'hystérie, ce qui n'est pas très éloigné des phases que je peux avoir non plus maintenant que je suis adulte, je sais juste les gérer désormais. Elle m'a souvent raconté à quel point je lui faisais peur à cette période parce que je devenais parfois inerte, similaire à un pantin sans vie selon sa description. Je ne luttais plus, je n'avais pas envie de vivre. Lorsqu'elle devait changer mes vêtements, je levais les bras sans dire un mot, en regardant dans le vide, et elle me déshabillait et m'enfilait des habits propres. Pendant une courte période, lorsque j'avais faim, je pouvais m'agiter tellement que j'en tapais la tête contre les murs de façon répétitive. Elle était vraiment très inquiète pour mon développement mais j'avais des hauts et des bas, des périodes passant d'un extrême à l'autre où je pouvais être très colérique ou parfaitement calme pendant des heures, si calme que les adultes pouvaient s'en faire du souci. C'était une période compliquée et floue pour tout le monde, et personne ne savait si j'étais comme ça à cause de la situation de mes parents ou à cause de troubles sérieux dans mon développement, c'était difficile d'évaluer ce qu'il se passait avec moi mais ce qui est certain, c'est que ma grand-mère a fait de son mieux pour que je sois en sécurité et pour me donner de l'amour. Son inquiétude croissait tout de même car elle voyait que ce qu'elle faisait pour moi était insuffisant, et elle s'interrogeait sur mon avenir et les mesures qu'il allait falloir prendre par rapport à mon état préoccupant.
Ma grand-mère m'a toujours répété à travers les années que c'est sa fille, ma tante Kally, qui m'a "sauvé la vie" et c'est sans doute la vérité. Ma tante m'a expliqué que lorsqu'elle m'a rencontré, j'étais un bébé complètement enfermé dans sa bulle, qui ne répondait quasiment plus à son environnement ou aux personnes autour de lui, et que je me balançais constamment. J'étais enfermé dans mon monde et il était de plus en plus difficile d'accéder à ma personne. La plupart des adultes n'y arrivaient plus, ma grand-mère comprise. Elles m'ont expliqué que ma rencontre avec Kally avait déclenché quelque chose de profond en moi à ce moment-là et que son contact m'avait permis de me reconnecter avec le monde. Déjà à cette époque, je supportais très mal les contacts physiques et cela pouvait me provoquer des crises d'hystérie qui semblaient venir de nulle part et qui laissaient ma famille perplexe, il n'y avait que ma mère avec qui j'avais un rapport très fusionnel mais nous ne nous voyions très peu à cette époque. C'était exceptionnel que je puisse avoir ce genre de rapport avec une autre personne et c'est ce qu'il s'est produit avec ma tante Kally, avec qui j'ai tout de suite accepté des rapports tactiles. Elle a alors passé tout le temps qu'elle pouvait avec moi, elle m'a materné, a interagit très intensément avec moi, et cela a marqué des changements notables et très positifs dans mon développement. Je cherchais moi-même la communication avec elle et son contact. Même si j'avais toujours mes spécificités, j'avais quitté cette zone lourde d'inquiétudes pour mes proches qui suspectaient que je m'enferme à un niveau débilitant, ils étaient très rassurés que je sois désormais bien ancré dans la réalité, et j'étais très prompt à interagir avec les autres. Le fait que je me mette à rire a définitivement été une étape importante et une grande réussite pour ma famille, et que je dois à leurs efforts de ne pas abandonner. Avec le temps, ma grand-mère et ma tante me connaissaient beaucoup mieux aussi et s'étaient adaptées à ma façon d'être. Grandine me racontait souvent avec tendresse les souvenirs qu'elle avait de moi tout petit, de la manière dont je me plaçais face à la mer lorsque nous partions à la plage en famille, et que je passais mon temps à faire des gestes majestueux avec mes deux bras pour jouer au "chef d'orchestre contrôlant les vagues" (12). Je trouve ce souvenir attendrissant aussi. Grandine savait vraiment s'y prendre avec moi, elle me connaissait si bien, elle savait que j'adorais les pétales de fleur, je l'enquiquinais souvent sur nos trajets de promenade parce que je voulais caresser les fleurs, alors elle me préparait des fois des assiettes à la maison et y déposait des pétales, et je passais des heures à toucher leur texture, c'était enivrant (13). J'ai de très beaux souvenirs de ces moments, et je les trouve d'autant plus touchants parce que ma grand-mère était vraiment sensible à ce qui me plaisait.
Maternelle
À la maternelle, j'étais un enfant aussi pénible qu'il était possible de l'être. Le personnel avait fini par abandonner de me contraindre aux activités de groupe parce que je pouvais avoir des accès de violence spectaculaire lorsqu'on me forçait contre mon gré. J'étais un enfant toujours dans deux extrêmes, trop extraverti ou trop introverti. Ou je parlais trop et j'étais agaçant pour tout le monde, ou je ne parlais pas et je n'interagissais avec personne, dans les deux cas ma compagnie n'était pas agréable pour les autres et ils me le faisaient bien comprendre. J'étais aussi beaucoup plus intéressé par les images dans les livres que par n'importe quel enfant ou adulte. Ma famille avait toujours des difficultés avec moi sur de nombreux aspects, je refusais par exemple de m'habiller tous les matins - je n'ai jamais supporté de porter des vêtements, hier comme aujourd'hui - alors je criais, je pleurais et il fallait batailler avec moi jusqu'à l'épuisement. C'était une routine vraiment très pénible pour ma famille et qui n'aboutissait qu'à des crises, et des crises, et des crises. Ma tante Kally avait beaucoup d'anecdotes de cette époque parce que je les mettais souvent dans des situations infernales pour de véritables broutilles. Une fois, elle avait passé une heure à essayer de me mettre mes chaussures en présence de ses amis et l'un d'entre eux, qu'elle m'a décrit comme étant habituellement calme et pédagogue, commençait sérieusement à s'impatienter et il avait commencé à lui faire des remarques en lui disant qu'elle ne s'y prenait pas comme il faut avec un enfant "capricieux" comme moi. Vexée et voulant bien l'y voir, elle lui a mis la paire de chaussure dans les mains et elle l'a laissé se débrouiller seul avec moi. Quelques minutes plus tard, elle a entendu un énorme claquement et a accouru pour voir ce qu'il s'était passé. Son ami s'était immédiatement confondu en excuses, il était confus, apeuré et interloqué par son propre geste, il venait de me mettre une énorme claque, totalement excédé par mon comportement et refus irrationnel d'enfiler mes chaussures. Je trouve l'anecdote amusante sur plusieurs aspects parce que les gens, mon père compris, critiquaient beaucoup la patience que ma tante avait à mon égard et elle essuyait très souvent des commentaires désobligeants du type "mauvais mère" parce que les gens surévaluaient complètement leurs propres capacités à pouvoir me gérer. Ils ne réalisaient pas à quel point ma tante était une sainte, elle avait la bonne approche avec moi, même si cela lui coûtait une énergie folle, et des heures entières de sa vie. J'aime beaucoup son anecdote parce qu'elle illustre bien aussi à quel point mon autisme peut transformer la personne la plus gentille du monde en quelqu'un de violent, juste parce qu'elle sera confrontée à un être qui dépasse complètement sa compréhension et sa rationalité qu'elle en sera amenée à manifester de la violence. En tout cas, c'est comme cela que je me l'explique. J'ai souvent subi de la violence simplement parce que mon comportement n'était pas compris par les gens autour de moi et que c'était leur façon de manifester cela. Même si j'ai appris à mieux réprimer mes comportements maintenant que je suis adulte, ce n'est pas un effort que je peux maintenir tout le temps donc ces situations se répètent malheureusement toujours aujourd'hui.
CP
Au CP, mon professeur était d'une patience impressionnante avec tous ses élèves et enseignait avec humour. Tous les élèves riaient beaucoup mais je ne comprenais presque jamais ses blagues. Il s'amusait beaucoup de mon stoïcisme à ses farces d'ailleurs, et il était fasciné par mon assiduité absolue pour remonter en classe. Il me faisait souvent remarquer que j’étais le seul élève qu’il n'ait jamais eu à faire la queue pour retourner en cours avant même que la sonnerie de la récréation ne retentisse.
Addiction au lait - Rapport à la nourriture
À cette époque, j'avais une addiction très importante pour le lait. Le mot peut sembler exagéré mais j'en buvais tellement, de 2 à 4 litres par jour, que ma grand-mère était allée jusqu'à interroger notre médecin de famille parce qu'elle s'inquiétait que de telles quantités soient dangereuses pour ma santé mais il avait fini par la rassurer. Elle m'avait donc laissé consommer autant de lait que je voulais, même si c'était très fatigant pour elle d'acheter autant de briques aussi régulièrement juste pour me faire plaisir, d'autant que j'urinais constamment au lit. Elle a bien essayé de m'empêcher d'en boire le soir mais c'était un combat perdu d'avance, elle n'avait pas l'énergie de gérer une crise d'hystérie de ma part juste pour du lait. Le lait garda une place très importante dans ma routine alimentaire pendant encore de nombreuses années.
J'avais souvent des conflits à cet âge-là autour de la nourriture et il a fallu de nombreuses années avant que ma famille n'abandonne sur ce sujet avec moi. C'était l'un des rares sujets sur lequel ma grand-mère et mon père étaient d'accord, ils exigeaient toujours que je finisse mes plats puis me faisaient des chantages tout à fait raisonnables pour que je mange au moins les trois quart, puis au moins la moitié, puis juste un quart, et cela pouvait finir à seulement "une bouchée", mais je refusais catégoriquement certains aliments et cela était incompréhensible pour eux que je persiste à refuser leurs propositions qui m'auraient permis de me sortir rapidement de cette situation. Ils y voyaient une forme d'insolence ou d'entêtement qu'il fallait "rééduquer" et ils ne comprenaient pas pourquoi je ne me montrais pas raisonnable et que je ne finissais pas par céder, surtout qu'ils me punissaient durement. Ma grand-mère m'interdisait que je quitte la table et je pouvais rester jusqu'à l'heure du coucher devant mon assiette. Si j'étais avec mon père, il parvenait à me faire céder avec une bonne raclée, mais même dans ces situations-là, cela pouvant prendre un temps interminable car je ne supportais pas les aliments dans ma bouche et mon repas s'éternisait à travers des ingurgitations longuement appréhendées et laborieuses. Mon frère était logé à la même enseigne que moi et pouvait se montrer têtu aussi avec sa nourriture, mais rien qui n'était comparable à mon imperméabilité, il finissait toujours par se montrer raisonnable et par passer à autre chose, alors que je restais bloqué devant mon assiette, ce qui ne manquait pas de faire l'objet de ses moqueries mais aussi de sa compassion parfois, où il m'encourageait à manger pour que je sorte de ma situation pénible. Je ne souhaitais manger que des aliments rouges, jaunes et bruns, et je rejetais les aliments verts et roses. Toutes les textures fibreuses et caoutchouteuses m'étaient insupportables. Et pour ne rien arranger, même vis-à-vis des plats que j'adorais, il fallait que la température soit brûlante ou très chaude.
CE1
Au CE1, ma professeure s'était vraiment entichée de moi. Elle avait pourtant l'air de détester tous les enfants, elle criait sans cesse et n'hésitait pas à donner des coups très violents avec sa règle sur le bord de sa table pour exiger le silence. Elle pouvait se montrer d'une grande méchanceté, en disant par exemple d'une élève qu'elle était une fille stupide qui ne ferait rien de bon de sa vie ou d'un autre élève qu'il avait un très mauvais fond et qu’il finirait en prison. Avec moi, elle était d'une générosité sans limite. Elle me chouchoutait de bonbons et de petits cadeaux, ce qui gênait énormément ma grand-mère qui ne l'appréciait pas. Je crois que ma maîtresse appréciait l'attention totale que je lui consacrais et le fait que j'avais toujours les bonnes réponses à ses questions. Un jour, elle avait convoqué ma grand-mère pour lui montrer l'un de mes dessins. Le sujet était de reconstituer un paysage en pointillisme. Lorsque Grandine avait vu mon dessin, elle s'était exclamée que je n'avais pas respecté la consigne. La maîtresse lui expliqua que c'était tout le contraire, que je m'étais si appliqué qu'il n'était plus possible de distinguer le blanc de la feuille. J'avais essayé de reconstituer le Palais des Papes. La remarque de ma grand-mère m'avait fait complètement fondre en larmes et je m'étais enfui de la classe dévoré par la honte.
Les "bonnes leçons" de mon père
Pendant cette période, mon père venait me récupérer deux week-ends par mois, en alternant avec mon frère car nous avions les plus grandes difficultés du monde à coexister ensemble et qu'il valait mieux que je sois seul pour éviter crises et incidents. Même si j'avais une relation très désagréable avec mon père, j'attendais toujours avec impatience mes week-ends avec lui parce qu'il s'absentait souvent pour rejoindre ses amis de jeux de rôle et il me laissait complètement livré à moi-même dans son minuscule appartement, avec du riz ou des pâtes, et surtout avec sa console Playstation. Les jeux vidéo ont joué l'un des rôles les plus importants à mon développement. J'appréciais particulièrement les RPG - role playing game - qui sont des jeux déroulant des histoires et des personnages complexes, et j'avais un intérêt sincère et franchement compulsif pour ces jeux. Pour la première fois, je pouvais étudier les interactions entre les "gens" à mon rythme. À l'époque, la qualité des graphismes dans les jeux était très médiocre et les dialogues devaient expliciter une grande partie de l'action et des émotions entre les protagonistes. J'adorais cela. J'ai appris une quantité impressionnante de vocabulaire en très peu de temps et j'étais moins angoissé à l’idée d’interagir avec les autres. Je considérais de plus en plus la vie comme un jeu interactif et je me devais de trouver les bonnes combinaisons pour obtenir la réussite de « ma mission », c’est-à-dire, la journée en cours. C'était très encourageant pour moi, et les jeux vidéos me donnaient ce courage, tout en m'éduquant.
Mon père essayait autant qu'il pouvait de rester présent pour mon frère et moi, ce qui était très honorable de sa part, mais malheureusement c'était un homme qui ne savait pas comment élever des enfants. Il était très autoritaire et violent, il avait ses propres règles et si nous ne les respections pas, nous en payions le prix. Il avait constamment honte de moi, à ses yeux parfois j'étais trop féminin, je n'étais "pas un homme", je me comportais comme "une fillette", "une tapette", "une mauviette", "une femmelette", parfois j'étais trop autiste alors il me traitait de "débile", de "gogol", il avait toujours ces façons de chercher à m'humilier pour mes comportements, qui ne lui plaisaient pas du tout. Ma grand-mère et ma tante lui sautaient à la gorge à chaque fois qu'il me parlait comme ça, et je pense qu'il regrettait ses propos après les réprimandes des autres adultes, mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Je n'ai aucun doute que mon père m'aimait mais il exécrait vraiment trop violemment mes comportements. Je ne pense pas une seconde qu'il avait une mauvaise intention, il voulait juste que "je sois adapté". J'ai eu un certain nombre de retards sur différents aspects, et l'un d'entre eux quand j'étais petit était celui d'uriner debout. Donc tout naturellement, je me mettais en position assise sur la lunette des toilettes et j'urinais comme ça, ma grand-mère et ma tante n'avaient jamais été dérangées par cela, mais une fois mon père m'avait vu uriner de cette manière et m'avait fait la remarque incisive que j'étais un garçon et que je n'avais pas à "pisser comme une femme". Cela m'avait vraiment troublé, à bien des niveaux, car personne ne m'avait jamais dit cela avant. Je suis tombé dans un trillion de réflexions sur mon sexe, mon genre, mon comportement, alors que je n'étais qu'un tout petit enfant. C'était peut-être des pensées infantiles mais j'étais déjà parasité par des spirales de réflexions. Avec ma grand-mère, j'avais toujours le sentiment d'être parfaitement ordinaire. Avec les autres, j'étais toujours un paria. J'étais déjà habitué à cette différence de comportement entre mes proches et les autres. Mais le commentaire venant de mon père, je l'avais pris à cœur et j'avais commencé à ressentir un énorme mal-être sur qui j'étais. Bien évidemment, j'essayais autant que je le pouvais de faire plaisir à mon père et de me comporter "comme un homme" lorsque j'étais en sa présence, mais j'ai toujours eu des difficultés d'attention et une motricité très discutable, et à cet âge-là je n'étais vraiment pas prompt à cet exercice "d'homme". Je n'arrivais pas du tout à uriner debout et j'en mettais partout, ce qui faisait exulter de rage mon père. Je me souviendrais toujours lorsqu'il m'a attrapé par les cheveux et qu'il a essayé le bord de la cuvette avec mon visage, en me criant dessus qu'il fallait que je me rentre dans le crâne de pisser correctement. C'était très traumatisant pour l'enfant que j'étais, et il m'en a fait voir beaucoup d'autres comme ça. Le pire est que la leçon n'est pas rentrée, les accidents ont continué, et ses réactions étaient plus excédées et violentes les unes après les autres. C'est juste fascinant qu'il ne se soit jamais posé la question de pourquoi j'urinais parfaitement correctement chez les autres sauf chez lui, où j'étais obligé de me tenir debout. Malgré tout, même s'il m'inspirait une grande terreur par son imprévisibilité et parce que je n'arrivais pas à me comporter comme il le voulait, j'ai toujours su que mon père m'aimait. C'est très important parce qu'il a des aspects monstrueux et j'ai clairement des reproches à lui faire, mais il n'est pas du tout monstrueux à mes yeux et malgré ses "erreurs" avec moi, j'ai toujours su qu'il m'aimait profondément. Et il a aussi eu des influences positives sur ma vie. Par exemple, il a été le premier à remarquer que je ne regardais jamais devant moi pour marcher et, à sa manière, il essayait de me "corriger". Il me mettait d'énormes claques sur l'arrière de la tête et il me hurlait dessus pour que je regarde devant moi, et je l'agaçais de plus en plus au fur et à mesure que le trajet se prolongeait car je n'arrivais pas à supporter tous les stimulis simultanés de tout ce que je voyais dans mon champ de vision et j'évitais autant que possible de voir le visage des gens, alors j'avais immédiatement le réflexe de baisser la tête pour ne voir que le sol autour de mes pieds, ce qui pouvait même s'avérer dangereux, surtout quand je l'accompagnais à Rollers. Pendant des années mon père s'est énervé à ce sujet, qui n'était pas pris au sérieux par ma grand-mère qui me laissait être comme je voulais, mais il s'est avéré au final qu'il avait parfaitement raison sur ce point. Des années à marcher en regardant mes pieds ont eu des conséquences sur les vertèbres de ma nuque, au point que ma tante Kally m'emmène voir un spécialiste et que la radio révèle que j'avais effectivement des vertèbres déplacées et qu'il fallait que je rééduque ma posture. Je devais désormais me forcer à marcher en rentrant le menton vers l'arrière et en regardant face à moi. Les premiers mois ont été abominables mais je me suis fais violence autant que possible pour m’assurer d’avoir un physique le plus normal possible, que j’identifiais comme une problématique importante pour réussir mon intégration sociale. J'étais très volontaire pour cette rééducation et elle a porté ses fruits. Maintenant, lorsque mon regard tombe à mes pieds, j'ai parfois le réflexe de relever très vivement la tête, ce qui peut surprendre les gens à côté de moi. Lorsque je suis en crise ou en difficulté dans un lieu public sans pouvoir m’isoler, ma nature revient au galop et je marche en regardant mes pieds et en sortant autant que possible les personnes de mon champ de vision. Comme quoi, mon père n'avait pas été entendu sur cet aspect alors qu'il avait raison, même si sa manière à lui de me rééduquer était sans doute bien trop extrême pour être appropriée. Il faut reconnaître que mon problème aurait sans doute été bien pire s'il ne m'avait pas pourri la vie à ce niveau.
Mon père a aussi joué un rôle fondamental dans la répression de mes nombreux troubles autistiques, j'ai appris dès la plus tendre enfance à contenir mes stéréotypies en public, et tout particulièrement avec lui, parce qu'il me frappait à chaque fois que j'avais le moindre comportement "anormal" pour "m'apprendre" à me comporter en société. Aussi controversé que soit mon avis sur la question, je pense - malheureusement - que son conditionnement violent m'a "dressé" efficacement et a grandement contribué à m'apprendre à "normaliser" le plus possible mon comportement en société, même si de toute évidence c'était très néfaste pour ma santé mentale, cela a été très efficace pour m'apprendre à cacher en public des comportements qui m'auraient valu encore plus de discriminations. Je n'encouragerai jamais ces méthodes parce que je ne souhaite cette souffrance à aucune autre personne autiste mais je n'ai sincèrement aucune animosité envers mon père car, aussi tordu cela soit-il, et ce n'est pas un encouragement à la maltraitance, je considère sincèrement que je n'aurais sans doute pas pu m'intégrer dans la société "aussi bien", notion toute relative, si on ne m'avait pas appris dès l'enfance à cacher ma véritable nature. C'est affreux, dans un monde parfait cela ne devrait pas avoir lieu, mais nous sommes dans un monde imparfait et cruel, et même si je ne suis pas d'accord sur les méthodes, j'ai malgré tout de la gratitude pour les outils que cela m'a donné, même si le prix a été terrible. Je n'avais eu aucun diagnostic à l'époque, j'étais juste un "enfant très difficile" et ma grand-mère ne recevait aucune aide spécifique vis-à-vis de moi, donc je crois vraiment que la "rééducation" de mon père était mieux que rien du tout. S'il ne m'avait pas autant brutalisé et conditionné, il y a de fortes chances que je n'aurais pas été en mesure de socialiser, de travailler et de devenir autonome. Encore une fois, je sais que ce n'est pas quelque chose que je devrais dire, et je dénonce vraiment ces méthodes, qui ont parfois glissé en de la maltraitance, mais je veux aussi partager ma vérité, aussi déplaisante et impopulaire soit-elle, que certes mon père pouvait être monstrueux mais qu'il voulait sincèrement mon bien, et que sans que je justifie ou pardonne la plupart de ses actes, je comprends qu'il voulait bien faire, qu'il n'avait pas les outils, qu'il n'avait aucune aide, qu'il savait ce qui m'attendait dehors, qu'il savait que les gens seraient sans pitié avec moi et qu'il faisait tout son possible pour que j'aie une chance de m'en sortir. Et à bien des égards, il a réussi et contribué à cela. Il a fait ce qu'il a pu avec ses moyens et je lui suis reconnaissant de cela. C'est facile de lui jeter la pierre, et je ne vais pas minimiser le fait qu'il y a un bon nombre de raisons valides de le faire, mais il a aussi beaucoup de mérite sur certains aspects.
Mon amour pour les sciences
Mon amour inconditionnel des sciences a démarré dans cette période-là, par un grand livre sur les animaux dont la couverture était illustrée par la tête dorée d’un lion. J’étais absolument fasciné par les animaux, par leurs variétés et leurs différentes aptitudes. C’était finalement très semblable à mes jeux vidéo. Je fus ensuite très vite captivé par le corps humain, par la technologie, puis par la chimie et pour finir, je découvris mes domaines qui devinrent des intérêts restreints massifs dans ma vie, la physique et la cryptozoologie. J’étais absolument fasciné par l’infiniment grand et l’infiniment petit. Je m’interrogeais vivement sur ces motifs redondants à des échelles aussi différentes, je cherchais la raison pour laquelle la connexion des neurones me paraissait si semblable à celle des constellations. Je pouvais passer des heures à essayer de comprendre l’infini, à réaliser par moi-même qu’il y avait des infinis plus grands que d’autres, et à tenter malgré tout d’en atteindre le bout. Je me sentais soudainement plus ridicule que ce que je me considérais habituellement et c’était une sensation que je trouvais formidable, très juste, très réaliste, parce qu’elle me mettait sur un pied d’égalité avec toutes les autres créatures vivantes. Du côté de la cryptozoologie, mon étude approfondie des espèces répertoriées m'avait mené tout naturellement à m’intéresser aux espèces encore inconnues à ce jour. Je dévorais tous les contenus inimaginables qui abordaient l’épique quête des chercheurs qui découvraient des dizaines de nouvelles espèces à chaque nouvelle plongée sous-marine ou exploration.
Les sciences ont eu beaucoup d'impacts positifs pour moi, je dirais même qu'elles ont été une ligne directrice durant toute ma vie, mais j'en ai aussi tiré du négatif, surtout quand j'étais petit. Par exemple, lorsque j’ai découvert que le soleil était une étoile, que ce dernier était littéralement en train de consumer tous les gaz le constituant et qu'il ne lui restait plus que 5 milliards d’années à exister, cela est devenue une source d’angoisse extrêmement envahissante, qui n'a pas manqué d'impacter ma famille aussi. Mon inquiétude était si grande pour l'humanité et mon hypothétique descendance que je réfléchissais à tous les moyens pour résoudre ce problème colossal et avertir le plus grand nombre de personnes possibles pour qu’ils aident à trouver une solution. J'avais des crises de larmes parce que les gens ne comprenaient pas l'importance de ce que je leur disais, faire survivre l'espèce humaine à la mortalité de notre étoile me paraissait pourtant être le sujet le plus vital qui soit, alors qu'il y avait clairement d'autres priorités que je ne voyais pas du tout étant petit. Je devenais encore plus hystérique quand les gens ne m'écoutaient pas ou ne me prenaient pas au sérieux, c'était vraiment typique venant de moi. Le sujet reste risible pour l’écrasante majorité des gens et je suis arrivé à m’en détacher à travers des raisonnements plus logiques sur le présent et mon rapport à la filiation, mais il m’est impossible de ne pas songer à la destruction de notre système solaire et à la façon dont nous pourrions nous en prémunir. Si toute l’humanité se penchait sur ce problème maintenant, nous optimiserions nos chances de survie pour cet événement inéluctable. C'est rationnel mais c'est aussi irrationnel. Cela m'illustre bien, parce que je n'ai pas du tout le sens des priorités. C'est assez bizarre pour les gens que je considère un problème à 5 milliards d'années devant moi comme aussi essentiel qu'un problème présent, et je comprends leur désarroi lorsqu'ils font face à mes monologues argumentatifs anxiogènes.
Mon amour pour les sciences a aussi dégénéré en d'innombrables expériences. Innombrables. J'étais toujours en train de brûler quelque chose, de faire exploser quelque chose, de mélanger quelque chose, de faire fondre quelque chose, de faire toutes sortes d'expériences inimaginables pour assouvir ma curiosité. C'était vraiment épuisant pour ma grand-mère. J'avais créé une petite mixture qui faisait une détonation au contact du feu et j'avais eu la bêtise d'en faire tomber une petite quantité sur la bougie qui se trouvait dans une petite maison-champignon en argile dans un petit aquarium que j'avais transformé en vivarium et dans lequel j'avais deux petits crabes que j'avais ramené de la plage. Je n'avais fait tomber qu'à peine la quantité d'un bouchon de ma bouteille mais cela avait provoqué une très forte explosion et mon aquarium avait explosé. J'avais entendu ma grand-mère hurler "ALEXANDRE" avant même qu'elle ne déboule dans ma chambre, et comme je n'étais qu'un petit enfant, ma réaction avait été de me cacher sous la couette et de faire semblant de dormir alors que ma chambre était dans une dévastation totale, ce que je trouve très drôle aujourd'hui. Mes crabes n'étaient pas de cet avis, ils étaient morts, et cela a vraiment été l'expérience de trop pour ma grand-mère, elle est devenue intraitable avec moi, ce que je trouvais injuste et excessif à l'époque, mais honnêtement j'ai eu de la chance de ne pas me crever les yeux cette nuit-là, et je n'ose pas imaginer les montagnes russes d'émotion et d'inquiétudes que ma grand-mère pouvait avoir avec ma curiosité sans limite. Mon frère et moi faisions la paire, c'était un aventurier qui n'avait peur de rien, un vrai casse-cou physique, et moi j'étais un casse-cou scientifique, elle était servie. Je n'avais plus le droit d'utiliser de briquet, ni d'avoir accès à la trousse de secours (car j'utilisais l'alcool 90° pour faire des petits dessins enflammés dans des assiettes), ni le bicarbonate de soude, et j'étais naturellement très frustré. Elle m'avait offert à Noël une panoplie pour créer ses propres parfums et j'étais fou de joie, vraiment comblé de pouvoir jouer à l'apprenti chimiste. La nuit même, je faisais détonner une fiole, alors que le jeu était clairement destiné aux enfants. J'avais trouvé complètement par hasard un mélange qui faisait une petite réaction gazeuse et je maintenais un bouchon sur le récipient avec du scotch léger. Au bout d'un moment, avec la pression, il détonnait. Je vous laisse imaginer le désespoir de ma grand-mère alors qu'elle était persuadée m'avoir offert un cadeau lui assurant la sérénité. Elle n'était jamais au bout de ses peines avec moi.
Incidents violents
Cette même année, toujours entre le CE1 et le CE2, un incident important s'était produit avec mon père, qui avait eu de grosses ramifications durant cette période. Lorsque mon père avait ouvert la porte de chez lui, j'avais été si impatient à l'idée de jouer à la Playstation que je m'étais faufilé à l'intérieur de son appartement avant même qu'il ne rentre. Il avait pris ce comportement pour de l'irrespect, ou peut-être avais-je fait quelque chose d'autre pour le mettre hors de lui, il m'avait violemment jeté sous une étagère du couloir. En s'agrippant à celle-ci pour ne pas glisser - car mon père était constamment en Rollers - il m'avait asséné de très violents coups de pied à la tête et sur les bras. Dans ces moments-là - et tous les autres où j’étais mis en difficulté - j'avais pour habitude de sourire. C'était ce que je faisais à chaque fois dans n'importe quelle situation. C'était mon mécanisme de défense pour dire « tout va bien », une façon d'essayer de désamorcer les situations dans lesquelles je pouvais me mettre en énervant les gens malgré moi. Mais mon sourire avait au contraire redoublé la colère de mon père et il m'avait donné une nouvelle salve de coups. Après avoir terminé, il s'était déchaussé en silence et s'était mis à jouer à des jeux vidéo devant son écran. J'ai un souvenir indélébile de cette scène qui m'a toujours inspiré une profonde tristesse, et du dégoût aussi, son indifférence magistrale à mon égard était une autre forme de violence. C'était insoutenable pour moi et malgré la terreur que m'inspirait mon père, je ne sais pas ce qu'il m'a pris à cet instant car je prenais un risque inconsidéré, mais je m'étais enfui de chez lui. J'avais 7 ans. En entendant la porte claquer derrière moi, j'avais entendu mon père hurler et frapper les murs. Il faut connaître mon père pour réaliser la peur qu'il inspire lorsqu'il est en colère, ses frénésies de rage ont quelque chose de vraiment meurtrier, et à ce moment-là, l'enfant que j'étais était persuadé qu’il me tuerait s'il me rattrapait. Ne voulant pas me retrouver piégé, j'avais pris soin de ne pas emprunter l’ascenseur ni de me diriger vers la sortie en descendant l'escalier. J'étais monté d’un étage et je m'étais réfugié dans une toute petite armoire qui cachait des tableaux électriques. Je me souviens parfaitement des bruits terrifiants que mon père faisait dans l'immeuble. Il hurlait mon nom avec une telle férocité, il était dans un état animal, je l’entendais frapper contre les murs. Quelques voisins avaient ouvert leur porte à cause du vacarme mais l'avaient refermé aussitôt, personne ne voulant avoir à faire à un homme pied nu, torse nu, les mains probablement maculées de sang, en train de chercher un individu dans le bâtiment. Les allers-retours de mon père s'étaient poursuivis de longues minutes puis avaient cessé. J'étais très apeuré mais j'avais pris mon mal en patience parce que je suspectais qu’il m'attende au rez-de-chaussée. Après un long moment, j'avais réussi à m'enfuir à l'extérieur et à courir jusqu’à chez ma grand-mère, du haut de mes 7 ans, qui se trouvait à une dizaine de minutes de distance. J'avais le nez en sang et les bras jalonnés de bleus. J'étais fou de soulagement en voyant Grandine m'ouvrir la porte après avoir appuyé comme un forcené sur la sonnette. J'ai peu de souvenirs de la suite, je sais juste que j'étais dans un état épouvantable et qu'elle avait pris des photographies de moi avant de me soigner. D'ailleurs, j'ai demandé plusieurs fois à ma grand-mère de me les donner et elle me disait toujours qu'elle allait me les retrouver dans un carton, pour finalement me dire qu'elle les avait perdu. Je suspecte fortement qu'elle m'ait menti à ce sujet car cela ne lui ressemble absolument pas de perdre quoi que ce soit concernant mon frère et moi. Elle a archivé toutes les lettres, toutes les photos, tous les documents nous concernant, donc il me semble extrêmement improbable qu'elle ait perdu spécifiquement ces photographies, les seules aux contenus véritablement graphiques. Les probabilités pour que cela arrive sont trop faibles pour que ce soit honnête. Je pense que c'était une perte délibérée de sa part, probablement pour ne pas affecter l'image ou l'amour que j'ai pour mon père. Elle a sans doute fait cela pour nous préserver, mon père, mon frère et moi, mais si c'est le cas, je trouve cela dommage car cela ne me paraissait pas nécessaire.
Je ne me souviens absolument pas comment s’est passée la transition entre cet événement et le suivant, mais je sais que ma grand-mère avait pris toutes les précautions pour tenir mon père éloigné le temps que je me remette et qu’il prenne conscience de ses actes.
D’une certaine manière, le second événement fut bien pire alors que je n'en étais pas du tout la victime. Nous étions en train de déjeuner ma grand-mère, mon grand-frère, ma tante et moi lorsque le cri de mon père depuis la rue nous avait interpelé. Il demandait à me voir, coûte que coûte. Il insultait ma grand-mère de tous les noms et lui disait qu’elle n’avait pas le droit de l’empêcher de voir ses fils. Grandine nous avait demandé très calmement de rester assis à table et elle s'était mise à la fenêtre pour demander à mon père de partir, qu’elle était prête à en rediscuter plus tard mais pas dans ces conditions. Un bruit très violent d’éclat de verre et de métal avait retenti en bas, mon père avait défoncé la porte du rez-de-chaussée pour monter. Grandine ordonna à Kally de nous cacher sous la table. Ma tante était toujours une femme rayonnante mais à cet instant là, elle me paraissait totalement méconnaissable. La terreur sur son visage me marqua beaucoup. Elle nous avait attrapé mon frère et moi, et nous avait placé sous la table avec elle, à peine caché par la nappe trop courte. Elle n’arrêtait pas de mettre son index sur ses lèvres pour nous demander d’être silencieux mais elle tremblait et sanglotait tellement que c’était elle qui faisait le plus de bruit. Mon frère avait vraiment une drôle d'expression sur le visage mais je pense que je ne devais pas être mieux. Je ne me souviens pas du tout de ma réaction à ce moment-là. C’est surtout Kally qui m’obnubilait. Je ne l’avais jamais vue comme ça et je ne l'ai jamais revue dans cet état du reste de ma vie. Avec le recul, je pense qu’elle était persuadée que nous allions tous nous faire tuer par son frère. Elle connaissait mieux que quiconque l’étendue de sa violence et elle m'a raconté beaucoup d'histoires sordides de leur enfance, violence, étranglements, je pense qu'elle a expérimenté la terreur de mon père bien plus que je ne l'ai fait, ce qui expliquait sans doute son état ce jour-là. Elle nous protégeait bien sûr, mais elle avait peur. Ma grand-mère était sortie de la cuisine et au lieu de verrouiller la porte de l’appartement, elle l'avait ouvert en grand, parce qu'elle savait que mon père passerait quoi qu'il arrive, et elle l'avait attendu au milieu du couloir. La disposition de l'appartement faisait qu'il ne pouvait pas voir la cuisine et de notre côté, nous ne pouvions voir qu’un pan vide du couloir. Tout s’est passé très vite, je ne me souviens même pas de leur conversation. Il y eu les hurlements de mon père, puis des coups sourds contre le mur de la cuisine, à faire trembler les bocaux en verre de notre côté du mur. L'expression de ma tante Kally est vraiment gravée dans ma mémoire, je ne vais même pas essayer de la décrire. Je pense qu’elle était persuadée que son frère avait fracassé le crâne de sa mère contre le mur. Puis nous avons entendu des bruits de pas descendre les escaliers tandis que ma grand-mère, parfaitement indemne, nous avait fait sortir de sous la table. Il l’avait "juste" plaqué contre le mur et avait assaini des coups à quelques centimètres de l’oreille de ma grand-mère. Elle ne s'était pas dégonflée. Ma grand-mère avait quand même une force surnaturelle pour faire face à mon père. Elle l'avait rassuré qu'il nous reverrait bientôt, ce qu'elle a honoré, et avait réussi à le convaincre de partir sans davantage de violences ou commettre des actes irréversibles.
Les deux événements que je décris ont été exceptionnels dans mon enfance, ils ont eu une forte empreinte sur moi mais il est important de préciser qu'ils ne décrivent en aucun cas mon quotidien. La violence était présente, oui, mais la violence extrême de ces événements-là a été des dérapages très rares et incontrôlés, comme il en arrive dans n'importe quelle famille je pense. J'en parle parce qu'elles m'ont beaucoup marqué, surtout parce que j'étais la source de ces troubles malgré moi, et que c'était très dur de causer ces souffrances à ma famille, j'en porte une forte culpabilité, qui est absurde car je n'étais qu'un enfant, mais elle est là malgré tout et me parait être un élément assez important pour que je l'inclue comme faisant partie des choses m'ayant amené où j'en suis aujourd'hui, mais je ne veux pas méprendre mes lecteurs en insinuant que ces événements marquants ont été représentatifs de toute mon enfance, car ils ne le sont pas.
CE2
Au CE2, je me découvrais une grande passion pour l’écriture. Tous ces jeux vidéo avaient énormément développé mon imagination et j’avais désormais le souhait de ne plus seulement expérimenter passivement des histoires extraordinaires mais d'en devenir moi-même l'auteur. Pendant la récréation, j’avais pour la première fois une véritable activité pour m’occuper et j'avais démarré la rédaction d’une série d’aventures nommée « Les histoires de Khistan ». Mes cahiers se remplissaient les uns après les autres d’une aventure très mal narrée mais qui me paraissait comme étant la meilleure de l'univers dans mes yeux d'enfant : elle racontait l'histoire d’un garçon orphelin dont le village avait été dévasté par un chef de guerre et qui trouvait pour mentor... un serpent qui parle. Il entreprenait alors un long voyage initiatique qui lui donnerait les pouvoirs de se venger mais trouvait à la fin de sa quête la sagesse de ne finalement pas répandre davantage de sang. Oui, j'étais un petit auteur qui se croyait pétri d'originalité. Mais je suis content d'avoir entrepris ces interminables écritures alors que je n'étais qu'un petit garçon, je trouve que c'était un bel accomplissement, et au-delà de ça, je sais que cela me faisait beaucoup de bien. Ma maîtresse de cette époque, que ma grand-mère appelait allègrement "Mon beau miroir" depuis que je lui avais rapporté qu'elle se remaquillait souvent en classe lorsqu'elle nous demandait de "recopier ce qu'il y avait marqué" dans nos livres scolaires. Ce n'était pas une institutrice que je trouvais intéressante, j'avais du mal à communiquer avec elle. Elle n’avait aucune affection particulière à mon égard, je dirais même tout le contraire, mais sous l’influence de la directrice de l'école qui était aussi mon ancienne professeur de CE1, elle m’avait proposé de conter mes histoires à tous mes camarades de classe les vendredi avant la sortie des classes. Ma première lecture me sembla être un désastre absolu mais reçut un accueil inhabituellement chaleureux de la part des élèves, et cela a beaucoup contribué à me faire sortir de ma bulle et à interagir avec les autres. Cela a aussi fait beaucoup de bien à mon estime de moi. Même certains des élèves les plus odieux à mon égard s'intéressaient à mon intrigue, les monstres que je décrivais, les personnages, tout était très stéréotypé mais il ne fallait rien de plus pour des enfants de notre âge je pense. C'est le tout premier souvenir que j'ai de m'être senti utile d'une certaine manière, à ma place, d'accomplir quelque chose aussi. Et ce premier sentiment d'accomplissement est resté inoubliable pour moi.
Une fois, cette institutrice avait interpellé mon père à la sortie des classes parce que j'étais extrêmement indiscipliné et qu'elle n'arrivait pas du tout à me gérer. Pour la première fois de ma scolarité, la localisation de mon bureau faisait que j'étais cerné par mes camarades et j'étais vraiment très perturbé par cela. Ce n'était pas la seule raison de mon indiscipline, je dénonçais avec véhémence toutes les erreurs que faisait ma maîtresse et je n'avais aucune estime pour elle, ce qui me rendait très insolent et irrespectueux. Elle ne méritait pas ce traitement de ma part et je dépassais largement les limites de ce qui pouvait être accepté en milieu scolaire, il était normal qu'elle agisse en conséquence. Je dirais même qu'elle s'est montrée beaucoup plus patiente avec moi que ce qu'elle n'aurait dû. Elle avait du mérite. Mais elle ne connaissait pas du tout mon père et ne pouvait pas présumer de ce qui allait se passer. Pendant qu'elle lui expliquait la situation, je me décomposais silencieusement derrière un arbre, qui était près de la sortie et proche d'une petite barrière en bois qui séparait la cour de récréation des maternelles de celle des primaires. Mon père m'avait ordonné de le rejoindre tout de suite, mais j'étais vraiment terrifié des conséquences de mon mauvais comportement, et il avait dû se répéter plusieurs fois parce que je ne voulais pas bouger, ce qui n'a fait qu'accroître sa colère. J'avais fait deux pas pour ne plus être caché par l'arbre mais ce n'était toujours pas ce qu'il avait demandé, alors il avait pointé du doigt ses pieds et avait hurlé "ICI". Déjà à ce moment-là, la maîtresse n'était pas à l'aise avec cette situation. Je m'étais exécuté, avec une lenteur qui n'aidait pas ma cause, et lorsque j'étais arrivé à l'endroit qu'il m'avait pointé, mon père m'avait mis un coup très furtif au visage, pour que je ne puisse pas l'éviter. J'étais tombé par terre en arrière et je m'étais relevé immédiatement, je n'avais pas pleuré mais je saignais abondamment du nez. Ma maîtresse était vraiment choquée et a commencé à se confondre en excuses auprès de mon père, alors qu'elle n'avait pas à en faire, et puis à minimiser mon mauvais comportement en disant que ce n'était pas si grave, que c'était un tout petit avertissement. Elle adaptait certainement son discours parce qu'elle voyait bien que les ramifications étaient d'une autre ampleur. Je me souviens du père d'un de mes camarades de classe qui a voulu s'approcher, accompagné du père d'un autre enfant que je ne connaissais pas, mais les deux hommes s'étaient arrêtés net après quelques pas seulement, mon père les avait vu approcher et s'était tourné vers eux, et je pense qu'ils avaient simplement pris peur. Je ne sais même pas s'il a eu besoin de dire quelque chose, je ne crois pas. Mon père est vraiment terrifiant lorsqu'il est en colère, il a tous ses muscles qui se bandent et ses veines qui deviennent visibles sur ses tempes, sa carotide qui ressort, il devient vraiment une vision qui réveille vos instincts de survie et qui vous met en garde. Je ne pense pas exagérer du tout, mon père est l'un de ces hommes-là, qui peut devenir complètement berserker, et je crois que cette folie furieuse est perçue par les autres et qu'elle est puissamment dissuasive, j'ai déjà vu des hommes deux fois plus baraqués que mon père avoir peur de lui. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'autre comme cela dans ma vie - et ce n'est pas plus mal - mais cela en dit long sur son personnage. Mon père m'avait ordonné de m'excuser, et j'avais fait mes plus plates excuses à ma maîtresse, puis il m'avait essuyé le visage en s'agaçant à haute voix que je saigne tout le temps du nez, ce qui pour sa défense était vrai, je saignais constamment du nez durant mon enfance. Ma maîtresse avait accepté mes excuses et nous étions repartis. Je ne sais pas trop ce qu'il s'est passé par la suite, je ne crois pas que mon père ait été inquiété pour cet incident, mais mon institutrice avait demandé à voir ma grand-mère et elles avaient trouvé toutes les deux un arrangement pour que je prenne le bureau placé contre le mur latéral, et derrière moi j'avais le flanc d'une armoire en bois. Je n'avais donc besoin de me focaliser que sur l'espace en face de moi et à ma gauche. Comme par magie, mon comportement s'est beaucoup amélioré et le reste de l'année s'est bien mieux passé. La dernière fois que j'ai croisé ma maîtresse était 13 ans après cet incident et elle m'avait encore formulé ses excuses pour cela, c'est pour dire à quel point cela l'avait marqué. Je pense qu'elle s'est sentie responsable de ce qu'il s'était passé et je regrette de l'avoir mis dans cette position.
Questionnement sur mon genre
À cet âge, j'avais beaucoup de difficultés à accepter mon genre. Je ne supportais pas mon sexe, je le cachais dès que je me regardais nu devant un miroir, j'avais un mal être profond vis-à-vis de mon corps. Je parle de cette période à des fins purement documentaires, je ne suis pas transphobe, je ne suis pas transgenre, et j'ai la sensation que mon ressenti à ce sujet ne serait pas différent quel qu'aurait été l'ouverture de ma famille là-dessus. Je ne pense pas être concerné sur ce sujet davantage que l'expérience que j'ai vécu et que je vais décrire, je ne crois pas qu'il y ait, dans mon cas, de sujet sous-jacent ou théorie à développer par rapport à cet aspect sur l'ensemble de ma vie, mais ce n'est que mon avis. Je précise juste cela, surtout à l'attention de ma famille, parce que je ne tiens pas à ce que cette partie de mon témoignage devienne une source de spéculations pour expliciter d'autres aspects de ma vie, je ne crois pas qu'il y ait plus à y voir que ce que j'en rapporte, qui accessoirement est peut-être tout à fait commun. Dans tous les cas, je n'ai aucune appréciation négative ou positive là-dessus.
De mes 5 ans environ, peut-être plus tôt, jusqu'à mes 14 ans, j'ai eu énormément de difficultés avec mon corps, et je pense que cette relation difficile était amplifiée par les insultes cinglantes de mon père, et de mon frère qui l'imitait beaucoup. Mon père est un homme paradoxal aussi, il avait une dureté incroyable et des réactions épidermiques dès que je laissais poindre la moindre "féminité" ou "homosexualité" - selon ses critères - alors que je sais pourtant qu'il accepte qui je suis aujourd'hui. Je suis sincèrement certain, malgré ses discours discriminants, qu'il aurait accepté que je sois une femme transgenre si cela avait été le cas. Il avait une façon de me formater selon ses critères de virilité lorsque j'avais cet âge-là mais lorsque je fus plus âgé, il était passé en paix avec qui j'étais et ne m'agressait plus pour les comportements que j'avais, ce qui était un changement notable salvateur. C'était un revirement significatif qui a compté pour moi, et qui m'a montré qu'il avait évolué sur certains aspects, tout comme mon frère qui n'était qu'un enfant à l'époque et qui s'est construit sur ces sujets en vieillissant, il faut dire qu'il n'était pas aidé avec l'exemple de mon père, donc je lui ai pardonné depuis longtemps l'enfer qu'il m'a fait vivre lorsque nous étions enfants, sans que ça annule pour autant le mal qui avait été fait. Nous avons essayé de construire une autre relation par la suite, même si c'était difficile. Ma grand-mère et ma tante étaient toujours sur le qui-vive avec mon père, et il les trouvait trop protectrices avec moi, tandis qu'elles le trouvaient trop violent avec moi, ils avaient vraiment des visions incompatibles sur la façon de me gérer. À mon anniversaire, il m'avait fait un gâteau en forme d'aigle, parce que j'étais dans une période où mon seul intérêt restreint était les aigles royaux et j'en parlais constamment jusqu'à rendre tout le monde fou. J'étais vraiment heureux que mon père me fasse ce cadeau mais il a complètement ruiné ce moment lorsque j'ai commencé à mettre les verres sur la table en ayant le petit doigt levé, et il me l'a tordu en arrière dans un accès de colère en me criant que je n'étais pas une femme. Je m'étais tordu de douleur et enfui dans ma chambre, tandis que ma grand-mère avait vivement réprimandé son fils. Ce genre de correction physique ou verbale de mon père était courante et me faisait m'interroger en permanence sur mon genre, d'autant que j'avais déjà une sexualité très définie à cet âge-là, 8 ans. Je n'avais pas encore le moindre intérêt sexuel, même pas conscience de ce qu'était le sexe entre individus, mais j'étais définitivement attiré par les hommes, et n'ayant pas de notion de ce qu'était l'homosexualité, je me demandais constamment pourquoi je n'étais pas une femme. Je trouvais ma situation illogique. C'étaient des pensées archaïques et infantiles, mais c'était comme ça que je raisonnais à cet âge-là et c'est ce qui me préoccupait. J'étais accablé par moment d'avoir le corps d'un garçon alors que tout le monde disait que je me comportais comme une fille, et qu'en plus de cela, personnellement, je me sentais attiré par d'autres garçons. Il y avait une logique perturbante dans mes réflexions, par rapport à la maigre compréhension que je pouvais avoir. Je passais mon temps à voler les robes de ma grand-mère et j'ai de très beaux souvenirs de cela, j'étais vraiment heureux de pouvoir m'incarner en femme. Grandine me prenait la main dans le sac parfois mais elle n'était pas du tout difficile à ce sujet, elle me réprimandait vigoureusement sur le fait que je ne devais pas aller dans sa chambre et que je n'avais pas à prendre ses affaires sans lui demander l'autorisation. C'était vraiment une excellente approche de sa part, elle n'en faisait pas toute une histoire ou en tout cas elle ne me laissait rien paraître. Avec elle, je me sentais seulement grondé pour les raisons qu'elle me donnait en tout cas, jamais pour le fait de me maquiller et m'habiller en femme. Le carnaval était ma seule occasion de pouvoir devenir une femme en public et je le faisais chaque année avec un immense bonheur. C'était vraiment mon premier choix à chaque occasion pendant des années, même s'il y a eu deux occasions où je me suis déguisé en autre chose, c'était vraiment ce que je voulais être. Je me déguisais en gitane, ou en sorcière, ou en magicienne, il fallait toujours que j'ai une robe en tout cas (14). Je me souviens très bien de certaines réactions gênées de quelques adultes mais elles étaient rares honnêtement. L'un des maîtres d'écoles m'avait dit que les garçons ne devaient pas s'habiller comme ça et je lui avais lancé avec une incroyable candeur "C'est carnaval !", comme si c'était mon laisser-passer ultime pour avoir la paix, et d'une certaine manière cela avait bien fonctionné parce qu'il n'avait rien rétorqué. Ma famille était parfaitement à l'aise avec le fait que je me déguise en femme ce jour-là, même mon père, je pouvais m'exprimer exactement comme je le voulais et ce sont de très bons souvenirs pour moi. Je peux même affirmer que ce sont des moments où je me sentais plus à l'aise que les jours normaux. Je comprends qu'une affirmation pareille puisse éveiller des questions sur mon identité de genre, surtout pour les personnes qui ne sont pas familières avec le sujet de la transidentité, mais ma réponse la plus basique à cela est que je ne suis pas devenu une femme transgenre tout simplement parce que je n'en étais pas une et que je n'en ai pas ressenti le besoin. Même si mes réflexions autour de mon genre ont été très pesantes pour moi et ont fait partie des points qui ont rendu ces années si difficiles, elles ne peuvent pas être comparées aux expériences que traversent les personnes transgenres. Je me sens obligé de le préciser parce que j'ai l'impression que certaines personnes feront forcément une comparaison qui n'a pas lieu d'être, c'est pour cette raison que j'aborde très rarement cette partie de mon enfance, même à mes amis proches, parce qu'il est très difficile de communiquer sur des sujets aussi complexes sans que les gens fassent des raccourcis, consciemment ou inconsciemment, d'autant que la plupart des personnes me paraissent moins éduquées qu'elles ne l'estiment sur ces sujets - moi autant que les autres.
J'ai lu seulement très récemment des études sur la dysphorie de genre chez les personnes autistes et cela m'a procuré un soulagement assez étrange au fond de moi. J'ai soudainement eu un regard beaucoup plus tendre et compatissant envers le petit garçon que j'avais été, et je crois que cela m'a fait beaucoup de bien. Je suis conscient qu'il faut garder du recul sur les études scientifiques, des données sont juste des données sur des échantillons, et ces échantillons ne sont pas forcément représentatif ou à généraliser, il faut du temps pour s'approcher de conclusions qui font consensus, mais je n'ai pas pu m'empêcher de me sentir concerné par rapport à ma propre histoire et mon autisme. Et que cette dysphorie de genre soit confirmée ou non, ces études m'ont réconcilié avec cette partie de mon enfance, non pas que je regrette du tout l'enfant que j'étais, mais cela m'a surtout rassuré sur le fait que mon parcours n'avait rien d'anormal, que j'existais avec d'autres, quelque part, que je me retrouvais dans un échantillon palpable, dans une partie documentée et existante de ce monde. C'était un sentiment très rassurant que j'ai chéri.
Colonie de vacances
Ma grand-mère m’avait envoyé en colonie de vacances avec mon frère pour une quinzaine de jours. Ce fut atroce. Je détestais chaque adulte qui se forçait inlassablement - et de plus en plus à contre-coeur - à tenter de se connecter avec moi et de me faire participer aux activités de groupe. Je trouvais tous les enfants insupportables. Je me souviens de Dylan, le garçon qui s’était assis à côté de moi pendant l’interminable trajet de bus jusqu’à la colonie. Je n’osais pas lui dire qu’il m’ennuyait alors je l'avais laissé parler tout le trajet pendant que je regardais le paysage. Au centre d'hébergement, la promiscuité avec les autres enfants et les bruits dans le dortoir m'empêchaient de dormir. Les stimulis et le changement d'environnement m'étaient insupportables et me rendaient ingérables pour le personnel. Mon frère avait l'air de beaucoup s'amuser et m'ignorait la majorité du temps, mais il venait parfois me demander ce que j'avais, ce qui était de la pure bienveillance de sa part, mais je pleurais de façon irrationnelle et il repartait aussitôt en poussant un soupir exaspéré ou en me faisant un commentaire désobligeant. Ma fragilité et mes comportements erratiques ont toujours été insupportables pour mon frère, qu'il prenait pour du misérabilisme. Je ne participais à aucune activité sportive mais certaines activités créatives qui avaient le bénéfice de me laisser immobile me convenaient volontiers. Un atelier d'art plastique m'avait vraiment bouleversé et l'humiliation que j'y ai vécu me hante encore aujourd'hui, ce qui est absurde, mais encore une fois illustre bien comment mon cerveau joue contre moi. Je vous inflige cette laborieuse lecture insipide de colonie de vacances alors qu'elle ne signifie rien pour personne alors qu'elle a été au passé, et est toujours au présent, retentissante. Lors de cet atelier, une jeune femme nous avait présenté des bocaux vides et des assiettes remplies de poudres colorées. Il y avait deux types de matériaux : d'un côté des assiettes avec différents sables colorés, et de l'autre des assiettes avec des petits cailloux translucides de diverses teintes. Il fallait choisir son type de matériau préféré puis superposer des couches de couleurs différentes dans le bocal pour créer de jolies bandes colorées posées les unes sur les autres. J'avais été le seul de tous les enfants présents à mélanger les deux types de matériau. Après avoir superposé des cailloux translucides multicolores, j'avais inséré du sable. Cela gâcha complètement la création, le sable s'infiltrant entre les petits cailloux et créant un amalgame informe de couleurs mélangées, grisâtres et ternes. Mes camarades m'avaient dénoncé auprès de la monitrice qui avait eu une réaction très inappropriée en me disant que je n’avais rien compris. J'étais confus et je lui avais demandé de m’expliquer ce que je n’avais pas compris et elle m'avait répondu « Voyons c’est logique », ce qui n’était absolument pas une explication pour moi. Dylan, malgré toute l’indifférence que j’avais pour lui, avait eu la gentillesse de m'expliquer que ce n’était pas bien de mélanger des matériaux aussi différents. Ayant désormais compris parfaitement la consigne et ce qu’on attendait de moi, j'avais demandé si je pouvais recommencer mais la monitrice avait refusé en me disant que j’avais déjà gâché trop de matières. Je m'étais effondré en larmes et elle fut incapable de me sortir de la salle sans le recours d’un autre moniteur, un long moment après que l’atelier eut été terminé. L'incident parait ridicule mais j'ai été confronté toute ma vie à des "voyons, c'est logique", des "mais réfléchis" et toutes sortes d'invectives lorsque je demandais simplement des explications, sur des choses évidentes peut-être pour les autres mais pas du tout pour moi. Des choses tellement évidentes que je pense sincèrement que beaucoup de personnes à qui je posais des questions ont pu croire que je me moquais d'elles.
Mort de notre chien Delco
Ma tante Kally avait un Labrit des Pyrénées blanc que j’aimais beaucoup parce que je pouvais être beaucoup plus moi-même en sa compagnie, c’est à dire bien plus bizarre que je ne l’étais en public avec les autres. Il s’appelait Delco et c'était un chien affectueux mais il se montrait quand même parfois très agressif avec moi mais c'était compréhensif car je n'étais pas tendre avec lui non plus, je montais sur son dos comme s'il était un cheval et je pouvais être excessivement envahissant avec mes sollicitations. Ma tante avait amené plusieurs fois Delco chez le dresseur mais ce dernier lui avait dit qu'il était impossible à dresser, ce qui s'avérait vrai la majorité du temps, c'était un chien indiscipliné.
Ma tante avait pris l’habitude de le placer dans sa voiture lorsqu'elle partait faire une course en centre-ville pour qu'il ne puisse pas saccager la maison entre temps. Un jour que nous devions aller brièvement en ville, ma tante l'y avait placé. J'imagine que cela ne pouvait qu'être les prémices d'une catastrophe mais pour la défense de ma tante, il était à l'ombre, les fenêtres ouvertes, avec une gamelle d'eau et de la nourriture, et la température était bonne. Lorsque nous étions rentrés une heure plus tard, ma tante m'avait demandé d’aller le chercher pendant qu’elle montait les courses. J'étais descendu dans la cour, l'avait appelé par son nom avec joie et je n'avais reçu aucun aboiement en réponse. Je me suis approché de la voiture en l'appelant de moins en moins fort, tous les scénarios pouvant justifier son silence me passant dans la tête. Par la fenêtre du véhicule, je m'étais aperçu qu’il était inerte. J'avais ouvert la porte, je l'avais touché, il était chaud mais il ne respirait plus, il n'avait aucun battement de cœur, j'avais ausculté attentivement son corps, et en posant mon oreille sur son ventre, je n'avais entendu que des bruits de fluides. J'avais observé qu'il y avait quelques gouttes d'urines au niveau de son entrejambes. J'étais parfaitement calme et j'avais bien compris qu'il était mort. Le sentiment que j’ai eu à ce moment-là était particulier, c'était la première fois que j'étais confronté à la mort, je comprenais parfaitement qu'il ne serait plus là mais j'étais surpris de mon absence de sensation ou de réaction, je n’avais pas l’impression de ressentir quelque chose, j'étais dans complètement autre chose que l'émotion, dans quelque chose de très cérébral, à « calculer » toutes les conséquences que sa mort aurait, sur ma tante, sur ma famille, sur moi… J’étais en train d’évaluer par cercles concentriques tous ces avenirs qui disparaissaient et tous ceux qui allaient apparaître. J'étais resté là, silencieux devant lui, durant plusieurs minutes, complètement plongé dans mes réflexions et c'était ma tante qui avait fini par m'en extirper en m'appelant très fort par la fenêtre et en me demandant de remonter. Je lui avais répondu très calmement que Delco était mort. Kally m'avait répondu aussitôt que ce n'était plus le moment de jouer et répété que je devais remonter. Je m'étais éloigné de la voiture, rapproché de la maison pour être dans son champ de vision et j’avais levé la tête pour voir ma tante à la fenêtre. Je lui avais répété à nouveau calmement que Delco était mort. Le visage de ma tante s'était décomposé et je lui avais adressé mon habituel sourire, comme pour la consoler de la situation. Je pense qu'elle savait déjà que je lui disais la vérité mais elle s'était tout de même énervée d'un seul coup contre moi, en me demandant d'arrêter, en me disant que cela ne la faisait pas rire. Je ne savais pas quoi faire par rapport à sa réaction ni plus quoi dire alors j'étais resté là à attendre en la regardant. Ma tante s'était mise à hurler plusieurs fois le nom de son chien par la fenêtre, à siffler, puis elle avait disparu de ma vue et je l'avais entendu dévaler les escaliers. J'étais retourné vers la voiture et j'avais pointé Delco du doigt comme pour la guider. Elle m’avait totalement ignoré et s'était effondrée en larmes sur la dépouille de son chien. Elle était méconnaissable, ses traits étaient complètement déformés par le chagrin et son attitude n’avait plus rien à voir avec la Kally que je connaissais. C’était presque comme si elle était devenue folle. Je ne savais pas du tout comment réagir alors je continuais de lui sourire pathologiquement. Son indifférence à mon égard me donnait l’impression qu’elle était en colère contre moi ou que j’avais mal agi, ce qui bien sûr n'était pas le cas, mais c'était la perception égocentrique d'enfant que j'en avais eu à ce moment-là. Lorsque nous étions remontés dans l'appartement, j'étais simplement allé chercher ma Gameboy et j'avais joué sur mon lit. Ma tante et ma grand-mère n'ont fait aucun commentaire mais je me souviens de leur regard, ce n'était pas du rejet mais je voyais une forme de stupéfaction, j'avais saisi en tout cas à ce moment que je n'avais pas un comportement approprié par rapport à la situation. Je n'aime pas du tout raconter cette anecdote car je trouve qu'elle invalide ou minimise mes propos dans la première partie de mon témoignage sur l'empathie, que je préfère largement car je trouve qu'ils me décrivent mieux, mais la réalité, c'est que cet exemple-ci n'est pas en contradiction des autres. Ils ne s'opposent pas, ils sont juste différents, parce que ma façon de traiter mes émotions est très inconstante, et ce n'est pas grave. Mais je pense que c'est important de le signifier et c'est pour cela que j'ai intégré cette anecdote déplaisante dans mon témoignage, je peux être les deux côtés d'une même pièce, et contrairement à ce que je pense être de moi, j'ai indéniablement manifesté aux yeux des autres des comportements très apathiques.
Violences scolaires
L'autisme n'a pas l'apanage du harcèlement scolaire mais il a définitivement joué un rôle dans la perception que les gens avaient de moi, et le fait d'être considéré comme incroyablement capricieux, insupportable, irrationnel et têtu, m'a irrémédiablement amené à subir des discriminations durant toute mon enfance, de la part des enfants comme des adultes. À l'école, j'étais systématiquement le pestiféré et je n'arrivais vraiment pas à comprendre ce qui clochait chez moi. Je voyais bien que ce que je disais ou que ce que je faisais causaient des réactions violentes de la part des autres élèves ou produisaient des situations qui n'étaient pas du tout mon intention, et malheureusement personne ne m'expliquait rien, on me jugeait juste pour ce que j'étais et je devais me débrouiller avec ça. Je m'isolais très souvent parce que j'avais sincèrement peur de faire encore des erreurs, qui me dépassaient, et de subir la violence des autres pour la millième fois, mais la solitude me pesait énormément et finissait toujours par atteindre un point si douloureux que je finissais par préférer m'exposer à la brutalité de mes camarades que de rester seul. Et vice versa, c'était un cycle sans fin, vraiment très sombre, qui a duré toute mon enfance. J'étais très volontaire et appliqué pour essayer de me faire des amis ou avoir même ne serait-ce que de petites interactions, mais je ne savais vraiment pas comment m'y prendre. Les élèves se galvanisaient beaucoup entre eux pour me tourmenter, mais c'est ainsi que les enfants sont, ils ont une forme de pureté et de cruauté brute, qui s'expriment d'autant plus fortement lorsqu'ils sont en groupe et qu'ils ne sont pas encadrés. J'ai le sentiment que les adultes fermaient souvent les yeux sur leur comportement avec moi parce qu'eux-même ne me supportaient pas. Il y avait une vraie forme de punition dans l'indifférence des adultes. Ils m'envoyaient complètement balader sans atermoiement quoi que je leur explique des choses qu'on me faisait subir, ce qui a vraiment eu l'effet pervers de me convaincre que demander de l'aide ne servait à rien. C'est quelque chose qui m'a poursuivi et qui a certainement impacté ma vie durablement. Je pense par ailleurs qu'ils me croyaient sincèrement, c'était difficile d'ignorer ce qu'il se passait, mais ils ne voyaient pas la peine d'intervenir ou ils n'avaient peut être juste pas l'énergie de gérer ces sempiternelles situations dans lesquelles je me retrouvais. La répétition et la disproportion du harcèlement que j'ai subi ont profondément affecté mon développement et ont été déterminant pour me conditionner à réprimer qui je suis. En dehors du simple fait que j'étais différent et que c'était un facteur suffisant pour les autres enfants de me harceler, je m'interroge sérieusement sur la manière dont mon autisme a exacerbé la gravité de ces harcèlements, qui prenaient parfois des proportions dangereuses. Est-ce que j'avais l'air plus vulnérable ? Est-ce que je donnais l'impression de me moquer d'eux avec mes réactions ? Je me retrouvais dans des situations tellement extrêmes et j'étais assez intelligent pour constater qu'ils ne faisaient pas cela à d'autres enfants, ce qui me perturbait beaucoup. J'ai été très surpris d'apprendre, plus de deux décennies plus tard tout de même, que certains élèves se rappellent encore de ce qu'ils m'ont fait à cette époque. Je n'avais jamais pensé qu'ils puissent s'en rappeler eux-mêmes et cela illustre bien à quel point leurs actes avaient été cruels, si cela les avait marqué aussi. J'ai reçu quelques excuses, mais ces "quelques" étaient "beaucoup" pour moi, cela m'a énormément touché. L'une de mes anciennes camarades m'a laissé un commentaire sous l'un de mes articles il y a deux ans, voici un extrait "...Tu étais vraiment un garcon trop bizarre mais je comprends pourquoi maintenant et je culpabilise grave, on était trop horrible avec toi. Je suis désolée d’avoir été aussi cruelle et méchante, tu faisais toujours tes grosses crises devant tout le monde ou tu parlais tout le temps, ca nous tapait sur les nerfs mais tu méritais pas qu’on te fasse tout ca, c’était hardcore. Avec les autres filles on était de vraies connasses, ca nous amusait de te faire pété un cable et tourné en bourrique, je regrette tellement et donc voila je te le dis, je suis désolée alex..." (15). Les filles dont elle fait référence, et elle-même, ont tenté de me noyer dans une toilette remplie d'excréments. Je ne pense pas qu'elles cherchaient à sérieusement me noyer, seulement à m'humilier, mais elles avaient retenu ma tête dans la cuvette et j'étais complètement paniqué, donc j'avais inéluctablement avalé de "l'eau" accidentellement. Elles s'étaient rapidement enfuies et je m'étais retrouvé tout seul. J'étais vraiment en état de choc mais je ne me souviens pas du tout des minutes qui ont suivi, seulement que j'ai réussi à m'enfuir de l'école, ce qui n'a été possible que parce que c'était la pause entre midi et deux, et que le grillage central était ouvert, alors qu'il était fermé durant les récréations du matin et de l'après-midi. Je n'habitais qu'à quelques rues heureusement. Cette fuite m'avait valu évidemment d'énormes problèmes. Mon absence avait tout de suite été détectée par ma maîtresse, et il y avait eu une panique générale, autant du côté de l'école que celui de ma grand-mère qui avait été appelée à son travail. Grandine était arrivée furieuse à la maison, probablement parce qu'elle était folle de panique, elle hurlait mon nom en montant l'escalier pour savoir si j'étais là. Elle avait tout de suite déchanté en me voyant, je m'étais déshabillé et lavé mais j'étais complètement catatonique et je n'arrivais pas à parler, ce qui a doublé son inquiétude et son imagination avait forcément fait les pires suppositions. Elle m'avait demandé ce qu'il s'était passé mais j'étais incapable d'articuler un mot, je ne suis même pas sûr d'avoir croisé son regard, et elle me posait plein de questions mais je n'étais juste pas en capacité de lui répondre. Je ne me souviens plus de tout ce qu'elle a fait ou ce qu'elle m'a demandé mais je me rappelle très bien qu'elle s'était disputée avec l'école au téléphone, puis voulait, ou peut-être était-ce une demande de la directrice, que nous nous y rendions immédiatement. Ma grand-mère a essayé de m'y forcer, brièvement, car elle s'est aperçue que j'étais totalement en incapacité de bouger et que c'était une mauvaise idée de me contraindre. Elle me connaissait très bien et elle a eu la bonne approche, alors que mon père m'y aurait certainement trainé de force. Je ne sais pas combien de jours je suis resté à la maison après cet incident, je me souviens seulement que le dénouement fut affreux à mon retour à l'école. J'avais eu droit à un sermon - ce qui est compréhensif - sur le fait que je n'aurais jamais dû quitter l'école sans la supervision d'un adulte et qu'il était question que je sois potentiellement renvoyé, vis-à-vis de leur responsabilité et du risque que je récidive. Ma grand-mère essayait de tout faire pour que cela n'arrive pas, et même si je comprends parfaitement qu'elle se soit battue pour que je reste scolarisé, son attitude me donnait le sentiment très amer qu'elle était du côté de l'école et non du mien, ce qui me blessait. Elle avait fini par m'extorquer les raisons de ma fuite et avait expliqué ce qu'il s'était passé à la directrice. Les filles impliquées avaient été convoquées mais elles avaient retourné la situation en racontant que c'était moi qui leur aurait fait du mal, deux d'entre elles sanglotaient d'ailleurs, et la directrice m'avait vivement réprimandé. J'étais stupéfait et j'avais cherché l'aide de ma grand-mère en l'implorant du regard mais elle n'a pas dit un mot - probablement parce que ce n'était pas le moment de faire une scène et qu'elle voulait augmenter mes chances de ne pas me faire renvoyer - mais toute la scène qui se déroulait devant moi m'était vraiment incompréhensible et avait généré en moi un sentiment d'injustice et un désespoir abyssal. J'étais très confus mais très lucide à la fois, je ne comprenais pas comment la situation avait pu être retournée contre moi mais j'étais très conscient que c'était moi qui était réprimandé au final, et pas celles qui m'avaient fait avaler de la merde. Désolé pour la vulgarité, mais ça m'est resté en travers de la gorge. Sans mauvais jeu de mots. La directrice m'avait même forcé à formuler des excuses envers ces filles et à promettre de ne pas les embêter de nouveau. Je n'étais qu'un petit garçon alors j'ai fait ce qu'on m'a demandé. À noter qu'elles avaient également été contraintes de s'excuser envers moi. L'affaire aurait pu se clôturer là mais l'une des jeunes filles avait vraiment convaincu ses parents d'être la victime dans cette histoire et ils avaient formalisé une plainte auprès de l'établissement, je ne sais pas sous quelle forme mais elle avait eu un impact notable. J'étais par la suite surveillé de façon très étrange par les professeurs, parfois la directrice m'attrapait le bras et me mettait contre le mur en me rappelant qu'elle m'avait à l'oeil, j'étais traité comme un très mauvais garçon et je ne comprenais vraiment pas ce qu'il se passait. Toute ma scolarité a été douloureuse mais cette année-là a été particulièrement intense. Il y a eu une fois où j'ai été invité à un anniversaire et c'était vraiment un événement pour moi, étant donné que j'étais toujours exclu à cause de ma façon d'être. J'étais fou de joie, je n'avais que cet anniversaire à la bouche, c'était devenu le centre de mon existence. Je me souviens que Grandine m'avait autorisé à acheter un cadeau déraisonnablement cher par rapport à nos moyens, que nous ne nous serions jamais permis d'acheter pour nous-même, mais je pense qu'elle faisait cet effort car elle était vraiment heureuse pour moi et qu'elle voulait m'aider à m'intégrer le mieux possible. Ma joie a vite laissé place à quelque chose de plus sinistre lorsque je suis arrivé à l'anniversaire, les enfants présents avaient fini par m'enfermer dans un grand coffre à jouet, probablement parce que j'avais dû les fatiguer, je ne crois pas que c'était prémédité, du moins je l'espère, et ils m'avaient laissé à l'intérieur, m'ignorant tout l'après-midi, jusqu'à ce que ma grand-mère revienne me chercher. La chambre de mon "amie" était au bout d'un couloir, étrangement courbé d'ailleurs, comme un demi-cercle, et les deux adultes dans la cuisine n'entendaient pas mes cris, à cause de la distance et probablement de l'épaisseur du bois du coffre, mais il y avait quand même l'orifice de la serrure qui était ma seule source de lumière. Lorsqu'ils m'avaient sorti du coffre à l'arrivée de ma grand-mère, j'avais jailli dans un état d'hystérie totale et incontrôlable, j'avais donné des coups de pied extrêmement violent contre le coffre, je me frappais les tempes et le père de Cécile m'avait attrapé d'une seule poigne en me plaquant les bras contre le corps et en me soulevant en l'air pour que j'arrête de frapper le coffre. Ma grand-mère s'était d'instinct interposé immédiatement même si elle ne savait pas du tout ce qu'il se passait, mais elle avait pris peur en voyant cet adulte être physique avec moi. Elle avait demandé à ce que tout le monde sorte de la pièce, l'adulte avait fait un commentaire dont je ne me souviens pas de la nature exacte mais qui avait agacé ma grand-mère qui l'avait aussitôt envoyé balader. Autant dire que la situation devait être très particulière pour cet homme et ma grand-mère, puisque nous étions chez lui. Il avait quand même quitté la pièce avec les autres enfants. Je refusais que ma grand-mère me touche donc elle avait attendu à côté de moi le temps que je reprenne mes esprits et retrouve mon calme. J'avais fini par lui expliquer ce qu'il s'était passé et nous avions rejoint les autres. Tous les enfants faisaient les idiots vis-à-vis de ce qu'ils m'avaient fait, en disant qu'ils ne comprenaient pas et que j'aurais soi-disant joué avec eux tout l'après-midi. Le père avait l'air de les croire mais il était prudent de ne pas s'impliquer, il laissait les enfants feindre l'incompréhension de ma réaction. Je n'étais pas en état de me défendre et je n'avais pas eu besoin de le faire, ma grand-mère avait scandé un "C'est bon, ça suffit" et m'avait sorti de l'appartement en claquant la porte derrière elle. Nous ne nous étions pas dit un mot sur le chemin du retour mais elle était vraiment furieuse. À l'époque, je pensais qu'elle était furieuse contre moi mais maintenant je pense qu'elle savait très bien que je disais la vérité et que je n'avais pas eu cette réaction par magie. Je sais que cette anecdote ne parait pas grand-chose, ces enfants ne m'ont causé aucune violence physique et aucun danger réel, mais cette cruauté là n'était pas isolée, elle est très représentative de ce qu'était ma vie à cette époque et de mes interactions avec les autres enfants. J'étais trop inadapté, je parlais trop ou je ne parlais pas, je prenais trop de place ou j'étais invisible, j'étais trop sensible aux bruits et aux lumières, je ne voulais pas jouer, je ne voulais pas écouter, je n'étais juste pas un enfant qu'il était facile de fréquenter. J'étais déjà difficile pour les adultes alors ce n'est pas étonnant que les enfants réagissent de cette façon à mon contact. Je regrette plutôt que les adultes n'aient pas joué un rôle pour prévenir ces situations ou pour sensibiliser leurs enfants. C'est peut-être un regret qui est présomptueux de ma part, je ne sais pas ce que c'est que d'être parent, je suis mal placé pour faire la leçon aux autres. La seule chose que je sais, c'est que le harcèlement que j'ai subi étant enfant et adolescent m'a détruit sur de nombreux aspects, et qu'il est très répandu, beaucoup d'enfants en sont victimes, et j'ai l'impression que tout le monde le sait, que beaucoup de ces violences sont visibles, mais que les gens ne réalisent pas vraiment leur gravité, l'impact qu'elles ont sur ceux qui en sont victimes, à quel point cela peut les abîmer. J'ai le sentiment que tellement de souffrances pourraient être prévenues si les adultes s'impliquaient, s'ils étaient vraiment à l'écoute des enfants et prenaient des mesures concrètes, mais c'est peut-être un sentiment complètement utopique. En tout cas, j'ai grandi en me sentant totalement désabusé par les adultes et la confiance que je pouvais leur faire, je ne prenais même plus la peine de leur raconter ce qu'il m'arrivait à force de leurs inactions et désintérêts. Je subissais tellement de crasses horribles et de violences mais j'étais impuissant, je ne pouvais rien faire, et j'étais convaincu qu'il ne servait à rien que j'en parle aux adultes, j'avais eu trop de mauvaises expériences, cela se retournait souvent contre moi et ne faisait qu'empirer la situation. Même ma grand-mère était épuisée, je rentrais de l'école dans des états impossibles et elle faisait ce qu'elle pouvait, mais son périmètre autant que son énergie était limitée. La tâche semblait impossible de toute façon, comment me protéger du monde. Je ne sais plus quel âge j'avais à ce moment-là, j'étais encore très petit, mais ma grand-mère m'avait dit une phrase qui a résonné en moi tout le reste de ma vie. C'était encore un de ces jours où j'étais rentré de l'école dans un état exécrable, je me roulais par terre de douleur, mentale, j'étais en crise et je pleurais, j'étais surchargé par tous les stimulis, toutes les interactions, tout ce que j'avais dû endurer durant la journée. Dans ces moments-là, je pouvais même parfois supplier de mourir, j'étais certes dramatique et pas réellement sérieux mais ce n'était pas moins un sentiment sincère sur l'instant, et cela restait préoccupant d'entendre cela de la bouche d'un enfant. Ce jour-là, ma grand-mère était passée dans le couloir, m'avait regardé sur le sol en pleine crise et elle m'avait dit très froidement "Alexandre, ou tu t'adaptes, ou tu crèves" et elle était repartie vaquer à ses occupations. Grandine n'était pas une femme cruelle du tout, et d'ailleurs elle ne me parlait jamais de cette façon, le mot "crève" était vraiment exceptionnel dans son vocabulaire. Mais elle pesait ses mots et elle savait que c'est ce qu'il fallait que j'entende, ou tout du moins elle savait que le monde continuerait d'être sans pitié, égal à lui-même, et qu'il fallait que j'apprenne à vivre dedans quoi qu'il en coûte. J'avais très mal pris son commentaire sur le moment mais c'est une phrase qui m'a marqué au fer et qui eu un impact faramineux sur ma vie, pour le meilleur et pour le pire. Cette phrase a été fondatrice dans ma construction parce que j'ai systématiquement considéré à partir de ce moment que j'étais le seul responsable de ce qui m'arrivait et qu'il fallait que je me surpasse pour surmonter toutes les situations. Cela m'a indéniablement donné une certaine force, une certaine approche de la vie, mais c'est une illusion de croire que l'on peut surmonter son handicap face à toutes les situations, c'est irréaliste et irresponsable. La phrase de ma grand-mère, bien qu'elle soit très réaliste sur la cruauté du monde et prononcé dans le but de me faire "changer", reste une phrase validiste qui a aussi eu des effets très néfastes, cette approche m'a convaincu que tous les problèmes venaient de moi et devaient être résolus par moi, ce qui est faux, tout comme m'a convaincu que je ne pourrais jamais trouver d'aide à l'extérieur. Cela m'a complètement centralisé sur le fait que je devais devenir "valide" et "m'adapter" dans la société quel qu'en soit le prix, en dépit de mon autisme et de mes capacités réelles.
J'ai grandi avec un sentiment d'exclusion phénoménal. Que ce soit à travers le harcèlement scolaire ou l'éducation que je recevais par ma famille, tout le monde paraissait être du même côté d'une ligne invisible, d'une frontière que je n'arrivais pas à traverser. J'ai grandi avec le sentiment constant d'être "anormal" et de devoir changer, et ce sentiment était autant encouragé par la cruauté de ceux qui me voulaient du mal, que par l'éducation de ceux qui me voulaient du bien. J'ai conscience que ce que je viens de dire est très dur, je ne cherche vraiment pas à faire des reproches à ma famille ou à les accuser de quoi que ce soit. J'ai eu l'immense privilège d'être aimé, nourri, logé et bien élevé. Je dis simplement que même des intentions et des conseils bienveillants peuvent avoir des conséquences néfastes, surtout lorsqu'ils sont inadaptés à la situation de la personne qui les reçoit. Ma tante Kally a manifesté une forme de culpabilité lorsque mon diagnostic TSA est tombé, elle n'avait aucun regret sur notre passé, ni moi d'ailleurs, car elle savait qu'elle avait fait tout ce qu'elle pouvait pour moi, mais elle s'était quand même beaucoup mis à se justifier alors qu'elle n'avait pas besoin de le faire, notamment sur le fait qu'on m'avait simplement étiqueté comme un "enfant difficile" à cause de mon histoire lorsque j'étais petit et que c'était une narration qui avait contenté tout le monde, et qu'elle était convaincue que je ne serais pas suicidaire ou toxicomane aujourd'hui si j'avais eu un accompagnement dès le départ. Il m'est impossible d'adhérer à une telle affirmation, je pense que j'aurais quand même sombré dans ma toxicomanie et mes luttes contre le suicide, mais je partage son avis que ma situation aurait probablement été meilleure, particulièrement ma santé mentale. Elle m'a affirmé que mon père n'aurait pas été aussi violent avec moi s'il avait su que j'étais autiste et je la crois là-dessus. Je ne pense pas que les adultes auraient été aussi durs avec moi ni qu'ils auraient autant essayé de me tordre pour être "normal" si mes troubles autistiques avaient été correctement diagnostiqués lorsque j'étais enfant. Je n'ai aucun regret, j'ai reçu de l'amour et une bonne éducation, mais je suis d'accord avec le fait que j'aurais une vie très différente aujourd'hui si on m'avait enseigné que j'avais le droit d'exister pour ce que je suis, alors que tout le monde s'est employé à m'enseigner le contraire. C'est un grand gâchis, c'est triste. Il y a une grande responsabilité de la société à ce niveau. J'aimerais sincèrement que les gens, particulièrement les politiques qui ont des pouvoirs de décision, réalisent le retard des infrastructures en France et l'impact gigantesque qu'un accompagnement précoce à sur la vie des personnes autistes. Et ces décennies de perdues, ces décennies de vies brisées, se répètent et se répèteront tant que la société continuera de fermer les yeux sur nos vies, sur nos familles, sur le manque de soignants, sur le manque d'infrastructure. Je trouve qu'il y a des lacunes quasiment criminelles à ce niveau dans notre pays. Je vais m'arrêter là, j'ai beaucoup à dire mais je n'ai plus assez d'énergie pour parler davantage de ce sujet, je pense que mon opinion est assez claire de toute façon et je n'ai aucune intention de politiser mon témoignage.
C'est à partir du harcèlement scolaire que j'ai commencé à avoir des pensées suicidaires et des réflexions profondes sur l'intérêt de me battre pour une vie aussi douloureuse. J'avais déjà beaucoup à gérer et cette dimension sociale là était de trop, il en découlait des anxiétés et des dépressions très profondes qui demandaient beaucoup d'énergie et d'amour de la part de ma grand-mère et de ma tante, qui devaient continuellement me rassurer et me faire croire que cela irait mieux dans le futur, pour que je persévère.
Fin du Taekwondo
Le Taekwondo avait une place importante dans ma vie d'enfant, je le pratiquais déjà depuis quelques années dans le dojo de mon oncle. C'était le seul moment où je pouvais être avec d'autres enfants qui ne me harcelaient pas et j'étais toujours très enthousiaste à l'idée de les retrouver, même si ce n'était pas forcément réciproque. Les arts martiaux et les maîtres imposent un cadre de respect dont je profitais beaucoup car personne ne s'en prenait à moi et je me sentais préservé dans cet espace, le Taekwondo était un moment très privilégié pour moi, plus pour l'aspect social que l'art martial en lui-même. Malheureusement j'étais trop enthousiaste, comme d'habitude je n'avais pas su mitiger mes curseurs internes, et j'allais beaucoup trop vers les autres, j'initiais frénétiquement des contacts sociaux et je parlais sans savoir m'arrêter. J'avais une envie phénoménale de me faire des amis mais j'essayais beaucoup trop et cela me rendait ennuyeux pour tout le monde.
Lors de l'examen pour passer au dan supérieur, j'avais été le seul élève de la classe à ne pas l'obtenir. Mon oncle m'avait dit que j'avais très bien exécuté les mouvements pour le passage de grade mais que je parlais beaucoup trop et que pour cette raison, il refusait de me passer au dan supérieur parce que j'étais trop indiscipliné.
J'étais encore puni pour mes comportements "anormaux". Cela m'avait rendu incroyablement triste, je ne savais pas quoi dire ou quoi faire, j'avais été gagné par un sentiment d'impuissance écrasant. J'avais abandonné le Taekwondo du jour au lendemain parce que je savais qu'on me demandait quelque chose que je n'étais pas capable de fournir, malgré le fait qu'on me demandait quelque chose de simple, et c'était déchirant pour moi parce que je perdais le rare espace dans lequel j'avais l'impression que ma présence était tolérée. Cela m'a beaucoup isolé et je n'ai pu reprendre les arts martiaux que de nombreuses années plus tard, après avoir pris tellement de choses au visage que j'en avais appris à tenir ma bouche fermée. Tout ça était une leçon chère payée mais l'intention de mon oncle n'était pas malveillante. Vis-à-vis du cadre attendu dans un dojo et en comparaison aux autres enfants, j'étais vraiment très indiscipliné et il voulait m'enseigner une bonne leçon. Je suis persuadé que s'il avait su que j'étais autiste, il aurait eu une autre approche, sans l'ombre d'un doute. J'étais habitué de toute façon, je n'étais pas surpris par sa réaction, ce n'était pas la première et ne serait pas la dernière. J'ai reçu toute ma vie des "bonnes leçons" pour me discipliner et m'apprendre à me comporter différemment en public, et elles partaient toutes de bonnes intentions. Mais c'était un enfer pour moi. Quand on a une rigidité cognitive comme la mienne et une telle difficulté à s'adapter, ces leçons sont complètement contre-productives. Enfin si, elles sont productives pour les autres, pour la société. Mais elles sont destructrices pour moi. Ces "bonnes leçons" n'ont fait que m'apprendre à faire semblant. Comment retenir véritablement la leçon alors que vous ne comprenez souvent même pas le problème ? Vous savez juste que vous êtes réprimandé pour ce que vous êtes, ce que vous faites, ce que vous dites. Vous apprenez donc à la longue, à force d'échecs et de réprimandes, ce qu'il ne faut plus être, plus faire, plus dire. Il n'y a aucune pédagogie là-dedans, aucune évolution, aucune progression. Je dirais que c'est un peu comme si les gens avaient réussi à vous faire passer dans leur moule à grand coups de marteau, et le pire, c'est qu'ils en gardent la conviction de vous avoir fait du bien, de vous avoir fait gravir une marche pour mieux vous intégrer dans la société. Ce qui n'est pas forcément faux. Mais qui n'est pas forcément vrai non plus. Qui intègre-t-on vraiment au final ? Certainement pas une personne autiste, seulement le moule qu'ils auront façonné. Ces "bonnes leçons" ne jouent pas un rôle d'intégration. Elles le prétendent, elles le croient, mais elles ont l'effet inverse, elles vous oblitèrent et vous contraignent à devenir "conforme".
Il n'y a personne à pointer du doigt, ce n'est que mon ressenti, mais ce que je pense de tout ça aujourd'hui est que toutes ces "bonnes leçons" que j'ai reçu à travers ma vie n'ont fait que m'apprendre que je ne pouvais pas être aimé pour ce que j'étais, qu'il fallait sans cesse que je "corrige" ma pensée, mon comportement, mes propos. Et je pense que cela a joué un rôle important, parmi d'autres bien sûr, mais un rôle vraiment important tout de même, dans mes dépressions, mes pensées suicidaires, mes multiples addictions. Le seul conseil que j'aurais à donner, enfin, c'est une supplication plus qu'un conseil, alors je vous supplie, qui que vous soyez qui lisez ces lignes, s'il vous plaît, d'être prudent avec les "bons conseils" que vous prodiguez car sans vous en apercevoir, et cela peut être inconsciemment autant pour vous que votre interlocuteur, vous transmettez le message que cette personne ne peut pas être aimé telle qu'elle est. Cela ne parait peut-être rien, une petite leçon ou un commentaire, et c'est certainement vrai s'ils sont isolés, ponctuels, mais je sais à quel point ils peuvent être infiniment insidieux et destructeur, surtout lorsqu'ils se répètent autant tout au long de la vie. En dehors du fait de faire toujours face à des conseils pour "changer", il y a une usure très réelle à s'entendre répéter toujours les mêmes choses sans jamais parvenir à les corriger. Cela entretient en vous une culpabilité immense et affecte beaucoup votre estime de vous-même. C'était mon cas en tout cas mais je doute que les gens soient très différents. Tous les êtres humains ont une limite dans leur résilience et ils seraient sans doute affectés par des sentiments similaires face à la répétition et l'usure de ces "bonnes leçons".
Noyade de ma grand-mère
Nous nous étions réunis un été avec ma famille laotienne dans un camping. Il y avait une piscine rectangulaire qui était divisée en deux parties immergées, une peu profonde et une profonde. Je ne savais pas encore nager à cette époque et je restais du bon côté. Il y avait toujours du monde, c'était bruyant et mouvementé, mais je passais tout de même un moment agréable dans l'eau. Malgré toute l'agitation, j'avais immédiatement remarqué que quelque chose n'était pas normal de l'autre côté de la piscine. Ma grand-mère laotienne sortait la tête de l'eau puis replongeait aussitôt, puis ressortait une seconde, et replongeait, sans avancer. Elle reprenait sa respiration mais plaçait aussitôt ses mains devant le visage pour se pincer les narines, elle n'était pas en train de nager. La scène me semblait vraiment étrange mais elle ne criait pas et les gens nageaient à côté d'elle sans s'alerter, son comportement n'éveillait pas de suspicion autour d'elle. J'avais décidé de lui parler lorsque sa tête était à nouveau passé au-dessus de la surface mais elle retournait aussitôt sous l'eau et ne semblait pas m'entendre, alors j'avais commencé à interpeller les gens autour de moi en leur disant "Je crois que ma grand-mère est en train de se noyer" mais j'avais un calme et un ton tellement inapproprié par rapport à cette situation que les gens ne m'avaient pas pris au sérieux, ils pensaient peut-être que je leur faisais une blague. Je me souviens distinctement d'un homme qui m'avait répondu "Mais non elle nage". Ne sachant pas nager moi-même, je ne pouvais pas la rejoindre, j'avais commencé à devenir hystérique et à m'énerver sérieusement contre les gens autour de moi parce qu'ils ne m'écoutaient pas, et au final c'est mon frère, et non des adultes, qui m'avait pris au sérieux et qui était allé récupérer ma grand-mère laotienne au milieu de la piscine avec l'aide de ses amis. Elle était bel et bien en train de se noyer, personne ne lui avait indiqué que la piscine avait une partie profonde et elle ne savait pas lire le français, elle n'aurait pas pu le deviner seule et c'est ainsi qu'elle s'est accidentellement retrouvée en danger. Ne sachant pas nager, elle avait passé plusieurs minutes à se propulser de toutes ses forces contre le fond de la piscine pour remonter jusqu'à la surface le temps de prendre une brève respiration et retomber aussitôt dans le fond de la piscine, contre lequel elle se propulsait encore et encore. Cela a dû être une expérience terrifiante pour elle, qui a dû lui sembler interminable. Elle était totalement épuisée lorsque nous l'avons sortie de la piscine.
Par la suite, ma grand-mère racontait fièrement comment Grégor et moi l'avions sauvé de la noyade, et elle a continué de le faire bien des années après. Je raconte seulement cette histoire parce que je me suis toujours interrogé sur ce qu'il se serait passé si je n'avais pas été là, mais aussi si je n'avais pas été autiste, pour repérer son comportement qui n'avait alerté personne mais qui m'avait tout de suite interpellé. De la même façon, c'est seulement parce que mon frère me connaissait et avait compris que j'étais sérieux que ma grand-mère a pu être sauvée de la noyade, parce que personne d'autre ne considérait ce que je leur disais. S'il n'avait pas été là, je ne crois vraiment pas que j'aurais réussi à alerter les gens, surtout vu la façon dont je communiquais l'urgence, qui n'était pas du tout appropriée. Sa gymnastique silencieuse pour respirer aurait perduré encore un moment et elle se serait probablement noyée.
CM2
Au CM2, mon maître d'école avait une méthode pour motiver ses élèves : en partant du meilleur au moins bon dans le classement, il les laissait choisir un par un la place qu'ils souhaitaient prendre au sein de la classe. Les premiers élèves se mettaient systématiquement au premier rang, très fier de pouvoir briller devant tous les autres, et j'avais fait l’erreur la première fois que j'en eu l'opportunité de me mettre au premier rang parce que je voulais expérimenter ce qu’il y avait de si « génial » à être à ces places là. L’expérience fut vraiment très mauvaise, comme au CE2, je ne supportais pas d’entendre des voix derrière mon dos ou de sentir qu’il se passait des choses que je ne pouvais pas voir. Toutes les fois suivantes, je me plaçais sur un bureau isolé des grandes rangées centrales, j’avais à ma gauche une fenêtre très haute qui me donnait vue sur les branches d’un arbre dans la cour et à ma droite, une allée pour avancer jusqu’au tableau. J’étais très heureux à cette place, je pouvais facilement identifier ce qu'il se passait dans la classe tout en vaquant à mes rêveries incessantes, ce qui ne semblait pas le moins du monde déranger mon professeur. Il a eu un rôle très important dans ma vie, c’est difficile de quantifier ou de qualifier son apport mais je sais qu'il a eu un impact profond sur mon développement. Il était d’un calme impressionnant, qu'il conservait même lorsque je le contrariais, ce qui me faisait beaucoup de bien. Durant les récréations, il restait souvent dans la salle de classe pour jouer au Solitaire sur un vieil ordinateur. Je restais près de lui pour le regarder, nous pouvions passer des récréations sans nous dire un seul mot et il avait la bienveillance de ne pas me chasser. Un jour, il m'avait fait remarquer que mon écriture était illisible et qu’il fallait que je fasse un effort. Sa critique m'avait complètement obsédé et j'avais passé les jours et nuits suivants à recopier scrupuleusement l’écriture soigneuse de mes cahiers de lettre de CP jusqu'à totalement changer mon écriture. Il avait été très impressionné de mes efforts et d'avoir rendu mon écriture lisible aussi vite. J'ai conservé cette écriture d'écolier de primaire d'ailleurs, avec un lettrage bien rond et lisible, sans personnalité. Il me laissait m'exprimer plus qu'aucun professeur ne me l'avait jamais permis, et il me laissait faire des exposés sur tout ce qui me passionnait en fonction des intérêts restreints que j'avais sur le moment : la vie des scarabées, la vie des aigles, la vie des dinosaures, l'humanité survivra-t-elle à notre soleil, inconvénients et avantages du transhumanisme, etc. C'était une très belle année pour moi, je n'avais pas d'amis mais j'étais dans ma bulle avec les sciences, et le seul fait que mon professeur me respecte de cette manière me faisait un bien considérable. Ma grand-mère l'observait aussi et me trouvait moins dépressif, plus optimiste pour l'avenir, et le remerciait très souvent pour la patience qu'il avait avec moi (16).
Adolescence
Collège
Mon frère m’avait mis en garde, l’univers du collège était très différent de celui de la primaire, j’allais perdre une partie de mes camarades et personne ne s’embarrasserait à s’adapter à ma personne, il allait falloir que je fasse des efforts supplémentaires très importants si je voulais mitiger les conséquences de mon inadaptabilité sociale. Je savais qu’il avait raison et j'avais débuté pour la première fois une liste des « points à changer » chez moi. C’était une entreprise assez inattendue venant de moi alors que je ne supporte pas les compromis ni les requêtes des autres pour que je change, mais c'était différent cette fois-ci parce que cela venait de moi, c'était mon envie, mon projet. Le premier point important, c’était d’arrêter de me faire des biberons la nuit. Ma grand-mère avait continué de me laisser tranquille là-dessus et ne posait aucune question lorsqu'elle voyait mon biberon apparaître comme par magie dans le lave-vaisselle, mais j'étais souvent la risée de mon frère pour n'importe quel prétexte et il ne manquait pas de me narguer à ce sujet quand il en avait l'occasion. Cela a été très difficile pour moi d’arrêter cette habitude car le lait était une grosse addiction pour moi pendant mon enfance, ainsi que le rituel qui en était associé. C'était un rare plaisir, un moment unique de réconfort à la fin de chacune de mes journées, autant dire que c'était très précieux, très important pour moi. Mais à cette époque, ce qui était encore plus important à mes yeux était de m'intégrer, donc je n'ai pas hésité une seule seconde à me faire violence pour changer cet aspect. J'avais tout raté de mon enfance alors je voulais vraiment réussir mon adolescence. Personne ne le remarqua, personne ne le notifia, ce ne fut un événement pour personne d’autre, mais c'était un grand moment pour moi. Le second point essentiel de ma liste était d’arrêter de faire pipi au lit. Je n'ai pas pris la décision vis-à-vis de ma grand-mère mais il faut avouer qu'elle était très impactée par cet aspect et faisait beaucoup d'efforts pour moi, je la réveillais constamment au milieu de la nuit et elle m’aidait à changer les draps pour que je puisse rapidement me recoucher. Elle ne m’a jamais fait de réflexion sur le fait que ce n’était probablement pas normal de continuer de faire pipi au lit à cet âge. Elle ne m’a jamais jugé mais elle soupirait longuement lorsqu’il fallait qu’elle s’extirpe de son lit au milieu de la nuit, ce qui était bien suffisant pour m’infliger de la peine et des remords. Elle avait essayé de me mettre un revêtement plastique à un moment, dans une tentative de lui faciliter la vie avec les lessives, mais je ne supportais pas du tout la matière et elle avait abandonné. Je suis arrivé à mon objectif en changeant mes habitudes, je m'étais fixé des règles très strictes et j'étais resté discipliné : plus de lait, plus d'eau, interdiction d'aller aux toilettes l'après-midi pour être certain de me vider la vessie avant d'aller dormir. Je m'étais fixé un cadre et des contraintes, ce n'était pas plaisant mais c'était vraiment efficace et rien que cela était une source de satisfaction pour moi, d'accomplissement, car j'avais la preuve que mon organisation et mes efforts donnaient des résultats, c'était quelque chose de très agréable à vivre.
Au collège, j'avais évidemment raté dès le premier jour mon introduction auprès des autres, j'étais redevenu un paria très rapidement, c'était une grosse déception. Mais il y avait quand même des petites marges de progrès, j'étais un peu plus adapté et le contexte était un peu différent aussi. J'ai d'ailleurs eu beaucoup de reconnaissance envers certains parents, qui me prenaient en pitié ou en affection, et qui demandaient à leurs enfants de faire des efforts avec moi et de me donner ma chance. Cela a fonctionné, certains de mes camarades se montraient plus compréhensifs, et certains sont même devenus mes amis avec le temps, après m'avoir apprivoisé. La plupart de mes amis dans ma scolarité avaient une relation très complexe avec moi, alternant entre l'amour et le rejet. Je crois qu'ils pouvaient avoir une tendresse sincère envers moi mais rejetaient intensément ma bizarrerie et l'étrangeté de mes propos ou de mon comportement. On m'avait appelé "le mongolien" une bonne partie de ma scolarité, et j'avais été rebaptisé "Colle-la-menthe-thaï" au collège, surnom qui avait été lancé par un groupe d'élèves en conservatoire de danse parce que je les collais tout le temps et qu'elles ne comprenaient pas pourquoi je cherchais à passer mon temps auprès d'elles alors que je n'étais même pas dans leur classe. Elles pouvaient être parfois cruelles et odieuses avec moi, mais honnêtement, c'étaient celles qui me traitaient le mieux de tous les autres élèves. Au bout de quelques mois, certaines d'entre elles s'étaient relaxées vis-à-vis de ma présence et l'année suivante, la plupart me toléraient bien.
Un très grand changement s'est opéré à cette période de sur-socialisation, j'avais vraiment eu l'habitude jusque là d'être toujours rejeté pour ce que j'étais mais je découvrais vraiment pour la première fois, ou en tout cas je le comprenais enfin, c'était plus visible pour moi, que j'étais toujours récompensé pour mentir, pour incarner quelqu'un d'autre. C'était une réalisation plus consciente. Et j'appréciais ces récompenses, ce sentiment d'appartenance, alors je me suis dit sincèrement que c'était la voie à prendre et j'ai persévéré dans cette direction. Les résultats étaient éloquents. Il y avait toujours une sorte d'amour et de désamour, mais les gens étaient plus à l'aise avec moi dans les interactions sociales car je masquais de mieux en mieux mes réactions, je donnais l'impression que j'étais intéressé par ce qu'on me disait ou par les mêmes choses que les adolescents de mon âge, c'est à ce moment-là que j'ai arrêté de parler de ce qui me passionnait vraiment car c'était toujours un motif de brimade de la part des autres élèves, et cela a très bien fonctionné. Je faisais attention à avoir un vocabulaire moins soutenu, à être plus bête que ce que je ne l'étais, à me standardiser autant que cela était possible et cela fonctionnait très bien. Évidemment, j'étais toujours beaucoup trop atypique pour la plupart des gens mais j'étais arrivé à atteindre un niveau beaucoup plus tolérable et cela m'a permis de me faire des amis. J'étais très méthodique, très volontaire, et j'avais une meilleure réflexion, ou en tout cas, j'observais mieux mon environnement pour adopter les bons comportements, pour choisir mieux ce que j'allais à dire même si c'était un mensonge. J'ai vraiment passé des étapes importantes dans ma socialisation durant cette période remplie de tâtonnements et d'expérimentations.
J'ai continué de subir beaucoup de harcèlement au collège mais je le trouvais beaucoup moins grave que ce que j'avais subi en primaire, cela restait globalement verbal et c'était une différence significative qui a changé la qualité de mon quotidien. Cela aurait pu être complètement l'inverse bien sûr, mais j'ai eu la chance que ce ne soit pas mon expérience, j'étais avec des adolescents qui n'étaient pas dans une cruauté extrême.
J'avais une relation plus complexe et tendue avec mes professeurs durant mon adolescence, il y a plusieurs facteurs à cela mais les principaux sont la validation sociale que je recherchais de mes camarades et le jugement impitoyable que j'avais envers les adultes, je n'étais pas tendre avec leurs opinions ou les erreurs dans leur cours, j'étais pour le moins pointilleux et je n'hésitais pas à leur sauter à la gorge à la gorge, au sens figuré, dès que j'en avais l'occasion.
J'avais été renvoyé plusieurs mois de mes cours d'Histoire-Géographie à cause d'un incident illustrant bien mon attitude, peu adéquate en milieu scolaire. Nous avions abordé le sujet de la colonisation et une élève avait demandé à notre professeur pourquoi est-ce que la France avait fait cela. Il avait répondu que c'était dans la nature de l'Homme. J'ai été immédiatement révulsé par cette réponse, ni scientifique, ni historique, ni pédagogique, et effectivement sans demander la parole, j'ai simplement réagi en disant que j'étais un homme et que ce n'était pourtant pas dans ma nature. Il m'avait viré du cours et exigé que je lui fasse une lettre d'excuse. Je lui avais écrit une lettre d'excuse qui n'en était pas une, en faisant une rhétorique qui pouvait être perçue pour de l'insolence mais qui était vraiment mon opinion, que je "m'excusais" d'avoir un avis divergent du sien et en faisant une mini-thèse civique pour lui manifester mon désarroi quant à sa réponse. Il a refusé de me recevoir en cours tant que je ne lui réécrivais pas une autre lettre d'excuse, ce que je trouvais injuste et totalitaire donc je ne l'ai simplement pas fait, et l'épisode s'est poursuivi ainsi plusieurs semaines jusqu'à atteindre quasiment un trimestre complet. La directrice a dû intervenir pour faire une médiation entre le professeur et moi, et tout l'entretien semblait vraiment l'amuser, elle avait lu ma lettre et ne pouvait pas s'empêcher de me sourire, mais elle essayait de me réprimander en même temps ce qui n'était pas convainquant, et cette attitude irritait beaucoup mon professeur. Elle lui avait quand même fait remarquer que cela prenait des proportions ridicules et il s'en défendait en disant que c'était moi qui refusait de lui écrire une vraie lettre d'excuse, ce qui n'a pas convaincu la directrice qui trouvait toute cette histoire ridicule. Elle m'a réclamé également de faire preuve de raison et de lui écrire la lettre d'excuse qu'il désirait de moi, mais je ne voyais aucune raison légitime de le faire. Il a alors argumenté que je n'aurais jamais dû prendre la parole sans lever la main et j'ai pesé cela, ce que j'ai jugé être parfaitement exact et que j'ai reconnu, et j'ai été prompt à tout de suite lui écrire des excuses par rapport à ça. Je ne pense de toute évidence pas que c'était son motif initial de me virer de tous ses cours pendant tout ce temps, cela me parait excessif, c'est certainement ma lettre qui l'a piqué à vif, mais à ce stade il savait que son seul angle pouvait être ma seule faute véritable et même si je suis un mur 99% du temps, je suis une vraie porte ouverte si on me donne des arguments tangibles. Je pense que cette situation aurait pu se produire avec n'importe quel autre petit merdeux mais qu'elle a été exacerbée très facilement dans cette direction à cause de mon entêtement disproportionné et le peu de compréhension que j'avais des cadres d'autorité et dynamiques scolaires. Cela m'a toujours suivi dans la vie d'ailleurs, j'ai toujours eu le biais de croire que la "vérité", la "raison", la "justice" étaient plus importantes que la communication, les apparences, même la hiérarchie, mais ce n'est pas du tout comme cela que fonctionne le monde. On réussit mille fois mieux en ayant tort mais en maitrisant la communication qu'en ayant raison mais en étant incapable de communiquer et de respecter les cadres sociaux. Cela me parait complètement absurde et contre-intuitif, mais les êtres humains sont des êtres plus sociaux que pragmatiques, donc il y a une certaine logique à cela. C'est juste que cela m'a souvent mis dans des positions bêtes et difficiles parce que je n'étais pas capable d'appréhender cela, pouvant me retrouver acculé dans une hystérie complète et jugé comme ayant tort dans des situations où j'avais parfaitement raison. Situations d'ailleurs qui se seraient probablement conclues correctement si j'avais seulement su communiquer correctement avec les autres.
J'avais poussé à bout ma professeur de français qui avait laissé échapper une remarque qui m'avait vraiment offensé, elle m'avait dit que j'avais été mal élevé par ma mère ce qui n'avait pas manqué de me piquer à vif alors je lui avais répondu au tac au tac que ma mère était morte, ce qui l'avait complètement désarçonnée et elle s'était confondue en excuses. C'était un mensonge peu sympathique vis-à-vis de ma mère, qui peut même paraître cruel mais il faut comprendre, sans que ce soit une excuse, que j'ai passé toute mon enfance à devoir justifier de l'absence de mes parents auprès de tout le monde, les parents, les professeurs, les camarades de classe, et j'ai toujours été excédé de devoir partager mon histoire familiale. J'avais fini par dire que mes parents étaient morts, ce qui était le Saint-Graal de la tranquillité, car personne n'osait me demander quoi que ce soit après une réponse pareille. Cela ne me gênait pas moralement de choisir la facilité en mentant, aussi déshonorable cela puisse l'être vis-à-vis de mes parents, je les ai toujours aimés du fond du coeur et ce n'était pas ce mensonge qui allait changer cela, même si ma mère aurait certainement été profondément blessée, d'autant qu'elle n'y était pour rien. Moi j'étais juste un adolescent et je voulais qu'on me laisse tranquille. J'ai répondu de cette manière simplement parce que son commentaire m'avait vraiment attaqué à un endroit qui me faisait mal et j'avais voulu la mettre dans une position très inconfortable, ce qui n'a pas manqué de fonctionner. Quelques jours plus tard, ma professeur de français m'avait demandé de rester après l'heure de cours et elle jubilait, elle était vraiment souriante, ce qui ne lui arrivait jamais, et elle m'avait annoncé, ravie, que j'étais vraiment ce qu'elle pensait que j'étais - je n'ai jamais compris ce que cela voulait dire - et que je n'allais pas m'en sortir comme ça. Avec une grande euphorie, elle m'avait révélé qu'elle savait que ma mère était vivante. Je lui avais répondu très froidement "Vous avez gagné, elle est vivante, mais elle n'est pas à mes côtés. Vous trouvez ça mieux ?". Son sourire s'était aussitôt effacé et elle n'avait rien ajouté, je n'avais même pas été puni pour mon mensonge finalement. Je raconte cette anecdote parce que je trouve cette interaction fascinante, et qu'elle est aussi un exemple que j'étais un adolescent comme les autres aussi. Je pouvais être un petit con, avoir des réparties insolentes et être très défiant envers les adultes que je trouvais encore plus indignes de confiance que les enfants, mais surtout plus difficile à cerner, trop complexes pour moi à cet âge-là. Je voulais aussi beaucoup plaire à mes camarades de classe, alors j'étais capable d'aller à de sérieux extrêmes avec mes professeurs juste pour faire rire mes camarades et d'avoir le sentiment, quelques secondes, d'être à ma place à leurs côtés.
Au début de ma deuxième année de collège, ma professeur d'anglais m'avait incendié devant toute la classe parce qu'elle pensait que je me masturbais alors que j'avais simplement des stéréotypies que j'essayais de contrôler en gardant les mains en dessous de la table, il faut dire que c'était l'un des premiers jours de classe et j'étais extrêmement anxieux, j'avais encore échoué à m'intégrer auprès des autres élèves lors de ces jours cruciaux et je sentais que cela allait être une autre année épouvantable, j'avoue avoir eu un comportement plus difficile à réprimer que d'habitude. Mais l'incident m'a clairement anéanti, tout comme il a anéanti toutes mes chances de socialiser durant les semaines qui ont suivi, c'était une humiliation vraiment coûteuse. Elle m'avait fait ses excuses, parce que j'étais devenu complètement hystérique pour dénier son allégation, même si je me demande rétrospectivement si ma réaction n'a pas été jugée comme trop disproportionnée pour ne pas être suspecte. Quoi qu'il en soit, c'était une accusation très déplaisante. C'est un exemple simple des violences ordinaires que les personnes autistes peuvent subir en milieu scolaire et qui ne proviennent pas seulement des autres élèves, beaucoup de professeurs ont des réactions inappropriées, malgré eux, car je ne doute pas qu'ils cherchent tous à bien faire, ils ont tellement à gérer déjà qu'il m'est difficile de leur reprocher leur manque de patience ou leur absence de compréhension alors même qu'ils n'ont pas les capacités d'enseigner dans de bonnes conditions aux élèves. Cependant, cela créé un cadre dans lequel ils perpétuent malgré eux beaucoup de discriminations, certaines des remarques les plus cinglantes et validistes durant mon enfance venaient de mes professeurs, qui, ce n'est que ma perception personnelle, sont de véritables fers de lance du "conformisme" et de la "normalité" attendue par la société. Je ne peux pas faire de généralité, c'est juste mon sentiment qui découle de mon propre vécu, mais j'ai souvent trouvé leur pédagogie zélée et autoritaire, écrasante des différences, uniformisante à l'extrême. Le reproche que je fais est peut-être complètement déplacé, il est même possible de considérer que c'est précisément leur rôle d'agir comme ça, que c'est une approche qui est bénéfique à la société, et je peux l'entendre. Je pense tout de même que ce cadre est très nuisible pour les personnes autistes, et probablement pour toutes les personnes neuroatypiques.
J'ai expérimenté l'une des humiliations les plus significatives dans ma vie à cette époque, je ne savais pas comment communiquer mon intérêt pour un garçon qui avait quelques années de plus que moi, et je ne savais pas du tout comment me comporter par rapport aux émotions très intenses que je pouvais ressentir juste en l'ayant dans mon champ de vision. J'étais vraiment obnubilé par cet individu et j'essayais méthodiquement de comprendre d'où me venait cette fascination comme s'il y avait une équation à résoudre, alors j'étais d'autant plus observateur de ses moindres gestes et mouvements. Je ne me rendais pas du tout compte que j'avais un comportement inapproprié. Un jour, il est simplement venu m'ordonner d'arrêter de le suivre et de ne plus jamais le regarder. Je me souviens lui avoir répondu un très simple "D'accord" mais j'étais sincèrement bouleversé, je n'avais pas imaginé une seconde avoir fait quelque chose de déplacé et j'étais mortifié de l'avoir embarrassé. Cela m'avait vraiment énormément affecté, c'est un moment important dans ma vie parce que c'est l'un de ceux qui m'a fait le plus réaliser à quel point mon attitude pouvait être perçue comme une agression alors que je pensais agir "normalement". Cela m'a plongé dans une spirale infinie de réflexions et de remises en question, à décortiquer tous les moments où j'étais dans son périmètre, à essayer de décrypter mes erreurs et ce que je devais changer. Je porte toujours une écrasante humiliation et culpabilité par rapport à cet incident. Je précise que ces sentiments ne sont pas à associer à une déception affective, ce n'était rien de cet ordre, c'est mon inadaptabilité qui en a été la source.
Manger du plastique par amour
Petit anecdote amusante de cette période, Grandine m'avait acheté des rouleaux de printemps pour déjeuner. Ils étaient emballés dans un film plastique alors après en avoir saisi un, j'avais commencé à le déballer par le haut. Ma grand-mère m'avait immédiatement arrêté en me disant qu'il fallait le manger tel quel, ce à quoi je lui avais répondu qu'il s'agissait de l'emballage plastique, mais elle avait insisté en me disant que c'était comestible, pensant qu'il s'agissait de la feuille de riz enveloppant la nourriture. Je n'avais pas contesté et j'avais commencé à manger le rouleau de printemps et à mastiquer les aliments avec le plastique. Elle m'avait demandé si c'était bon, je lui avais répondu simplement que ça avait le gout de plastique et elle s'était énervé contre moi en pensant que je me moquais d'elle sur ce sujet, puis elle avait palper les rouleaux de printemps avec ses doigts et m'avait soudainement arraché le mien des mains, horrifiée. Elle s'était exclamée "Mais ça ne va pas de manger du plastique ?!" mais elle n'était pas en colère, juste paniquée, et je lui avais répondu que c'est exactement ce que je lui avais dit. Et elle avait répondu, comme si j'étais bête, "Oui mais tu avais bien vu que c'était du plastique en mangeant ?", et je lui avais répondu que c'était aussi ce que je lui avais dit. J'étais un peu irrité par la répétition. Elle s'était levée de sa chaise et avait appelé notre médecin de famille pour lui annoncer qu'elle "m'avait empoisonné" en me faisant manger du plastique, elle était un peu dramatique mais elle avait l'air vraiment très préoccupée, et devait sans doute culpabiliser. La conversation téléphonique n'était pas en haut parleur mais notre médecin l'avait apparemment rassuré parce qu'elle s'était calmée rapidement et avait l'air soulagé. Au final, elle avait fini par trouver cet incident très drôle et elle racontait parfois cette histoire à ses amis pour illustrer combien son petit-fils lui vouait "un amour aveugle". Ce qui est sans doute vrai.
J'aime bien cette anecdote, je la trouve drôle aussi. Le plastique ne m'a rien fait, je n'en ai pas avalé beaucoup de toute façon, la mastication était longue et laborieuse. Qu'est ce que j'étais bête quand même, quand j'y repense, je trouve cela tellement absurde parce que je savais pertinent que c'était du plastique, je n'avais pas le moindre doute dessus, encore moins quand je l'avais dans la bouche, mais je ne pouvais pas concevoir que ma grand-mère "mente", c'est vraiment très comique comment concilier des paradoxes dans ma tête me poussent à agir contre ma propre logique et mes propres constats. Cette situation illustre bien avec quelle facilité déconcertante j'accepte presque tout ce qu'on me dit comme une vérité absolue, qui a résulté ici à une situation comique mais à d'autres moments à des situations indésirables, voire carrément dangereuses.
Première violence sexuelle
C'est extrêmement compliqué pour moi de parler de ce que j'ai subi lorsque j'étais petit, particulièrement parce que j'ai accepté ces choses-là par moi-même et que cela les rend encore plus invraisemblables, inexplicables, inintelligibles pour toute personne bien construite. Elles le sont d'autant plus que ces abus se sont répétés de mon enfance à ma vie d'adulte, et je sais que cette répétition me jette d'office un discrédit terrible. C'est l'une des raisons pour laquelle je me suis toujours dissuadé de partager ces moments de ma vie, même avec mes plus proches amis ou les personnes qui ont partagé ma vie. En dehors de ma méfiance de ne pas être cru, j'ai toujours été convaincu aussi que cela ne servait strictement à rien d'en parler, je ne vois pas ce que cela aurait changé pour qui que ce soit, certainement pas pour moi, et je ne voulais surtout pas altérer la perception des autres vis-à-vis de moi, qui était déjà chèrement acquise. Il n'y avait rien à faire par rapport à ces expériences et je n'avais vraiment rien à en dire non plus.
J'ai toujours été dubitatif quant à ces événements. Le mot dubitatif parait peut-être très inapproprié pour parler de violence sexuelle mais c'est vraiment celui qui décrit le mieux mon ressenti. Je ne sais pas quoi faire de ces moments, je ne sais pas vraiment quoi en penser. Il me semble d'ailleurs très important de souligner que je n'ai jamais été violé, pas dans la définition graphique que les gens ont de cet acte dans leur imaginaire en tout cas, je ne sais pas pourquoi cette précision me parait essentielle mais je préfère la donner. Peut-être que je me sens coupable, peut-être que je ne veux pas choquer, peut-être que je ne veux pas être offensant envers des personnes qui ont vécu des circonstances mille fois plus terribles que moi, peut-être que je cherche à trouver des excuses aux personnes qui ont croisé ma route ou à justifier leurs actes en considérant que j'ai ma part de responsabilité, peut-être qu'il y a d'autres raisons que je ne réalise même pas, je ne sais pas et je ne le saurai jamais. Mais je sais que c'est important pour moi de partager exactement le ressenti que j'en ai eu, qui est juste la façon dont j'ai perçu tout ça et qu'il ne faut surtout pas généraliser, parce qu'elle dépeint seulement l'une des nombreuses réactions que peut avoir une personne autiste face aux violences sexuelles, et qu'il y a à mes yeux un immense intérêt de faire connaître cette variété, autant aux professionnels de santé qu'aux individus, car c'est spécifiquement parce que les gens ont une vision tellement stéréotypée des comportements qu'une victime de ces violences est censée adopter que cela crée un contexte qui la réduit souvent au silence, jugé préférable au risque de subir une double peine en s'exposant potentiellement aux reproches ou au déni des autres.
Je n'ai jamais considéré avoir été violé malgré ne pas avoir consenti à ces rapports. Je sais que cette phrase est affreuse sans contexte. Je n'ai aucune intention de minimiser les viols, les agressions, les violences sexuelles, vraiment pas, je sais que cette phrase est une abomination. Je suis vraiment gêné rien que de l'écrire parce que je suis très conscient que c'est mal de dire cela, mais je n'ai pas envie de mentir ni de me censurer, je ressens une vraie pression en abordant ce sujet mais je veux que mon témoignage reste authentique, même si cela signifie partager des choses peu reluisantes sur moi. Je n'aurais pas d'autres occasions ou lieu de le faire, et ma propre vie ne devrait pas être invalidée par les idées reçues des gens, mais la pression est palpable. C'est fou mais c'est là. Et de toute évidence, il faut distinguer les faits de mes ressentis, ce sont deux choses distinctes.
J'avais 12 ans lorsque j'ai eu mon premier "rapport" sexuel. J'allais régulièrement chez mon amie Melinda avec qui j'avais partagé une partie de ma scolarité et qui ne m'offrait son amitié que lorsque nous n'étions que tous les deux car elle ne voulait pas être associée à moi en public. Elle était infecte envers moi à l'école mais était totalement différente avec moi lorsque nous étions sans les autres enfants. Ses parents étaient souvent absents et nous avions l'habitude de profiter de sa maison ensemble. Une fois lorsque nous jouions à cache-cache, galvanisé par l'adrénaline, je suis rentré dans la chambre de l'un de ses grands-frères, Maxime, qui avait 18 ans à l'époque. Ce n'était pas un garçon que j'appréciais, il était systématiquement odieux avec moi parce qu'il me trouvait agaçant et m'envoyait balader avec mes éternelles questions. Il m'avait déjà mis dehors à deux reprises dans le passé, sans que sa sœur ne puisse y redire quoi que ce soit. En rentrant dans sa chambre, j'avais réalisé qu'il était là et je m'étais confondu en excuses, ayant peur des représailles auxquelles il m'avait habitué, en lui expliquant que je jouais avec sa sœur. Ce jour-là, il jouait avec sa Game Boy Advance dans son lit et il était clairement de meilleure humeur. J'allais ressortir quand il m'avait dit que je pouvais fermer le loquet et rester caché dans sa chambre si je le voulais, ce qui m'a paru être une excellente opportunité pour gagner la partie et je n'ai pas hésité une seconde à m'exécuter. Je restais immobile au niveau de la porte en tentant d'écouter Melinda me chercher dans la maison et en ravalant mes ricanements. Maxime m'avait demandé pourquoi je ne venais pas voir le jeu auquel il jouait, car il savait très bien que j'étais obnubilé par les jeux vidéo, l'ayant aidé plusieurs fois dans certains d'entre eux lorsqu'il était coincé. Je ne m'étais pas fait attendre, je m'étais assis à côté de lui dans le lit et je l'avais regardé jouer. Assez rapidement, il m'avait demandé si je voyais bien, ce à quoi j'avais répondu par l'affirmative, mais il avait insisté pour que je m'allonge, ce que j'avais fait, puis il avait ouvert les bras et les avait refermé autour de moi pour que je puisse voir l'écran en étant contre lui. Il y avait certainement de quoi élever des soupçons mais cela ne m'avait pas du tout dérangé, la position était confortable et surtout je n'avais aucune compréhension de la sexualité à ce moment-là, je n'avais aucune idée que cette situation pourrait engendrer quoi que ce soit d'autre. Je sais à quel point ma naïveté peut paraître invraisemblable ou stupide dans un moment pareil, mais pour moi, j'étais simplement en train de regarder le frère de mon amie jouer à des jeux vidéo.
Il avait ensuite commencé à me poser des questions. Il m'avait demandé combien de fois je me masturbais par semaine, et je me souviens qu'il avait rigolé quand je lui avais répondu que je ne l'avais jamais fait. Je savais parfaitement ce qu'était la masturbation, autant qu'un écolier peut savoir ce que c'est en échangeant toute sorte d'insultes et définition des mots dans la cour de récréation, mais mon cerveau autant que mon organe génital étaient très loin d'être prêt pour l'expérience. Après s'être moqué, il s'était vanté de le faire tout le temps. Il m'avait demandé si je voulais le faire, et je me souviens très bien de sa stupéfaction quand je lui avais répondu "Pour quoi faire ?". Il m'avait dit que je trouverais ça bien mais je ne savais pas quoi en penser, de toute façon que pourrait bien en penser un enfant à cet âge, je n'étais ni favorable ni défavorable à la proposition, j'essayais de considérer la chose même si c'était parfaitement abstrait à appréhender. Il avait posé sa console, mis sa main dans mon slip et avait commencé à me masturber frénétiquement. Je n'ai honnêtement rien ressenti à ce moment-là, j'étais plus dubitatif que gêné par l'expérience. Maxime devenait de plus en plus frustré cependant, il s'agaçait car je ne parvenais pas à avoir d'érection, "parvenir" n'est sans doute pas le verbe le mieux choisi, n'ayant aucune idée de ce qu'il était sensé se passer à ce moment-là, il avait cessé son geste, s'était levé pour vérifier si la porte était bien verrouillée, puis était revenu s'allonger à côté de moi en baissant son pantalon pour révéler son sexe déjà érigé. J'avais été très impressionné par la taille de son sexe, alors qu'il était dans des proportions tout à fait normales par rapport à son corps, mais je n'avais aucune comparaison possible à ce moment-là et le phénomène me semblait déjà excessif. Il y avait la disproportion surtout de son corps et du mien, il avait une certaine musculature, même pour un jeune homme de son âge, et moi je n'avais que 12 ans, et j'en faisais sans doute deux de moins tant j'étais frêle à cette époque. Je ne savais pas du tout que j'étais sensé faire quelque chose devant son sexe et il s'en était vite aperçu, il m'avait placé sa main sur la mienne, qui devaient être deux fois plus grande, elles me paraissaient gigantesques, et il s'étaient mis à répéter le même geste sur sa verge. J'étais un peu dégoûté par le premier contact mais j'avais persévéré à imiter son mouvement. Il avait une grimace figée, il avait l'air très concentré. J'entendais Melinda m'appeler plusieurs fois et elle avait essayé de rentrer dans la chambre de son frère, qui lui avait dit d'aller "se faire foutre" comme si de rien n'était. Il avait fini par lâcher un gros soupir, que je pense être d'exaspération rétrospectivement même si sur le moment je ne savais pas bien ce que je faisais qui pouvait le contrarier alors que je suivais ses consignes, je crois que je ne parvenais pas à le faire arriver à un orgasme et il avait décidé de prendre les devants. Il avait crashé sur ses doigts et me les avait glissés dans l'anus. J'avais émis un cri, ou un bruit, ou une intonation, en tout cas j'avais produit un son de surprise assez fort pour qu'il m'ordonne de me taire immédiatement avec une colère manifeste, puis il m'avait retourné sur le ventre et simplement dit qu'il allait me "montrer comment ça se faisait". Je n'avais rien dit du tout. Il avait essayé plusieurs fois de me pénétrer mais il n'y arrivait pas. Il essayait de forcer un passage encore et encore, mais j'étais vraiment minuscule comparé à lui. Cela me faisait très mal et lui peinait de son côté, mais il avait fini par éjaculer à moitié à l'extérieur, à moitié à l'intérieur de moi. Il m'avait dit de ne pas bouger, s'était emparé d'un rouleau de PQ qu'il y avait dans le tiroir de sa commode de nuit, et m'avait essayé les fesses énergiquement. Il ne m'avait même pas dit de me taire cette fois-là, il m'avait nettoyé, s'était nettoyé lui-même, nous nous étions rhabillés et c'était terminé. Puis le plus naturellement du monde, je lui avais demandé s'il pouvait me prêter sa Gameboy Advance, ce qu'il avait accepté "juste pour cette fois". Quand j'étais sorti de sa chambre, Melinda était hors d'elle après m'avoir cherché partout, et ma seule réaction avait été de m'asseoir dans le canapé et de jouer à la Gameboy Advance en l'ignorant complètement, ce qui n'avait pas arrangé les choses avec elle. Quelques temps plus tard, j'avais recroisé Maxime en rentrant du collège et il avait été extrêmement menaçant, il avait l'air très stressé, je pensais même qu'il allait être violent avec moi et je n'arrêtais pas de lui faire mes excuses sans savoir ce que j'avais fait de mal. Je n'avais pas du tout fait la connexion de son comportement par rapport à notre dernière interaction. Il m'avait demandé de promettre de ne jamais parler à personne de ce que nous avions fait, ce dont je lui avais fait aussitôt la promesse. Cela me paraissait facile parce que cela ne signifiait strictement rien pour moi. Après ça, il était devenu très distant et m'évitait à tout prix, mais là aussi, cela n'avait aucune importance à mes yeux car nous n'avions jamais été amis à la base et il ne représentait rien pour moi.
L'expérience ne m'a pas du tout marqué ou traumatisé, c'était très anecdotique à mes yeux. J'étais beaucoup plus préoccupé par le harcèlement dont j'étais victime au collègue et à comment faire pour être mieux intégré socialement. Cependant, j'ai tout de même été affecté par cette expérience dans le sens où cet été-là, je parlais constamment de masturbation aux personnes autour de moi, au point de les dégoûter. Je n'étais qu'un petit garçon et mes questions étaient beaucoup trop précises et précoces pour mon âge, cela mettait les adultes et autres enfants autour de moi très mal à l'aise. La mère d'une camarade de classe m'avait incendié - à juste titre - et m'avait ordonné de ne plus jamais aborder ces sujets avec sa fille, ni avec qui que ce soit. Mes cousines laotiennes avaient été très choquées que je leur parle de masturbation et avaient rapporté mes propos à mes tantes, qui avaient éludé la question en leur disant que "c'est un truc de garçon, c'est normal". Elles ne pouvaient pas savoir que ces sujets sexuels découlaient de mon expérience, et durant cette période, tous les adultes autour de moi ont juste pensé que j'avais une puberté précoce. Je les avais habitué à mes comportements atypiques donc ce n'était pas une étrangeté de plus ou de moins qui allait les alerter. Mais tout de même, il y avait des signes forts, j'avais vraiment été insupportable cet été-là, ma famille s'en rappelle encore car cela avait été une période infernale pour eux, j'avais des comportements beaucoup plus difficiles que d'habitude, à en faire pleurer des membres de ma famille et à m'en faire physiquement violenter, ce qui n'était pas habituel par d'autres personnes que mon père, mais j'ai quand même été étranglé par l'un de mes oncles et pris une claque monumentale par un autre. Il n'y a aucun doute que c'est moi qui les avait poussé au bord de leurs limites, car tout le monde faisait vraiment preuve d'une patience surnaturelle avec moi, il faut vraiment comprendre que j'étais insupportable. Mais je pense que cela illustre que ce j'avais vécu me travaillait inconsciemment même si j'avais le sentiment d'être parfaitement à l'aise avec ça. Et j'ai toujours le sentiment de l'être honnêtement. Quand j'y pense, cela ne génère aucune émotion, aucune rancœur, j'ai une extrême indifférence par rapport à cet événement. J'ai plus l'impression de l'avoir vu que vécu. Mais en dépit de mon ressenti sur tout ça, il y avait manifestement des indications que cela m'avait affecté d'une manière ou d'une autre, puisque factuellement, cela a eu des répercussions sur ma famille qui en avait pâti plusieurs mois.
Abus sexuels
L'année suivante, je me suis retrouvé dans une situation beaucoup plus préoccupante. J'étais dans ma période manga et je me rendais constamment en centre-ville pour lire tous les mangas que je pouvais dans une enseigne généraliste bien connue. Je m'asseyais toujours dans le même coin et je passais des heures à bouquiner, c'était un moment très agréable pour moi. Tout le personnel du magasin me connaissait et était très poli avec moi. C'est dans cet espace que Jean-François m'a abordé. Je n'ai jamais su son âge exact mais il devait avoir autour de 35 - 40 ans, il avait une barbe poivre-sel, il était trapu, il faisait simplet mais était d'une incroyable douceur, même ses gestes étaient doux, je ne saurais pas bien comment décrire cela. Il incarnait la gentillesse et l'empathie. Notre première interaction a été très brève, il m'avait simplement adressé la parole pour me dire que j'avais fait un excellent choix alors que j'étais plongé dans ma lecture. Déjà je supporte extrêmement mal les sollicitations que je n'ai pas su anticiper, mais je les accepte encore moins lorsqu'elles sont futiles. Je n'avais pas su du tout comment réagir, je l'avais regardé brièvement et je m'étais replongé dans ma lecture dans la plus grande indifférence, espérant seulement qu'il s'en aille au plus vite. Sa réaction m'avait marqué. Il avait juste fait un commentaire (dont je ne me souviens plus la nature, une petite phrase) et il avait eu un petit rire sans méchanceté, quelque chose de léger, je ne le sentais pas moqueur. Cela m'avait beaucoup plu parce que les adultes réagissaient en général très mal à mes réactions ou absences de réaction. C'était tout pour cette première interaction, un non-événement en soi. Ensuite je l'y croisais de plus en plus souvent, puis il s'asseyait à côté de moi pour bouquiner, il était plus amateur de bandes-dessinés que de mangas en général. Il me disait tout le temps bonjour mais je suis assez lent pour intégrer de nouvelles interactions ou personnes, et dans ce contexte là il n'y avait pas d'enjeu donc je ne faisais vraiment aucun effort social, il a fallu un certain temps avant que je ne commence à lui dire bonjour aussi. Il me voyait souvent relire en boucle les tomes de Card Captor Sakura et un jour il m'avait simplement tendu le premier tome de X de CLAMP en me disant que cela devrait me plaire. Sans rentrer dans les détails, le manga était fascinant et abordait une relation homosexuelle "platonique" entre les deux protagonistes principaux. J'avais dévoré tout ce qu'il était possible de lire, je ne sais même pas si la série a été terminée depuis mais ce n'était pas le cas à l'époque. Je lui demandais alors d'autres recommandations et il m'en donnait toujours, puis nous passions de plus en plus de temps à discuter ensemble. Il m'avait posé beaucoup de questions sur ma situation personnelle mais ce n'était pas poussif, cela ressemblait aux informations susceptibles d'être abordé dans un échange entre amis et dans mon psyché d'enfant, nous étions en train de le devenir, amis, ce qui rétrospectivement est évidemment hautement suspicieux entre un enfant de 13 ans et un inconnu qui a 3 fois cet âge. Il m'avait demandé où étaient mes parents et je l'avais rapidement renseigné sur ma situation, cependant il ne s'attardait jamais trop longtemps sur des questions personnelles, je ne le trouvais pas du tout invasif ou intrusif. Des fois, il s'éloignait et s'asseyait ailleurs, ce qui me faisait intensément cogiter, je me demandais si je m'étais encore mal comporté ou si j'avais dit quelque chose de mal. Je ne sais plus combien de temps cette période cordiale a duré mais il avait fini par me demander si je voulais regarder des animes chez lui, je lui avais répondu que oui, avec enthousiasme d'ailleurs, et il m'avait donné rendez-vous 30 minutes plus tard devant le Musée du Petit-Palais, à côté du Palais des Papes. Il s'était levé et était parti sans que j'ai le temps de réagir, je n'avais pas compris pourquoi nous n'étions pas partis ensemble à ce moment-là mais j'imagine que c'était pour éviter d'éveiller les soupçons. Je l'avais retrouvé au point de rendez-vous, nous étions descendus un peu plus bas à quelques rues, il n'habitait pas loin. Je me souviens par cœur de son appartement, il sentait fort mais je ne saurais pas décrire l'odeur. Tout était désordonné chez lui mais paraissait rangé d'une certaine manière. C'était un bazar de jeux vidéo, de mangas, de VHS d'anime de toute sorte, de disquettes d'ordinateur, mais ils avaient tous leur tas dédié. Je n'arrive pas à bien me souvenir de ce que nous avions regardé sur son téléviseur la première fois mais je me souviens très bien de son hospitalité. Il m'avait offert un soda et de quoi manger, et nous avions passé l'après-midi à enchaîner des épisodes. C'était quelqu'un qui me laissait beaucoup m'exprimer aussi, et je ne semblais pas "l'user" comme j'avais tout le temps le don avec les autres adultes, je pouvais avoir des monologues interminables avec lui sans qu'il n'en soit jamais fatigué, sur des sujets qui pourtant intéressaient rarement qui que ce soit d'autres que moi. Il me faisait parfois des petits compliments sur ma façon de voir les choses ou d'imaginer des concepts en tout genre, ce qui me flattait. Il ne s'est rien passé au niveau sexuel la première fois, mais je me souviens qu'il m'avait demandé, avec un certain détachement, de ne pas parler de lui à ma grand-mère car elle trouverait cela bizarre, ce que j'avais jugé tout à fait exact en y réfléchissant et je lui avais promis de ne rien dire. J'avais passé un très bon après-midi et j'étais rentré chez moi. Je n'avais pas de téléphone portable à l'époque et nous nous étions simplement mis d'accord sur le jour de ma prochaine visite.
Je n'avais strictement aucune attirance sexuelle ou amoureuse pour cette personne, je ne pouvais même pas considérer l'un ou l'autre scénario. Beaucoup d'enfants de 13 ans auraient eu plus de jugeotte et de maturité que moi dans cette situation, je l'espère tout du moins, mais à cet âge-là je n'avais strictement aucun recul sur rien et j'ai toujours eu une difficulté spectaculaire à considérer les choses d'une autre manière que je les vois. Je vois rarement plus loin que le bout de mon nez, sans vouloir être péjoratif contre moi-même, mais c'est souvent la réalité, cela me demande un gros effort intellectuel de réfléchir à ce que peut penser ou vouloir une personne, et à ce moment-là, je ne réfléchissais absolument pas à ses intentions. J'étais exclusivement dans l'appréciation de ce qu'il présentait de moi. Et puis dans ma tête, j'ai une vision très binaire qui me met souvent des œillères sur d'autres aspects, si cette personne est un ami, elle ne peut rien être d'autre à mes yeux (jusqu'à ce que je m'y casse les dents). Jean-François était toujours très souriant, très doux, il ne pouvait pas être autre chose que bienveillant selon ma perception biaisée du monde. C'était, à mes yeux d'enfant, mon seul "vrai" ami aussi. J'avais d'autres amis, issus du milieu scolaire, mais leurs comportements vis-à-vis de moi pouvaient être extrêmement cruels et imprévisibles, trop instables pour moi, trop teintés d'humiliation et de cruauté, de dynamiques changeantes. Cette relation-là était d'une immense simplicité, comme je n'en avais jamais connu, et je me sentais valorisé et aimé pour ce que j'étais. C'était très agréable pour moi, alors j'étais ravi de sa présence dans ma vie et j'étais toujours enthousiaste de le retrouver.
Au fil du temps, Jean-François est devenu de plus en plus physique avec moi, même s'il n'avait pas été épargné par mes sursauts et réactions épidermiques, car je n'étais pas du tout capable à cet âge-là de cacher mes difficultés aux contacts physiques non-sollicités. Il effectuait ces contacts de façon brève, amicale, comme quelqu'un qui donnerait une tape à l'épaule d'un ami, j'étais gêné physiquement mais il le faisait avec un tel naturel que je pensais que c'était des interactions normales. Il n'avait pas l'air menaçant du tout et il était toujours souriant, je me disais vraiment que tout allait bien, et je n'avais surtout pas envie de passer pour quelqu'un d'ingrat ou d'impoli en lui demandant d'arrêter car je profitais de son hospitalité d'autant plus que j'étais convaincu, faute de référence, que son comportement était parfaitement normal. Rétrospectivement je pense qu'il évaluait soigneusement mes réactions, le risque que je représentais. Je suis convaincu que mon comportement a significativement joué contre moi. Même si je sursautais, je ne lui faisais aucune remarque, je me remettais à ma place comme si de rien n'était, je pense que cela l'a encouragé à aller plus loin petit à petit car il voyait qu'il n'y avait jamais de conséquence, et que même si je pouvais avoir des réactions bizarres, je pense qu'il s'est dit que je ne représentais aucun risque, parce que je reprenais toujours ma position, ne manifestais aucune émotion de rejet et ne lui demandais jamais d'arrêter. Nous avions une routine bien établie et je me sentais vraiment bien chez lui quoi qu'il en soit, j'étais toujours enthousiaste à le retrouver et à regarder de nouveaux films ou animes, d'autant que, même si l'argument va sembler incroyablement risible vu les conséquences, je n'avais pas de téléviseur chez ma grand-mère.
La première fois qu'il m'a fait subir un acte sexuel, l'après-midi avait commencé comme n'importe quel autre. Puis au moment de changer de cassette, il n'avait pas mis la suivante et m'avait dit qu'il me faisait totalement confiance. Je n'avais pas compris pourquoi il me disait cela et je ne savais pas ce que je pouvais répondre à cela alors je n'avais tout simplement rien dit. Il m'avait demandé si je lui faisais confiance. Je lui avais répondu que oui. Il m'avait demandé si j'avais parlé de lui à ma grand-mère ou à qui que ce soit, et je lui avais rappelé, offusqué et comme s'il pouvait avoir oublié, que je lui avais promis de ne rien dire et que je n'avais pas prévu de rompre cette promesse. Il m'avait demandé si je garderais secret tout ce qu'il se passe chez lui, je lui avais répondu à nouveau par l'affirmative. Je sais que cela aurait dû éveiller mes soupçons mais je n'envisageais absolument pas qu'il puisse se passer quoi que ce soit, le registre sexuel était complètement hors d'atteinte de mon imaginaire à ce moment-là et je sais à quel point cela peut sembler invraisemblable alors que j'avais déjà vécu une violence sexuelle l'année précédente. Mais je l'ai déjà dit et je le répète encore, je suis très lent pour intégrer certaines choses et totalement inapte pour voir des signes, et si j'en aperçois un, il est probable que je ne sache pas en tirer la moindre conclusion non plus. Il m'avait dit qu'il m'aimait beaucoup, que j'étais très gentil, très intelligent. Je ne savais pas quoi dire, je ne l'avais même pas remercié pour ses compliments, je l'écoutais, je ne savais pas du tout où il voulait aller avec tout ça. Il m'avait demandé si je voulais continuer de passer du temps avec lui, je lui avais évidemment dit que oui, tout simplement parce que c'était vrai, j'étais bien chez lui à regarder des animes, j'aimais notre relation telle qu'elle était, et je n'avais pas imaginé une seule fois qu'elle puisse devenir autre chose. Il avait alors mis sa main sur mon genou et je crois qu'il attendait une réaction de ma part car il avait l'air d'attendre quelque chose mais je restais indifférent, je n'avais aucune réaction du tout car je ne savais toujours pas ce qu'il voulait ou ce qu'il allait faire. Ce n'était pas un geste assez évident, en tout cas pas dans mon référentiel, qui à l'époque reposait exclusivement sur du cinéma et des mangas. Dans ces fictions, je n'ai jamais vu de violence sexuelle découler d'un contact physique du genou, et je n'avais aucune raison de croire que cela allait se produire à ce moment-là. Pourtant à partir de là, les choses sont allées très vite. Est-ce que mon silence l'a convaincu que j'étais consentant à quelque chose que je n'avais même pas imaginé ? Est-ce que c'est mon regard stoïque qui a pu paraître "insistant", comme on le m'a déjà reproché ? Est-ce que j'avais envoyé des signaux qui disaient que j'étais d'accord pour quelque chose ? Ce qui était certain, c'est que je n'avais pas été capable de signaler le moindre désaccord. Comment être en désaccord avec quelque chose qu'on ne comprend même pas sur le moment de toute façon ? Il s'était allongé sur moi de tout son long, j'étais bloqué autant par son poids que son volume, et il avait plongé sa langue dans ma bouche mais j'étais paralysé, j'étais resté bouche-bée, je me souviens parfaitement d'avoir trouvé ça désagréable, sa langue tournait à toute vitesse, et je sentais partout ses mains sur moi comme s'il en avait dix. Il s'était mis sur moi si brusquement que j'avais eu un réflexe de recul en levant les mains face à moi, mais c'était plus un mouvement de surprise que de défense car je ne me suis jamais senti menacé par Jean-François, je m'étais retrouvé les bras contre son torse et j'avais les mains ouvertes au-dessus de ses épaules, sans savoir quoi en faire. J'étais complètement tétanisé, je n'avais aucune idée de ce que je devais faire, j'étais stupéfait. J'ai vraiment du mal en repensant à tout ça parce que je me trouve infiniment idiot de m'être mis dans cette situation en premier lieu. Je me trouve stupide, stupide, stupide. Je suis très agacé par moi-même, je dirais même révulsé parce que toute cette situation était évitable si j'avais fait preuve de jugeote, et à défaut, si j'avais été capable de formuler que je ne recherchais pas du tout ce qui l'intéressait lui. J'ai vraiment le sentiment qu'il aurait respecté mon souhait si j'avais su lui dire. Quoi qu'il en soit pour revenir à ce moment, il était surexcité, très loin de sa douceur habituelle, mais pas du tout violent pour autant. L'excitation le rendait simplement abrupt dans ses gestes. Il avait le souffle court, je ne sais pas bien comment décrire ça, il haletait bizarrement. Je n'avais vraiment pas le temps de traiter intellectuellement tout ce qu'il se passait, j'étais envahi par les sensations et les pensées, c'était beaucoup trop de stimulis d'un seul coup, j'étais totalement surchargé, avant même de me rendre compte de quoi que ce soit, il m'avait enlevé mon pantalon et mon t-shirt. Je le laissais faire, je ne me débattais absolument pas, et surtout, je ne manifestais pas de désaccord ou de désapprobation. Je pense qu'il n'y avait pas le moindre signe de rejet de ma part, il devait y avoir une perplexité infinie pour sûr, mais certainement pas du rejet. Il se relevait des fois en arrière, me regardait un moment puis m'écrasait à nouveau de tout son long et revenait dans ma bouche, puis recommençait à me regarder et revenait encore dans ma bouche. Après m'être retrouvé tout nu, j'avais juste les bras le long de mon corps, je crois que j'avais peur de mal faire quelque chose ou c'était peut être juste que je ne savais pas quoi faire, sur cette partie-là honnêtement, je ne saurais retranscrire correctement ce qu'il se passait dans ma tête. J'étais juste immobile. Mais je ne me souviens pas m'être senti en danger, j'étais surpris, certainement paniqué même, mais je ne voyais pas du tout Jean-François comme un prédateur, et honnêtement je n'y arrive toujours pas aujourd'hui même si, oui, je sais que c'est factuellement le cas. Et que ce n'est pas normal que je ne sois pas capable de le voir comme tel. Je sais où cela me place, je sais combien cela minimise les souffrances des victimes de pédophilie ou de viols, combien ça minimise d'ailleurs ce qu'il m'est arrivé à moi-même. Je sais que que ça peut nourrir toutes sortes de discours tordus, et que certains pourraient trouver que mon témoignage minimise la pédophilie alors que je cherche sincèrement à partager ce que j'ai vécu pour la dénoncer et informer de ces dangers sous-estimés pour les personnes autistes. Si je n'arrive toujours pas à voir Jean-François comme un prédateur, c'est parce qu'il a été mon ami. Et il n'a jamais quitté cette place dans mon cerveau, même après tout ce qu'il s'est passé. J'ai une difficulté énorme à gérer des émotions et des pensées contradictoires envers une personne : je n'apprécie pas ce que mon ami me fait mais j'aime mon ami, ne devrais-je donc pas aimer ce qu'il aime ? Si c'est mon ami, n'est-il pas normal que je lui fasse plaisir ? Je pourrais lister des centaines de questions de ce genre tant les lignes, comportements, limites, attentes, dynamiques dans une relation me sont complexes et arithmétiques. Je perçois les relations comme des formules mathématiques et chimiques dont je tente de comprendre et de maîtriser le résultat mais je suis pathétique à l'exercice, et ce, même si j'ai appris à exceller pour masquer ce déficit et donner l'illusion d'être en maîtrise. Excellent en apparence, pathétique dans la pratique.
Après un moment, Jean-François m'avait retourné, il avait craché dans sa main, il m'avait dit quelque chose à l'oreille d'inintelligible et je me rappelle parfaitement qu'il s'était allongé sur mon dos et qu'il avait étalé sa sueur sur moi, ce que j'avais trouvé totalement répugnant alors même qu'un autre acte plus préoccupant était en train de se dérouler. J'ai vraiment des appréciations et des priorités étranges, et je n'étais pas différent dans cette situation-là, égal à moi-même. Il essaya de me pénétrer plusieurs fois, je ne sais pas combien de temps cela a duré, il n'arrêtait pas de cracher et de lubrifier jusqu'à ce que son sexe finisse par entrer, et j'avais ressenti une douleur véritablement atroce, foudroyante, mais je n'avais pas fait le moindre bruit cette fois-ci contrairement à chez Maxime. Il faisait ses va-et-vient, il me répétait combien j'étais "bon", il n'arrêtait pas de me demander "tu aimes ? tu aimes ? tu aimes ?" et il me disait beaucoup de choses que je ne comprenais pas mais je saisissais parfois certains mots vulgaires. Il appuyait sur ma tête dans le canapé-lit avec sa main géante, ou c'était peut-être ma tête qui était trop petite, mais je pouvais respirer normalement parce que mon visage était tourné vers la gauche. Il y avait une figurine de Shun, un personnage du Chevalier des Zodiaques, qui était couché dans le même sens que moi sur son meuble alors que les autres personnages étaient debout, mais je ne me souviens pas quoi avoir pensé pendant ce moment, juste de l'avoir regardé. Peut-être que c'était notable pour moi car nous étions tous les deux allongés. J'ai une excellente mémoire des lieux, des objets et des circonstances, de toutes les informations extérieures, mais je n'ai quasiment aucun souvenir de ce que j'ai ressenti ou de ce que j'ai pensé de ce moment, ou même si j'en ai eu tout court car mon cerveau était surchargé et je n'étais sans doute pas en état de traiter toutes ces informations, il y avait vraiment beaucoup à traiter ce jour-là. Les choses sont allées trop vite pour moi et cela a sans doute été à mon avantage car je n'ai jamais ressenti cet événement comme une expérience traumatisante. J'en ai un souvenir extrêmement limpide mais tout cela m'a toujours paru, dès le premier jour, incroyablement distant, un peu comme lorsqu'on vous parle d'un événement qui est arrivé à quelqu'un d'autre, vous avez la description des faits mais aucune connexion émotionnelle. Je me sentais beaucoup plus spectateur qu'acteur. Je savais parfaitement ce qui m'était arrivé - sans le voir d'une bonne ou d'une mauvaise manière, juste factuellement - mais je n'avais pas l'impression d'être concerné, je ne sais pas bien décrire cela et cela rend sans doute mon témoignage encore plus invraisemblable, mais c'est simplement ce que j'ai ressenti de tout cela. Il y a certainement des choses qui se sont opposées dans mon esprit mais le point prépondérant restait que Jean-François était mon ami et cela passait largement au-dessus de cette violence sexuelle et de celles qui ont suivi, qui m'apparaissaient comme des "inconvénients" à cet âge-là.
Après avoir éjaculé, il s'était affalé à côté de moi et m'avait étreint dans ses bras gluants pendant un long moment. Il m'avait demandé si je voulais regarder la suite de l'anime, j'avais répondu favorablement et il s'était levé pour changer la cassette, m'avait resservi un soda et m'avait dit que je pouvais me rhabiller, ce que j'avais fait. Nous avions poursuivi le reste de l'après-midi presque comme si c'était normal, il était tout de même plus tactile avec moi et me répétait que j'avais été "super", que j'étais "très bon", que je lui avais fait "très plaisir", que nous avions "beaucoup de chance d'être amis". Lorsque j'étais parti, il se comportait normalement avec moi et je faisais de même, je ne pense pas qu'il était inquiet que je parle de ce moment à qui que ce soit ou en tout cas il ne l'avait pas du tout montré. Tout était redevenu normal, et il n'y avait pas l'air d'avoir de doute dans son esprit que j'allais revenir pour voir la suite des épisodes et il n'y en avait certainement pas dans le mien non plus. Le seul moment où je me suis senti véritablement mal, c'est lorsque j'avais évacué son sperme une fois rentré chez ma grand-mère, j'en ai un souvenir distinct de dégoût, mais je ne me souviens vraiment pas de ce que j'ai ressenti pour tout le reste, ni de l'appréciation que je pouvais en faire. Je n'avais pas le sentiment d'avoir été abusé sexuellement, encore moins d'avoir vécu quelque chose de grave. Mon esprit binaire biaisait tout recul que je pouvais avoir de toute façon, car j'étais convaincu que ne pas donner son désaccord, c'était être d'accord, et d'une certaine façon, sans doute tordue, cette pensée archaïque et immature m'a énormément protégé au final, car j'ai grandi avec la certitude d'avoir été maître de toutes mes décisions. Rétrospectivement je réalise "la chance" extraordinaire que j'ai eu, car mon autisme n'a pas que des inconvénients et ma binarité a aussi créé de nombreux biais dans ma vie qui m'ont protégé de la réalité. Et je trouve que ce cas-là en est l'une des meilleures illustrations.
À partir de là, c'était devenu normal qu'il me fasse subir des actes sexuels à chaque fois que je venais chez lui mais cela ne me paraissait pas trop problématique, cela ne durait pas longtemps et hormis cet aspect, les moments avec Jean-François me plaisaient toujours, je me rendais chez lui sans appréhension particulière, j'avais normalisé ses comportements vis-à-vis de moi et il avait un discours aussi qui valorisait beaucoup ce que nous "partagions" et il continuait de me valoriser moi-même, ce qui me faisait me sentir bien. Il manifestait cependant de plus en plus sa contrariété par rapport au fait que je n'ai jamais d'érections pendant qu'il faisait son affaire, ses commentaires frustrés là-dessus me faisaient beaucoup culpabiliser sur le moment. Il était devenu de plus en plus didactique sur les gestes que je devais avoir. Il me montrait beaucoup de vidéos pornographiques aussi. Il avait des trips très particuliers qui ont eu une influence insidieuse sur ma sexualité mais dont je vais quand même parler car je ne veux rien censurer même si certains points sont extrêmement humiliants pour moi et que je préférerais les passer sous silence, ce n'est pas exactement le souvenir que j'ai envie de laisser derrière moi. Il ne m'a jamais montré de vidéos pédopornographiques mais il me montrait énormément de vidéos de tournante, généralement d'un jeune minet se faisant restreindre et devenir l'objet sexuel de plusieurs hommes plus âgés. Là encore, maintenant que j'y repense adulte, je suis convaincu que tout cela était pour me préparer petit à petit à ce qu'il prévoyait pour moi pour la suite. Tout son vocabulaire que je n'avais pas compris lors de notre première interaction sexuelle appartenait à un fétichisme très prononcé qu'il avait autour de la séropositivité au VIH, le virus du sida. Il me montrait beaucoup de vidéos de jeunes se faisant supposément contaminer et je n'arrivais pas à comprendre ce qu'il y avait de désirable dans cela mais encore une fois, c'est difficile à 13 ans d'avoir le moindre recul sur ce qui est normal ou non, et je pense que c'est vrai pour n'importe quel enfant, qu'il soit autiste ou non. Il avait vraiment une fascination morbide sur ces contaminations et me forçait à jouer ses fantasmes, il projetait ce fétichisme sur moi allègrement, au point de me dire ce que je devais répondre au moment où il prononçait certaines phrases : "Ca y est je te fous en l'air", je devais répondre "Oh non ne fais pas ça", "Je t'ai souillé le cul, c'est trop tard", je devais répondre "Arrête tu plaisantes" etc. Il était très investi dans ses scénarios et très coercitif pour que je les applique. C'était un jeu de rôle qui devenait de plus en plus élaboré et qui était très mécanique pour moi. À cet âge-là, j'étais déjà bien sensibilisé sur les risques que représentait le VIH mais j'avais résolu la question en confrontant immédiatement Jean-François dès qu'il avait commencé à me soumettre à ses fétichismes sexuels, et il m'avait promis alors que c'était juste des fantasmes, qu'il était séronégatif et que je n'avais rien à craindre. Il m'avait même montré un supposé test médical suite à cette conversation, ce qui m'avait rassuré et je n'en avais plus jamais reparlé. J'avais été parfaitement satisfait par ses éléments de réponse alors que rétrospectivement de toute évidence, cela aurait pu être des mensonges et des falsifications, mais cela ne m'a pas traversé l'esprit à ce moment-là. C'était mon ami, je lui faisais totalement confiance. Je ne pouvais même pas imaginer qu'il puisse jamais me faire du mal, alors même que factuellement, il m'en faisait déjà. Il avait aussi un fétichisme très bizarre avec mes mains, il me demandait tout le temps de le toucher, de les placer d'une certaine façon sur lui, je ne comprenais pas l'intérêt qu'il pouvait avoir pour mes mains, qui ont toujours été très petite, aujourd'hui mes mains font la même taille que celle d'un jeune garçon, alors j'imagine que lorsque j'avais 13 ans, elles étaient vraiment minuscules. J'étais plus ennuyé qu'autre chose, d'un vrai ennui, parce que cela me dépassait complètement mais je trouvais tout de même cela beaucoup moins pénible que ses autres délires.
Un après-midi, un ami à Jean-François était déjà présent lorsque je suis arrivé chez lui. Il m'avait présenté et m'avait demandé si cela me dérangeait qu'il regarde un anime avec nous, je ne m'y étais pas opposé parce que je n'y voyais pas le mal, et de toute façon je n'étais pas chez moi donc je ne pense pas que j'aurais dit quoi que ce soit même si j'avais eu une mauvaise intuition (qui n'est malheureusement jamais arrivé, je pense qu'il est clair à ce stade que je ne suis pas un garçon qui brille pour ses intuitions). Nous étions à peine au début de l'épisode que Jean-François avait sorti son sexe de son pantalon et m'avait pris par la nuque pour me diriger jusqu'à son entrejambe, et je ne me souviens pas trop quoi avoir pensé de faire une fellation devant son ami mais Jean-François était souriant et je ne me sentais pas en danger, donc je faisais comme d'habitude. Son ami avait fini par sortir son sexe également. Je ne pensais pas que je devais faire quelque chose vis-à-vis de lui mais Jean-François m'avait guidé jusqu'au sexe de son ami. Je trouvais ça très inconfortable de faire cela avec cet inconnu, ce n'était pas comme avec Jean-François que j'avais appris à "connaître" et qui était très doux avec moi, avec qui j'étais convaincu que mon comportement était pour le remercier de sa "bienveillance" vis-à-vis de moi, alors que là je devais faire ces actions pour un total inconnu et j'étais très mal à l'aise vis-à-vis de ça, mais Jean-François m'encourageait et m'accompagnait dans l'acte, donc je suivais le mouvement. Son ami avait les mêmes délires fétichistes que Jean-François, en pire, il avait des paroles et des gestes beaucoup plus agressifs et violents. Je ne disais rien mais Jean-François me connaissait parfaitement à ce stade et devait lire mon malaise, malgré n'avoir rien verbalisé, car il avait demandé à cette personne de se calmer. Le type était surexcité et galvanisé en tout cas, il m'avait pénétré sans sommation et sans préservatif, il était très violent mais simultanément, Jean-François restait en face de moi et me dorlotait, c'était très bizarre. Son ami avait éjaculé en moi en vociférant toute sorte de chose autour du fait qu'il me contaminait, et j'avais vraiment commencé à paniquer car je ne connaissais pas du tout cet homme, et je croyais ce qu'il disait sur le moment, ce qui d'ailleurs aurait pu être vrai. Jean-François avait ensuite pris son tour et fait son affaire. Il m'avait remis l'épisode de l'anime en route et ils étaient allés discuter dans la cuisine, je n'ai pas écouté ce qu'ils se sont dits mais ils avaient l'air très contents tous les deux. Au moment de partir, son ami s'était approché de moi alors que je continuais de regarder le téléviseur, puis avait glissé sa main dans mon pantalon un moment, puis voyant que je ne réagissais pas, m'avait mis un doigt dans l'anus, puis c'était allé très vite à nouveau, il était vraiment surexcité, il m'avait à nouveau pénétré, joui en moi, sous la supervision de Jean-François qui se masturbait en regardant mais qui restait à distance contrairement à la première fois. Le type avait fini par partir pour de bon et Jean-François m'avait pris dans ses bras comme à son habitude, il me faisait des bisous sur le front et me disait que j'avais été "super", qu'il était "très content que j'ai été bien avec son ami", que c'était "cool", etc. Je lui avais immédiatement parlé du risque de contamination car je ne pouvais pas me détacher de cette inquiétude, et il m'avait dit avoir vu les tests sérologiques de son ami et que c'était juste un fantasme comme pour lui. Sa réponse m'avait immédiatement soulagé, je lui vouais une confiance totale, mais je ne sais pas aujourd'hui s'il m'avait dit la vérité ou voulait juste me rassurer. Je spécule qu'il disait vrai car je pense qu'il prenait déjà des risques sérieux avec moi et que cela l'aurait exposé à des risques encore plus énormes et hors-de-contrôle si j'étais devenu séropositif, un enfant de 13 ans qui attrape le VIH ne passerait pas inaperçu, mais il y a aussi la possibilité qu'il puisse miser sur le fait que je ne l'apprenne qu'une fois adulte. Je ne sais pas, j'ai longuement réfléchi aux risques que Jean-François a pris vis-à-vis de moi, et je n'ai jamais réussi à les rationaliser car ils me paraissent extrêmement importants, bien trop pour être pris selon moi, mais mon raisonnement est sans importance car en tout premier lieu, ces personnes ne sont pas rationnelles donc il est vain d'essayer de comprendre pourquoi elles ont pris ces décisions. Je ne vois aussi tout cela qu'à travers ma propre perspective et ayant une approche extrêmement préventive - voire paranoïaque - de tout risque, je suis totalement incapable d'imaginer comment un pédophile gère de telles prises de risques. Beaucoup de ces risques sont sans doute aussi occultés par leurs pulsions sexuelles. Bref je ne suis pas psychiatre, je vais éviter de spéculer ou de théoriser sur des choses que je n'ai pas étudié et qui dépassent ma compréhension.
Jean-François avait fait revenir son ami quelques fois, et il y avait eu aussi une troisième personne a deux ou trois reprises, mais cela n'a jamais été plus malgré le fait qu'il parlait tout le temps de "me faire tourner" et de "me faire pourrir par dix mecs" (le chiffre m'avait fait si paniquer que Jean-François m'avait tout de suite calmé). Il n'y avait jamais eu de préservatif pour aucun rapport, et le sexe prenait une place de plus en plus importante dans ces après-midi. Il y avait de moins en moins de dessins animés et cela devenait une source de frustration pour moi, bizarrement une frustration encore plus importante que celle de satisfaire ces hommes. J'avais 13 ans encore une fois, je n'avais pas de recul, je savais ce dont j'avais envie en tout cas, et c'était des jeux vidéo et des animes. Ma relation avec Jean-François était devenue de plus en plus mercantile par la suite, car j'étais frustré de ne pas voir autant d'épisodes que je voulais et nous rentrions alors dans une négociation très simple, lui toujours très souriant, toujours très doux. Nous nous mettions d'accord pour que je regarde un autre épisode si je lui faisais une fellation juste après, qui amenait presque systématiquement à une sodomie mais il savait comment négocier et me convaincre pour m'amener d'une chose à l'autre.
Je n'ai pas choisi de mettre fin à cette "relation" et si on m'en avait donné le choix, je l'aurais certainement, tristement, poursuivi encore très longtemps. Je ne sais pas quel en a été le motif exactement, même si je me doute que la pression, ou la raison, ou les deux, ont eu un rôle là-dedans, mais un jour son ami était devenu furieux, d'une colère explosive et ce fut la dernière fois que je le vis. Son ami avait fini de m'utiliser et je ne sais pas ce qu'il s'était passé de mal mais ils avaient commencé à s'engueuler, puis à se dire mutuellement de faire moins de bruit, puis à s'engueuler à nouveau, puis ils en étaient venus aux mains mais cela ne ressemblait pas à une bagarre, c'était très lent, ils étaient tendus l'un sur l'autre, agrippés, mais ils ne se donnaient pas de coup de poing. Je ne savais pas du tout quoi faire mais cette situation m'agitait beaucoup car j'étais certain d'être la source du problème, je me suis simplement concentré sur le téléviseur mais j'étais tellement troublé que j'avais un important flapping (mouvements répétés des mains) et je me balançais frénétiquement. Je cachais constamment ce genre de comportement autistique habituellement mais j'étais incapable de le réprimer à ce moment tant la situation était ingérable pour moi, j'étais extrêmement stressé et cela se manifestait physiquement. Ils s'étaient agités encore un moment, puis je me souviens distinctement que Jean-François avait dit à son ami de me regarder, ce qui avait eu l'air de le rassurer. À l'époque, je pensais qu'il disait à son ami de me voir pour constater qu'ils me faisaient peur mais j'ai une autre hypothèse aujourd'hui, je me demande s'il ne lui disait pas cela pour le rassurer en "regardant" que j'étais un petit garçon avec des troubles autistiques évidents et que je ne présentais pas de risque. Je ne le saurais jamais, c'est peut-être juste moi qui voit d'autres sens maintenant que je suis adulte. Son ami était vraiment très nerveux mais avait fini par partir, et je ne sais pas pourquoi mais je m'étais mis à pleurer abondamment et Jean-François m'avait pris dans ses bras, embrassé sur le front, sur les joues, et m'avait dit que ce n'était pas de ma faute. Mais je n'arrivais pas à arrêter de pleurer, je ne sais pas du tout pourquoi. Je ne me souviens pas de la suite, j'imagine qu'il a fini par réussir à me consoler ou que je me suis simplement calmé par moi-même en atteignant l'épuisement, comme cela m'arrivait lorsque je faisais des crises. Ce fut mon avant-dernier moment avec Jean-François.
J'ai détesté la dernière fois où nous nous sommes vus pour un certain nombre de raisons. Il avait rasé sa barbe et je le trouvais méconnaissable, cela me déplaisait énormément. J'avais l'impression que j'avais en face de moi une personne totalement différente et c'était très inconfortable d'être en sa présence, et ce malaise était d'autant plus renforcé que je recherchais ce sentiment de confort auquel il m'avait habitué, je souffrais de me sentir si distant de lui soudainement juste pour sa barbe rasée. Il était toujours souriant, avec des gestes plein de douceur envers moi, et me faisait plus de compliments, peut-être 25% de plus qu'à l'accoutumé. J'avais remarqué la différence. Je ne sais plus ce qui avait amené à cette conversation mais il avait fini par m'accuser de vouloir le mettre en prison, et je sanglotais en lui disant que jamais je ne ferai une chose pareille, puis il me disait que nous ne pouvions plus être ami et je m'étais effondré en larmes sur le sol, presque rampant, remuant comme un ver tordu par le chagrin, et je lui suppliais de rester (ce qui était une formulation assez absurde puisque nous étions chez lui). Je n'arrivais pas à croire qu'il pense que je lui veuille le moindre mal et qu'il ne veuille plus être ami avec moi à cause de cela, et je sais bien aujourd'hui que c'était juste les mots d'un pédophile qui commençait à paniquer sérieusement des potentielles conséquences de ses actes, et qu'il plaçait certainement cette culpabilité sur mes épaules pour augmenter ses chances que je ne parle pas de lui, mais il essayait de prévenir des risques qui franchement - malheureusement - n'existaient pas avec moi. Il n'avait jamais eu besoin de me dire ça en réalité, c'était mon seul ami et je ne l'aurais jamais trahi. Il était tellement paniqué qu'il avait même essayé de me convaincre que ma grand-mère irait en prison, ce que je trouvais déjà absurde du haut de mes 13 ans, mais il disait beaucoup de choses qui me paraissaient incompréhensibles ce jour-là de toute façon. J'étais vraiment désespéré de le perdre et j'avais essayé de revenir plusieurs fois chez lui jusqu'à ce que je réalise qu'il avait déménagé. Perdre mon ami avait été extrêmement douloureux et j'avais beaucoup culpabilisé à cet égard, me creusant la tête pendant des heures, des jours, des mois en pensant que j'avais mal agi ou raté quelque chose. Cela n'avait pas été facile du tout pour l'enfant que j'étais, qui était si isolé. Il n'y a aucun doute que c'était une excellente chose qu'il sorte de ma vie mais de mon point de vue d'enfant, ce qu'il m'avait fait subir m'importait peu en comparaison de ce qui était important pour moi, son amitié, et l'avoir perdu m'a vraiment anéanti.
Je ne me suis jamais senti capable de parler de cela à qui que ce soit parce que ce que j'ai vécu à cet âge-là me parait trop atypique pour être crédible, particulièrement la façon dont je l'ai vécu et mes ressentis sur tout ça, ainsi que mon détachement aussi. J'ai eu de nombreuses occasions d'en parler, auprès d'amis à qui j'ai partagé des choses intimes et importantes de ma vie, auprès de mes compagnons, même de ma famille, mais j'avais peur qu'ils aient le même jugement que moi sur tout ça et qu'ils me trouvent stupide. Ou pire, qu'ils ne me croient pas. J'ai aussi eu l'opportunité d'en parler lorsque deux de mes amies m'ont confié avoir été agressé sexuellement mais à ce moment-là j'ai choisi de ne pas le faire, je sentais qu'elles étaient vraiment très traumatisées par leur expérience, que cela les atteignait émotionnellement à une échelle qui était totalement différente de la mienne, et je considérais que leur partager mon expérience serait minimiser la leur donc je préférais ne pas mettre ça sur la table, alors que cela nous aurait peut-être rapprochés ou aurait été utile, mais je ne le crois pas. Cela n'a jamais rien signifié pour moi de toute façon. Tout au long de ma vie, je ne voyais que des raisons de ne surtout pas en parler, je pensais avoir plus à y perdre qu'à y gagner, mais c'était peut-être une erreur de rester seul avec tout ça. Je ne sais pas, je n'en ai pas l'impression en tout cas. Je n'étais qu'un enfant, il n'y a pas grand chose à regretter de tout ça, et je suis même content que ces expériences n'aient pas été un traumatisme à mes yeux. Je suis tellement déconnecté de mon propre corps, du sens des choses, je ne me suis jamais perçu comme une victime de quoi que ce soit, et je ne dis absolument pas que c'est l'attitude qu'il faut avoir si on vit une chose pareille, il ne faut pas le lire de cette façon, ce n'est en aucun cas un jugement de quoi que ce soit, je dis simplement que je pense que mon autisme m'a donné un rapport avec mon propre corps et une perspective tellement éloignée des choses que cela a été pour ce cas-ci, je crois, un avantage. Je n'ai réalisé la gravité de ce qui m'était arrivé qu'en voyant les enfants de ma famille grandir. Lorsqu'ils atteignaient l'âge que j'avais lorsque j'ai vécu ces événements, je ressentais une terreur vraiment impressionnante et je les surprotégeais à outrance, au point d'en être invasif voire irrespectueux avec leurs parents pour m'assurer qu'ils étaient le plus en sécurité possible. Je pouvais les assommer avec mes "recommandations" et consignes paranoïaques de sécurité, je faisais vraiment de l'excès de zèle. Je réalise très bien que même si je considère avoir bien accepté ce qui m'est arrivé, je ne supporterais pas que cela arrive à qui que ce soit d'autre. Cette peur et mes réactions disproportionnées, ainsi que le travail que j'ai pu faire avec mes psychiatres ou même mes discussions avec d'autres personnes autistes, m'ont permis de me confronter vraiment à mes problèmes de consentement. J'ai commencé à regarder ma vie sous un autre angle, un peu comme si on m'en avait donné un nouvel éclairage. Mes réactions viscérales et ma peur extrême que mes cousins ou frères et sœurs ne soient exposés à la moindre situation dangereuse prouvent bien que mon inconscient n'a pas digéré ces événements de la même façon que mon intellect. Je m'étais toujours convaincu d'avoir tout choisi dans ma vie, d'avoir été maître et responsable de toutes les situations dans lesquelles je m'étais retrouvé, que j'avais laissé des rencontres, des contextes, des actions se produire et que je devais vivre avec. Mais c'est en voyant les enfants grandir autour de moi que j'ai réalisé que je me suis fabriqué cette illusion du choix, une narration où j'avais accepté ces situations, pour sans doute mieux vivre avec et cela a été un mécanisme fonctionnel, mais la réalité, c'est que mes "choix" n'étaient même pas le sujet, certainement pas à cet âge. Un abus est un abus. Ce qui est illégal est illégal. Et prendre du recul sur mon affection pour Jean-François pour voir toute cette relation d'une façon plus factuelle m'a beaucoup aidé, autant à absorber mon passé qu'à changer mes réactions au présent aussi, notamment sur ma gestion du consentement. J'ai conscience aujourd'hui que Jean-François était un prédateur même si je n'arrive pas vraiment bien à l'assimiler, mais c'est déjà un premier pas. Un pas vraiment tardif mais un grand pas quand même. Et alors que je ne m'étais jamais posé de questions sur son influence sur moi, j'ai réalisé que Jean-François avait contribué a beaucoup d'aspects néfastes de ma vie : comportements sexuels très soumis et destructeurs, abandon, stratégies d'évitement, sans compter les questions en suspens : a-t-il affecté mon homosexualité ? Je ne pense pas honnêtement mais comment ne pas se poser la question. Serais-je devenu alcoolique et toxicomane sans avoir vécu cela ? Sans doute je pense, j'ai du mal à croire que j'aurais pu y échapper, mais comment savoir. Est-ce que j'aurais lutté autant contre le suicide ? J'ai le sentiment que oui, surtout qu'il était un ami pour moi et que le "positif" contrebalançait beaucoup le négatif à mes yeux. J'ai même la sensation qu'il m'a aidé à traverser le harcèlement scolaire et l'isolement que je vivais, mais à quel prix ? Indéniablement je me pose des questions sur l'impact réel qu'il a pu avoir dans ma vie. Quelle a été son influence sur les innombrables aspects de ma vie. Je suis agacé de me poser ces questions vainement et de savoir que je n'aurais jamais de réponses. Je refuse de m'accabler pour autant, ou d'en faire le bouc émissaire de toutes les mauvaises décisions que j'ai prise et situations que j'ai traversées dans ma vie, mais j'essaie de regarder les choses pour ce qu'elles sont afin d'espérer parvenir à m'en exorciser. Certainement pas pour mariner dedans en tout cas.
Il y a un point très néfaste tout de même, outre son amitié perdue, qui m'a longtemps poursuivi après le départ de Jean-François, c'est la peur des vidéos qu'il avait réalisé de moi. Il m'a filmé à plusieurs reprises et j'ai toujours eu une terreur irrationnelle à cause de ça. J'étais rentré dans son jeu comme pour le reste bien sûr, je voulais lui faire plaisir et à cet âge-là, j'avais peu conscience des conséquences potentielles - et Jean-François avait toujours une manière de me rassurer pour toutes mes inquiétudes - et ces conséquences sont devenues de plus en plus apparentes à mesure que je vieillissais, que je travaillais, que j'essayais de m'intégrer dans la société. J'ai grandi en ayant peur qu'un jour mes proches voient ces vidéos, ce qui est une peur statistiquement totalement irrationnelle, il n'y a aucune chance qu'un membre de ma famille, qu'un ami ou un collègue découvre des vidéos de moi par hasard sur internet, surtout des contenus pareils qui sont sur des réseaux pédophiles sur lesquels il est impossible de "tomber" par hasard. Même s'il est improbable que mon entourage les découvre un jour, leur seule existence m'a toujours pesé et effrayé, me fait me sentir sale. Elles ne sont peut-être même pas sur internet mais la seule idée que des vieux pervers se masturbent sur l'enfant que j'étais et ce qu'on lui faisait me révulse dans des proportions indescriptibles. Mais ma terreur ne vient pas de là, elle vient avant tout de la peur que mon entourage les voit un jour. Je ne pouvais strictement rien y faire, et j'ai fait comme la plupart des gens, si vous voulez avancer dans la vie, vous apprenez à vivre avec vos démons et ce qui vous pèse, et c'est ce que j'ai fait. Il n'y avait vraiment rien à faire ni à dire sur ce sujet.
C'est finalement le contact avec les autres personnes autistes en milieu hospitalier ou associatif qui m'a permis de réaliser une fois adulte que mon parcours de vie, que je pensais si marginal, était à mon grand soulagement autant qu'à ma grande terreur, tout à fait banal pour les personnes autistes. Cela n'était pas une consolation de réaliser qu'il y a d'autres personnes dans mon cas, je ne souhaitais mon parcours à personne, mais cela m'a retiré une énorme culpabilité. D'une certaine manière, cela m'a retiré le poids de la responsabilité de ce que j'avais traversé, parce que j'ai toujours jugé avoir "choisi" et "mérité" mon histoire, tout simplement parce que c'est moi en premier lieu qui suis la cause de mes préjudices, de mes situations, qui n'ait jamais su voir les intentions, peut-être évidentes, des autres personnes, et que c'est toujours moi qui n'ait pas été capable de faire comprendre aux autres quand je n'étais pas consentant. Peut-être que ce n'est pas une bonne chose que je m'autorise à me "déresponsabiliser" de cette façon mais rencontrer d'autres personnes avec qui je partageais le même vécu m'a permis de m'alléger beaucoup du poids de mon histoire, histoire que j'accepte intégralement telle qu'elle est, mais qui n'en est pas moins très lourde. Cela m'a fait profondément du bien de réaliser que je n'étais pas tout seul avec ce vécu, ces secrets, ces réactions inavouables. Je n'ai pas d'intérêt particulier pour la littérature scientifique concernant les personnes autistes mais en écrivant ces lignes, j'ai fait une simple requête google pour savoir s'il y avait des données factuelles pour parler des violences sexuelles sur les personnes autistes, la première étude que j'ai trouvé concerne les femmes autistes et elle est parfaitement éloquente : 14,5% des femmes de la population générale déclarent avoir subi des violences sexuelles, ce qui est déjà un chiffre absolument monstrueux, contre 88% des femmes autistes. Par rapport à mon vécu, ce chiffre ne m'a pas du tout surpris. Ni de lire dans la même étude que l'âge de la première violence sexuelle est inférieur à 14 ans dans 47% des cas (17). Mon témoignage corrobore donc cela aussi malheureusement.
Je tiens à finir ce chapitre en disant que je n'ai aucun regret particulier sur tout ça, ni tristesse par ailleurs. Ce qui est fait est fait, je ne peux pas changer le passé. Mais j'affirme que dans mon cas, cela m'a fait vraiment du bien de voir que d'autres personnes avaient eu des expériences similaires et de me sentir moins "stupide, stupide, stupide" comme je le disais plus tôt. Je sais que mes décisions et jugements laissent à désirer, mais je sais aussi aujourd'hui que je ne suis pas seul dans ce cas, et que tout ne repose pas exclusivement sur mes épaules. Qu'il faut être plus d'une personne pour que ces situations se produisent. Et simplement cette prise de conscience là apporte beaucoup de réconfort, en tout cas dans mon cas.
Malte
Cela faisait des années que ma grand-mère combattait son cancer du sein, c'était une période très douloureuse pour mon grand-frère et moi. Grégor souffrait beaucoup de la situation et avait du mal à rester présent pour assister à sa dégradation impressionnante, il était aussi en pleine crise d'adolescence et d'affirmation de lui-même, il avait du mal à gérer ses émotions autant que son comportement, donc les situations pouvaient être explosives tout comme il pouvait s'absenter soudainement sans donner la moindre nouvelle. Ce n'était pas une période facile pour lui. Ma grand-mère supportait très mal les chimiothérapies. Elle n'a pas pu finir les deux dernières d'ailleurs. Elle souffrait beaucoup trop. Elle n'arrivait parfois plus à se nourrir mais elle avait quand même des réactions vomitives très violentes, elle faisait des bruits impressionnants et je ne pouvais pas dormir alors je venais la rejoindre au milieu de la nuit et elle me demandait de sortir dans un grommellement inintelligible et en faisant un geste de la main. Une fois sur deux, mon inquiétude était plus importante que son autorité, et je m'asseyais au pied de son lit et je restais là sans rien dire. Il y avait eu de nombreux soirs, ou nuits, où elle se mettait à la fenêtre et elle contemplait la rue de gauche à droite, en espérant voir mon frère, et je lui tenais compagnie en lui réchauffant du thé. Nous ne nous parlions jamais dans ces moments-là, nous n'avions rien à nous dire, mais lorsqu'il s'agissait d'attendre Grégor, elle ne me demandait jamais d'aller me coucher. Elle me laissait rester avec elle.
Elle était devenue beaucoup trop faible pour s'occuper de deux adolescents, et nous étions chacun une charge très difficile pour différentes raisons. Il fallait absolument qu'elle puisse se reposer et se soigner correctement alors sa fille nous a accueilli chez elle dans son appartement. Ma tante Kally avait déjà ses enfants, son mari, et se retrouvait avec deux adolescents à gérer et sa mère malade à s'occuper, c'était énormément et elle a eu beaucoup de mérite de le faire. C'était une situation très difficile pour tout le monde. Ces changements étaient déjà importants pour moi mais j'arrivais à les absorber parce que je connaissais déjà bien l'appartement de ma tante et que cela restait ma famille proche, malgré la promiscuité et la suite d'événements, je m'y sentais relativement à ma place et j'étais encore stable à cette période. Ma tante nous a alors informé qu'elle avait décidé d'aller vivre à Malte et que nous étions les bienvenus pour les suivre là-bas. Il n'y avait pas vraiment d'alternatives, il m'était impossible de retourner auprès de ma grand-mère et je n'envisageais pas d'aller en Ardèche chez ma mère ou en Angleterre rejoindre mon père. Ma tante était la personne avec qui je me sentais le plus accepté pour ce que j'étais et même si Malte représenterait certainement un changement majeur, je préférais rester auprès d'elle parce que j'avais plus de chances de préserver un certain nombre de mes routines et d'avoir mon espace privé, et de recréer, je l'espérais rapidement un environnement dans lequel je puisse me sentir bien. Ma tante m'avait prévenu longuement à l'avance pour que je puisse assimiler tout cela et cela m'avait permis de me préparer du mieux que je le pouvais.
J'avais commencé à photographier tous les objets, tous les lieux et surtout toutes les personnes que je connaissais. La plupart des gens trouvaient ça bizarre, surtout les personnes qui étaient détestables avec moi mais à qui je demandais quand même leur autorisation pour que je prenne une photographie d'eux, j'imagine que ce n'est pas commun qu'une personne avec qui vous n'entretenez aucune amitié vous demande de prendre une photo de vous, mais j'arrivais généralement à convaincre la plupart. J'avais un besoin impérieux de capturer tous les visages de mon quotidien et j'employais beaucoup de temps et d'efforts à cela (18). Après avoir fini ce projet laborieux et développé ces centaines de photographies, je m'étais senti beaucoup mieux. Cela m'a énormément apaisé d'avoir reconstitué aussi précisément "mon quotidien" en photographie et de pouvoir l'emporter avec moi. Et ce long et pénible projet s'avéra extrêmement important pour m'acclimater à ma vie à Malte, car je ne passais pas un seul jour sans être dans mes photographies, sans revivre dans ma tête mon quotidien en France avec toutes ces personnes. C'était une source d'apaisement, une façon de me replonger dans des routines qui n'existaient plus en réalité, cela avait un effet rassérénant.
Malte a été une expérience extrêmement pénible. Les gens qui me connaissent savent à quel point le moindre changement de température peut m'insupporter, et le climat là-bas était complètement différent. J'avais énormément de difficulté à supporter la chaleur, cet environnement fait rêver tous les vacanciers mais il était extrêmement désagréable pour moi, du moins à cause de mon adaptation limitée. Ma tante avait vraiment fait des efforts remarquables pour m'accommoder le mieux possible, j'avais la sensation parfois qu'elle en faisait plus pour moi que pour ses propres enfants. J'avais ma propre chambre tout au fond de l'appartement, avec ma propre douche. Je m'y sentais relativement bien et j'y passais l'écrasante majorité de mon temps, avec mes photographies et mon piano numérique. Ma tante me forçait cependant à les joindre dans leurs expéditions en famille pour visiter l'île et c'était très difficile pour moi, c'était trop pour mon rythme, et déjà que je pouvais être très pénible en France pour des activités parfaitement similaires, je l'étais bien plus à Malte. Tout le monde pâtissait de mon incapacité à m'acclimater, je n'avais aucune endurance pour aucune activité, j'étais hystérique dès qu'on me forçait à faire quelque chose, il était impossible d'avoir une conversation avec moi sur des sujets que je n'étais pas prêt à aborder. Ma famille était bien habituée à mon hypersensibilité mais celle-ci prenait des proportions qui me rendaient trop désagréable à leurs yeux, et cela a commencé à dégrader nos relations car leur patience avait atteint ses limites et les aménagements qu'ils pouvaient me faire aussi, ce qui était normal. La situation continuant à se dégrader, le mari de ma tante commençait à avoir une attitude de plus en plus agressive vis-à-vis de moi tandis que je devenais totalement impossible à supporter, impossible à communiquer, impossible à toucher, impossible à interagir de quelque façon que ce soit. Il ne manquait pas une occasion de m'humilier non plus, que je sois seul ou que ce soit en famille, et à ce stade personne n'avait plus de compassion à mon égard vu mon "hystérie", même ma grand-mère était dure vis-à-vis de moi pour ne pas faire "assez d'efforts". Les pensées suicidaires étaient omniprésentes, je ne sais pas si j'aurais été capable de les concrétiser mais elles semblaient très réelles en tout cas à ce moment-là, elles me pesaient chaque minute de la journée, je me sentais très isolé, j'étais vraiment à un point incroyablement sombre pour un adolescent aussi jeune, je ne voyais aucun chemin d'amélioration possible pour moi. J'étais un enfant et je ne pouvais rien faire pour améliorer cette situation, que je savais pourtant être la meilleure comparée au peu d'options que j'avais. C'était une période où je me faisais beaucoup de mal à moi-même, je m'infligeais des blessures très douloureuses à l'intérieur de la cuisse et je me frappais contre le mur de la salle de bain, je n'ai aucune idée de pourquoi je faisais cela, c'était stupide mais je me sentais hors de contrôle et au final, c'était certainement le cas.
Il est arrivé un événement culminant, après une nombreuse série d'autres qui n'étaient pas anodins non plus à mes yeux mais que je préfère épargner à ce témoignage si j'espère arriver au bout un jour, qui a fait que j'ai quitté Malte. J'avais eu une dispute avec le mari de ma tante, en présence de mon frère et de ma grand-mère, et je l'avais tellement excédé qu'il m'avait violemment jeté dans la piscine et m'avait empêché de rejoindre le bord tout me repoussant de la surface avec ses pieds pour me faire couler. Je ne me souviens honnêtement pas des détails, c'est ma grand-mère qui m'en a reparlé par la suite avec son propre point de vue et ressenti, mais ce moment m'a paru durer une éternité alors qu'il n'a probablement duré qu'un instant, tout ce dont je me souviens, aussi absurde cela soit-il, est d'avoir vraiment eu peur de me noyer lorsqu'il me donnait des coups de pied pour m'empêcher de sortir la tête de l'eau. Je n'avais jamais été terrifié comme ça par un autre homme que mon père, jamais. Mon frère était là, je n'arrive pas à me souvenir s'il essayait de me défendre ou s'il rigolait de la situation, car il n'en pouvait plus de moi non plus à cette période, mais ma grand-mère était intervenue pour qu'il arrête et que je puisse reprendre ma respiration, ce qu'il avait fait. Je n'ai pas le moindre doute que je n'aurais jamais terminé noyé dans cette piscine et je ne peux pas présumer de si c'était un jeu pour lui qui a dégénéré mais je pense que, comme j'ai l'habitude produire cet effet chez les gens, il était arrivé à un point d'exaspération tel avec moi qu'il a complètement perdu les pédales et qu'il a eu cette réaction extrêmement violente et primitive à mon égard. Aujourd'hui je suis un adulte, j'ai du recul sur tout ça. Je me mets à sa place et je ne peux plus lui en vouloir pour ces moments. Je ne vais pas lui chercher des excuses non plus, mais sa réaction n'était pas gratuite. Il avait sa propre femme et ses propres enfants à prendre soin, son propre foyer, sa propre vie à prendre en main dans un tout nouveau pays. Et j'arrivais dans un package non négociable avec mon frère pour nous installer avec eux, et déjà en soi ce seul point était déjà énorme, il avait déjà du mérite rien que pour essayer de gérer cette situation-là. Mais alors avec un enfant aussi difficile que moi dans le lot, je ne peux pas lui reprocher que ça n'ait pas fonctionné. Je pense sincèrement qu'il a fait les efforts qu'il pouvait à ce moment-là, qu'il avait beaucoup de choses difficiles à gérer et que j'étais vraiment de trop. Suite à cet événement, ma grand-mère m'avait dit qu'il fallait que je m'en aille. Elle ne l'avait pas dit d'une manière méchante ou qui sous-entendait que j'étais un intrus, mais elle m'avait dit avoir compris en voyant le regard de son gendre pendant l'incident que je ne pouvais pas rester. Cela ne m'a pas beaucoup interrogé sur le moment, j'aurais sauté sur la moindre opportunité pour m'enfuir de ce que je considérais être un cauchemar (mais qui factuellement n'en était pas un, cela aurait pu être un paradis si j'avais pu assimiler ces changements comme une personne normale), mais c'était surprenant que ma grand-mère soit aussi impérative sur le fait que je doive partir, quoi qu'elle ait vu, elle considérait qu'il valait mieux pour tout le monde que je ne sois plus là-bas. Je ne sais pas si c'était pour moi, si c'était pour sa fille, si c'était pour tout le monde, mais elle avait changé de discours, et elle avait arrêté aussi de m'accuser de ne pas faire assez d'efforts.
Je n'ai aucune idée des conversations qu'ont pu avoir ma grand-mère et ma tante à ce moment-là, cela a dû être extrêmement difficile. Je venais d'avoir 15 ans et cette nouvelle vie avait été un fiasco énorme pour moi, et je pense qu'elles étaient toutes les deux sincèrement inquiètes pour mon avenir. À l'époque, j'avais été très surpris que Kally ne me retienne pas. Elle n'avait pas eu le moindre argument pour me faire rester et honnêtement, aussi hypocrite que cela soit alors que j'étais celui qui voulait partir, j'avais été profondément blessé qu'elle ne cherche pas à me garder auprès d'elle, je l'avais sincèrement vécu comme un abandon. En réalité, je quittais Malte simplement parce que je voulais retourner dans mon quotidien d'avant, ce qui était irrationnel et impossible. C'est moi qui fuyais mais je me sentais abandonné par elle. Complètement absurde. Elle avait toujours été là pour moi, plus présente pour moi qu'aucun de mes deux parents réunis, et je ne comprenais pas à cette époque pourquoi est-ce qu'elle n'essayait pas de me garder auprès d'elle. Je me suis dis que même elle n'en pouvait plus de moi après ces mois infernaux, mais je pense que, tout comme son mari, elle avait besoin de se concentrer sur sa propre famille, sa propre vie, ce qui est tout à fait sain et normal. Je n'ai plus de griefs aujourd'hui mais je témoigne de ces événements parce qu'ils ont affecté l'enfant que j'étais et la façon dont je me suis construit et protégé par la suite. Je sais que tout le monde a fait de son mieux et au final, je sais aujourd'hui que mon départ leur a fait énormément de bien à tous. J'aurais volé trop de moments à ses enfants, à son couple, je prenais trop de place et je ne dis pas ça pour m'apitoyer, au contraire, c'est autant de moments que je leur ai rendus en partant, même si je ne le voyais pas du tout comme ça à cet âge-là bien sûr.
Mon frère avait eu l'air d'apprécier Malte mais il souhaitait retourner en France aussi et rester proche de ses amis, il avait donc décidé d'aller vivre chez ma mère et même si elle était secrètement mon premier choix, je me savais incapable de me plonger dans une nouvelle famille avec ses innombrables interactions, surtout après mon fiasco dans la famille de ma tante. J'avais donc décidé de rejoindre mon père en Angleterre, que je n'avais pas vu depuis des années et qui vivait seul. Je m'étais dit que je serais beaucoup plus tranquille et que n'avoir à gérer les interactions qu'avec une seule personne me serait plus confortable et me permettrait d'avoir un comportement plus tolérable. J'avais beaucoup idéalisé les retrouvailles avec mon père, j'étais persuadé qu'il était devenu plus mature ou qu'il me traiterait différemment parce que j'avais moi-même vieilli, mais je me trompais.
Angleterre
Mon père avait promis à ma tante et à ma grand-mère de me scolariser en Angleterre, et pour sa défense, il m'avait emmené une fois dans une école qui avait exigé divers papiers administratifs, ce qui découragea tout de suite mon père qui abandonna rapidement. Mais je ne lui ai jamais reproché et je ne lui demandais jamais où il en était à ce sujet, car j'étais incroyablement heureux de pouvoir être livré à moi-même. Nous vivions dans une seule pièce de 5m² environ qui avait un trou dans le mur donnant sur le jardin extérieur. Nous logions dans une petite maison qui accueillait des résidents sur quelques étages, avec une seule salle de bain et une cuisine. Malgré la précarité, et parfois le dégoût extrême que je pouvais avoir lorsque je me réveillais et que je marchais sur une limace car plusieurs d'entre elles venaient se réfugier dans l'appartement durant la nuit, ce temps chez mon père m'a vraiment permis de me reconstruire. Mon père travaillait constamment et j'avais une routine parfaitement tenue, ce qui m'a fait un bien fou. Peu importe les conditions dans lesquelles je vivais, le calme et mon quotidien millimétré m'ont redonné des couleurs après des mois de turbulences et de changements. J'appréhendais quand même les moments avec mon père, qui était toujours violent et imprévisible, mais il faisait beaucoup d'efforts pour moi malgré tout. Il essayait de me sortir parfois, alors que lui-même n'est pas sociable du tout, mais il voyait bien que j'étais complètement hermétique au monde extérieur. Je reprenais mes mauvaises habitudes de regarder mes pieds, il était irrité par le fait que je marche toujours derrière lui plutôt qu'à ses côtés, par le fait que je ne veuille pas communiquer ou pour certains de mes comportements qui ne lui allaient pas.
C'est aussi une période dans laquelle je me suis beaucoup épanoui professionnellement et personnellement. J'étais greffé à l'ordinateur que me prêtait mon père jour et nuit, je me suis fais énormément d'amis, une réputation de plus en plus importante sur des forums de jeux vidéo et de créations, j'avais déjà créé mon propre forum de création de jeux quelques années plus tôt et mon deuxième blog commençait à réunir de plus en plus de lecteurs, et surtout j'avais démarré une collaboration - en mentant sur mon âge - avec des créateurs de jeux vidéo, certains très influents. Je montrais à mon père régulièrement ce que je faisais, les projets dans lesquels je m'investissais, ce qui marchait, ce qui ne marchait pas, ce que je voulais essayer, et il était sincèrement impressionné par tout ce que je faisais et il me motivait à continuer ce que j'entreprenais, ce qui me rendait très fier car j'avais eu peu d'opportunités jusqu'à présent d'avoir l'approbation visible de mon père dans quoi que ce soit. Le fait d'avoir pu redevenir moi-même, dans un cadre extrêmement monotone et routinier, et m'épanouir autant dans tout ce qui m'intéressait à l'époque, a vraiment été salvateur et m'a donné un répit précieux sur mes pensées suicidaires.
Malheureusement cette routine s'est brisée après un grave incident avec mon père, nous en avions eu déjà quelques uns mais celui-ci avait été vraiment trop violent et les autres résidents avaient du intervenir de peur que mon père me fasse du mal, et j'avais dû me réfugier chez un voisin jusqu'à ce que mon père doive partir au travail pour pouvoir rentrer chez moi. Je ne sais même plus la raison, j'avais peut-être dit quelque chose d'inapproprié ou eu un mauvais comportement ce jour-là, mais dans tous les cas, il avait été trop violent avec moi et avait terrifié tout le monde. J'avais appelé l'une de mes tantes laotiennes au milieu de tout ça et avant même que j'ai pu demander ou organiser quoi que ce soit avec ma mère, ma tante avait immédiatement acheté un billet d'avion pour que je rentre en France, et cela m'avait beaucoup soulagé car la situation commençait à devenir hors de contrôle avec mon père et je ne voulais pas que ça dégénère davantage.
Je crois que mon père a été profondément blessé que je m'en aille. Il n'a jamais été conscient de sa violence et de la peur qu'il instigue chez les autres ni du danger réel qu'il représente lorsqu'il se met en colère, car il devient vraiment dément. C'était la bonne chose à faire de partir car cela ne serait allé qu'en se dégradant, mais j'ai rarement senti mon père aussi triste. Il ne m'a pas dit un mot en prenant le train avec moi mais nous nous sommes quand même dit au revoir à l'aéroport. Il avait le cœur lourd, cela se sentait. Et pour que je le sente, cela devait vraiment être quelque chose. J'ai beaucoup de compassion pour mon père car c'est un homme qui veut sincèrement bien faire mais qui est d'une certaine manière maudit par sa fureur incontrôlable qui peut jaillir à tout instant, et qui l'a handicapé toute sa vie dans sa relation avec les autres et avec ses enfants. C'est juste triste, et je trouve que d'une certaine manière, nous avons ce point commun d'être "quelque chose" qu'on subit autant pour nous que pour les gens qu'on aime.
Retour en France
J'étais vraiment heureux de retrouver la France. J'avais demandé à ma tante laotienne si je pouvais venir vivre avec elle parce que même si elle ne me comprenait pas toujours, je me sentais toujours en sécurité auprès d'elle, mais il semblait plus logique pour tout le monde que j'aille chez ma mère, ce qui était dans l'ordre des choses en effet, même si j'étais terrifié de me retrouver à nouveau dans un contexte familial trop complexe à gérer pour moi, avec trop d'interactions à gérer et de "bons" comportements à adopter. Je m'étais donc retrouvé en Ardèche chez ma mère. L'environnement était relativement stable au début mais les choses ont été bouleversées dans tous les sens assez vite.
J'aurais énormément de choses à dire sur cette période mais il serait irresponsable de ma part de les partager. J'ai pu partager les anecdotes avec mon père parce que je sais qu'il peut y faire face. Ma mère est l'une des femmes les plus fortes que je connaisse, mais également l'une des plus sensibles. Mon témoignage n'est en aucun cas dans le but de blesser, même si indéniablement j'ai conscience que certains aspects puissent être blessants pour ma famille. Je ne souhaite en aucun cas leur nuire ou leur causer des tourments, je souhaite leur donner les éléments de compréhension qui m'ont amené où j'en suis aujourd'hui, en espérant que cela leur donne du recul et d'une certaine manière une forme de réconfort par rapport moi, car je crois vraiment qu'ils ont fait de leur mieux et que j'ai eu de la chance de les avoir. J'ai beaucoup de choses sur le cœur que je voudrais partager et je n'avais pas l'intention d'épargner des détails, mais ma mère est trop importante pour moi pour que je revienne en détails sur cette période car cela a aussi été très douloureux pour elle, et je ne veux pas raviver de vieilles douleurs. Ce serait irresponsable de ma part. Je vais donc résumer cette partie de ma vie sans m'épancher.
J'étais un adolescent, j'allais avoir 16 ans, je reprenais ma scolarité en plein milieu d'année, mon grand-frère était souvent absent, je m'occupais beaucoup de mes petits-frères. Ma mère venait aussi de m'annoncer son cancer et était très malade, je faisais tout ce que je pouvais pour l'aider, et à bien des égards, bien plus d'efforts que tout ce que j'avais fait pour ma tante ou pour mon père. Ma mère avait besoin de moi, mes petits-frères aussi, et c'était ma dernière chance, je n'avais nulle part où aller ensuite, il fallait que je la saisisse et pour cela, il fallait que je change sérieusement. J'ai fait un travail énorme pour cacher mes comportements autistiques et mes difficultés aux yeux des autres, et j'avais certainement l'air d'être un adolescent heureux, j'étais très souriant au début, très actif, j'amorçais les interactions et je donnais l'impression de bien les supporter. J'étais à un point où je n'avais pas le droit à l'erreur, et je ne pouvais pas me permettre d'être moi-même au risque de fatiguer tout le monde autour de moi et de me retrouver dans une situation impossible. Je m'en croyais capable et j'y mettais toute mon énergie, il est certain que j'étais quand même très difficile par moment mais globalement je pense m'en être vraiment bien tiré durant cette période.
Du jour au lendemain, je m'étais retrouvé dans un nouvel environnement. Ma mère nous avait présenté son nouveau compagnon, en même temps que sa nouvelle maison, tout s'est fait d'un seul coup. Elle a probablement pensé que c'était la meilleure façon de faire, et c'était peut être le cas, mais j'avais été complètement soufflé. Ces changements abrupts m'ont vraiment bouleversé et j'étais extrêmement préoccupé au point de ne plus parvenir à jouer l'adolescent heureux et à rapidement me replier sur moi-même, et à rejeter ces changements, qui factuellement étaient importants et positifs pour ma mère et sa nouvelle famille. Ma relation avec mon beau-père était très difficile, pour sa défense il était très jeune et se retrouvait à devoir endosser beaucoup de responsabilités d'un coup, d'autant que je n'étais pas une personne avec qui il était possible de communiquer par des voies normales et j'étais à fleur de peau, extrêmement sur la défensive pour quoi que ce soit, même quand il n'y avait rien de préoccupant ou aucun sujet de litige. Je n'étais juste pas en capacité de communiquer et c'était difficile pour ma mère autant que pour mon beau-père de savoir quoi faire, car il essayait de forcer la communication là où il valait mieux me laisser m'isoler. C'était une période vraiment très sombre, je m'étais enfui plusieurs fois de la maison, j'étais à nouveau dans une phase complètement suicidaire, j'avais essayé de me jeter sous une voiture sur un chemin de Roquemaure et la conductrice avait vraiment eu la peur de sa vie, elle était incompréhensible lorsqu'elle était sortie de sa voiture, elle me criait dessus et elle s'était mise à pleurer, je m'étais senti immédiatement incroyablement misérable et stupide. Je ne sais même plus ce qu'elle m'avait dit mais elle était restée avec moi un moment. Quand j'y repense, je me dis que j'étais vraiment monstrueux d'avoir eu un geste aussi désespéré et irresponsable au point d'impliquer et potentiellement gâcher la vie d'une parfaite inconnue. J'étais un adolescent mais ce n'est pas une excuse, j'étais en âge de réfléchir aux conséquences de mes actes. Le désespoir guide vraiment vers des actes inimaginables. Je suis heureux de ne pas avoir gâché la vie de cette pauvre femme. J'ai honte de moi.
Après plusieurs mois très difficiles, mon beau-père et moi avions fini par atteindre un point de rupture. Lors d'une violente dispute, j'étais monté dans ma chambre et il essayait de rentrer parce qu'il voulait continuer notre conversation, et je repoussais la porte contre lui de toutes mes forces pour essayer de la fermer. Après une petite lutte, il m'avait laissé refermer la porte mais pour avoir le dernier mot, il m'avait glissé "Tu devrais avoir plus de gratitude parce qu'on s'occupe de toi alors que ta grand-mère a fait semblant d'avoir un cancer pour t'abandonner". Sur le moment, j'étais devenu totalement hystérique mais j'avais eu l'excellente répartie de lui répondre qu'elle devait être une excellente actrice pour simuler une ablation des seins. Information qu'il n'avait probablement pas car il n'avait pas surenchéri ou répondu. C'était vraiment cruel de me dire une chose pareille. Je sais que j'étais un enfant difficile mais ce n'est pas quelque chose qu'on peut dire à un enfant, c'est juste cruel. Mais encore une fois, j'étais un garçon avec qui il était très difficile de communiquer, et je ne sais pas trop ce que j'ai fait pour mériter ces propos ignobles, j'imagine que j'étais trop "ingrat" à son goût et je l'étais sans doute, alors disons que nous avions chacun beaucoup de couleuvres à avaler. Il était vraiment très jeune et inexpérimenté à l'époque mais je l'ai en haute estime aujourd'hui car il est un excellent père pour mes frères et soeurs, qu'il prend soin de ma mère et qu'il a su fonder une famille qu'il protège courageusement aujourd'hui, donc il n'est certainement pas défini par ce seul moment où il a pu dire quelque chose d'insoutenable pour moi parce qu'il était simplement trop énervé cette fois-là, qui plus est par ma faute.
Quoi qu'il en soit, c'est à partir de ce jour-là que j'ai compris que je n'étais pas le bienvenu ici non plus. J'étais de trop pour cette famille. C'était comme pour ma tante Kally. Ma mère avait besoin de refaire sa vie avec cet homme, et ils étaient en train de construire leur propre famille, construire leur propre histoire, et j'étais vraiment une trop grosse complication pour eux. Ils avaient fait beaucoup d'efforts pour moi, j'avais même ma propre chambre alors que mes trois frères et soeurs étaient entassés dans la même pièce, il avait clairement fait des aménagements pour mes besoins spécifiques mais c'était très insuffisant malheureusement - ce qui n'était ni leur faute ni la mienne - et le fait que je me plaigne continuellement de souffrir de ceci ou de cela ne faisait que renforcer leur idée que j'étais un adolescent ingrat qui n'arrivait pas à me contenter de ce qu'ils avaient à m'offrir, alors que j'aurais peut-être juste eu besoin d'une année ou deux de stabilité pour retrouver mes marques. J'étais juste un être inaccessible, incompréhensible et irrationnel pour eux et ils avaient atteint leur limite, notre relation ne pouvait que se détériorer à ce stade, mon aura d'usure avait fait son office, je les avais trop usé malgré moi et ils n'avaient plus de patience ou d'énergie, ce qui avait fait poindre inéluctablement les élans de méchanceté et de rejet. Ce n'est pas de leur faute, ils ont sincèrement fait ce qu'ils ont pu jusqu'à ce qu'ils n'y arrivent plus. J'avais 16 ans quand je suis parti de la maison.
J'avais redemandé à ma tante laotienne si je pouvais vivre avec elle mais son compagnon ne le souhaitait pas, ce que j'ai toujours parfaitement compris, c'était plus une demande désespérée que sérieuse. Ils m'avaient tout de même hébergé pendant une grande période, puis j'avais réussi à aller dans un internat. Malheureusement cela n'avait pas duré longtemps, il avait rapidement fallu que je trouve un moyen d'en sortir pour impérativement m'isoler seul pour pouvoir retrouver des routines saines pour moi. Je pense que personne n'a compris ce que je faisais. Ni ma mère, ni mes tantes, ni les assistantes sociales. J'imagine que pour tout le monde, j'avais l'environnement idéal pour m'épanouir mais en réalité être enfermé en milieu scolaire 24h/24 était vraiment très nocif pour moi. C'était trop extrême, la quantité d'efforts nécessaires pour faire semblant d'être normal avec tout le monde, et surtout le fait de n'avoir aucun endroit où relâcher la pression et être moi-même, même le soir, c'était trop insoutenable. J'avais largement surestimé mes capacités, j'étais persuadé que j'en étais capable et pourtant je me suis effondré en quelques semaines seulement.
J'étais tout de même déterminé à m'en sortir et je n'avais pas abandonné, loin de là, j'avais cherché toutes les solutions possibles pour moi. J'avais trouvé une chambre minuscule qui ne pouvait contenir qu'un lit et un petit bureau mais dont le loyer était très accessible. J'avais déjà rencontré la propriétaire. J'avais essayé de convaincre ma mère mais elle n'était pas d'accord, j'avais saisi un organisme avec une assistante sociale et le juge des affaires familiales pour m'assister dans ma situation, ce qu'il n'était vraiment pas prompt à faire vu que j'étais déjà hébergé et scolarisé. Personne ne souhaitait m'aider dans ce projet mais il était vital pour moi, même si tout le monde prenait cela pour un caprice adolescent. Pour eux, quelle différence cela pouvait-il faire que je sois dans une chambre à côté de mon établissement scolaire que dedans ? Sans compter mon jeune âge et les risques que cela pouvait impliquer d'être livré à moi-même. J'avais tenté d'inclure tout le monde dans ce projet et je ne m'imaginais honnêtement pas avoir la force d'aller contre eux mais j'étais acculé et j'étais très conscient que cela allait mal finir pour moi si tout le monde persistait à ne pas m'écouter. Ils m'avaient même envoyé chez une psychologue qui m'infantilisait et qui avait osé me dire que ce que je vivais était "la puberté" et que "j'exagérais" ce que je ressentais parce que je n'étais "pas assez motivé", alors que je lui avais confié sincèrement mes difficultés et mes incapacités, qu'elle avait complètement ignoré. En dépit que tout le monde y soit défavorable, j'avais fini par prendre la chambre car j'avais de quoi payer les deux premiers mois de loyer et cela avait finalement contraint ma mère ainsi que le juge des affaires familiales d'accepter ma situation qu'ils le veuillent ou non, ce qui était assez extraordinaire en soi. Ils m'ont aussi aidé financièrement pendant quelques mois avant d'arrêter mais j'ai pu compter sur l'aide précieuse de l'un de mes plus proches sur Internet, qui est toujours mon ami à ce jour, et sans qui je n'aurais jamais survécu à cette période. Il a été mon seul soutien lorsque personne ne croyait en moi et a été ma seule source d'encouragement pour que je ne me suicide pas, que je garde la tête haute, que je m'accroche.
Être seul dans ma chambre était grisant et incroyablement réparateur. Au point d'en abandonner tout ce que je faisais à l'extérieur. J'en suis arrivé à ne plus aller plus en cours, je ne voyais plus mes camarades, je ne voyais plus ma famille, je m'étais complètement isolé du jour au lendemain, ce qui a forcément engendré des situations très compliquées par la suite. De toute évidence, ce n'était vraiment pas malin de ma part alors que j'avais déjà tous les adultes à dos, mais ce n'était pas quelque chose de conscient, ce n'était pas un choix délibéré. Sur le moment, j'étais en transe. C'est difficile de décrire le bonheur de ces jours-là. Une paix éphémère, certes, mais quelle paix fabuleuse. Je ne m'étais jamais senti aussi bien de toute ma vie. Je pouvais sauter à pieds joints autant que je voulais et je m'en donnais à cœur joie, je me balançais du matin au soir, je passais des heures et des heures dans tout ce qui me passionnait, je n'étais plus obligé de porter de vêtements, dont je supporte mal la matière sur ma peau, être seul me permettait vraiment de vivre dans les conditions qui me sont idéales. C'était une période très libératrice, complètement préservée du monde extérieur, j'étais sincèrement heureux.
J'étais incapable de songer au futur cependant car il y avait tant d'inconnues et de choses imprévisibles que je m'effondrais immédiatement par terre ou sur mon lit rien qu'en essayant d'imaginer ce que j'allais devoir affronter pour survivre, alors je profitais autant que possible du moment présent, ce qui est quelque chose d'incroyablement rare pour moi. Il n'y a pas eu d'autres périodes dans ma vie où j'ai pu autant être dans le présent. Il m'a fallu encore des années pour seulement assimiler tous les changements qui m'étaient arrivé depuis mon départ à Malte - oui, je suis définitivement lent pour tourner les pages - mais clairement cette période a été cruciale pour réparer mon âme torsadée et pour me redonner confiance, lentement mais sûrement, en l'avenir. Du point de vue extérieur, tout le monde était inquiet de mon isolement et tentait de m'en faire sortir de force, au point que le juge des affaires familiales décide de me retirer son aide financière car je n'écoutais pas ses propositions et que je n'allais plus en cours, donc il refusait de soutenir un adolescent "en crise qui n'avait aucun projet" et qui plus est avait une mère indiquant être disposée à l'héberger, même si nous savions elle et moi que ce n'était pas possible pour notre bien à tous. J'avais été très honnête sur mes difficultés et les raisons pour lesquelles je n'arrivais plus à rester scolariser, et ce que j'avais bêtement identifié comme étant de l'agoraphobie à l'époque était en réalité des anxiétés sociales et généralisées, mais j'avais beau communiquer avoir de vrais problèmes, personne ne les prenait au sérieux.Pour les adultes, j'étais juste un enfant "capricieux" qui s'inventait des excuses pour pouvoir rester enfermer dans sa chambre. Le fait que l'État me coupe toute assistance a clairement aggravé ma précarité, ma mère ne pouvait pas compenser cette perte, mais même si je n'étais pas satisfait de sa décision, je comprenais que le Juge des Enfants m'abandonne parce que mes besoins étaient totalement irrationnels pour lui, comme pour les autres adultes. La seule chose qui me fait m'interroger sur tout ça, c'est le processus de simplement abandonner un mineur à son sort parce qu'il n'était pas capable d'aller à l'école. Et je ne doute pas que ma situation donnait sans doute l'impression que j'étais de mauvaise foi, j'avais toujours été capable d'aller à l'école dans mon enfance, mais le contexte n'était plus le même et je n'avais plus le moindre équilibre, le moindre espace dans lequel je me sentais en sécurité pour être moi-même, ou dans lequel je me sentais aimé et désiré. Je ne trouve pas cela correct qu'on m'abandonne parce que je n'avais pas le comportement "normal" qu'ils souhaitaient tous et que je n'étais plus capable de soutenir ces efforts pour répondre à ces standards. Je trouve sincèrement qu'il y a eu de nombreux problèmes dans le traitement de mon dossier car personne ne s'est jamais enquis non plus de ce que j'étais devenu suite à cette décision, je n'ai plus été appelé ou reçu, même l'assistante sociale a cessé tout contact avec moi, et je suis convaincu que si j'avais été écouté sérieusement à cette époque et non pas traité comme un enfant têtu et insolent, j'aurais pu recevoir un suivi adapté, avec l'accompagnement de psychiatres et de personnes qui m'auraient aidé à travailler sur mes difficultés monstrueuses dans mes interactions avec les autres et pour peut-être réussir à me réintégrer en milieu scolaire, cela aurait pu changer énormément de choses pour moi. Sans compter tout le travail sur moi que j'aurais pu faire par rapport à mon acceptation et les aménagements autour de mes troubles autistiques. L'État a failli à ses devoirs à mes yeux. J'ai juste eu l'impression d'être traité comme une personne adulte normale qui n'avait pas honoré sa partie du contrat et qui devenait persona non grata du jour au lendemain. Je précise que j'avais globalement bien supporté la décision du juge à cette époque, j'en subissais les conséquences directes mais j'étais trop focalisé sur mes moyens de survivre au quotidien pour perdre mon temps sur, c'était le sentiment que j'en avais à cette époque, tous ces adultes qui se déresponsabilisaient toujours de moi en justifiant leur abandon parce que mon comportement était inadapté. Alors que je ne faisais de mal à personne, j'étais juste un enfant qui était fragilisé par les événements, qui ne savait pas gérer cet océan de stimulis et d'interactions, et qui était simplement en grande souffrance. Mais c'était facile de se laver les mains de mon existence parce que j'étais "difficile" et "têtu", que je n'avais pas l'air de vouloir être aidé puisque je n'avais jamais l'air de progresser ni de "faire des efforts". C'était tristement ironique. Je n'ai jamais reproché à personne ma situation, j'ai accepté la décision du juge et j'ai fait avec. Malgré tout je trouve regrettable que si peu d'efforts aient été fournis pour un mineur livré à lui-même, quand bien même aux yeux des adultes ce mineur se soit mis dans cette situation tout seul. Cela m'attriste profondément pour tous les mineurs dans notre société qui sont aujourd'hui dans des situations difficiles, parce que je doute que mon histoire soit un cas isolé. De mon point de vue, les moyens et les motivations d'aider sont vraiment maigres, et les mineurs trop pénibles ou compliqués voient leur préjudice s'aggraver pour ce seul aspect, ils voient leurs soutiens retirés, leurs aides financières coupées, leurs moyens de subsistance et de stabilité enlevés, parce qu'ils ne sont pas en mesure de répondre aux exigences de l'État alors même qu'ils ne sont pas en mesure de les honorer. Et ce n'est que mon avis, mais à mes yeux, créer volontairement du préjudice envers un mineur qui a déjà une vie compliquée, ce n'est pas faire de la pédagogie coercitive, c'est juste ajouter un préjudice sur un autre, c'est tout. C'est le sentiment amer que m'en a laissé mon histoire en tout cas.
Ma grand-mère suggère de me faire diagnostiquer
Durant cette période, ma grand-mère Grandine s'inquiétait énormément pour moi. Elle savait mieux que quiconque, parfois mieux que moi-même, à quel point cette étape de ma vie représentait un challenge important. Même si elle était trop malade et ne pouvait plus s'occuper de moi, parmi tous ces adultes qui ne comprenaient pas mon comportement, elle était la seule à vraiment écouter ce que j'avais à dire, et elle en comprenait une partie. Bien sur, en primo réaction, elle me brutalisait comme les autres adultes pour que je "fasse plus d'efforts" et que "je m'adapte coûte que coûte" mais elle me connaissait et elle savait bien que ce genre de conseils n'était pas approprié, qu'il y avait quelque chose de plus profond et de plus complexe, alors elle passait du temps à réfléchir avec moi à des façons de me permettre d'évoluer dans la vie malgré mes spécificités, et ce n'était pas une chose facile mais nous étions pragmatiques, donc nous élaborions des stratégies et des méthodes pour que j'y parvienne. C'est à cette époque que ma grand-mère a insisté pour que je me fasse diagnostiquer mon autisme, afin d'obtenir des aides et un accompagnement. C'était exactement ce qu'il aurait fallu faire mais j'ai eu la réaction la plus ignorante qui soit, et qui était même complètement discriminante, j'étais devenu fou furieux contre ma grand-mère. Sa recommandation était pour moi inaudible, impertinente, complètement absurde, selon mes critères ignorants ainsi que la vision étriquée et caricaturale que j'avais de l'autisme à cet âge-là. Je m'étais vraiment senti insulté, je me sens vraiment horrible de rapporter cela mais je n'étais qu'un adolescent. J'ai honte d'avoir eu ce sentiment mais il illustre bien le manque d'éducation que j'avais reçu de ma famille, de l'école et de la société, tristement je m'étais senti incroyablement dénigré par ma grand-mère, c'était un affront pour moi d'être associé à l'autisme. J'ai eu une réaction faramineuse, si disproportionnée qu'elle en était suspicieuse, j'avais peut-être la réalisation inconsciente qu'elle avait raison, cela avait été de loin la plus grosse crise que j'aie jamais faite à ma grand-mère et elle en avait pourtant vu beaucoup. Je me sentais insulté qu'elle me voit comme une personne handicapée (quelle phrase discriminante et affreuse à écrire, je m'excuse sincèrement, c'est insupportable de relater de ma stupidité à cette époque mais je ne peux pas me permettre d'altérer ou d'enjoliver) et qu'elle "justifie" mes difficultés de cette façon. Même si je me savais différent depuis que je suis né, premièrement je n'avais pas relié tous les points, tous les problèmes que j'avais rencontré dans ma vie ne me paraissaient pas du tout reliés et je n'avais pas non plus assez de recul sur la vie des autres, je n'avais pas encore compris que la majorité des gens ne fonctionnent pas du tout comme moi et je ne comprenais pas du tout les situations de rejet que je vivais, je me disais juste que je n'étais pas à la hauteur et qu'il fallait que je m'améliore. Ce qui me fait venir sur le second point. J'ai eu la chance de naître avec une combattivité hors-norme, c'est l'une de mes rares qualités. Et tous ces problèmes, aussi dantesques pouvaient-ils être, et qui parfois pouvaient m'amener à traverser des temps très sombres et dangereux pour moi, je les percevais avec une grande candeur d'esprit, une vraie ingénuité. Je me disais que si les gens ne m'aimaient pas et si je me retrouvais tout le temps dans ces situations, c'est parce que j'étais une personne indésirable et qu'il fallait que je progresse. J'avais une vision très impitoyable, et certainement trop dure à mon égard, mais de l'autre côté, j'avais une forme d'optimisme complètement délirant. Un fou désir de vivre, de m'intégrer, de devenir désirable, de devenir autonome. Je savais que je me débattais sévèrement avec la vie, mais c'était ma "normalité", mon seul quotidien est un combat infernal, et à cet âge, j'avais vraiment la conviction incroyable que j'allais "soigner" ma différence, que j'allais parvenir à dresser ma vie, que j'allais changer, j'étais absolument persuadé que j'y arriverai et surtout j'avais encore cette énergie fabuleuse, j'étais guidé par cette volonté de réussir à m'intégrer un jour, qui, je crois, était d'autant plus renforcée parce que j'avais toujours échoué jusque là. La suggestion de ma grand-mère d'aller faire diagnostiquer mon autisme allait diamétralement à l'opposé de ma façon de penser, et plus fondamentalement de ce que j'aspirais devenir. Tout ce que j'ai toujours voulu, c'est d'être normal. Je n'allais pas laisser qui que ce soit me poser une étiquette. C'était la conviction de l'adolescent que j'étais. Et je regrette du plus profond de mon être d'avoir réagi de cette façon, de ne pas avoir été mature, de m'être discriminé moi-même, d'avoir rejeté ma grand-mère qui m'a pourtant élevé et qui savait mieux que moi l'aide dont j'avais besoin, elle était ancrée dans la réalité et j'étais en total déni. Je regrette de ne pas avoir fait mon diagnostic lorsque cela m'a été recommandé car cela m'aurait sauvé des années d'horreur, d'interactions ratées, de situations abusives. Tous les outils et l'accompagnement que j'ai reçu lorsque j'ai fait mon diagnostic des années plus tard auraient été d'une aide inimaginable à cette époque-là.
Si vous êtes dans la même situation, ou une situation proche, ne faites pas la même erreur que moi. Quel que soit le résultat d'un diagnostic, vous n'avez rien à perdre. D'un côté, vous penserez peut-être avoir perdu votre temps mais je pense que vous aurez au moins éloigné cette possibilité et vous aurez une meilleure connaissance de vous-même, de l'autre vous aurez enfin une réponse claire à vos questions, mais plus encore, une voie dans laquelle vous pourrez petit à petit arrêter de culpabiliser et de vous martyriser de ne pas être "à la hauteur". J'étais persuadé que je pourrais résoudre tous mes problèmes tout seul et j'ai perdu un temps précieux, vital même, ne faites pas la même erreur.
Pour revenir à ma grand-mère, ce fut l'une des rares fois où je lui ai manqué de respect. Je l'avais insulté verbalement de tous les noms, j'avais jeté mon verre sur le mur derrière elle et j'avais frappé plusieurs fois la table jusqu'à m'en blesser le poignet (geste que je répète souvent quand j'ai des crises). C'était vraiment une scène explosive dont je ne suis pas fier du tout. Ma grand-mère n'était pas le genre de personne à se laisser faire, elle avait une énorme répartie, un caractère bien trempé, la gifle facile si vous lui manquiez de respect. Cette fois-là, elle n'avait pas dit un mot, ce qui ne lui ressemblait pas. Je m'étais enfui de chez elle en l'injuriant. Cela m'a tellement travaillé les jours suivants, j'étais dans une colère noire et je n'arrivais pas à redescendre, que je lui avais écrit une lettre interminable. Des pages et des pages à lui détailler, rubrique par rubrique, point par point, argument par argument : 1) les raisons pour lesquelles je n'étais pas autiste, 2) les raisons pour lesquelles elle devrait avoir honte de suggérer que j'avais un problème, 3) les raisons pour lesquelles j'avais honte d'elle et que je refusais désormais d'être son petit-fils, et X autres rubriques où je déblatérais sans fin des arguments complètement insensées sur toute cette situation, mais qui m'apparaissaient très sensés à ce moment-là, parfaitement justifiés. J'étais coincé dans ma tête pendant des jours, typique de ma part, parce que je n'arrivais pas à surmonter la suggestion de ma grand-mère, qui était inconciliable avec mes "valeurs" de l'époque, qui ne cohabitait pas avec mes intentions et mes objectifs, alors mon mécanisme a simplement été de tout rejeter en bloc, ma grand-mère avec, qui était pourtant la seule à véritablement me comprendre et prendre le temps de m'écouter. Je lui avais laissé ma lettre dans sa boîte aux lettres et je ne lui avais plus adressé la parole pendant l'année qui a suivi, puis il a fallu plusieurs années pour que nous puissions communiquer ensemble à nouveau et nous reconnecter. C'était un traitement terriblement injuste de ma part et je sais qu'elle a énormément souffert de cela, alors même qu'elle se battait pour survivre à son deuxième cancer, mais je pense honnêtement que je me suis distancé d'elle avec une telle violence et de façon si disproportionnée seulement parce que j'étais dans le déni de ce que j'étais. Me distancer d'elle était la seule manière de ne pas avoir à me confronter à la réalité, et j'ai gâché beaucoup de choses précieuses en faisant cela.
Homosexualité et sexualité
Je ne savais pas vraiment où placer ce chapitre dans mon témoignage, d'autant que je n'ai aucune envie de l’écrire, mais j’ai lu peu de littérature à ce sujet et même si je trouve embarrassant de parler de mes expériences, je pense que c'est un aspect que je dois documenter aussi.
Je tiens à préciser encore une fois qu’il ne s’agit que de mes propres ressentis, il n’y a aucune règle ou vérité absolue dans ce que je raconte, je ne suis pas le porte-parole des personnes autistes ou homosexuelles, tout ce que je vais dire n’engage que moi. Désolé pour cette note informative mais je sais que certains lecteurs pourraient s’insurger de ce que je vais partager et je ne voudrais pas qu'il fasse de mon histoire un cas général pour entacher un groupe ou un autre. Je ne pointe personne du doigt, l’autisme n’a pas défini ma sexualité, encore moins mes comportements sexuels et mes propres réactions ou démarches autour de cela, chaque individu est unique et influencé par d'innombrables facteurs, mon histoire n'est pas du tout une description absolue de ce qu’est la sexualité d’une personne autiste. Je ne suis juste qu’un exemple, et peut-être atypique. Je vais sans doute partager des idées et sentiments controversés aussi mais il faut comprendre qu’ils ne sont pas du tout dirigés contre qui que ce soit, ils sont propres à mon vécu et ne doivent pas être utilisés pour faire des généralités.
Mon sentiment sur ma sexualité
Je trouve assez désespérant d’être homosexuel, parce que je trouve les hommes beaucoup moins appréciables que les femmes. Je dirais que 95% des personnes qui ont été bonnes envers moi ont été des femmes. Elles étaient beaucoup plus patientes, bienveillantes, douces et compréhensives, et pour être honnête, j’ai généralement des conversations bien plus passionnantes avec elles qu'avec les hommes. Je ne pense en aucun cas qu’elles soient meilleures qu'eux, mais elles ont généralement des qualités qui me siéent mieux. Et de toute évidence, si je retrouvais ces qualités chez un homme, je l’aimerais de façon équivalente, mon constat est purement statistique par rapport à mon vécu et à mes propres attentes surtout, le genre d'une personne n’a aucune influence sur l'intérêt que je porte à ses propos et sur l'appréciation que j'aurais de son comportement. C’est exactement pour cette raison que j’ai été si souvent contrarié de mon homosexualité car, statistiquement, les femmes que je rencontrais dans ma vie me semblaient presque toujours mieux me correspondre que les hommes. Il y a de nombreuses fois dans ma vie où je me suis trouvé dans la situation de vouloir développer une relation sérieuse avec une femme mais sachant que j'étais totalement incapable d’avoir une relation sexuelle avec elle et que je ne pouvais leur offrir qu'une relation platonique, cela me faisait me sentir vraiment… ennuyé par moi-même, pas en colère mais frustré, contrarié, à me faire des réflexions du type “Mais bon sang, tu ne pourrais pas être hétérosexuel ?!”. Je crois que le débat du "choix" de la sexualité apparaîtra toujours à travers les âges mais dans mon monde, ce constat a toujours été une preuve indéniable que ma sexualité n'était définitivement pas un choix. Toute ma vie, j’ai rencontré des femmes qui auraient été des partenaires beaucoup plus intéressantes pour moi, et pourtant j'étais inconditionnellement attiré sexuellement par les hommes, que je trouvais néanmoins beaucoup plus difficiles à comprendre et avec qui interagir, très souvent incompatibles avec ma nature. Ce que je dis a l'air terriblement sexiste et je ne nie pas qu'il y a eu des femmes qui m'ont rendu malade et des hommes qui se sont montrés très patient avec moi, mais c'est majoritairement ainsi que j'expérimentais les contacts avec les femmes et les hommes. C'était frustrant pour moi de ne pas pouvoir contrôler cette attraction et me diriger vers le groupe avec lequel j'avais le plus d'affinités, mais en même temps, j'ai su très jeune que j’étais attiré par les hommes, déjà au CP j’étais très franc sur le fait que je voulais me marier avec l'un des garçons de ma classe, donc il y avait malgré tout quelque chose de très évident en moi que j'acceptais relativement bien. Je pense cependant que mon homosexualité a vraiment beaucoup plus compliqué ma vie et m'a exposé à des situations beaucoup plus dangereuses qu'elles ne l'auraient été si j'avais été hétérosexuel.
L’homosexualité est une épreuve pour n’importe quel homosexuel, même pour une personne dans un contexte idéal, elle traversera toujours des étapes difficiles et importantes à ce sujet. Personne n'y échappe je pense, il faut apprendre à digérer d'être différent, d'être discriminé ou moqué dans la société, d'arriver à s'accepter soi-même puis à s'émanciper d'une certaine façon, à s'aimer tel qu'on est, malgré le rejet des autres, parfois de sa famille, parfois même de soi-même, c'est un sacré voyage.
Je pense que mon autisme est totalement indifférent de ce que mon homosexualité m'a fait traverser et vice-versa. Je crois que cela a aggravé significativement mes difficultés, et je ne dis absolument pas ça d’une manière à me victimiser, je pense vraiment factuellement qu’avoir ces deux aspects m’a fait cumuler les préjudices de chaque, le premier n'a pas annulé comme par magie les mauvais aspects du second, ils se sont cumulés ensemble. Je ne peux pas regretter quelque chose que je n’ai pas choisi mais je pense que ma vie aurait été beaucoup plus facile si j’avais été hétérosexuel, c'est ce que je présume tout du moins, et je vais donc expliquer les points compliqués que j’associe à la coexistence de mon autisme et de mon homosexualité.
J’ai une vision extrêmement utilitariste de la vie parce que j’ai un pragmatisme exagéré en des proportions extrêmes (jusqu’à rendre une réflexion irrationnelle tant elle est rationnelle, même si je ne suis pas sûr de me faire comprendre, tous mes proches comprendront ce que je dis là pour l'avoir subi). J’ai une façon si étroite et têtue que je vois chaque chose comme des carrés magnétisés les uns aux autres dans une harmonie parfaite avec l’univers, mais c’est une vision totalement irréaliste du désordre et du chaos qu’est la vie. J’ai toujours eu un attrait immense pour le processus de procréation et de parentalité, et chacun de ses sujets est aussi parfaitement légitime pour une personne homosexuelle, je sais très bien que je ne suis pas moins “capable” ou "compétent" qu’un hétérosexuel sur ces questions, mais je dois avouer que cela a été une lutte très profonde durant mon enfance et adolescence, qui m’a très souvent amené à avoir des pensées suicidaires. J’avais le sentiment d’être moins valable que les autres en sachant être homosexuel. C'était très dur de vivre avec ce sentiment, qui était particulièrement entretenu par les gens autour de moi. Mon frère et mon père ont été les derniers à découvrir mon homosexualité parce que je ne les avais même pas inclus dans mon coming-out auprès de ma famille, ils m’ont tellement brutalisé vis-à-vis de ma féminité et de ma sexualité toute mon enfance et adolescence, j’avais vraiment absorbé leur rejet et je m'étais moi-même rejeté pendant longtemps à cause de cela. Je pense que la plupart des homosexuels, surtout les jeunes, qui sont rejetés par les gens qui leur sont chers, ont voulu à un moment ou à un autre “changer” pour eux. Mais mon frère était un adolescent lui aussi, sa haine était un mime de la société, c’était la réaction “typique”, et mon père n’est même pas homophobe dans son cœur, il l’était dans ses mots parce qu’il voulait juste me mouler à son image, parce qu'il avait une idée précise de ce qu'il voulait que je sois. Mais enfant, je n’avais bien entendu pas le recul que j’avais aujourd’hui, et des propos homophobes sont des propos homophobes, indépendamment du contexte et de leur auteur.
Il y a un long processus à traverser pour toutes les personnes LGBT+ et je pense que j’avais vraiment beaucoup trop de choses à gérer déjà avec mon autisme. Mon homosexualité était de trop. Je suis un esprit qui erre dans des infinités d’univers de questionnements et de recherches de sens, et ma sexualité me rendait complètement malade. Beaucoup d’études scientifiques m’ont apaisé sur ces questions, notamment l’omniprésence de l’homosexualité dans la nature, mais cela a été un long processus de recherches scientifiques, sociales, philosophiques, économique même, pour que je parvienne à me mettre en paix avec moi-même. Cela n’a jamais enlevé le fait que j’ai toujours été contrarié de ne pas être hétérosexuel car, je pense, je ne fais que spéculer, que j’aurais eu beaucoup moins de crises existentielles et de remises en question de mon rôle dans cette société. J'aurais aimé être inclus dans le processus biologique de mes parents, grands-parents et de tous mes ancêtres, et cette seule pensée a quelque chose d'écrasant et d'excluant qui dépasse mon entendement. En mettant mon autisme de côté, cela a toujours été difficile pour moi de ne pas me dire que j'étais "moins" en voyant tout ce qui étaient évident pour les autres mais qui me paraissait inaccessible pour moi juste à cause de ma sexualité. Et c'est d'autant plus difficile en sachant que vous appréciez beaucoup plus la compagnie des femmes que des hommes, c'est entre l'ironie et la tragédie grecque.
J’aurais aimé au moins avoir une relation platonique avec une femme mais ce n’est pas quelque chose d’évident à trouver, et puis j’ai aussi besoin d’une intimité tactile au sein du couple, et je n’arrive même pas à embrasser une femme, donc je n’ai jamais pu arriver à créer la moindre relation amoureuse avec l’une d’entre elles. L’une de mes meilleures amies dormait souvent avec moi dans mon petit appartement quand j’avais 16 ans, et une fois, elle avait pris mes doigts et s’était masturbée avec. Je n’étais pas dérangé par l’expérience honnêtement mais elle était vraiment devenue furieuse au bout d’une minute parce qu’elle voyait que j’étais totalement indifférent à ce qu’il se passait, et elle avait scandé un “Oh t’es vraiment gay toi !” puis avait arrêté. J’ai eu une seule autre interaction avec une femme par la suite, mais comme pour la première fois, c’était une femme qui m'utilisait alors que je n’avais rien demandé, j’étais sous l'influence de la drogue cette fois-ci et cette personne en a profité pour se masturber sur moi alors que j'étais semi-conscient. Pour sa défense, elle était intoxiquée aussi et elle ne m’a pas causé de dommages corporels donc je n’ai vraiment aucun grief à son égard. Je n’ai pas vraiment de souvenirs détaillés, je sais juste ce qu’elle a fait mais je n’ai pas d’appréciation particulière sur la chose, ce n’était ni plaisant ni déplaisant, j’en garde une grande indifférence.
Les rapports sexuels
Au sujet du sexe, j'ai trouvé beaucoup de satisfaction dans les rapports sexuels, rien à voir avec le plaisir charnel mais vis-à-vis du sentiment d'accomplissement, parce que je n'arrivais pas à me faire d'amis, je n'arrivais pas à réussir les interactions de la vie courante, j'enchainais les échecs pour tout, mais pour le sexe, j'étais une source de contentement pour les autres et c'était très gratifiant pour moi. Non seulement ce sont des interactions très codifiées, très simplifiées en comparaison aux interactions complexes du milieu amical, familial ou professionnel, mais en plus je me sentais aimé, valorisé. C’était à la fois les seuls moments où j’étais apprécié et les seules interactions sociales que j’arrivais à réussir. Il m'est arrivé très souvent dans ma vie de me contraindre à des rapports sexuels exclusivement parce que je savais que c'était ma seule façon de trouver un contact humain dans lequel je ne me ferai pas rejeter. Cela a l'air d'une excuse pour justifier la proportion que le sexe a pu avoir dans ma vie mais ce n'est pas le cas. Vis-à-vis de la quantité de mes relations sexuelles, j'ai couché avec plusieurs milliers d'homme, je sais qu'on pourrait facilement me coller l'étiquette "d'accro au sexe", ce dont je n’aurais pas honte si c’était le cas mais ce n’est juste pas ma situation, la réalité est que j’ai vraiment très peu d’intérêt pour les relations sexuelles. Je n'aime pas les contacts physiques, j'ai rarement du plaisir dans l'acte, j’ai souvent des difficultés à avoir des érections, j’ai un orgasme une fois sur vingt environ, mais je sais parfaitement jouer mon rôle de passif (gay réceptif à la sodomie) et donner la performance recherchée par mes partenaires. Il y a eu quelques exceptions bien sûr mais globalement, c'était vraiment cela mon rapport au sexe, pas intéressant du tout pour moi sur l'aspect physique, mais j'en tirais quelque chose de valeur pour l'interaction sociale réussie et le sentiment de contenter les autres pour une fois, la valorisation que j'en retirais. 99% des hommes qui ont eu des rapports sexuels avec moi étaient focalisés sur leur propre plaisir, donc ce n'était jamais un problème pour eux si je n'avais pas d'érection ou d'orgasme. Ils étaient aussi largement satisfaits par le fait que je n'émettais jamais d'opposition s'ils avaient besoin de recommencer plusieurs fois ou s'ils avaient des envies particulières, donc vraiment malgré mes propres dysfonctions ou désintérêts sexuels, cela n’a jamais été un handicap vis-à-vis de mes partenaires, la majorité ne s’en rendent même pas compte, ils sont tellement dans leur propre plaisir, et honnêtement je pense que c’est difficile de le réaliser, car j’ai une bonne expertise pour émuler du désir, de l’excitation, de la soumission, j’ai à la fois eu un certain "enseignement" plus jeune malgré moi, mais je me suis aussi éduqué moi-même sur la question à travers la pornographie, qui n'est pas représentatif de la sexualité réelle, mais j’étais prompt à vouloir apprendre comment me comporter d’une façon qui plaise à mes partenaires et j’imitais ces comportements au maximum. Malgré le peu de plaisir charnel et d’intérêts que j’ai dans ces rapports sexuels, je les recherchais énormément, je dirais même désespérément, et je crois qu'il était vital pour ma santé mentale de réussir des interactions, même si elles étaient de cet ordre. Je sais que c'est dur à imaginer mais il faut comprendre que pendant très longtemps, c'étaient vraiment les seuls moments où je ne risquais pas de me faire rejeter et c'était salvateur pour moi d'interagir sans cette pression et peur phénoménale, cette épée de Damoclès habituellement omniprésente. Je me suis souvent interrogé sur la bizarreté de ma vie sexuelle, parce que je n'ai jamais entendu personne témoigner avoir des rapports sexuels simplement pour avoir un contact social avec des gens, mais c'est peut-être en réalité très commun.
Dans mes relations, je fonctionne uniquement par mimétisme. J’ai été parfaitement capable de répondre tous les jours aux besoins sexuels d'un partenaire, tout comme ne pas avoir de relations sexuelles du tout durant des mois pour un autre partenaire qui n’était pas intéressé par cet aspect, ce qui honnêtement avait ma préférence et était idéal pour moi. Je suis la plupart du temps quasiment asexué et je n’ai aucun problème avec cela, mais j'ai tout de même parfois des moments où j’ai moi-même envie de sexe sans avoir besoin qu’un partenaire me sollicite pour cela. Je dirais que 95% de mes rapports sexuels sont pour satisfaire les besoins des autres, que 4% sont quand je recherche du sexe moi-même en étant intoxiqué par de l’alcool ou des drogues, et que le 1% restant est lorsque je suis sobre et qu'une envie de sexe passe miraculeusement devant mes envies de regarder des séries ou jouer à des jeux vidéo. Ces statistiques approximatives sont représentatives de l’ensemble de mes expériences, mais il y a eu quelques exceptions notables et j’ai rencontré trois hommes dans ma vie pour lesquels j’ai eu de sincères impulsions sexuelles. Ce n’est que depuis quelques années que je suis à l’aise avec mon propre désir, ou absence de désir, et que j’ai su construire des relations avec des personnes qui acceptent globalement ma façon de fonctionner à ce niveau.
Je pense malgré tout que mes comportements sexuels ont pu être un frein pour certains de mes compagnons. Étant donné que personne ne m’a jamais appris à faire l’amour et que mes enseignements étaient très pornographiques, je n’ai jamais vraiment su “partager” correctement une relation sexuelle, une complicité avec l’autre personne à travers le sexe, je ne l’ai quasiment jamais eu. J’ai toujours été utilisé comme un objet par mes partenaires, et c’est un rôle très commun partout, certainement dans la communauté homosexuelle en tout cas avec les "top/actif” (homme initiant le rapport anal) et “bottom/passif” (homme recevant le rapport anal), et cette simplicité dans les codes m’allait à la perfection et tout le monde y trouvait son compte, les hommes obtenaient leurs orgasmes et de mon côté j’avais réussi une interaction avec un autre humain, c'était parfait. Mais je pense que ce comportement qui me réussissait avec des partenaires occasionnels était dommageable avec les rares personnes qui ne cherchaient pas simplement de la gratification sexuelle avec moi justement, cela a pu être troublant pour certains de mes compagnons, qui étaient peut-être emballés au début par mes comportements sexuels mais qui finissaient par être lassé de m’avoir toujours avec tous les curseurs au maximum, à émettre une excitation totale sortie d'un film pornographique, avec exclusivement cette surenchère de soumission et de plaisir par rapport à ce que mon partenaire était en train de me faire. C’est vraiment très efficace pour un rapport occasionnel mais c’est beaucoup plus compliqué d’avoir une vie sexuelle épanouie sur la durée avec une personne comme moi, qui ne sait rien faire d’autres - et qui ironiquement n’aime même pas ça. J’aurais vraiment apprécié qu’on m’apprenne à faire l’amour je pense, j’ai sincèrement de la curiosité à ce niveau, même si je doute que cela aurait changé quoi que ce soit à mes envies personnelles. Je pense que cela m'aurait aider à devenir un meilleur partenaire à ce niveau.
Autre point vis-à-vis des rapports sexuels, je n’ai jamais réussi à demander à aucun partenaire de mettre un préservatif, ce qui n’exempt en aucun cas ma responsabilité. Je trouve ça important de le rapporter parce que cela a énormément affecté ma vie. J’ai eu quelques années soucieuses et insouciantes à la fois, à naviguer adolescent avec de sacrées frayeurs et des prises de risques, et dès que je suis devenu jeune adulte après une exposition sérieuse au VIH à cause des tromperies de mon petit-ami, je suis devenu beaucoup plus conscient des risques que cela représentait pour moi. La PrEP n’existait pas à l’époque (médicament qui se prend de façon préventive lorsqu’on est séronégatif pour se protéger du VIH) mais j’étais très conscient que mon incapacité à solliciter des préservatifs de mes partenaires m'exposaient à des risques considérables, alors pour mitiger cela, j’enchainais à l'hôpital les TPE (traitement post-exposition d’urgence après une prise de risque). Je faisais ce que les médecins appelaient de la “PrEP sauvage”, en allant chercher moi-même les molécules dans les hôpitaux pour diminuer mes risques d'infection. C’était très dangereux d’opérer ainsi car les médicaments utilisés pour les TPE n’étaient pas les mêmes en fonction des hôpitaux ou des périodes, et il fallait que je sois vigilant de recevoir les médicaments dont l’effet prophylaxique était prouvé. Je jouais donc aux apprentis chimistes et je changeais d’hôpital si nécessaire, je m’assurais d’avoir du STRIBILD notamment (19), qui est une trithérapie, alors que la PREP utilise du TRUVADA qui est une bithérapie. C’étaient donc des traitements assez forts, qui en plus exigeaient une énorme astreinte avec des prises de sang répétés sur un laps de temps très réduit. Ce n’était pas agréable du tout mais je savais que je n'avais pas d'alternative si je ne voulais pas finir infecté, parce qu'il n'était juste pas réaliste de ma part d'espérer être capable de refuser un rapport sans préservatif, ou de demander moi-même à mon partenaire d'en mettre un tout simplement. Je n’avais aucun problème par ailleurs à ce que mes partenaires en mettent, mais s'ils ne le faisaient pas, j'étais incapable d'émettre quoi que ce soit à ce sujet durant le rapport, d'autant que je suis perpétuellement dans mon rôle de vouloir satisfaire la personne en face de moi, il y n'y avait aucune chance que je la contrarie, donc cette PrEP sauvage était ce qui me paraissait être ma seule option pour éviter d’être contaminé, et même si c’était dangereux d’opérer comme un apprenti chimiste, je n’avais pas d’alternative médicale. J'ai tout de même réussi à rester séronégatif grâce à cela, merci la science. C’était une entreprise sacrément chronophage et éprouvante, et j'imagine que n’importe qui de sensé se dirait qu'il serait quand même mille fois plus simple de déployer un dixième de cette énergie pour se contraindre à utiliser le préservatif et verbaliser son usage, mais c’est tellement quelque chose indépendant de ma volonté, j'ai toujours suivi le mouvement de mes partenaires, et j'assume parfaitement ma responsabilité dans le fait d'avoir accepté ces situations, il faut deux personnes pour avoir une relation non-protégée consentie. J’ai donc agi exactement là où je le pouvais et heureusement que cela m’a réussi durant de nombreuses années, jusqu’à ce que la PrEP soit officialisée en France et que je puisse y adhérer dès le mois de sa mise à disponibilité, je n'ai pas attendu une seconde. Sans avoir fait cette PrEP sauvage puis la PrEP officielle, je n’ai vraiment aucun doute que j’aurais contracté le VIH. J'ai autant de rapports sexuels que les personnes partagent de cafés avec leurs amis, donc la quantité absurde de ces prises de risques auraient définitivement eu des conséquences. J’ai beaucoup de chance d’être en France et d’avoir eu les moyens d’accéder à ces médicaments, cela n'aurait pas aussi bien fini si j'étais né quelques années en arrière et si je n'avais pas été à jour des études scientifiques, j’en ai parfaitement conscience. Par ailleurs je tiens encore à souligner qu’il n’y a pas besoin d’être autiste pour avoir des problèmes avec le préservatif et que ce n’est absolument pas ce que je dis ici. Je ne fais pas de causalité et je n’ai pas de conclusion moi-même à dresser. Je ne suis pas compétent pour cela. Je pense tout de même que mon autisme a affecté mon rapport au sexe, et il a tellement affecté mon consentement sur tous les aspects de ma vie que je ne peux que m'interroger de son impact ici. Pour donner un autre ordre d’idée, je n’ai jamais pu refuser les choses que mes partenaires me demandaient, même les choses les plus dégradantes. C’est compliqué d’évoluer dans la vie en étant consentant pour tout, il y a une pénibilité incroyable à tout le temps faire des choses que vous n'avez pas envie mais que vous faites quand même, et dans mon cas en plus, avec le sourire.
Prédation
Le dernier point à propos de l’impact de l’homosexualité sur ma vie est certainement le plus controversé et problématique, donc j’avertis très fermement qu’il ne faut pas en faire une généralité, c’est mon propre vécu et impression, je ne veux surtout pas nourrir les détracteurs anti-LGBT+ et dégrader la perception des homosexuels, mais c’est malheureusement ce que je risque de faire malgré moi. J’aurais voulu faire de la rétention à ce niveau parce que j'ai toujours été un militant investi pour la cause LGBT+ et j'ai des pensées conflictuelles à l'idée de poursuivre à ce sujet mais je ne peux pas l'occulter parce qu'il a été important dans ma vie, donc s’il vous plaît ne soyez pas offensé ou blessé par ce que je vais dire, ce n’est que ma piètre expérience et je n’ai que de maigres comparaisons, qui sont en plus certainement biaisées par mon autisme et mes troubles perceptifs, donc vous devez vraiment prendre en considération toutes ces choses et traiter ce que je vais dire avec des pincettes. Je ne suis qu'une personne.
J’ai constaté personnellement que les hommes gays avaient des comportements sexuels beaucoup plus poussifs, où la ligne entre séduction et prédation était très mince. Je pense que cela pose un énorme problème vis-à-vis de moi, mon extrême servitude dans toutes les situations et interactions sont systématiquement en ma défaveur parce que j’envoie tous les mauvais signaux aux hommes qui cherchent à étancher leurs besoins sexuels. Je ne sais pas bien comment expliquer cela mais il n'y a aucun doute que mes problèmes de consentement et mes troubles comportementaux m'ont rendu très vulnérable dans la vie, et que je constate que cette vulnérabilité a été exploitée très rarement par des femmes et presque tout le temps par des hommes. Je me suis souvent dit, peut-être à tort, que j'aurais rencontré moins de problèmes dans ma vie si je n'avais pas été homosexuel, que je me serai retrouvé dans beaucoup moins de situations difficiles si j'avais plutôt rencontré des femmes, et je sais que ce sentiment est incroyablement discriminant et diabolisant, je m'en excuse. Je ne suis pas une victime pour autant, c’est un aspect très compliqué je trouve, car je pense que ces situations sont vraiment facilitées à cause de mon autisme et des comportements qui en découlent surtout, qui sont des indicateurs très forts pour les prédateurs mais aussi pour n’importe qui d’autre qui a un attrait sexuel pour moi, et ces personnes engagent naturellement une série d'actions pour assouvir leur besoin avec moi et l’obtiennent sans la moindre difficulté ou résistance de ma part. Il n’y a vraiment pas besoin qu’un individu soit par définition un prédateur sexuel pour être réceptif à ce que je dégage, une forme de facilité qui met en appétence. C’est comme si j’avais une aura ou un comportement qui me rendaient plus facilement identifiable des prédateurs ou personnes, pas forcément malveillantes, mais qui ont des besoins à assouvir. C’est une situation très complexe à gérer parce que, par exemple vis-à-vis de ces derniers, je ne considère pas qu’ils soient fautifs, je n’ai pas su leur dire non et ils ont probablement pensé que j’étais partant. Il n'y a rien d'évident. Je ne peux pas leur jeter la pierre, je parle de ce problème parce qu'il me touche et me perturbe beaucoup mais je ne les blâme en aucun cas. C'est d'autant plus difficile de vivre avec cela qu'à travers les années, j'ai toujours eu du mal à comprendre comment je pouvais me retrouver autant de fois dans les mêmes situations, inlassablement. Ce n’est pas un hasard. Je ne peux pas rejeter la faute sur les autres alors que cela recommence tout le temps. Mais je sais aussi que tout n’incombe pas non plus sur mes épaules même si je suis une grosse part du problème. Je dirais que je suis le problème au démarrage, que la plupart de mes problèmes n’existeraient même pas si je n’avais pas ces comportements ou traits qui me rendent si vulnérables, et cette caractéristique qui fait que je ne me défend jamais et que je glisse souvent dans ces situations inextricables. Ma naïveté me fait très souvent tomber dans des pièges absolument évidents, parfois ces pièges n’en sont même pas, ce sont juste des manœuvres grotesques de séduction, mais je n’arrive pas à les identifier du tout comme tel et je ne vois pas la requête implicite de sexe derrière, donc je me jette vraiment tête la première dans des situations qui n’ont rien à voir avec celles que j'imaginais. J’ai déjà été contrarié d’avoir des relations sexuelles avec des amis alors que je n’en avais pas eu l'envie, mais une fois devant le fait accompli sans l'avoir vu venir, c'est impossible pour moi d’aller dans une autre direction, surtout que je me demande tout le temps si j'ai fait quelque chose ayant conduit à cette situation, alors je ne veux mettre personne dans l’embarras, je préfère donc à cela un acte sexuel non désiré. J’ai eu énormément de désagréments de ce type mais très honnêtement, ce genre d'incompréhension entre amis était les meilleurs cas, car généralement découlant de personnes qui n'étaient jamais mal intentionnées à mon égard. C'était vraiment une autre histoire avec des personnes dont j'étais une cible délibérée.
Ma naïveté m’a mis de nombreuses fois dans des situations beaucoup plus préoccupantes. Par exemple une personne sur une application de rencontre m’avait invité chez lui, à une époque où j’acceptais de le faire ce qui n’est plus le cas aujourd’hui - quand je suis sobre tout du moins - pour des raisons évidentes, et je lui avais posé une série de questions pour m’assurer de ma sécurité, ce qui était en soi inutile vu que j’avais à faire à un inconnu mais cela me semblait suffisant pour me rassurer. Je lui avais demandé s’il était seul, il m’avait assuré que oui, et quand j'étais rentré dans son appartement, ils étaient quatre. Et j’étais complètement soufflé. J’étais sincèrement surpris. Il m’avait dit qu’il était seul et il était devenu complètement impossible dans mon esprit qu’il puisse être autre chose que seul, il me l’avait affirmé, c’était impossible qu’il en soit autrement. Pourtant je sais bien que les gens mentent. Et je sais bien qu’il y a des risques avec des personnes virtuelles. Mais je ne sais pas pourquoi, mon cerveau a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond, je peux passer des heures à sombrer dans des spirales paranoïaques à prévenir des risques et à réfléchir à toutes les situations possibles, ce qui semble incompatible avec cette situation, mais j’ai aussi ce mécanisme très contradictoire de croire complètement ce qu’on me dit. Si la personne m’affirme quelque chose, peu importe les doutes que je peux avoir à son sujet, ils sont oblitérés car ce que cette personne m’aura dit deviendra une vérité absolue, je lui aurais posé une question, elle m’aura donné une réponse, et le problème sera résolu pour de bon dans ma tête. Et peu importe la quantité de risques, la dangerosité, tout ce que j'aurais pesé sur cette question, elle se sera complètement envolée dans mon esprit si la "réponse" m'aura été fournie. Le plus troublant est que j’ai conscience de ces risques, et que j’ai bel et bien une liste de questions, et que je me prépare à ces situations, et que je me méfie des gens, mais toutes ces précautions sont en fait complètement inutiles parce que je prends toujours ce qu’on me dit pour argent comptant, et j’aurais beau poser chacune de mes questions pour me sécuriser, tout ce à quoi cela me servira est d’être satisfait que toutes les cases soient cochées puis je me jetterai dans la gueule du loup avec tout l’entrain du monde. C’est vraiment contrariant car cela m'est arrivé une fois, deux fois, trois fois, dix fois, cinquante fois, et je ne comprenais pas. Les situations étaient différentes bien sûr mais le problème de fond était toujours le même. Une perpétuelle boucle de perplexité, de stupidité et de culpabilité. Et systématiquement une fureur incroyable contre moi-même. Je ne compte pas le nombre de fois où j'étais juste excédé par moi-même, fatigué de refaire encore et encore les mêmes misérables et grotesques erreurs, de constater que je n'apprends rien. C'est juste infernal. Et doublement infernal lorsque cela vous conduit à devoir endurer des actes sexuels que vous n'aviez pas anticipés et pas désirés.
J'aimerais cependant quand même préciser que dans mon “malheur”, je considère avoir eu beaucoup de chance au final. Tout n'est pas à jeter. J’ai une telle dissociation mentale avec le sexe, je pense que cela m’a probablement énormément protégé tout au long de ma vie. Cela m’a aidé à travers des expériences très désagréables, certaines qui auraient été sans doute très traumatisantes pour d’autres personnes, mais qui d’une certaine manière ont glissé sur moi sans grand heurt parce que j’ai un rapport tellement déconnecté à mon corps et une perception tellement différent sur les choses, j’ai la sensation d’avoir été préservé. Quand je lis le récit d’autres personnes qui ont vécu des choses similaires et qui sont profondément abîmées d’une façon à laquelle je ne peux pas m'identifier, je réalise vraiment à quel point j’ai de la chance parce que ces événements n’ont pas été des freins dans ma vie. Mon corps ne représente absolument rien pour moi, l’adage “un trou est un trou” ne saurait pas mieux décrire l’opinion que j’en ai. Je suis très indifférent de ces hommes qui sont passés sur moi à différents âges de ma vie. C’était honnêtement juste un mauvais moment à passer, dont je me suis toujours imputé de toute façon une large responsabilité, et puis je rentrais chez moi, je me faisais un lavement, je prenais une douche et je me mettais sur un jeu vidéo. Ces situations non-désirées étaient clairement des échecs à mes yeux, mais pas des traumatismes, et si je me mettais à pleurer parfois, c'était dans presque tous les cas contre moi plutôt que contre les personnes qui m'avaient fait passer ces moments. J’étais toujours agacé de m’exposer à ces situations mais je ne m’en suis jamais considéré victime, je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir été violé lors de rapports non-consentis parce que je n'ai jamais rien refusé. Il y a sans aucun doute eu des hommes qui en ont profité plus que d’autres et qui étaient capable de très bien identifier mon incapacité à dire non à quoi que ce soit, mais l’écrasante majorité de ces hommes ne cherchaient qu’à satisfaire leurs besoins sexuels, il n’y avait pas de malveillance. Il n'y a vraiment pas grand chose que je puisse faire, je ne peux pas changer la façon dont les gens se comportent sur ces sujets, ni ma façon de me comporter moi, donc je rapporte mon ressenti sans vraiment avoir grand chose à apporter de constructif. J'aurais rêvé qu'une loi exige l'utilisation d'une application pour déclarer officiellement un intérêt sexuel et demander le consentement de son interlocuteur pour un rapport sexuel. Si un tel usage existait dans les mœurs, cela m'aurait épargné un nombre inimaginable de relations sexuelles et de situations pénibles. Mais je sais bien que je divague et que ce monde-là n'existera jamais, mais il correspond à ce qui serait le plus adapté pour me protéger de ces situations. J'en reviens toujours au fait que c'est moi qui suis inadapté.
Je terminerai sur deux points plus légers à documenter. Le premier est que mes amis rigolent souvent du fait que j’ai une attraction “psychiatrique” pour les “vieux gros”, ce qui m’a toujours semblé être une analyse pertinente et qui me faisait rire aussi. Je me demande l’influence que Jean-François a eu par rapport à cette attraction, c’est une réponse que je n’aurais jamais, mais je trouve intéressant de souligner que je n’ai quasiment jamais eu d'attirance pour quoi que ce soit d'autres que des mecs âgées, en surpoids et barbus en effet. Après, tous les goûts sont dans la nature et c’est très bien comme ça.
Le dernier point est le fait que j’ai toujours voulu donner l’impression à mes amis d’avoir une sexualité normale. Lorsque j’étais adolescent, je disais que j’étais puceau et c’était quelque chose de très plaisant pour moi parce que j’adorais glousser, ricaner, minauder autour de ce sujet, de raconter à mes amis combien perdre ma virginité allait être un moment “important" et “spécial” pour moi. J’aimais vraiment beaucoup ces discussions avec mes autres amis adolescents en ligne, c’était de très beaux moments de complicité, et je pense que c’était l’un de mes meilleurs mensonges parce que cela m’a permis de partager d’une certaine manière une “expérience” très typique d’adolescent, et que cela était très bon pour ma santé mentale. J’ai eu “officiellement” un dépucelage avec un autre adolescent (c’était terriblement médiocre, mais c’était génial de pouvoir raconter cela à mes amis par la suite), il y avait une forme de rite que j’avais accompli, normal cette fois-ci. C’était vraiment chouette.
Premier petit-ami
Vers mes 17 ans, j'ai eu la chance de rencontrer un garçon formidable appelé Nicolas. C'était vraiment une belle personne et il m'aidait beaucoup par rapport à ma situation très précaire. Après quelques mois ensemble, il me proposa d'aller vivre en Bourgogne avec lui car il devait y déménager pour le travail. J'étais très flatté, et nous vivions déjà quasiment ensemble dans une chambre chez ses parents qui étaient des personnes incroyablement généreuses et bienveillantes. C'était une très belle période de ma vie. Un moment de calme dans la tempête. J'avais en quelque sorte trouvé une famille prête à m'accueillir tandis que la mienne n'avait pas pu le faire.
Petite anecdote "amusante" dans la maison des parents de Nicolas, j'avais eu l'idée - audacieuse - de cuisiner des frites tandis qu'il était sous la douche. Lorsque l'huile était brûlante, sans lire la notice, j'avais simplement sorti les frites congelées du sac et je les avais jetées dans la casserole. De toute évidence, l'huile a explosé, la déflagration était impressionnante et j'ai échappé vraiment de peu à de graves brûlures. L'huile avait explosé tellement haut qu'elles s'étaient étalées jusque sur le plafond. Des petites flaques d'huile continuaient de brûler, au sol, sur des morceaux de bois de la cuisine et des recoins du mur. J'avais eu la réaction la plus absurde du monde, j'étais sorti calmement de la cuisine, j'avais traversé le salon en marchant, puis le couloir, puis à portée de la douche, j'avais dit à Nicolas que la cuisine était en feu. Il avait rigolé et je me tenais en travers de la porte en l'attendant, je ne savais pas quoi faire, et j'avais répété une nouvelle fois que la cuisine était en feu. Il m'avait demandé si je rigolais, je lui avais répondu que non, et il avait traversé la maison à toute vitesse pour constater les dégâts. Quand il était arrivé, il restait des flammes et il avait réussi à tout éteindre. Il s'était montré incroyablement patient et compréhensif avec moi, et nous avions nettoyé au maximum la cuisine, il me montrait même certains recoins inattendus qui avaient brûlé. Nous pensions avoir tout bien nettoyé mais sa mère avait instantanément réalisé qu'il y avait eu un souci dans la cuisine dès son arrivée, mais elle s'était montrée aussi très compréhensive avec moi. Il n'y avait que des dégâts superficiels au final mais un incendie sérieux aurait pu se déclarer si j'avais été seul dans la maison, parce que c'était Nicolas qui avait eu les bons réflexes. J'ai vraiment eu une réaction très inadaptée par rapport au danger réel et à l'urgence. J'y repense avec le sourire mais c'était vraiment un accident qui aurait pu prendre des proportions gravissimes, et qui était en plus évitable. Malheureusement j'ai remis le feu à une autre cuisine quelques années plus tard, qui a failli beaucoup plus mal finir, mais j'ai eu, comme cette fois-là, une chance inouïe.
Ma relation avec Nicolas n'a duré que quelques mois mais j'étais follement amoureux de lui, tandis que de son côté, je ne crois pas qu'il ait véritablement désiré que je l'accompagne, mais c'est quelqu'un qui avait vraiment la main sur le cœur et qui voulait m'aider du mieux qu'il pouvait à me sortir de mon extrême précarité, c'était vraiment noble et touchant de sa part. Je vivais exactement de la même manière qu'il m'avait rencontré, dans ma bulle, constamment dans ma routine millimétrée, mes jeux vidéo, mes séries. Je n'avais aucun ami réel et je m'en portais très bien. Je pense qu'il était incroyablement malheureux de notre relation et moi paradoxalement j'en étais incroyablement heureux. Je n'étais pas du tout à l'écoute de ses besoins, j'étais encore très immature, et je profitais de chaque seconde de l'instant présent parce que je n'avais pas de réelles visibilités sur l'avenir. Sur la fin de notre relation, je l'avais trompé plusieurs fois et c'était très déshonorant et irrespectueux vis-à-vis de lui, j'ai longtemps regretté de lui avoir fait cela, pas pour une question morale parce qu'en devenant adulte, j'ai compris que je n'étais pas quelqu'un attaché à l'exclusivité sexuelle dans le couple, mais c'était surtout parce que je le savais attaché à ces valeurs-là. En dépit de la morale ou de ses valeurs, j'avais aussi pris des risques inconsidérés avec un inconnu, à une époque où je ne prenais aucune prophylaxie, et je lui ai transmis une gonorrhée, maladie sexuellement transmissible. Cela aurait pu avoir des conséquences bien pires pour lui si cela avait été le VIH, et même si j'étais mineur, je n'avais aucune excuse d'exposer une personne aussi bienveillante à un risque pareil. Même si ça n'a pas eu de conséquences au final, je ne me le suis jamais pardonné. Il m'avait bien évidemment quitté suite à cela et s'était mis à me montrer une facette cruelle, mais je ne méritais rien d'autre pour être honnête, je récoltais ce que j'avais semé. Il m'avait laissé quelques semaines pour m'en aller, cela m'avait paru à la fois interminable et très rapide. Il était tombé amoureux d'un autre garçon et cela me perturbait beaucoup, je n'étais plus du tout moi-même de toute façon durant cette période, je n'arrivais pas à consolider mon mental pour faire face à la situation, j'étais irrationnel, stupide, délirant dans mes propos ou dans mes projets, en perte totale de contact avec la réalité. Je ne sais plus pour quelle raison nous nous étions disputés, ou si c'était une dispute d'ailleurs, mais quelques jours avant que je ne parte, il m'avait dit "Qui pourrait aimer quelqu'un comme toi de toute façon". Et encore une fois, soyons honnête, c'était presque une méchanceté gentille face à mon infidélité et à ce à quoi je l'avais potentiellement exposé. Mais cette phrase a vraiment percé mon être, je contemplais l'abîme qu'il y avait en moi, cela m'a vraiment mis dans une introspection très profonde. Et je ne sais pas bien comment formuler cela... Disons qu'il y a de bonnes introspections et qu'il y en a des mauvaises. Et cette introspection-là m'a sans doute fait perdre des années précieuses de ma vie. Parce que je suis arrivé à une mauvaise conclusion. Ce n'était pas de la faute de Nicolas, son commentaire était légitime. Mais cela m'a convaincu que je devais changer, que je devais incarner quelqu'un d'autre que moi. C'est déjà ce qu'on demandait de moi depuis longtemps mais cette fois-ci, c'était flagrant. J'ai regardé ma vie, j'ai regardé pourquoi je me retrouvais systématiquement seul, loin de ma grand-mère, loin de ma mère, loin de mon père, loin de mes tantes, loin de mes frères, soudainement loin de l'homme que j'aimais ce moment-là (et que j'avais traité avec si peu de respect au final). Je n'étais pas la victime d'un grand complot cosmique, j'étais juste ma propre victime. Je constatais que ce schéma se répétait tout le temps et je ne pouvais plus mettre la faute sur les autres. J'ai vécu tous ces événements comme des abandons, j'ai tenu ce discours longtemps, il m'a fallu des années pour m'émanciper de cette vision biaisée d'enfant blessé, c'est seulement une fois adulte que j'ai pu voir les choses pour ce qu'elles étaient. Mais à cet âge-là, je n'étais pas adulte. Je savais que j'avais un problème mais je n'étais pas capable de mettre le doigt dessus. Et avant que Nicolas me dise cela, je considérais que la majorité des choses qui m'étaient arrivées, les drames, les échecs, les abandons, venaient de l'extérieur, avaient des motifs qui pour la plupart m'étaient obscurs et incompréhensibles. Je voyais bien qu'il y avait une hostilité envers moi, peut-être une méchanceté même, j'avais une vision très victimisée de ma vie à cet âge-là, j'étais encore un enfant. Mais quand il m'a dit ça, j'ai vraiment eu la réalisation profonde que les gens n'étaient hostiles à mon être qu'à cause de ce que je suis, ce que je dis, ce que je fais, et que j'étais le seul à m'incarner moi-même. Je ne pouvais pas me cacher derrière moi-même, j'étais seul dans ce rôle, je n'avais pas d'excuse et personne n'en trouverait pour moi. Le problème, c'était moi. Et pour le résoudre, j'ai entrepris le projet le plus stupide de ma vie : celui de devenir quelqu'un d'autre complètement. D'être tout sauf moi. Le début d'une longue et gigantesque catastrophe.
Arrivé à Paris et début de mon alcoolisme
Je suis arrivé d'une drôle de façon à Paris. C'est un plan cul de Nice qui a fait le trajet jusqu'en Bourgogne pour ensuite m'emmener jusqu'à Paris. Je n'avais nulle part où aller et c'est l'une de mes tantes laotiennes y habitant qui accepta de m'héberger en urgence, alors même qu'elle vivait dans un 11m² rue Daguerre au-dessus d'une poissonnerie. J'imagine à quel point cela a dû être compliqué pour elle de se retrouver à cohabiter avec l'enfant de sa sœur, un mineur complètement désœuvré et immature. J'étais devenu très bon à cet âge-là pour masquer mes comportements autistiques évidents mais j'avais toujours d'énormes lacunes sociales qui restaient très visibles. La situation était franchement injuste pour ma tante et je n'ai vraiment apprécié son geste que des années après, quand j'ai pu refléter mon comportement et mes difficultés de l'époque. Il y avait une dynamique assez particulière dans notre relation car nous n'avons qu'une douzaine d'années d'écart, j'étais un adolescent et elle était une jeune femme active, une vraie parisienne. Elle essayait de me motiver à trouver des dispositifs d'urgence, des moyens de m'insérer professionnellement et socialement, à la fois pour m'aider mais aussi pour libérer son espace de vie et retrouver son indépendance. Elle avait beau me marteler ce que je devais faire, chercher des solutions pour moi, j'étais totalement incapable d'être réceptif. Tout mon environnement avait changé à nouveau et je n'étais pas en capacité de prendre le pas. J'étais très confus, en grande souffrance mais comme à mon habitude, je restais très souriant, ce qui devait encore une fois me donner un air désinvolte et insolent, alors que j'étais sur une pente raide, elle s'agaçait souvent de mes réactions, et je la comprends parfaitement.
En parallèle de la partie professionnelle, ma tante m'insérait autant que possible socialement. C'était probablement la partie la plus agréable pour nous deux car cela nous permettait de souffler dans un cadre festif. Nous sortions constamment en boite de nuit et avons vraiment vécu toutes sortes de péripéties que nous nous amusons souvent à nous remémorer. C'était très fun et très alcoolisé, ma tante pouvait souffler de ses journées de travail titanesques et je pouvais boire allègrement. Je me faisais d'ailleurs offrir de l'alcool en quantité astronomique, ce qui arrangeait bien ma tante et moi, nous ne dépensions généralement que l'entrée puis nous nous faisions arroser toute la soirée. C'était agréable, autant qu'on peut se l'imaginer d'une vie festive parisienne. Nous allions à des before, des soirées, des afters, nous rencontrions toutes sortes de personnes, vivions toutes sortes d'aventures et d'amitiés aussi intenses qu'éphémères, nous riions, philosophions parfois, et buvions beaucoup. On me proposait souvent de la drogue mais j'étais totalement révulsé à l'idée d'en prendre, ce n'était même pas une considération possible pour moi à cette époque, et heureusement car les substances illicites sont devenues un problème sérieux pour moi des années plus tard, et je ne pense pas que j'y aurais survécu à cet âge-là. Ma tante avait une bonne influence aussi pour ces choses-là car elle a toujours été contre les drogues, d'autant qu'elle ne supportait déjà pas quand j'étais trop alcoolisé.
Cette période s'est déroulée sur un laps de temps assez court mais c'était dense. Et l'alcool me permettait de tolérer ma situation autant que toutes ces situations sociales insipides, qui me demandaient une certaine ingénierie sociale, qui était assez facile dans le monde de la nuit tant les interactions sont superficielles et mécaniques, mais que j'appréciais malgré tout, car même si tout était simple et tout était faux, c'étaient des interactions que je réussissais avec brio. Cependant l'alcool prenait une place de plus en plus importante dans ma vie, et je commençais à sortir et boire sans ma tante, je rentrais complètement bourré à n'importe quelle heure et je me jetais dans le canapé-lit que nous partagions dans son minuscule appartement, la réveillant forcément, même durant la semaine alors qu'elle travaillait. Je vomissais souvent, j'avais vomi sur son mur, vomi sur le sol, vomi sur le canapé, vomi sur la housse, vomi DANS la housse, vomi dans les toilettes, vomi à côté des toilettes. Je n'étais pas du tout respectueux de l'hospitalité qu'elle m'offrait et j'avais plus qu'excédé sa patience à ce stade. Quelques jours après avoir eu mes 18 ans, elle m'avait demandé de partir, ce que je comprends parfaitement aujourd'hui mais que je comprenais assez mal à l'époque. Certes je venais de devenir majeur mais je ne voyais pas la différence avec le fait d'être un mineur, je n'ai pas ressenti ni compris que j'étais devenu un adulte, et je n'avais pas eu l'opportunité les années précédentes de vraiment grandir sur ces aspects. L'autonomie a toujours été une difficulté majeure dans ma vie et le fait de devenir majeur n'a rien résolu, si ce n'est ajouter des pressions supplémentaires car je n'avais plus de filet et plus personne pour m'aider. Me mettre dehors n'a pas dû être une décision facile pour ma tante mais je sais que c'était la bonne décision, j'étais ingérable et elle n'avait pas à subir mon énième catapultage dans la vie des gens. Elle a vraiment fait beaucoup d'efforts pour m'aider mais elle était limitée dans ce qu'elle pouvait faire et j'avais largement abusé de son hospitalité.
Début de l'âge adulte
Survivre, mentir, se prostituer
L'ancien compagnon de ma tante avait eu la gentillesse de me dépanner quelques jours mais je n'avais plus aucun endroit où aller, j'étais acculé, alors nécessité faisant loi, malgré mon état, j'avais réussi à trouver en moi l'énergie de me remonter les manches pour trouver des solutions. Je commençais à utiliser des sites de rencontre gay pour proposer des plans culs en échange d'un bref hébergement, cela fonctionnait très bien, cela m'offrait parfois quelques jours, dans certains rares cas même une semaine ou deux. Il y avait parfois de vrais bons samaritains, même si je devais donner de ma personne, il y avait des hommes sincèrement inquiets par rapport à ma situation. Parfois au moment de partir, ils me glissaient un petit billet ou ils me disaient que je pouvais revenir dormir une ou deux nuits dans quelques semaines si je ne trouvais rien, certains essayaient de m'aider dans mes démarches mais c'était impossible pour les organismes de me suivre sans adresse postale et moi-même je n'étais pas encore capable d'assurer la continuité de mes démarches. C'était très erratique et j'étais tellement obnubilé de trouver le prochain endroit où je pourrais dormir que je n'avais plus la moindre énergie pour autre chose. J'étais d'ailleurs dans un état exécrable physiquement et psychologiquement, j'étais perpétuellement en représentation pour que les personnes qui m'offraient l'hospitalité ne prennent pas peur avec moi et ne me mettent pas dehors si elles voyaient des signes "d'anormalité" chez moi, et je devais mentir constamment pour augmenter mes chances d'être hébergé. "Mon copain m'a largué et m'a mis dehors, peux-tu m'héberger deux jours juste le temps que je m'organise ?", "Mon père a appris mon homosexualité et m'a mis dehors", etc. Mon histoire était beaucoup trop longue, c'était impossible de tout récapituler auprès de chaque homme qui voulait une relation sexuelle avec moi, et c'était de toute façon trop pénible d'aborder mon histoire, je donnais des mensonges simples et compréhensifs, et je recevais généralement de l'aide. Les mensonges étaient inoffensifs et n'impliquaient personne, mais ils étaient efficaces pour m'aider dans la situation critique dans laquelle j'étais. Je suis un piètre menteur et toujours facilement pris la main dans le sac, au point que ça en est grotesque, mais je pense que la plupart de ces hommes n'avaient pas envie de poser plus de questions même s'ils savaient que je mentais, ils voyaient juste que j'étais à la rue et avait décidé de m'aider, contre du sexe bien sûr, en dépit de leurs doutes. Je pouvais me retrouver dans des situations très conflictuelles avec certaines d'entre eux parce que j'essayais constamment de repousser mes dates de départ, j'ai énormément de remords mais pas vraiment de regrets de ma malhonnêteté et des mensonges que j'ai vomi pendant cette période. La misère et le désespoir m'ont tellement avili et m'ont poussé à de telles extrémités pour survivre. J'ai tellement honte de ce qu'il m'a fallu dire ou faire pour survivre, c'était juste délirant. Je ne vais pas énumérer tout ce que j'ai pu raconter ou faire pour gagner la pitié des hommes qui acceptaient de m'héberger, ne serait-ce que pour gagner un jour, mais c'était profondément humiliant. Les mensonges me permettaient aussi de sauver la face vis-à-vis de mes amis d'internet ou de mon association de jeux vidéo. C'étaient probablement les dernières personnes avec lesquelles j'aurais eu besoin de mentir mais j'avais vraiment honte de moi et je préférais leur dire que j'avais un super appartement et un travail qui me plaisaient. Nous nous voyions même parfois en ville et j'étais toujours pimpant, voire pompeux, souriant à mon habitude, sans doute à trop essayer de socialiser au point d'être agaçant, mais personne ne pouvait se douter dans quelle misère je me trouvais.
Forcément si j'étais capable de m'offrir sexuellement pour obtenir un hébergement, j'étais prêt à faire de même pour obtenir un peu d'argent. J'avais la sensation de ne pas avoir d'autres choix alors qu'en toute honnêteté, ma famille ne m'aurait jamais laissé me prostituer, peu importe les fois où j'avais été rejeté ou les fois où l'on m'avait demandé de partir, je ne crois pas qu'un seul membre de ma famille m'aurait refusé quelques nuits, je me suis mis tout seul dans cette situation, je n'ai aucun reproche à leur faire sur mon parcours de vie. C'est dur à croire mais je préférais me prostituer que de me retrouver une énième fois dans un endroit où je n'étais pas le bienvenu et où je causerais de la pénibilité pour les autres, et de la détresse pour moi. C'était préférable autant pour moi que pour mes proches, que j'aime sincèrement et qui m'aiment, cela n'a jamais été la question. Au moins je savais à quoi m'en tenir dans cette situation et le risque me semblait en valoir la peine, même si certaines situations ont été très difficiles, cela n'a été que de rares occasions, donc je n'ai pas eu à me plaindre au global, je m'en suis sorti la tête haute et indemne, ce qui n'est pas le cas de tous les jeunes qui se retrouvent dans la même situation. J'ai eu de la chance. J'ai beau avoir eu des difficultés et des drames dans ma vie, je crois sincèrement que j'ai eu énormément de chances, dans énormément de situations, des situations parfois vraiment très dangereuses. Je ne suis vraiment pas du genre à me plaindre de mon sort au fond de moi parce que je sais à quel point je suis chanceux, et habile aussi, pour sortir relativement indemne de situations critiques. Même si je faisais mon possible pour être aussi précautionneux que possible et que j'évaluais la dangerosité des hommes avec une absurde confiance en moi, par leur faciès et en analysant quelques unes de leurs phrases. J'ai toujours eu conscience d'avoir une bonne étoile, particulièrement à cette période parce que je m'exposais à une grande quantité d'inconnus et que je m'alcoolisais beaucoup pour rendre ma vie supportable. Ce n'était pas un travail, c'était occasionnel quand je n'avais pas d'autres choix, et malgré tous mes efforts, je n'arrivais pas systématiquement à me mettre à l'abri. Ce n'était pas aussi simple que je l'imaginais.
J'étais dans un cycle extrêmement précaire dans lequel je ne savais pas comment sortir, je n'avais aucune aide, aide que j'aurais probablement reçue si j'avais fait correctement les démarches à cette époque, que j'avais pourtant entrepris avec divers assistants sociaux mais jamais suivi correctement. C'était entièrement de ma faute, je n'arrivais pas à gérer tout en même temps. C'est grâce à l'aide de Ferdinand que j'avais pu sérieusement sortir de ce cercle infernal. Fred était un entrepreneur ayant fondé une énorme société de production et de distribution d'animation, et immédiatement après m'avoir rencontré, il m'avait loué un petit appartement temporaire de 15m² pour une durée d'un mois, le temps que j'avance dans mes démarches et que je cherche du travail. Il n'y avait aucune transaction sexuelle, ce qui m'avait vraiment bouleversé à l'époque, positivement, et même s'il ne pouvait pas être présent car il était toujours en déplacement à l'étranger ou accaparé par son travail, il m'encourageait dès qu'il le pouvait. J'ai vraiment eu une chance inespérée de croiser son chemin. Encore une fois, je n'ai pas été en mesure de remplir ma partie du contrat, du moins au démarrage. Je venais de vivre des mois épouvantables et me retrouver seul dans un espace clos m'a immédiatement permis de, premièrement m'effondrer, pour ensuite me reconstruire. Les 15 premiers jours, je n'ai rien fait d'autres que de m'isoler et de recréer enfin des routines stables, même si malheureusement j'avais aussi invité l'alcool depuis un bon moment maintenant dans mon quotidien et j'étais incapable de passer une seule journée sans. Après avoir un peu repris ma respiration, je pouvais sérieusement consacrer mon temps à trouver du travail et avancer dans mes démarches (qui restaient bancales par rapport à mes capacités). À la fin du mois, Ferdinand avait constaté que malgré mes efforts, je n'avais pas encore eu de pistes sérieuses. Il avait eu l'immense générosité de me louer un nouvel appartement pendant quelques semaines supplémentaires, en plus de me trouver une mission en tant que créateur de jeux, ce qui était inespéré. J'aurais toujours une infinie gratitude à son égard. La mission s'était très bien passée, surtout la première partie. Ils m'avaient demandé de leur faire une petite étude de marché sur les jeux occasionnels grand public ainsi que quelques concepts de jeux. J'étais revenu quelques jours plus tard avec un dossier de plus de 100 pages, ainsi qu'une dizaine de concepts de jeux, chacun étayé de plusieurs pages d'illustrations et d'explications (20). Ils étaient vraiment impressionnés par le travail rendu, et même si je doute de la qualité des concepts pour le simple adolescent que j'étais, je m'étais vraiment investi dans ma mission. Malheureusement j'avais rendu quelque chose de beaucoup moins inspiré pour la seconde partie et j'avais senti qu'il y avait eu de la déception de la part de mes employeurs, surtout en comparaison de ce que je leur avais donné auparavant. J'avais bu énormément les jours précédents et je ne m'étais vraiment pas investi correctement pour cette partie, c'était totalement de ma faute. Même lors du rendez-vous, j'avais l'air si malade qu'ils m'avaient demandé si j'allais bien, j'étais pétri de honte et clairement pas à la hauteur de cette entrevue professionnelle. Cependant même si mon travail était inégal, ils m'avaient très bien traité et avaient considéré que j'avais mené à bien cette mission, j'avais été rémunéré en conséquence. Le montant n'était pas mirobolant mais c'était énorme pour une personne qui n'avait rien du tout, et cela m'a énormément aidé les mois qui ont suivi. Il avait toujours été convenu que la mission soit unique, même si j'espérais forcément faire mes preuves et peut-être décrocher un autre contrat, et il n'y eut donc pas de projets supplémentaires avec eux. Je quittais l'appartement à la date prévue avec Ferdinand, il avait été incroyable avec moi et j'avais eu la décence de ne pas lui supplier le moindre jour supplémentaire, malgré ma terreur de me retrouver dehors à nouveau. Il n'aurait pas mérité ça, même si j'étais terrifié de n'avoir nulle part où aller encore une fois. Je lui avais assuré que j'avais trouvé quelque chose, tout comme à ma tante parisienne d'ailleurs qui prenait de mes nouvelles de temps en temps, je disais toujours que j'avais tout sous contrôle pour n'inquiéter personne.
Un gentil banquier m'a hébergé quelque temps chez lui, puis j'ai réussi à partager une chambre minuscule de 9m² avec deux vieilles dames dans le quartier chinois. C'était incroyablement précaire mais malgré la promiscuité et vétusté des lieux, je m'y sentais vraiment bien. Les deux femmes étaient très âgées, ne parlaient pas un mot de français et me faisaient de la peine parce que j'aurais vraiment aimé les voir vivre dans de meilleures conditions, mais je crois que je leur faisais de la peine aussi parce qu'elles devaient bien se demander ce que faisait un garçon aussi jeune que moi avec elles, placé là par notre marchand de sommeil qui m'a malgré tout permis de me loger à un coût gérable pour moi et de retomber sur mes pieds. Elles me gardaient toujours une portion de riz de côté et je leur faisais quelques courses aussi, ce qui amenaient parfois à des situations amusantes car elles regardaient certains aliments que je rapportais avec de gros yeux ronds, elles n'avaient clairement pas l'habitude de l'alimentation française. Nous avions une relation très douce, très respectueuse, cela m'a beaucoup plu, c'était simple. La barrière de la langue avait l'air inexistante. J'arrivais parfois à trouver un petit boulot ou faire une petite mission dans mon domaine, c'était souvent du travail ingrat et peu intéressant, mais j'acceptais absolument tout, ce qui m'a fait valoir de me faire arnaquer par quelques personnes durant cette période, notamment deux personnes qui m'ont fait faire des applications et des sites internet sans jamais me rémunérer. Rien d'étonnant pour un jeune inexpérimenté mais c'était très pesant de traverser cela car c'était aggravé par ma situation précaire, tout ce temps et ces efforts perdus ne me seraient jamais rémunérés ni rendus. Même si je commençais à accumuler de l'expérience professionnelle, j'avais toujours les mêmes incapacités dans mes interactions sociales et je pouvais avoir des conflits très sévères avec les personnes qui m'employaient, je ne comprenais pas l'origine de ces disputes ni comment les résoudre, c'était très perturbant. Je donnais toujours mon avis et j'argumentais de façon très exhaustive, parfois avec une infinité d'arguments, quel que soit mon interlocuteur, même si c'était mon supérieur ou même mon employeur. J'avais une compréhension de ce qu'était la hiérarchie, je n'étais pas idiot, mais j'étais incapable de l'appliquer et je ne comprenais pas l'intérêt de me recruter si c'était pour que je reste silencieux. Je manquais d'expériences et de maturité, mais surtout je manquais d'un accompagnement étroit vis-à-vis de mon autisme pour m'apprendre les spécificités du cadre professionnel et pour créer des aménagements adaptés pour moi. Déjà que j'avais un décalage abyssal dans les relations personnelles, autant dire que je n'avais quasiment aucune chance de m'adapter dans la sphère professionnelle. Le monde amical et le monde professionnel n'ont strictement rien à voir et personne ne me l'avait expliqué.
À cause de mon handicap et de mon incapacité à m'adapter ou comprendre cet environnement, je me suis clairement porté énormément de préjudices à moi-même, sans que ce soit la faute de mes employeurs. Un ami m'avait trouvé un travail dans une société informatique et avait été choqué que je démissionne après avoir refusé d'exécuter un ordre de mon patron si ce dernier ne l'exprimait pas sans crier, car c'était une personne très colérique et tout le monde acceptait de se faire crier dessus, ce qui était en dehors de mes capacités. J'étais dans une précarité extrême, j'avais besoin de ce travail plus que tout au monde et j'aurais sincèrement voulu être capable de gérer ce type d'interactions mais c'était hors de ma portée. Mon ami m'a même supplié de rester car cela le mettait dans une position très inconfortable, et je voulais vraiment rester, mais je suis incapable de communiquer avec des personnes qui me crient dessus, cela me rend totalement inapte physiquement et mentalement. Je suis passé pour un garçon capricieux qui ne voulait pas faire d'efforts, pour mes proches aussi qui n'ont pas compris ma démission, alors même que j'étais le seul à pâtir de ma décision. Si je l'ai prise, c'est que je n'avais pas d'autres choix, mais cela n'a pas été perçu comme cela. C'est l'un des préjudices les plus pesants de l'autisme à mes yeux, l'écrasante majorité des gens ne comprennent jamais vos "choix" ou ne considèrent pas que vous souffrez réellement de choses qui ne représentent rien de bien pénibles pour eux. C'est juste deux mondes tellement différents, et c'est frustrant de ne serait-ce que tenter d'expliquer vos prises de décisions car la plupart de vos interlocuteurs vont généralement immédiatement saper votre handicap en comparant la situation à ce qu'ils auraient fait eux-mêmes, en vous disant combien c'est "simple en réalité", qu'il suffisait de faire ceci ou de faire cela pour que tout soit réglé. Cependant, je ne dis pas que la réaction de mes amis n'était pas sensée, j'étais parfaitement d'accord avec eux que c'était délirant de "choisir" la misère à un travail stable et bien payé, et cela me faisait mal de ne pas être capable de faire comme tout le monde, je me causais du tort à moi-même, ce qui était incompréhensible quand on voyait à quel point je travaillais dur pour me sortir de la misère.
À noter qu'à cette période, sans qu'il y ait eu à mes yeux de déclencheur particulier, j'avais décidé de rester enfermé dans mon appartement (je ne vivais plus avec les deux dames âgées depuis que j'avais trouvé mon nouveau travail). La logistique n'était pas compliquée du tout pour faire venir la nourriture, c'était les poubelles qui l'avaient été au début mais j'avais fini par payer la concierge pour qu'elle me les descende deux fois par semaine (et il avait fallu qu'une voisine aille le lui demander pour moi, cela avait été toute une organisation). Je n'avais plus aucun désir de sortir à l'extérieur et d'interagir avec qui que ce soit, et sans en avoir acter la décision, j'étais resté enfermé durant 117 jours. J'arrivais à mieux gérer mes pensées suicidaires grâce à World of Warcraft en ce temps-là, j'étais dans une guilde et je m'y étais fait un très bon ami avec qui je pouvais parler des heures de mes idées, concepts, envies, sans me museler, c'était très bénéfique pour moi. C'était une période apaisante, les jours ont défilé à toute vitesse, même si j'ai fini par me faire violence pour me réaligner à mes objectifs d'intégration, car je prenais clairement la direction opposée. J'avais quand même bien rechargé mes batteries et j'avais pu, suite à cette cure d'isolement total, beaucoup plus facilement m'investir dans un nouveau travail et avec de nouveaux collègues.
Quelques mois plus tard, je m'étais à nouveau mis dans une situation gravissime, encore une fois. Je ne pouvais plus contrôler mon addiction aux jeux vidéo, qui était généralement réduite à seulement 4 heures au réveil et 4 heures avant de me coucher. Là mon addiction était devenue complètement hors de contrôle au point que je perde mon travail et que je me retrouve à nouveau à la rue, car je n'avais plus aucune économie. C'était vraiment spectaculaire de me retrouver dans une telle situation aussi vite après avoir déployé autant d'efforts pour m'en sortir. Je comprends que cela ait l'air totalement invraisemblable et que cela ressemble à un pur sabotage, et à l'époque j'étais sincèrement hébété de me retrouver dans cette situation parce que je n'avais rien vu venir. J'étais dans un déni total du monde autour de moi et je m'étais laissé dévorer par mes univers virtuels. Aujourd'hui je sais exactement ce qu'il s'était passé, je faisais tout pour surmonter mon handicap pour parvenir à un certain niveau d'autonomie, qui a bien des égards avait beaucoup progressé, mais c'était juste une quantité d'efforts trop phénoménaux sur un laps de temps trop court et je n'ai pas été capable de les soutenir. Je m'étais à nouveau effondré et replié sur moi-même, et ma seule façon de préserver ma santé mentale a été de me réfugier dans les jeux vidéo. Cette protection a saboté toute ma progression au final. C'était fou comme moment mais je n'avais aucun recul de rien à cette époque, j'étais juste en mode survie. J'étais à bout, je pensais que c'était la fin pour moi, je ne me sentais honnêtement pas capable de tout recommencer, j'avais plein d'ambitions et de rêves mais j'étais si merdique, si pathétique, j'étais si jeune et pourtant si faible, je n'en pouvais plus. J'avais galéré des années pour réussir à gagner un semblant d'autonomie et de stabilité, et je me retrouvais à nouveau sans rien du jour au lendemain. C'était plus que désespérant. J'avais toute la bonne volonté du monde mais je n'arrivais pas à surmonter mes handicaps, et je me causais du tort parce que je n'arrivais pas à m'adapter et être autre chose que moi-même. Je me détestais, je me haïssais même. C'était trop de violence, trop de difficultés depuis trop d'années et je n'avais juste plus la force de vivre ou de me battre, me retrouver sans rien après tous ces efforts était insoutenable, il n'y avait aucun doute pour le jeune garçon que j'étais que c'était le clap de fin pour moi, j'avais essayé avec ferveur et échoué lamentablement à trop de reprises, j'allais me suicider. Ce qui serait sans doute arrivé si je n'avais pas reçu l'aide de mes amis à Paris, de vrais amis qui m'ont hébergé sans transaction sexuelle d'aucune sorte. Et aussi difficile à croire que cela puisse l'être, me retrouver à nouveau sans rien n'a pas été un électrochoc suffisant pour me ramener dans la réalité, absolument pas. J'étais toujours dans mes addictions d'alcool et de jeux vidéo à ce moment-là, et je ballottais d'amis en amis comme un fantôme sans quitter mon ordinateur des yeux et sans être capable d'interagir correctement avec eux. J'ai perdu beaucoup de mes amis à cette époque qui n'ont pas compris la façon dont je me comportais mais j'ai indéniablement une immense gratitude à leur égard car ils m'ont sauvé la vie en m'évitant de retourner dans la rue et en m'offrant un répit, même si j'utilisais ce répit uniquement pour retrouver une "respiration" même si c'était à travers des formes d'intoxication, et que je ne consacrais pas une seule seconde pour retomber sur mes pieds. J'avais finalement reçu l'hospitalité d'un ami de beuverie, Bastien, qui est devenu l'un de mes meilleurs amis depuis. Nous avions seulement convenu d'une date de départ et il me laissait vivre dans son salon sans commenter quoi que ce soit de mon comportement autistique. Bastien est une personne très sociable et très apprécié par ses amis, il organisait régulièrement des soirées chez lui et j'appréciais qu'il ne me force jamais à rien. L'inconvénient de ne me forcer à rien, c'est que du coup, je ne faisais vraiment rien. Au-delà du bonjour, je n'interagissais pas avec ses invités, sauf s'ils me posaient des questions directement bien entendu. Je restais cloîtré sur mon ordinateur, même dans le cas où le salon était rempli de ses convives. Bien que je me souvienne très bien de cette période, je n'en suis pas moins resté bouche-bée quand Bastien m'a envoyé une vidéo de l'une de ses soirées. Difficile de faire plus autiste (21). Ce n'est vraiment pas la même chose de se voir d'un point de vue extérieur, et à cette époque, malgré tout ce qu'il se passait, j'étais toujours en total déni de qui j'étais. Je savais que j'avais des difficultés, j'en subissais tous les jours les conséquences, mais je n'avais pas le recul pour comprendre pourquoi, ni à quel point. C'est très déplaisant de voir ces images parce que j'ai une forme de compassion pour qui j'étais et j'aimerais pouvoir remonter le temps pour pouvoir me glisser à l'oreille d'aller trouver de l'aide et un vrai accompagnement, pas juste de l'aide pour manger et me loger, mais une aide pour fondamentalement m'aider à appréhender la vie et à être le plus fonctionnel possible sans tomber dans des phases interminables de crises autistiques et suicidaires, d'isolement, d'addictions, de pertes totales de contrôle sur ma vie.
Cette période chez Bastien m'avait fait beaucoup de bien et m'avait permis de retrouver des forces pour tenter de reprendre ma vie en main. J'avais quitté son logement à la date prévue mais nous sommes restés amis et même si j'avais continué à enchaîner les logements de fortune, j'arrivais à être fonctionnel et j'avais réussi à décrocher des jeux vidéo, tout du moins je ne passais plus que 6 à 8 heures par jour dessus au lieu de 16 à 18h. Je vivotais toujours très difficilement mais je considère que c'était plutôt une bonne période pour moi, j'arrivais à me débrouiller sans avoir à passer par des transactions sexuelles et je développais de plus en plus mes compétences sociales, notamment en lisant des livres comme "Comment se faire des amis" par Dale Carnegie. Ces types de lecture m'ont beaucoup aidé à faire moins de faux-pas dans mes interactions sociales mais je dois avouer que cela n'a fait que renforcer le sentiment d'être un extraterrestre. Je construisais une meilleure base de connaissance sur le comportement à adopter et sur ce que je devais dire, mais cela ne rendait pas du tout la chose plus compréhensible pour moi. Par exemple, il y avait une indication comme quoi s'intéresser sincèrement aux autres permet de se faire plus d'amis en deux mois qu'en deux ans. Le problème c'est que j'ai beaucoup de mal à me connecter avec ce que disent les gens, je trouve les sujets de conversation inintéressants, les mondanités ennuyeuses, les complaintes absurdes, etc... Donc comment puis-je suivre un conseil pareil dans ces conditions ? J'ai bien compris que c'est moi le problème, mais du coup pour me faire des amis, je m'efforçais de suivre des recommandations, certes très pertinentes, mais très très très très difficiles pour une personne comme moi. Et je n'arrivais qu'à les émuler, pas vraiment à les exécuter. La majorité des gens parlaient de choses inintéressantes pour moi et je devais feindre de m'intéresser "sincèrement", alors que j'avais juste envie de m'enfuir. Je me suis employé méthodiquement à décortiquer ce qui permettait d'être apprécié et à assimiler toutes ces recommandations. Malgré l'inconfort extrême, mes efforts ont fini peu à peu à payer et j'étais incroyablement récompensé. En faisant semblant d'être normal, en devenant complètement quelqu'un d'autre, en faisant semblant de m'intéresser à ce qui ne m'intéressait pas, en faisant semblant d'être à l'écoute alors que je n'aurais jamais perdu mon temps normalement sur ce qui m'était dit, en m'obligeant à lancer des conversations sur des sujets ayant l'intérêt de mes interlocuteurs mais surtout en me forçant de me réprimer sur mes sujets de prédilection, en faisant "tout ce qu'il fallait", j'ai réussi à me faire beaucoup d'amis. Et à ce moment-là de ma vie, j'étais honnêtement heureux. C'était vraiment beau de se faire un cercle d'amis que j'arrivais à maintenir à peu près dans le temps pour une fois, et je ne voyais que les bénéfices de mon petit manège et aucun préjudice. J'étais un mensonge ambulant, j'incarnais une personne totalement différente de qui j'étais vraiment mais j'étais enfin aimé et cela m'a rapidement plongé dans un cercle vicieux qui me paraissait parfaitement vertueux à l'époque. J'étais aimé quand je mentais sur moi-même et cela m'encourageait dans cette direction, et j'ai développé un personnage qui était prêt à être n'importe qui, à faire n'importe quoi, à dire n'importe quoi, juste pour avoir la compagnie des autres. Aujourd'hui je vois ça avec beaucoup de tristesse car je ne pense pas que j'aurais pris ce chemin si on m'avait aimé pour ce que j'étais et si on m'avait enseigné un peu d'amour propre, mais je ne regrette pas d'avoir fait ces mauvais choix car ils m'ont offert une période précieuse où je me suis senti aimé et où je me croyais à ma place, même si je ne faisais que mentir pour obtenir cela. Et même si le prix à payer a été phénoménal à la fin.
Même si je devenais meilleur, je dirais même très bon, pour intellectualiser mes rapports avec les autres avec la littérature et toutes les références que j'avais rassemblées, je me confrontais quand même à des situations inédites dans lesquelles je pouvais faire des faux-pas gigantesques qui choquaient mes amis. Deux exemples tout bête : j'étais allé à la Marche des Fiertés avec mon groupe d'amis et nous avions commencé à nous séparer vers la fin du défilé jusqu'à ce que je ne sois plus qu'avec mon ami Charles, avec qui nous avions prévu de rentrer ensemble. Il m'avait demandé de rester l'attendre devant une statue pour qu'il puisse faire un aller-retour rapide pour dire bonjour à d'autres amis à quelques rues de là. Il était quasiment 18h. Je l'avais attendu jusqu'à minuit environ car il était injoignable sur son téléphone. Toute l'expérience avait été abominable et il s'était pétri d'excuses lorsqu'il avait rechargé son téléphone chez lui et réalisé que je l'avais attendu presque jusqu'au dernier métro. Il avait simplement présumé que je serai rentré de moi-même au bout d'une demi-heure. C'est probablement ce qu'une personne normale aurait fait. Je lui en avais beaucoup voulu sur le moment, mais honnêtement, nous en rigolons aujourd'hui, et je trouve que cela illustre tellement bien le genre de situations cocasses dans lesquelles je peux me retrouver parce que je ne suis pas capable de raisonner ou de réagir correctement pour une situation donnée. Le deuxième exemple est simplement quand j'ai dit à mon amie Sarah, enceinte, pourquoi je pensais que son compagnon n'était pas du tout la bonne personne, ni pour elle, ni pour son fils. Ma dissertation argumentée s'est bien entendue très mal terminée, je pensais à tort qu'il était possible de tout se dire entre amis proches mais il y a définitivement des sujets de conversation inabordables et des opinions inavouables, je l'ai appris au prix de nombreuses amitiés, dont cette amie qui était très chère à mes yeux.
Je m'épanche sur quelques interactions ratées mais j'essaie surtout de communiquer le fait que même si c'était la meilleure période socialement pour moi, aucun livre, aucune série, rien n'a jamais suffi à compenser mon décalage. Et toutes les références du monde me permettent seulement d'accumuler une base de connaissance très théorique qui ne signifie en rien que je m'en sortirai dans la pratique. La moindre situation inédite m'expose à des faux-pas et autant dire que la vie en est peuplée, ce qui rend le quotidien très éreintant.
Pour finir ce chapitre sur cette période, ma vie était de mieux en mieux. Mon tissu social me permettait également de mieux rebondir face à mes soucis de logement et m'aidait même à trouver des petits boulots. Je m'étais éloigné petit à petit du domaine des jeux vidéo pour travailler dans celui des sites internet et applications mobiles, puis j'ai fait une rencontre qui a complètement changé ma vie.
L'amour fou
Hisham a été une personne extraordinairement importante pour moi, et dont l’impact et l’influence ont eu autant de conséquences positives que négatives sur ma vie. Nous nous sommes rencontrés sur une application de rencontres et, même si nous avions une quinzaine d'années d'écart, cela ne me dérangeait pas du tout, au contraire, je recherchais le maximum de stabilité possible et c'est ce qu'il m'inspirait. J’avais été très ouvert sur ma situation, à la fois personnelle et professionnelle, et sur le fait que je me démenais pour me sortir de la précarité, et il m’encourageait à poursuivre mes efforts. Il avait l'air sympathique, j'aimais discuter avec lui. Il avait fini par me proposer de le rejoindre un soir dans ses bureaux, parce qu’il travaillait toute la journée et n’avait pas d’autres moments pour me recevoir, afin que je lui montre tout le travail que j’avais réalisé dans le passé et qu’il puisse me donner des conseils. Cela ne s’était franchement pas très bien déroulé, j’avais été incroyablement blessé lorsqu’il m’avait accusé d’avoir volé les travaux que j'avais réalisés pour le studio de jeux vidéo. Mais Hisham a toujours été maître de la novlangue et des désamorçages de situations, il peut dire les choses les plus odieuses en étant le plus aimable et parfois l’inverse aussi. Malgré une très mauvaise première impression de Hisham et d'avoir eu en travers de la gorge son accusation, j'étais convaincu qu’il avait vraiment envie de m’aider et j'ai vite passé outre l'incident. Il m’envoyait des messages tous les jours, frénétiquement, et j’y répondais avec autant de ferveur. Il était farouchement intéressé par qui j’étais et il me faisait beaucoup penser à Jean-François, autant physiquement que dans son attitude, durant la période où il cherchait activement à me séduire tout du moins. Il me disait constamment combien il aimait ma façon unique de voir le monde, il semblait incroyablement respectueux de l’être que j’étais. Personne ne me portait une telle affection et un tel respect, et avec tout le rejet et l'isolement auquel j'étais habitué, cela me faisait beaucoup de bien. Il avait un compagnon depuis 4 ans mais cela n’avait aucune importance pour moi. Je n’avais strictement aucun problème vis-à-vis de son existence ou de la moralité de la situation, c’était une période dorée dans ma vie, très courte mais certainement l’une de mes plus heureuses, parce que je croyais sincèrement tout ce que me disait Hisham : je cite, que j’étais “tout pour lui”, qu’il ne “trouverait jamais quelqu’un de plus fabuleux que moi”, qu’il “comprenait ma façon d’être”, qu’il “me trouvait parfait”. Il faut comprendre aussi que j’ai rencontré Hisham à mon paroxysme du masquage de mon autisme, donc même s’il voyait bien que j’étais très atypique et différent, il voyait surtout l’aspect créatif. Il n'était pas confronté à mes stéréotypies ou troubles comportementaux. De mon côté, je surjouais complètement le personnage d’un jeune adolescent très enthousiaste et très sociable. Je surjouais aussi une hypersexualité et un intérêt pour le sexe qui était vraiment la dernière chose que je voulais pratiquer à cette époque, surtout vu que l'aspect social du sexe pour moi avait laissé place à un aspect financier pour survivre les années précédentes, mais Hisham est quelqu'un de très investi dans sa sexualité et je voulais le combler autant que je le pouvais à ce niveau. Mais cela n’était en aucun cas de la faute de Hisham, j’avais vraiment très envie de lui faire plaisir et je jouais ce rôle à la perfection, honnêtement c’était un rôle facile pour la partie sexuelle, beaucoup plus complexe pour la partie sociale, mais j’avais encore une belle énergie à cette époque, d’autant plus que je croyais vraiment que c’était la bonne chose à faire. J'étais déterminé. Faire semblant me réussissait vraiment, et j’avais l’air d’aller dans la bonne direction avec Hisham. J'étais sur un petit nuage et je pensais qu'il était sincèrement amoureux de moi. Je n’avais absolument pas compris que Hisham séduisait en fait tous les garçons qu’il rencontrait, j'étais beaucoup trop jeune et immature de toute façon pour discerner ce genre de comportement, et même aujourd'hui je ne suis même pas certain que je m'en serais rendu compte. Il me disait combien j’étais incroyable et important pour lui, et je le croyais unilatéralement, mais il avait le même discours avec d’autres jeunes avec qui il voulait entretenir des relations sexuelles.
J’étais totalement dans une bulle avec Hisham, et il faisait et disait tout pour me maintenir dans cette bulle. Il m’envoyait des dizaines de messages par jour, il faisait des aller-retours dans ses journées de travail juste pour venir me faire l’amour, il me prenait dans ses bras et passait des matinées à me dorloter quand son compagnon était parti. Il lisait presque tout ce que j’écrivais sur mon blog, et très ironiquement, il adorait particulièrement l’une de mes nouvelles relatant d’un petit garçon triste assis dans le noir et que le ciel venait consoler avec ses étoiles, il voyait dans ce récit une belle amitié, une belle leçon sur comment "on s'accompagne" dans la vie comme il le dit si souvent, manquant complètement ce que le récit raconte en réalité, celle d'un petit garçon enfermé dans une cave qui s’imagine un ciel étoilé pour “s'évader” de ses violeurs. Le texte est parfaitement évident lorsqu'on le sait, sa lecture si poétique devient alors dramatique, beaucoup de lecteurs s’en apercevaient dès la première lecture, mais Hisham l'aimait tellement et je me sentais sincèrement flatté, je ne voulais pas altérer ses sentiments positifs sur mon texte et en faire une expérience négative. D’ailleurs, petite aparté, la plupart de mes histoires, nouvelles, poèmes, chansons à cette époque relataient de viol d’une façon ou d’une autre, et je m'étais fais une petite réputation avec les années sur mon blog avec des nouvelles très violentes, graphiques, qui incluaient constamment des enfants étant victime d’adultes. J'étais un adolescent et je pense que l'écriture, tout comme la musique, m'ont permis énormément d'exorciser ce que j'avais traversé, alors même que, en toute honnêteté, je n'avais même pas la maturité et les outils pour vraiment comprendre ce qui m'était arrivé et consciemment, je n'y prêtais aucune importance. Pour revenir à Hisham, je pense qu'il me voulait sincèrement du bien mais il n’était pas du tout honnête vis-à-vis de notre relation, il me promettait des choses qu’il ne pouvait pas honorer, probablement en espérant que je passe à autre chose ou que j’aie la maturité de me dire que ce que nous avions était temporaire, mais de mon côté, je prenais vraiment au mot chacune de ses déclarations d’amour. J’étais très littéral, comme toujours.
Pour que je puisse gagner de l'argent tout en continuant de chercher du travail dans mon domaine, il m'avait offert un poste dans un fast-food qu’il avait créé avec son compagnon et que ce dernier tenait. C’était franchement une configuration tordue mais je ne me suis pas laissé désirer, je ne pouvais pas me permettre de refuser cette opportunité, j’avais besoin de payer mon loyer et ma nourriture, et il va sans dire que je préférais y parvenir en faisant des sandwichs plutôt que des fellations. J’ai toujours eu une extrême gratitude envers Hisham de m'avoir donné cette opportunité. Je m’attendais à ce que le travail dans le fast-food soit trop difficile pour moi mais c’était tout le contraire, il y avait énormément de règles et de timing à suivre, et j’excellais parfaitement pour les respecter. Même mes interactions avec les clients se passaient bien, ce qui était une surprise pour moi, je découvrais qu'elles étaient finalement très codifiées et presque toujours les mêmes. Ce n'est pas comme s'il y avait 10 façons différentes de me demander de mettre de la salade dans un sandwich, et cela a beaucoup diminué ma charge mentale. J’étais devenu très à l’aise très rapidement avec ce travail. Mes collègues n’appréciaient pas ma personnalité mais adoraient travailler avec moi parce qu’ils savaient que tous les légumes seraient coupés, toutes les viandes décongelées, les pains dans les fours, les sols nettoyés, les étiquettes de DLC à jour, que le travail avant, pendant, après les clients serait fait. Mes seuls conflits avec mes collègues étaient autour de la fermeture, parce que Hisham m’avait dit être en grosse difficulté financière avec ce fast-food et je faisais tout pour générer le plus de revenus possibles. Je continuais de servir des clients bien au-delà de l'heure de fermeture, rajoutant beaucoup de pressions à mes collègues et leur faisant prendre le risque d'accumuler du retard. Je m’engueulais souvent avec eux car ils avaient peur de rater leurs derniers métros à cause de moi, je dépassais les bornes et faisais clairement de l'excès de zèle pour servir des clients, ce qui n'étaient vraiment plus la priorité de mes collègues. C’était vraiment la seule source de conflit, qui s'était résolu après que le chef d’équipe m’ait pris par les épaules et m’ait dit que contrairement à lui, je n’allais pas rester dans ce fast-food, que cela n’allait pas être le reste de ma vie, et qu’en mettant la barre aussi haute, c’était pourrir la vie de ceux qui resteraient et qui en subiraient les conséquences. Cela m’avait vraiment scotché parce que je n’y avais pas du tout pensé. Il n'était pas du tout méchant en me disant ça, je dirais même qu'il y avait quelque chose de triste dans sa remarque, mais j'ai pris à cœur sa critique que j'ai jugée constructive. Je ne pensais à personne d’autre que Hisham jusque-là et j’exultais toujours de joie quand je lui donnais les bons résultats de chiffres d’affaires le soir. Mais je n’ai plus jamais excédé les horaires par la suite parce que j’avais enfin compris le reproche qui m’avait été fait par le reste de l’équipe. Je me demandais souvent si Hisham ne m’avait pas placé là aussi pour que j'espionne son compagnon, il me demandait tout le temps si ce dernier était présent dans les bureaux. Mais dans tous les cas, j’étais très heureux de ce travail et je n'avais pas de problèmes moraux à faire ce que Hisham me demandait, je m’exécutais avec plaisir. J'avais vraiment envie de l'aider autant que possible et je le faisais de tout mon être.
J'avais fini par quitter le fast-food lorsque l’un des meilleurs amis de Hisham m’avait proposé de travailler dans l’une de ses boutiques. Son ami est quelqu’un que j’admire énormément, j’ai été très bien traité à ses côtés, et nous avons eu plusieurs occasions de travailler ensemble les années qui ont suivi. Hisham avait fini par officiellement quitter son compagnon et cela faisait déjà plusieurs mois que nous avions notre propre relation, il m’avait présenté à ses amis proches et certains membres de sa famille. C’était très éprouvant de toujours être en représentation sociale, je pense encore une fois qu’il devait être visible que je faisais trop d’efforts dans ce sens, mais globalement cela se passait bien. J’étais, aussi délirant que cela puisse sonner, vraiment persuadé que Hisham et moi allions nous marier. Nous n’en avions absolument pas parlé mais Hisham m’avait demandé une fois si je me voyais vieillir à ses côtés et je lui avais répondu par l’affirmative, et il m’avait répondu que lui aussi, donc j’étais vraiment serein sur notre relation, aveuglément serein. Pourtant, j’imagine que d’un œil extérieur, il y avait des signes qui auraient dû alerter. Hisham avait de grosses altercations avec son ex-compagnon, avec qui il m’avait dit que tout était fini, ce qui était une grosse étape pour nous, mais c'était loin d'être la vérité. Je pense aussi que Hisham n’était pas du tout prêt en réalité à se mettre dans une relation juste après avoir passé des années avec quelqu’un, et qu’il était vraiment coincé avec moi parce que je l'aimais inconditionnellement, mais qu'il essayait encore de joindre ses actes à ses paroles, ce qui devenait de moins en moins évident. Je pense que je suis devenu de plus en plus inconvénient pour lui à mesure qu’il réalisait qu’il n’était pas du tout amoureux de moi, qu’il avait eu ce qui l’intéressait et qu’il voulait passer à autre chose. Et cela me semble tout à fait correct, le seul problème est qu’il n’a pas été capable d’être honnête avec moi là-dessus, et je peux comprendre pourquoi, la peur de se retrouver seul peut-être, la peur de me blesser, ou peut-être était-il incertain de ses sentiments, je ne le saurais jamais. Il commençait à devenir extrêmement instable avec moi, il me disait qu’il m’aimait, puis juste après il me disait qu’il n’était pas la bonne personne pour moi, puis faisait toute sorte d’allers-retours incompréhensibles. C'était une période très stressante et beaucoup trop instable pour moi, cela atteignait déjà un stade dangereux pour mon équilibre et ma santé mentale. Il avait même essayé de me fourguer à l’un de ses amis en me disant que je serais mieux avec lui (ce qui est quand même sidérant quand on y pense), et le pire est que j’avais joué son jeu en espérant le rendre jaloux. Post-it : si votre petit-ami cherche à vous offrir à l'un de ses amis, aucun risque que vous le rendiez jaloux de quelle que façon que ce soit. Cette période était un véritable enfer, je l'aimais unilatéralement et je ne comprenais pas la dichotomie entre ses grandes déclarations d'amour et ses revirements, j’avais des crises de panique incroyablement intenses. Je me disais que tout recommençait, que je n’avais pas été à la hauteur et que j’allais encore être abandonné. C’était vraiment très difficile à vivre parce que je n’avais jamais mis autant d’efforts pour “être parfait” qu'à cette époque-là, c'était le point culminant de ma version du garçon parfait, toujours positif, toujours à bien me comporter, pour tout le monde, et particulièrement pour Hisham. J'étais très confus par ses changements de comportement et je voulais savoir de quoi il en retournait alors je n’avais pas hésité à consulter son téléphone pendant qu’il dormait. La moralité avait peu de place par rapport à ma détresse. Je n’ai jamais été capable de le confronter par rapport à ce que j’ai trouvé dans son téléphone, j'étais complètement anéanti. Nous étions en couple exclusif et il n’avait jamais été question que nous puissions avoir des relations extraconjugales. J’étais très jeune. Je n’ai aucun problème avec la notion de couple libre aujourd’hui, mais je n’étais pas prêt à cela à cette époque, et le problème résidait vraiment dans la confiance complètement brisée. J’étais oblitéré au-delà de ce qui était imaginable. Je n’ai jamais pu réconcilier mon “Hisham” du vrai “Hisham”. J’ai toujours conservé dans mon cerveau la version qu’il m’a présenté, pleine de promesses, de sécurité, de réconfort. Et en fait il était loin d’être cette personne. Mais je dirais qu’il est juste humain, il a ses défauts et ses qualités. On en revient encore à mon incapacité à m’adapter et à ma naïveté. Je n’ai jamais réussi à oublier ses promesses vis-à-vis de moi, et ce n’est pas de sa faute, il n’y a que moi qui me cause ce tort-là. Mais c’est indélébile, je n’y peux rien. J’ai essayé de surmonter cela mais je n’y suis jamais arrivé, même 10 ans plus tard, c'est assez fou. Je suis figé dans le temps. Et à ce moment-là, je ne pouvais pas me prendre la réalité de qui il était vraiment en plein visage, qui il était vraiment était tellement irréconciliable avec la version de lui auquel je croyais et que j'aimais d'un amour sidéral. C’était vraiment une expérience terrifiante et traumatisante de lire ses messages. C’était sordide. Il y avait vraiment beaucoup de garçons. Beaucoup de cul. Des sites de plan express et autres. Des rencontres réelles. J’étais effrayé et paniqué. Je m'étais infligé cela à moi-même, c’est moi qui était allé regarder dans son téléphone pour m’assurer de son amour, et j'étais servi. Je me retrouvais avec beaucoup trop d'informations et de déceptions, la réalité était insoutenable autant que la position dans laquelle je me retrouvais. Je ne voulais certainement pas le confronter parce que cela aurait révélé ma propre trahison, et malgré tout ce que j'avais découvert, je ne voulais pas risquer de le perdre. J’étais à ce point désespéré.
Pendant les semaines qui ont suivi, je continuais de rentrer dans son jeu mais c’était de plus en plus malsain pour moi. Je savais qu’il recherchait du sexe alors je surenchérissais dans l’hypersexualité, j’essayais de produire des contenus pornographiques en photo ou vidéo parce que c’était quelque chose qui lui plaisait énormément, alors que je n’aimais vraiment pas ça, mais je le faisais en y mettant tous mes efforts parce que j’étais prêt à tout pour qu’il reste avec moi. C’était franchement pathétique de ma part. J’allais jusqu’à racoler les jeunes hommes qu’il trouvait beau, et nous en avions ramené plusieurs à la maison, cela lui plaisait beaucoup et il changeait de comportements avec moi, il était plus tendre, clairement encourageant dans cette direction, mais il restait une vraie girouette et d'un jour à l'autre, il pouvait me dire combien je comptais pour lui et l'autre, se montrer glacial. Il y a eu plusieurs semaines où il ne savait pas quoi faire de moi, il avait beaucoup de complications avec son ex-compagnon et je pense que j’étais un paramètre de trop dans sa vie, donc il avait essayé plusieurs fois de me repousser mais j’étais incapable de comprendre ou d’accepter ses rejets. Dans la boutique de son meilleur ami où je travaillais, je m'étais effondré en larmes dans la remise au sous-sol, j'avais été incapable de travailler, les collègues essayaient de me toucher ou de me réconforter mais j'étais dans un état émotionnel vraiment sévère, ils avaient fini par abandonner. Il avait fallu du temps, et de la patience de la part de l'ami de Hisham, pour que je retrouve mes esprits. Je n’arrivais pas du tout à gérer cette pression monumentale et le comportement indécis de Hisham. Il devenait incroyablement indifférent, puis soudainement il venait me prendre dans ses bras et me faisait l’amour, puis il redevenait indifférent, c’était vraiment un comportement d'une grande dangerosité pour moi. Je ne doute pas que ce type de comportement est très commun dans la vie mais il est définitivement toxique pour une personne comme moi qui a une telle difficulté à comprendre des choses simples, alors des choses aussi compliquées, et dont les enjeux sont aussi importants, c'était bien plus que ce que je ne pouvais endurer. Je perdais de plus en plus ma composition, je n’arrivais plus à maintenir mes efforts pour faire semblant, à maintenir ce personnage toujours souriant, toujours enthousiaste pour tout, alors que les choses n’allaient pas bien du tout. Je dévissais sérieusement physiquement et mentalement. Je sais que c’est extrême, mais je n’avais plus confiance en Hisham et j’étais dans une insécurité totale, il m’avait dit très tard dans la nuit être encore au travail, alors j’avais pris un vélo pour le rejoindre dans ses bureaux. Ils étaient fermés. J’étais alors allé le rejoindre chez lui, il y avait un premier accès pour se rendre dans la résidence et deux fenêtres de son appartement étaient visibles dans cette allée, une fois la grille passée. Je m’étais tenu là et je l’avais vu avec son ex-compagnon. Je m’étais enfui, complètement hébété et terrorisé. C’était vraiment des semaines épouvantables parce que je savais ce qu’il faisait mais je n’étais pas capable de le confronter, et certainement pas capable de prendre la décision saine et logique de le quitter. Cela a vraiment abîmé mon âme et fait fondre mon cerveau. J’étais tout seul dans la vie et je croyais vraiment que Hisham était la personne avec qui j’allais vieillir, même malgré toutes ces “contradictions”, je ne les assimilais pas, je croyais dur comme fer aux promesses qu'il m'avait faite, qu’il serait toujours là pour moi, que nous traverserions cette période compliquée quoi qu’il arrive, et ce, malgré tout ce que j'avais vu de mes propres yeux. J’étais pourtant convaincu que nous pourrions affronter toutes les turbulences devant nous, même si les présentes étaient largement trop que ce que je pouvais déjà gérer, c’est certain.
Je savais depuis plusieurs semaines qu'il couchait encore avec son ex, en plus d'autres garçons, mais je m'accrochais en espérant qu'il "redevienne comme avant", en ayant strictement rien compris que j'attendais une illusion et que j'avais le vrai Hisham sous mes yeux. Pour le coup, à ce stade, il n'y a que moi qui suis en faute. J'avais les preuves de ses mensonges, j'avais les preuves de ses tromperies, à un moment, il fallait arrêter les frais. J'étais certes inconditionnellement amoureux mais je ne me pardonne pas d'avoir continué de ramper à ses pieds - et d'avoir continué les dix années qui ont suivi - c'était un énorme gâchis de ma part. Hisham est juste un homme. J'aurais vraiment dû faire preuve d'un meilleur jugement, surtout à partir du moment où je savais ce qu'il faisait. Je ne me le pardonne pas.
Malgré le fait de savoir qu'il me trompait, il ne m’avait jamais traversé l’esprit qu’il puisse prendre des risques et m’exposer à quoi que ce soit. Ce n’était même pas improbable pour moi, c’était inimaginable. Je ne savais pas du tout, et ne suspectait pas, que Hisham puisse me tromper sans utiliser de préservatif. Ce qui en soi était déjà complètement débile de ma part puisque nous n'avions jamais eu de rapports protégés nous-même, alors même qu'il était encore avec son compagnon, ce qui aurait quand même dû me mettre la puce à l'oreille. Je n'étais qu'un hypocrite sur cette question j'imagine, ou je présumais que cela ne pouvait arriver qu'aux autres. Son ex-compagnon m’avait alors accusé de lui avoir transmis le VIH. J’avais fait une crise autistique très sévère en apprenant cela, elle avait été très impressionnante, je m'étais vraiment fait peur ce jour-là. Et quand j’ai repris mes esprits, j’avais foncé retrouver Hisham et je lui avais ordonné de nous emmener sur-le-champ à l’hôpital, ce qu’il avait accepté de faire sans dire un mot. Ce moment était si étrange. Éthéré. Hisham est quelqu’un de très extraverti, bavard, toujours lumineux, qui a toujours le dernier mot, il prend toute la place dans une pièce. Je ne l’ai jamais vu aussi silencieux, petit, rabougri de toute ma vie. J’étais vraiment blessé et furieux contre lui, mais aussi contre moi parce que je savais éperdument ce qu’il faisait derrière mon dos et je m’étais laissé exposé à un risque pareil malgré tout. J'étais accablé par ma stupidité et mon désespoir. C'est l'un des très rares moments, qui se compte sur les doigts d'une main, où j'ai pu confronter frontalement Hisham par rapport à notre relation. Je lui avais dit que jamais je ne lui aurais fait courir un danger pareil, jamais. Il avait rentré son menton dans son cou et avait acquiescé. Il avait l’air vraiment accablé et triste, et cela avait séché ma colère aussi, mais j’étais désabusé par la situation et il l’était certainement aussi. Son ex-compagnon avait continué de m’accuser et avait instrumentalisé sa contamination, c’était vraiment affreux, mais nos tests étaient revenus négatifs et je pense que Hisham avait aussi réussi à mettre le holà à un moment parce que son ex avait finir par arrêter ses histoires, ou en tout cas Hisham avait cessé de me les rapporter.
Cela faisait déjà un moment que je ne travaillais plus avec son ami, Hisham et son associé m’avaient recruté dans l'une de leur entreprise web, et "l'incident" avec son ex avait rendu nos rapports très étranges, autant dans la vie qu'au travail. Hisham faisait beaucoup plus d’efforts envers moi pendant cette période, je pense qu'il culpabilisait beaucoup. L'incident avait beau être passé, j’avais la tête ailleurs, j'essayais toujours de digérer tout ça et de réconcilier des choses irréconciliables, j’avais le cerveau fracturé par la suite des événements. J’étais déjà dans un équilibre précaire avant de rencontrer Hisham mais là j’étais vraiment en éclat. Je me réfugiais de plus en plus dans l’alcool, j’étais de plus en plus instable mentalement, j’allais de plus en plus dans des extrêmes pour savoir ce que faisait Hisham derrière mon dos. J'étais devenu paranoïaque, enfin je pense que le mot est mal choisi parce qu'il faisait exactement ce qui m'inquiétait, et avec l'exposition au VIH mes inquiétudes étaient devenues hors de contrôle, disons plutôt que j'étais devenu obsessionnel et je passais mon temps à le surveiller pour confirmer ce que je savais pourtant déjà. C'était extrêmement malsain de ma part, j'étais déjà en souffrance et je me remettais la tête dedans encore et encore, sans en tirer la moindre leçon, j'étais vraiment dans une boucle de déni, de perplexité et d'espoir délirant aussi. Je lui parlais à travers de faux profils sur les sites de rencontre qu'il utilisait et j’essayais désespérément d’avoir des informations sur sa situation, ses intentions, ses sentiments. C’était grotesque et il s’en est aperçu tout de suite, je suis un piètre menteur de toute façon, mais c'était ma seule façon d'essayer d'éprouver la confiance que je pouvais lui faire et de me rassurer. Je lui demandais à travers ces profils s’il avait un petit-ami, s’il était amoureux, s'il comptait rester avec cette personne ou non, etc. J’essayais d’obtenir toutes les informations possibles parce que je n’arrivais pas à savoir ce qu’il voulait faire de moi, j’étais sur la sellette et c’était insoutenable d’être suspendu à ses désirs et envies, dans un brouillard d’indécision. J'étais allé jusqu'à lui présenter un ami imaginaire via internet, dont je lui avais donné le numéro de téléphone, au hasard, d’un hôtel américain - oui encore une fois je le répète, je suis un piètre menteur - et Hisham avait compris en un coup de fil qu’il n’y avait personne à ce nom là-bas. C’était vraiment n’importe quoi mais il n’y avait aucune intention de ma part de nuire à Hisham, c’était juste des tentatives pathétiques d'essayer de savoir s’il m’aimait vraiment, c'était triste plus qu'autre chose. Son immense indifférence était pourtant déjà la réponse, mais apparemment ce n’était pas une réponse suffisante pour moi et j’ai persisté dans mes tentatives pour espérer obtenir une réponse claire. En l’espace de deux petites semaines, j’étais devenu complètement instable. J’avais énormément bu à l’anniversaire d’un ami à Hisham (celui avec lequel il voulait me mettre) et pour être honnête je n’ai pas de souvenir de ce que j’avais fait sur place mais j’aurais fait semblant de sniffer de la cocaïne, et je n’ai aucune raison de douter des personnes présentes ayant affirmé cela, aucun doute que je puisse faire une telle connerie dans l’état dans lequel j’étais, ce qui avait fait que Hisham m’avait emmené à l’hôpital pour une analyse. J'ai toujours trouvé cela curieux en soi parce que je n'étais pas du tout dans un état grave, même pas préoccupant, j’étais juste alcoolisé, hypothétiquement intoxiqué à une drogue mais il n’y avait aucune urgence sanitaire. Je pense qu’il voulait saisir l’opportunité de me confronter à mes délires désespérés pour avoir son attention ou des informations. Les analyses sont évidemment revenues sans stupéfiant et seulement avec une intoxication à l’alcool. J’avais aussi raconté à Hisham que j’avais eu un accident de voiture avec mon ami imaginaire. Des délires sur des délires.
Finalement notre dernière conversation en tant que couple fut dans sa cuisine, il m’avait simplement demandé point par point, si mon ami était réel et si j'avais vraiment eu un accident. Je lui avais répondu la vérité à chaque fois. J’avais pété les plombs ces dernières semaines et je n'avais pas l'intention d'inventer des excuses. Mais je ne lui ai jamais dit que je l’avais vu avec son ex dans son appartement, ni que j'avais fouillé dans son téléphone et que je savais depuis plusieurs mois qu’il me trompait. Bizarrement à ce moment-là, j'estimais que tout était de ma faute. Et la fin de notre couple l’était incontestablement. Mais je suis lucide sur le fait que notre relation n’avait jamais eu aucune chance dès le départ, j'étais amoureux de la version que Hisham m'avait présenté de lui et cette version-là n'avait jamais existé, je me suis investi dans quelque chose qui n'était pas réel en premier lieu, et j'ai continué de macérer dans ses promesses parce que je suis quelqu'un pour qui les mots ont un poids phénoménal, et je ne doute pas que cela l'ait pris de court aussi. Il s'était sans doute laissé porter par le désir de me séduire et avait réalisé trop tard à quoi cela l'avait "engagé". Il savait très bien l’amour inconditionnel que je lui portais et que j’étais prêt à tout et n’importe quoi, et beaucoup de n’importe quoi, pour espérer recevoir son amour en retour. Il n’y avait rien de récupérable dans cette histoire. Même si j'ai clairement perdu la boule pour conclure notre relation, Hisham était loin d'être une figure de sainteté et il n'avait vraiment pas de quoi se vanter, ce qu'il a pourtant fait plus tard auprès de ses proches et auprès des miens, comme si j'étais seul responsable de cet incroyable fiasco, mais ce n'est pas bien important. C'est déshonorant pour moi, mais pas important. Avant que je ne quitte son appartement pour la dernière fois, il m’avait dit en jubilant “Tu ne t’es même pas fait abandonner par ta famille”, comme s'il remportait une immense victoire, ce qui m’avait laissé vraiment sans voix. C’était comme avec ma professeure au collège. Mais cette fois-ci, je n’ai pas eu de belle répartie et je n’ai pas dit un mot. J’ai juste trouvé ça cruel et ironique. Avec ou sans ma famille, il savait très bien où j’en étais. Et il n’avait aucune idée de tout ce que j’avais traversé pour survivre jusque là. J'étais profondément écœuré mais j’avais jugé l’avoir mérité après mes mensonges débiles. Je ne sais pas pourquoi j’ai perdu les pédales comme ça et ait été aussi loin dans ma stupidité, j’étais complètement l’ombre de moi-même et complètement instable ces quelques semaines-là, mais c'étaient quelques semaines de trop. Aujourd'hui je ne m’en veux plus vraiment honnêtement, je regarde cela avec plus de recul et de sagesse. Je ne faisais du mal qu’à moi-même au final, et mes actions ont finalement été ce qui a permis de mettre un terme à cette relation extrêmement toxique, parce que Hisham était incapable de le faire sans me rebaiser quelques jours après dès qu’il se sentait seul. Cela a définitivement mis un terme à cette boucle qui ruinait mon coeur autant que ma santé mentale. J'ai été bête, je le reconnais, mais je sortais à peine de l'adolescence, et avec mes lacunes et mon parcours de vie, autant dire que j'étais loin d'être capable de gérer une situation pareille, ni une telle souffrance, je ne m'en veux plus aujourd'hui d'avoir eu ce comportement-là, même si j'ai toujours porté le poids d'une énorme culpabilité vis-à-vis de Hisham, et que j'ai continuellement essayé de me racheter auprès de lui, ce qui a sans doute nourri encore une décennie de toxicité.
J’avais posé ma démission lors de notre séparation, ce qui était la décision la plus saine et sensée que j'ai jamais prise vis-à-vis de Hisham, et j’avais été vraiment extrêmement surpris par sa réaction. Il n’y avait aucune ambivalence sur le fait que nous ne nous remettrions pas ensemble mais il était vraiment insistant pour que je reste travailler pour lui. Je pense en toute sincérité qu’il n’était pas du tout intéressé par ma présence dans son entreprise, au contraire même, mais il devait être très effrayé que je me retrouve sans emploi. Je n'étais pas serein mais je savais ce que je faisais et ce dont j'avais besoin, j’avais assez touché le fond comme ça en sa présence et je ne me voyais pas persévérer même si ce n'était "que" dans la sphère professionnelle, je savais très bien que j’allais retourner dans mes difficultés mais je préférais ce scénario que passer mes journées avec l’homme que j’aimais, que j'avais déçu et qui m'avait quitté. Je n'étais pas masochiste, je savais que c'était mauvais pour moi de rester auprès de lui. J'avais maintenu que je partais et Hisham s'était de plus en plus énervé contre moi, il essayait de me “réveiller” sur ma situation, que je ne pouvais pas me permettre de démissionner, que je faisais "encore n'importe quoi", que j'allais me "retrouver dans la merde", mais il se heurtait à un mur parce que j’étais résolu et que je ne voyais aucune raison valable de rester. Même le fait que ce soit mon moyen de subsister n'était pas une raison valable à mes yeux comparée à ce que cela me faisait de rester près de Hisham. Preuve qu’il me connaît bien, il avait fini par trouver un angle avec moi, ce que presque personne n'aurait été capable de faire, il avait commencé à m'attaquer très agressivement sur le fait que Joseph, son associé, avait refusé d’autres personnes exprès pour me recruter moi, que je le mettais donc gravement en difficulté, que j’étais très irrespectueux et peu professionnel, et cela m’avait beaucoup perturbé car je n'étais pas au courant qu'il y avait eu d'autres candidats à mon poste. J’avais considéré l’argument et l'avait trouvé pertinent, alors même que rétrospectivement, je me demande si Hisham n’a pas menti sur la chose simplement pour me convaincre coûte que coûte, j'estime que c'est probablement le cas. Quoi qu’il en soit, il m’avait convaincu, je me sentais très mal de mal agir et de faire cela à Joseph s'il comptait sur moi. Ce cas illustre encore très bien à quel point je n'ai aucun sens des priorités et une échelle de valeur complètement atypique. Je restais parce que l'opinion de Joseph, que je ne connaissais même pas à l'époque, avait plus de valeur à mes yeux qu'un moyen de subsistance, sur lequel j'avais parfaitement tiré un trait pour partir. Je ne reprocherai jamais à Hisham d'avoir cherché par tous les moyens de me retenir et d'avoir réussi à trouver le bon angle pour y parvenir, car je suis certain qu'il avait les meilleures intentions du monde, et factuellement vu ma situation, c'était le plus rationnel de nous deux sur des critères logiques, mais je ne saurais jamais si rester a été une bonne ou une mauvaise décision pour moi, tant son impact a eu des retentissements positifs et négatifs sur ma vie à travers les années. Quoi qu'il en soit, j'ai accepté de rester.
Dissociation sévère
Tout n'était pas résolu pour autant de mon côté. Tous ces événements successifs - dont j'avais parfaitement ma part de responsabilité - m'avaient causé de très graves séquelles. Ce n'est pas une exagération. Mes capacités cérébrales surchargent même avec un quotidien millimétré remplit de routines, alors autant dire que cette relation imprévisible m'avait complètement détruit le cerveau. Ce n'est pas du tout de la faute de Hisham, c'est un être humain, mes mensonges, ses mensonges, les tromperies, ce n'est certainement pas la plus belle facette de l'humanité mais tout cela n'en reste pas moins très commun. C'est moi qui suis inadapté à ces situations, aussi désagréables que banales soient-elles. Je trouve ça important de le préciser parce que je refuse de me victimiser et de placer le monde, les autres, Hisham, comme des entités qui ont de mauvaises intentions à mon égard et seraient responsables de mes problèmes. Je ne crois pas du tout que les gens soient malintentionnés ni qu'ils aient conscience du monde qui nous sépare. Pour eux, des inconvénients ou de mauvais moments ne sont rien d'autres que cela, alors qu'ils prennent une proportion pour moi hors de tout ce qui est appréhensible pour une personne normale. Et ce n'est pas un choix, ce n'est pas psychologique, c'est neurologique. Je ne choisis pas comment mon cerveau perçoit une information, je ne choisis pas comment il me bombarde de pensées envahissantes, de fractales infernales de réflexions stériles à laquelle j'essaie de donner du sens, de choses irrationnelles pour les autres mais qui sont si rationnelles pour moi.
À cause de tout ce qu'il s'était passé, mon cerveau ne fonctionnait plus du tout. C'est difficile de décrire à quel point perdre mes capacités intellectuelles et cognitives a été une expérience terrifiante pour moi. À remettre en cause toutes mes décisions, mes relations, mes combats pour être la personne que j'étais à ce moment-là, j'en étais allé jusqu'à remettre en cause toute mon existence. C'était un moment indescriptible où je n'étais même plus capable de distinguer la chronologie de ma propre vie, je ne savais plus quand j'étais arrivé à Paris, depuis combien de temps je ne vivais plus avec ma grand-mère, combien de frères et sœurs j'avais. Je n'arrivais même plus à épeler mon nom de famille, j'avais même dû sortir ma carte d'identité pour vérifier à deux reprises, c’était grave à ce point-là. J'avais toujours eu une mémoire fabuleuse et du jour au lendemain, je ne pouvais plus compter sur elle, et toutes mes pensées, tous mes souvenirs, tout était flou, je doutais de tout, j'étais complètement perdu, cassé. Habituellement aussi, j'arrivais à gérer mes troubles de perception et je parvenais à rester bien ancré dans la réalité, mais durant cette période sans mes capacités intellectuelles, j'étais complètement en roue libre et je n'arrivais plus à fonctionner à l'extérieur. Les phrases n'avaient plus aucun sens, les gens étaient devenus inintelligibles. C'est comme si je m'étais téléporté dans un pays étranger. C'était très impressionnant, très alarmant. Je pensais même parfois, et cela me faisait paniquer, que j'avais une tumeur au cerveau ou un début de démence, je spéculais dans toutes les directions et mon imagination pour trouver des réponses n'était pas joyeuse. Je n’avais jamais vécu une chose pareille et j’étais terrorisé d’être “bloqué” dans cette énorme régression. J'avais essayé de me débrouiller tout seul mais mes incapacités avaient atteint un niveau tellement grave que je fus obligé de retourner en urgence auprès de ma grand-mère Grandine et de ma tante Kally. Elles ont tout de suite réalisé à quel point c'était grave et nous avions fait de nombreuses sessions sur plusieurs jours pour qu’elles me réexpliquent point par point mon histoire. Je les avais enregistrées, en notant scrupuleusement tout ce qu'elles me disaient, j’avais scanné tous les documents me concernant que ma grand-mère avait conservé, les jugements de la justice, mes cahiers scolaires, les lettres de mes parents, des centaines de photographies… Me réunir avec ma famille pour réaliser ce travail fastidieux m’a considérablement aidé. Ce laps de temps très court mais très bénéfique avait été salvateur pour ma santé mentale et cognitive, tout avait repris sa place dans mon cerveau et j’avais retrouvé toutes mes facultés. C’était très impressionnant de vivre cela, le contraste était renversant, c'était comme si le rouage manquant dans ma mécanique fragile avait été replacé et tout s'était remis en marche comme par magie. Ce fut une véritable libération parce que je n'étais pas optimiste du tout en traversant cette épreuve, j'étais à un endroit très sombre, j'avais perdu toutes mes capacités durement acquises, et plus encore celles qui m'étaient innées, j'avais vraiment la terreur de ne plus jamais redevenir “apte” de ma vie, alors retrouver mon cerveau a été une immense bouffée d'air et d'optimisme, de bien être, de soulagement, c'était un très très beau moment pour moi.
Ma famille m’a vraiment évité de me suicider à cette période, j'avais mis tellement d'efforts pour être "normal", être un garçon désirable, être digne de l'amour de Hisham, j'avais tellement travaillé pour être aimé, j'avais fait une dissociation vraiment sévère, et je m'étais vraiment fracassé à la réalité lorsque ma rupture avec Hisham m'a fait réaliser que je n'étais ni aimé pour ce que je suis, ni aimé pour ce que j'étais quand j'y mettais tous mes efforts, c'était vraiment à se tirer une balle dans la tête. Ma dissociation et le fait que je frôle le suicide a tout de même eu une conséquence très positive. Très étonnamment, paradoxalement presque, c’était cette même famille qui m’avait fait ressentir un tel sentiment d’abandon qui avait répondu présente au moment où j’avais eu le plus besoin d'aide, dans un état vraiment critique où je ne pouvais plus masquer, plus faire semblant, plus m’adapter, et elle a été là pour recoller les morceaux, pour faire preuve de patience. En dehors d'obtenir à nouveau les détails factuels de mon histoire, je pense que c'est aussi le fait de ressentir leur compréhension qui a eu un tel effet curatif.
Encore une fois, Hisham n’y est vraiment pour rien, j’étais déjà beaucoup trop fragile lorsque je l’ai rencontré puis j'étais tellement épuisé pour être un bon petit-ami "normal", je n'avais pas une once d'énergie pour faire face à ses tromperies, l’exposition au VIH, mes mensonges, ses mensonges, tout ça a explosé dans un bordel impossible à gérer pour mon cerveau. J'ai très mal géré tout ça. J'avais été tellement rejeté pour ce que je suis, puis j'avais mis tellement d’efforts dans ce que je ne suis pas pour être finalement quand même rejeté à la fin - et certainement à juste titre -, c'était juste toujours cette même guerre, une guerre sans fin, mille approches différentes pour inéluctablement le même résultat. Une folie à vivre et revivre. Et rien qu'entreprendre d'incarner une autre personne est une folie en soi, mais quel choix avais-je vraiment, c'est clairement le choix qui me permettait de subir le moins de rejet possible des autres. Mais c'est juste un choix qui n'est pas tenable pour sa santé mentale, je ne crois pas qu'il y ait vraiment "d'équilibre" possible. En tout cas de mon côté, j'ai clairement rompu à ce moment-là entre mon personnage et moi-même.
Ce n’est que des années plus tard, en côtoyant d’autres personnes autistes, que j’ai appris que je n’étais pas du tout un cas isolé et que des dissociations comme celle-ci arrivaient. C’était un épisode très honteux pour moi et découvrir l’expérience d'autres personnes m’a permis d’en avoir une meilleure compréhension et de faire la paix avec cet épisode de ma vie. Cela m’a aussi permis, même si c’était une leçon chère payée, de comprendre que faire autant semblant et de faire autant d’efforts pour espérer répondre aux critères des gens, particulièrement des gens que j’aime, était beaucoup trop nocif et dangereux pour moi. C'est l'école de la vie cependant, on apprend en faisant des erreurs, et incarner à tout prix une personne "normale" en était une grosse.
Après avoir retrouvé un certain équilibre grâce à ma famille et m'être repris en main autant que possible, j'étais retourné travailler. J'étais beaucoup plus circonspect sur mes relations, je savais que je ne pouvais pas me faire confiance et je ne faisais pas confiance aux autres, donc je me concentrais sur le travail que je faisais pour Hisham, sur le blog scientifique et technologique que j'avais lancé, et sur mon association LGBT+. C'est durant cette période que j'ai analysé en détail mes lacunes et que j'ai décidé d'y remédier point par point avec la technologie, notamment en mettant un place une véritable organisation pour gérer mes relations au sein de mon calendrier (que je décrivais dans la première partie de mon témoignage), ce qui m'a énormément aidé dans le maintien de mes relations sur la durée.
Après mon épisode de dissociation, j'ai incarné un personnage certes beaucoup moins dans l'extrême mais clairement je ne m'autorisais toujours pas à être moi-même. Le curseur était sans doute mieux positionné, il y avait des réussites et des échecs, j'essayais d'avoir l'air un peu moins "forcé" et plus naturel dans mes interactions, mais ce serait difficile de dire si je réussissais correctement ou non. Personne n'était dupe en tout cas, tout le monde savait très bien que je mentais pour me donner de la carrure et pour tenter d'exister parmi les autres, donc cela avait en réalité l'effet inverse, me rendait tout petit plus qu'autre chose. Mais très honnêtement, même si cela peut sembler absurde, ce résultat était quand même bien moins pire que le rejet total auquel j'étais habitué lorsque j'étais moi-même. J'étais bien mieux intégré, et toléré, en tant que jeune homme menteur gonflant le torse qu'en tant qu'autiste qui se balance, qui a ses flapping, et saute à pied joint au milieu de l'open-space. Ce n'était pas une intégration géniale, je pense que beaucoup la jugeraient même exécrable, mais je revenais d'extrêmement loin et je m'en contentais largement. Il a fallu de nombreuses années encore à partir de là, que j'atteigne mes 25 ans environ, pour vraiment m'émanciper de la surenchère socio-professionnelle, j'avais plus de bagages et d'accomplissements aussi, c'était plus simple de m'intégrer sur ces acquis-là. Et puis j'avais accumulé une grosse quantité de références et de réactions sociales aussi, ma fameuse "cartographie de la compréhension", j'étais beaucoup plus doué pour réussir mes interactions par la suite, mais aussi pour doser leur quantité et durée dans ma semaine.
Le travail
Dans le passé, j'avais déjà subi beaucoup de discriminations dans les différentes boîtes dans lesquelles j'avais travaillé. Lorsque je suis trop concentré derrière mon écran, je perds parfois le contrôle et j'oublie de faire semblant, je me remet alors à me balancer et mes stéréotypies peuvent jaillir dans toutes les directions. Je ne m'en rendais compte que lorsque j'entendais les ricanements de mes collègues et je me reprenais immédiatement, liquéfié de honte à l'intérieur. En travaillant dans l'entreprise de Hisham, je savais qu'il fallait absolument que je me contrôle mieux pour éviter ces situations et j'ai fait énormément d'efforts en ce sens, je m'en sortais bien mieux et les personnes réagissaient mieux en ma présence. Je buvais encore beaucoup d'alcool durant cette période, et si cela peut paraître contradictoire sur la notion de "contrôle" du corps puisque ses effets désinhibent, cela réduisait considérablement les stimulis et mes anxiétés, ce qui mécaniquement réduisait mes stéréotypies. J'avais également toujours un jeu au tour par tour sur mon deuxième écran ce qui permettait de bien canaliser mon attention et mon cerveau, j'étais beaucoup plus productif et beaucoup moins anxieux en étant accompagné par mes jeux vidéo toute la journée mais je devais cacher cela autant que possible, surtout de mes employeurs. J'avais eu des réflexions de quelques-uns de mes collègues au démarrage mais ils se sont vite habitués, ils voyaient que j'étais très sérieux dans mon travail et ils se fichaient pas mal de ce que je faisais sur mon ordinateur. Il y avait aussi une grosse boule en plastique qui servait de siège pour qui le désirait dans l'open-space et je passais mon temps à bondir dessus en travaillant, jusqu'à ce que généralement ma collègue en face de moi me demande d'arrêter de lui donner "le mal de mer", sans aucune méchanceté. Alcool, jeux vidéo et ballon gonflable ont été de très bons compagnons pour m'aider à réprimer le plus possible mes comportements autistiques, mais même si cela m'aidait à sauver les apparences, cela ne changeait rien du fond. Je me heurtais comme d'habitude à d'énormes difficultés pour interagir avec les autres et j'essayais de toutes mes forces, mais cela ne me rendait que plus artificiel à leurs yeux.
À ce moment-là, mes deux seuls objectifs étaient de réussir à cacher mon autisme coûte que coûte et que Hisham soit satisfait de mon travail. J'ai toujours porté une énorme culpabilité vis-à-vis de nos dernières semaines ensemble. Mon désir d'être à la hauteur de ses attentes crevait les yeux de mes collègues et je l'illustrais avec une ferveur effrayante dans mon travail. L'une de mes collègues m'avait dit que je lui faisais de la peine parce que j'avais l'air de n'avoir rien d'autre dans la vie, ce qui n'aurait pas pu être plus vrai. J'étais éperdument amoureux de Hisham - et je le suis toujours resté, je n'ai jamais su comment faisaient les gens pour désaimer une personne, même si j'envie grandement ce sentiment - et j'espérais devenir assez utile pour qu'il me redonne une quelconque importance. C'était un désir immature mais j'étais dans cet état d'esprit à cet âge-là. Cela avait au moins le mérite de me galvaniser dans mon travail, même si c'était pour des raisons affectives.
Le travail était très difficile, je manquais d'expérience et j'avais beaucoup à apprendre, j'étais ravi et volontaire pour cela mais le gros problème était souvent que je ne comprenais pas ce qu'on me demandait. Cela me mettait souvent dans des situations grotesques où j'étais obligé de faire trois fois le travail dans trois directions différentes en ayant l'espoir que l'une d'entre elles corresponde à ce qui m'avait été demandé. C'était épuisant mais cela me permettait de sauver la face la plupart du temps. Un jour, Joseph, l'associé de Hisham, m'avait demandé frontalement si je comprenais bien les demandes qui m'étaient faites, ce qui m'avait pris par surprise et m'avait complètement tétanisé. J'étais conscient que s'il me lançait sur ce sujet, c'est qu'il était insatisfait de mon travail et qu'il avait de fortes suspicions de mes difficultés, enfin à ce stade ce n'était pas des suspicions, sa question mettait parfaitement le doigt sur le problème, mais je ne le connaissais pas du tout et j'étais terrifié qu'il considère que je sois incompétent, alors j'ai feint de ne pas comprendre. Il n'avait pas été dupe de ma réponse, ou tout simplement était-il déjà convaincu du problème, et il m'avait sommé de poser des questions lorsque je n'étais pas sûr à 100% de comprendre ce qui était abordé ou ce qui m'était demandé. J'étais clairement décomposé par cette interaction en sortant de son bureau mais je ne m'étais pas senti jugé ou en danger par rapport à cela, je restais très surpris qu'il se soit rendu compte de mon problème, parce que personne ne s'en rendait compte habituellement, mais globalement je trouve que son approche a été libératrice pour me permettre de progresser. Cela m'avait permis de passer d'une unité de production semi-compétente à une vraie force de production et de proposition au sein de l'entreprise, sans doute déliant ma langue beaucoup trop (mais comme toujours, les curseurs chez moi...). Malgré tout, il y avait toujours ces mêmes situations où je devais finir par me taire après avoir posé plusieurs fois la même question, et avoir eu plusieurs fois la même réponse sans qu'on me fournisse les éléments dans un angle nouveau pour permettre à mon cerveau de démêler le problème, mais j'avais déjà appris depuis tout petit à naviguer avec ces "trous" de compréhension donc je m'en sortais relativement bien.
À cette époque, je n'avais pas encore de traitement pour gérer mes troubles de l'attention, d'ailleurs je ne savais même pas que mes difficultés à ce niveau pouvaient être adressées. J'ai toujours fonctionné de la même façon alors c'était difficile de seulement imaginer que je pouvais avoir une marge de progrès sur quelque chose d'aussi intime et profond dans le fonctionnement du cerveau. Je compensais donc mes difficultés avec mes propres méthodes et cela a toujours très bien fonctionné. Avant que les montres high-techs soient disponibles, je mettais simplement des alarmes toutes les 5 minutes sur mon ordinateur (dans de rares cas, toutes les 2 ou 3 minutes si la journée était compliquée ou s'il y avait beaucoup d'animations ou de bruits dans l'open-space). Cela me permettait de me ramener très efficacement sur la tâche que je devais réaliser car mon attention se diffusait constamment, inlassablement. C'était harassant mais bien pire si je ne m'aidais pas avec cette organisation millimétrée.
Cependant même si c'était efficace, cela restait insuffisant pour compenser, je prenais beaucoup plus de temps que n'importe quel autre collègue pour faire le travail et j'étais obligé de travailler constamment pour arriver à faire ce qu'on me demandait. Ni Joseph ni Hisham ne m'ont jamais demandé de faire ces heures supplémentaires, je tiens à le préciser, et ce n'était pas le travail qui m'était demandé qui était plus chronophage que pour d'autres employés, c'était juste moi qui était en difficulté pour le réaliser. En journée, j'étais beaucoup moins productif que la nuit parce que je devais constamment faire attention à ma façon de me comporter, à gérer les stimulis et mes troubles perceptifs, à traiter les informations qu'on me partageait, à bien réussir les interactions avec les autres, c'était juste impossible de travailler efficacement. Je travaillais sérieusement bien sûr, très sérieusement, mais je n'arrivais pas à être aussi efficace que les autres et c'était seulement après le départ des collègues en fin de journée que je pouvais vraiment être productif. Je rentrais presque tous les soirs au dernier métro, ou j'étais obligé de prendre un vélo si c'était encore plus tard dans la nuit, alors pour me faciliter la vie, je dormais au minimum 2 fois par semaine au bureau, et heureusement cela ne dérangeait personne. Tout le monde en riait au contraire. Sauf peut-être l'une des femmes de ménage qui m'a réveillé une nuit en hurlant parce qu'elle avait sans doute cru tomber sur un cadavre. En tout cas, cela ne surprenait personne, j'étais dévoué à la tâche. J'avais même dû demander à Joseph en pleine nuit comment fermer les Velux parce qu'il neigeait dans les bureaux et que j'étais frigorifié. Pas le genre de conversation habituelle qu'on a avec un employé mais pas inhabituelle du tout avec quelqu'un comme moi. Pendant des années, mes collègues en arrivant le matin prenaient parfois des photos de moi sous mon bureau, me les envoyaient ou les publiaient sur leurs réseaux sociaux en me charriant, c'était bon enfant et je n'étais pas du tout offensé, je me prêtais aussi au jeu (22), je dirais même que c'étaient des interactions agréables avec eux parce que cela me donnait le sentiment que nous étions amis. J'étais affectueusement leur "petit chinois" et cela m'allait très bien. Le fait d'être toujours à la traîne dans mon travail m'empêchait d'avoir une vie personnelle mais en toute honnêteté, cela n'avait aucune importance pour moi à cette époque, j'étais extrêmement focalisé sur le fait d'être à la hauteur pour Hisham, mais aussi petit à petit, lentement mais surement, je me convainquais que c'était pour moi aussi. J'arrivais à conserver un travail sur une longue durée pour la première fois, de côtoyer des gens qui me toléraient, je parvenais à conserver mon autonomie et ma dignité. Tous mes week-ends au travail, presque tous les soirs et quelques nuits étaient un prix plus qu'acceptable à mes yeux, vraiment. J'avais encore une tonne d'énergie et par rapport à tout ce que j'avais vécu auparavant, honnêtement, cela valait la peine de tous ces sacrifices. Je ne dis cela que par rapport à toutes les difficultés que j'avais déjà vécues bien sûr, je ne tiens absolument pas à recommander cette folie à qui que ce soit, je sais à quel point mon exemple est nocif, je parle juste du sentiment que j'en ai eu. En comparaison à tout ce que j'avais connu, c'était une sorte de paradis pour moi. Je n'ai aucun souvenir notable de cette période, je n'ai développé aucune amitié, je ne faisais que travailler et masquer, mais je ne m'en plains absolument pas parce que c'était une période où je me sentais en sécurité. Ces efforts étaient impossibles à tenir sur la durée, mais le fait d'avoir l'énergie de tenir cette cadence pour rester "employable" même si cela me demandait de travailler sans discontinuer, cela m'a vraiment offert un répit et une stabilité qui était bienvenue et que je n'avais jamais connu jusqu'à présent. C'était précieux et je me battais pour conserver cela, et c'était tout à mon mérite, cela ne reposait que sur mes épaules et je réussissais à maintenir mon autonomie.
Globalement j'arrivais à adopter un comportement adéquat la plupart du temps mais il y avait quand même de nombreuses situations où mon contrôle m'échappait. J'avais dû animer une petite présentation d'une heure auprès de toute l'entreprise, nous n'étions qu'une vingtaine à l'époque, et à la fin de la présentation, plusieurs collègues m'avaient interpellé pour me demander pourquoi j'avais sursauté en faisant des mouvements bizarres avec mes pieds pendant toute la présentation. J'étais complètement mortifié en apprenant cela parce que je n'avais absolument pas réalisé ce que je faisais (j'ouvrais les pieds en reposant mon poids de leur plante à leur tranche, me faisant faire un drôle de mouvement de vagues). Je sais que c'est quelque chose que je fais chez moi en plaçant mon front contre ma fenêtre et en regardant les passants, mais je n'aurais jamais imaginé manifester ce comportement en public, et certainement pas devant mes collègues en pleine présentation d'entreprise. Je ne savais plus où me mettre, c'était vraiment une expérience humiliante.
Je pense que je pouvais avoir l'air complètement lunatique pour mes collègues, parce qu'ils pouvaient rire et sympathiser avec moi, mais dès que nous passions dans le cadre du travail, je devenais cinglant et impitoyable. Cela pouvait donner la perception que j'étais quelqu'un d'hypocrite ou à double face, alors qu'en fait, c'était simplement dû, premièrement à ma façon de compartimenter le monde social du monde professionnel, alors qu'il est en réalité très lié, deuxièmement à mes lacunes sociales et professionnelles, et troisièmement au fait que je n'arrive jamais à avoir le bon ton ou le bon comportement pour faire passer mes messages. Je les transmettais de façon trop brutale. Cela pouvait être très effrayant et très dur, notamment pour les personnes qui ne me connaissaient pas. Mais ceux qui travaillaient avec moi depuis longtemps savaient que je ne pensais pas à mal, au pire c'était de l'excès de zèle à leurs yeux, au mieux c'était de la maladresse. Je tiens à dire que mes collègues ont eu beaucoup de mérite parce que ce n'était pas évident de travailler avec une personne comme moi. Et je ne dis pas ça pour offenser qui que ce soit, certainement pas les personnes autistes, mais c'est juste la réalité, ce n'était vraiment pas facile de me supporter au travail. Je pouvais apporter une grande satisfaction professionnellement mais ma façon d'être et mes propos n'étaient vraiment pas appréciés, et je souffrais beaucoup de ce rejet flagrant, naturel je dirais même, parce que je faisais déjà tellement d'efforts pour essayer de faire le pont entre eux et moi, ce n'était vraiment pas facile de constater que c'était toujours insuffisant. Et personne ne vous donne jamais de mode d'emploi, tout le monde a toute sorte de réactions mais attend que vous compreniez ce que vous avez mal dit ou mal fait, ce n'est vraiment pas évident de progresser quand tout le monde vous reproche quelque chose mais ne le verbalise pas clairement, et c'est un problème que j'ai beaucoup plus rencontré dans le milieu professionnel qu'amical, et qui m'a causé beaucoup de torts et de pensées envahissantes, à essayer de démêler à l'infini mes interactions ratées. Je partais dans des spirales infernales de réflexion sur les erreurs que j'avais pu commettre, et malheureusement le pire dans tout ça, c'est que j'étais exclusivement focalisé sur le fond. Il ne me venait jamais à l'idée, vraiment jamais, de me dire que le problème n'était pas le fond, mais la forme. C'est un aspect dans lequel je suis tellement déficitaire que je ne le considère même pas, parce que j'ai déjà tellement de mal à le percevoir - si je le perçois tout court - chez les autres que le considérer naturellement chez moi est juste risible tant c'est inconcevable. Enfin risible pour moi, infernal pour les autres. Je pense que le monde professionnel est un terrain miné pour tout le monde, mais les troubles de perception, de compréhension et de communication sont définitivement des handicaps sévères pour le traverser. C'est une montagne sacrément raide à escalader et la moindre petite erreur a des conséquences désastreuses.
PRISE DE RESPONSABILITE
Le fait d'être totalement dévoué à mon travail m'a permis de progresser très rapidement au sein de l'entreprise et de prendre plus de responsabilités. Mon évolution venait systématiquement de Joseph, Hisham faisait d'ailleurs preuve de beaucoup plus de circonspection et d'hésitations, en tout cas face à moi, ça n'avait jamais l'air de lui faire plaisir, il émettait toujours une certaine résistance à mes augmentations de salaire ou mes prises de responsabilité, ce qui me blessait toujours dans des proportions complètement absurdes, alors qu'il n'y avait peut-être rien de personnel et qu'il prenait juste sa posture d'entrepreneur, et il en était un épatant. Je ne supportais simplement pas qu'il ait cette attitude alors que je me démenais comme un fou pour lui, pour ses entreprises, pour ses projets, et que je n'obtenais presque jamais de gratitude de sa part, c'était très douloureux. Mais c'était une douleur de mon côté, c'était moi qui recherchait quelque chose qu'il n'avait aucun devoir à me donner. Quoi qu'il en soit, même si Joseph avait certaines réserves aussi par rapport à mes particularités et mes points difficiles, il me remerciait et me récompensait pour le travail que je faisais, qui ironiquement n'était pas pour lui mais pour Hisham, mais c'était gratifiant quand même pour moi.
Rétrospectivement, je ne pense pas que c'était une bonne idée de me mettre en charge d'autres personnes sans m'accompagner et me former convenablement. J'ai le sens des responsabilités et je sais me montrer à la hauteur de la confiance qu'on m'accorde, mais j'avais trop de lacunes sociales évidentes pour qu'on m'attribue des responsabilités incluant d'autres êtres humains. J'aurais clairement eu besoin au minimum d'un mentor pour les assumer correctement. Attention, Joseph et Hisham ne sont pas particulièrement à blâmer, ils avaient la charge de plusieurs entreprises, avaient des dizaines de salariés, beaucoup de choses à gérer en même temps, et surtout, ce serait très hypocrite de ma part de leur reprocher m'avoir fait confiance alors même que j'étais le premier d'entre tous à demander qu'ils me confient plus de projets et plus de responsabilités, j'étais très vindicatif pour leur être le plus utile possible. Ma remarque n'est pas particulièrement dédiée à eux mais est un conseil plus général pour les personnes autistes, ou pour les employeurs de personnes autistes. Il était déjà flagrant pour tout le monde que j'avais des difficultés extrêmes pour communiquer et fonctionner avec les autres, c'était d'ailleurs à la limite du running gag pour mes collègues et mes employeurs. J'avais des défauts extrêmement visibles et impactant pour l'entreprise, mais j'avais des qualités également indéniables, ce qui a pesé sur la balance pour me permettre de rapidement prendre des responsabilités. Le problème avec cette approche, c'est qu'en ayant des qualités qui compensent les défauts mais sans adresser ces derniers, je me suis vu dans des positions qui m'étaient exponentiellement inconfortables et complètement inadaptées à mon autisme. J'étais catapulté pour encadrer des équipes sans avoir les moindres outils pour le faire, et surtout, sans la moindre intelligence sociale qui aurait pu servir dans une situation pareille à compenser le manque de formation. J'excellais dans le traitement des demandes, l'organisation et la répartition des tâches, et je pouvais donner des deadlines très précises parce que j'avais une vision à 360° des besoins et demandes de toutes les entreprises de Joseph et Hisham qui étaient dans une folle expansion. Ils bénéficiaient avec moi d'une visibilité extrême, très détaillée, et ils savaient que le travail avançait quoi qu'il arrive, même s'il y avait des ratés et des erreurs, parce que j'étais une force de détermination. Ils savaient qu'ils pouvaient compter sur moi. Mais ils devaient aussi faire face aux plaintes des employés qui n'étaient pas satisfaits du tout - à juste titre - de la façon dont je leur parlais ou de mes critiques sur leur travail, donc Joseph et Hisham me convoquaient régulièrement pour me demander d'être plus souple mais ils étaient aussi très soigneux de ne pas non plus me dire de baisser la barre, ils étaient conscient que j'avais un impact important sur la productivité générale et je crois que cela a beaucoup affecté leur approche avec moi, je pense qu'ils considéraient que cette productivité était trop avantageuse pour le développement de leurs entreprises et qu'ils ont privilégié cela, au détriment de ce que leur remontaient leurs employés et de mon incompétence sur certains aspects. Ils me partageaient le mécontentement des équipes mais il n'y avait aucun véritable enseignement de management derrière, il y avait peu de pédagogie au-delà des reproches et je sortais de ces réunions sans vraiment savoir ce que je devais changer dans mon approche. Ou en ayant des concepts très théoriques que je n'arrivais jamais à mettre en pratique, ou que je mettais en pratique avec un tel pragmatisme et une froideur mécanique que cela était contre-productif. J'étais focalisé exclusivement sur le travail, et le travail était fait, donc j'avais énormément de mal à comprendre ce qu'on me reprochait. Ce n'était pas du déni ou de l'insolence, je ne comprenais vraiment pas les reproches qui m'étaient adressés. J'avais fini par être excédé des reproches de Joseph et je lui avais répondu, bien entendu à côté de la plaque par rapport à ce qui m'était reproché, que je faisais tout le travail qu'il me demandait et plus encore. Il m'avait répondu très froidement, mais sans la moindre méchanceté, que ce serait toujours insuffisant si je n'étais pas à la hauteur socialement. Et j'avais trouvé cette remarque extraordinairement instructive parce que personne ne m'avait dit que l'aspect social était si important en milieu professionnel jusqu'à présent. Je n'avais jamais fait la connexion. C'était sous mon nez, sans doute évident pour le monde entier, mais je n'avais jamais considéré que c'était un critère dans la réussite professionnelle. Cet échange avec Joseph était véritablement intéressant et très important dans ma construction. Et je trouve que toute la situation illustre à quel point il y a, déjà à la base, même quand chaque partie souhaite le meilleur, un préjudice de base entre une personne neurotypique et une personne neuroatypique. Tout le monde s'attend à ce que vous compreniez ces règles, ou que la "logique" vous amène aux mêmes conclusions, alors qu'en réalité, vous naviguez complètement dans le flou, en imitant et simulant ce que vous voyez autour de vous sans comprendre les tenants et aboutissants, et même si vous assimilez beaucoup de règles de cette manière, il y en a beaucoup trop qui sont implicites et qui passeront toujours inaperçus à vos yeux. C'est très perturbant de découvrir après des années dans le milieu professionnel, et après avoir eu autant de responsabilités, et autant d'interactions avec autant de personnes, de découvrir au milieu d'une simple conversation qu'on a complètement raté un aspect fondamental et évident pour tout le monde. Cela donne une vision vertigineuse des faux-pas passés et de ses lacunes. Je suis une personne qui fait des listes d'arguments interminables pour expliquer soigneusement ses positions, ce qui me donne souvent l'air têtu, mais indéniablement Joseph m'expliquait quelque chose que je ne savais pas et même si cela me contrariait beaucoup, j'ai vraiment pris en compte ce qu'il m'avait dit. Je souffrais beaucoup que les personnes avec qui je travaille se plaignent de moi - et je ne remet pas du tout en cause leur légitimité là-dessus, absolument pas, c'était moi qui était problématique - , qu'elles me percevaient comme un paria, comme quelqu'un qui ne faisait que de l'excès de zèle, qui était odieux et déshumanisant dans le travail, qui, à cause de ce comportement là, donnait l'impression de ne penser qu'à lui. On me reprochait souvent de ne pas fonctionner avec les autres. Mais par définition, j'étais pourtant celui qui était le plus investi dans le travail d'équipe. Je sais que je ne leur donnais pas les émotions, le ton, le comportement attendu en milieu professionnel, peu importe tous mes efforts là-dedans, je sais que cela n'était jamais suffisant et que je payais cher ces lacunes-là mais je prenais énormément de leur travail sur moi lorsqu'ils avaient du retard, et j'en prenais toujours les responsabilités auprès de Joseph et Hisham, je défendais toujours avec ferveur mes collègues, j'argumentais constamment pour qu'ils aient des augmentations de salaire, je plaidais beaucoup plus en faveur de l'équipe qu'en ma faveur. Je ne me débinais pas face aux erreurs qui étaient commises, je m'en excusais au nom de tous mais mes engagements pour les réparer n'engageaient que moi. Je pouvais être d'une froideur extrême dans le cadre du travail mais je n'étais pas le genre de personnes à jeter les membres de mon équipe sous un bus lorsqu'ils n'arrivaient pas à faire leur travail dans les temps, ne vous y trompez pas, je ne manquais pas de verbaliser que j'étais furieux, mais je ne me contentais pas d'en rester là, quoi qu'il arrive, je me remontais les manches et je les aidais à rattraper leur retard. Je sacrifiais énormément de mon temps sur des choses qui n'avaient rien à voir avec mes tâches ou même mes compétences pour pouvoir les aider, j'étais très prompt à faire le travail des autres, et c'est d'ailleurs grâce à ce critère que mes collègues ont fini par s'apaiser avec moi, ou en tout cas par accepter mes défauts sur le long terme, parce qu'ils constataient qu'aussi directs et inappropriés puissent être mes propos et comportements, ils pouvaient toujours compter sur moi, que je ne me dégonflais jamais pour les aider et que je n'hésitais pas à reprendre leur travail à la fin de la journée pour qu'ils puissent partir. J'étais très sensible aux personnes dans l'entreprise mais nous n'avions pas du tous les mêmes critères pour juger du trav ail d'équipe, et mes lacunes dans ma communication et mon comportement m'ont causé un préjudice disproportionné - mais pas injuste, je sais que la société fonctionne comme ça - alors que mes contributions étaient sincères et bien plus importantes. Je pense que personne n'échappe au fait d'être plus jugé pour ses défauts que ses qualités, mais c'est particulièrement dommage pour quelqu'un comme moi qui a de si gros défauts et de si belles qualités, car si c'est le négatif qui est retenu, il est disproportionné chez moi et il n'est pas étonnant que ma présence soit si déplaisante pour les autres.
Je remontais des statistiques mois par mois ultra précises à Joseph, qu'il ne m'avait même pas demandées par ailleurs, juste parce que je cherchais à lui remonter les données les plus détaillées possibles pour qu'il sache exactement ses charges les plus importantes et ses retours sur investissement, ainsi que la productivité et rentabilité de chaque membre de mon équipe (23). Mon autisme a indéniablement une influence sur mon besoin viscéral de statistiques et de rapports détaillés au-delà de ce qui est raisonnable, mais cela a vite été sapé par des amis qui m'ont averti que c'était cruel de faire des statistiques sur les personnes avec qui je travaille, et je n'ai jamais compris pourquoi mais j'avais fini par arrêter de le faire parce que je ne voulais pas faire quelque chose que les gens trouvent immoral ou inapproprié alors même que j'essayais d'être le plus normal possible. C'est un bon exemple de la façon dont j'adapte toujours plus mon comportement, au fur et à mesure des remarques qui me sont faites. Je pense qu'il y avait un côté surveillance, un peu orwellienne, qui n'était pas confortable pour les membres de l'équipe. J'ai apporté beaucoup de structure et de cadre, mais sans doute trop aussi, comme partout où je vais de toute façon. Je suis excessif dans mes protocoles et recherche d'optimisation ou de conformité. Cela peut vite devenir écrasant pour les gens autour de moi, que ce soit mes collègues ou mes employeurs, et même pour mes proches car je ne suis jamais loin de sortir un tableau excel.
Je terminerai par la partie la plus difficile. Et la plus importante je pense. Il m'a fallu beaucoup de travail et de temps pour comprendre que mon comportement était très inadapté au travail, et qu'à cause de mes lacunes importantes, j'ai pu avoir un comportement abusif envers les personnes avec lesquelles je travaillais. Il n'y a aucune excuse à cela et je n'amène certainement pas ce sujet pour m'en laver les mains, peu importe ce que j'explique dans ce témoignage, je suis seul auteur de mes actes et à cet égard j'en serai toujours responsable. Je ne veux pas que mon autisme soit une excuse, et encore moins jeter une mauvaise perception sur les autres personnes autistes. Mes comportements et abus sont propres à ma personne. Je ne voyais pas du tout la dimension sociale dans le milieu professionnel, et même si je faisais des efforts sur cet aspect, dès que nous nous mettions au travail, le vernis craquait vite et les personnes se heurtaient immédiatement au mur de béton que j'étais. Je ne prenais aucune pincette et je pouvais faire des critiques d'une violence vraiment inouïe, et très honnêtement, je ne m'apercevais pas de leur gravité, car même si c'est horrible de ma part de le reconnaître, je pensais exactement ce que je disais, je communiquais simplement le fond de ma pensée. Voici quelques exemples : "Si une heure de mon temps vaut une journée du tien, tu ne vas pas rester longtemps dans cette entreprise." - "C'était pourtant indiqué sur ton CV, tu as menti sur tes compétences ?" - "Je n'ai jamais rien vu d'aussi mauvais de toute ma vie" - "Ce n'est pas avec des excuses que tu rattraperas ton incompétence" - "Je ne te referai jamais confiance après ces erreurs". C'était extrêmement dur, et je comprends qu'une forme de cruauté puisse être perçue dans mes propos. Ce n'est pas quelque chose que je vois de prime abord, mais je peux m'en apercevoir en y réfléchissant. Je dois vraiment faire un énorme effort pour me mettre à la place des autres et comprendre que je peux être très blessant. Je déteste mes remarques spontanées parce qu'elles sont d'une violence pure pou les autres et qu'elles sont immensément contre-productives, elles massacrent en une seconde des relations que j'ai mis des mois ou des années à construire, c'est un auto-sabotage assez terrifiant. Et le pire, c'est que je réalise souvent avoir dit une bêtise ou une chose cruelle des mois, parfois des années plus tard, souvent lorsqu'un ancien collègue rediscute avec moi ou que je repense à ces situations après avoir fait mes groupes d'entraînement aux habilités sociales avec les autres autistes et en réalisant que j'aurais eu des réactions et des façons de communiquer très différentes aujourd'hui. Le pire dans tout cela, c'est que mes collègues savaient parfaitement que je n'étais pas une mauvaise personne, et cela les faisait tolérer ces abus. D'une certaine manière, cela les aggravait, dans le sens où je les mettais dans une position où ils enduraient ces mauvais moments plutôt que de me remettre à ma place, tout simplement parce qu'ils ne voulaient pas me faire de mal. Il n'y a aucune excuse à cela. J'ai des remords infinis par rapport à tout ça. À chaque étape de ma vie, à chaque occasion que j'ai pu apprendre à mieux faire, je l'ai appris et je l'ai appliqué. Mais j'ai vraiment le sentiment que je n'aurais jamais dû recevoir de telles responsabilités sans formation et sans accompagnement. Ce type de catapultage est certainement un moyen très efficace et fonctionnel pour beaucoup de gens, et j'aurai toujours de la gratitude pour avoir reçu cet honneur et confiance, mais j'apprends tellement lentement et d'une façon telle atypique, apprendre sur le tas n'était pas possible pour moi et mes employeurs savaient déjà à quel point je me débattais avec cet aspect, et ils m'ont continuellement vu me débattre des années durant, c'est incompréhensible qu'ils ne soient pas intervenus. J'ai le sentiment que j'aurais dû recevoir plus de conseils, d'être guidé et assisté soigneusement, mais je comprends aussi que les patrons n'attendent pas de vous tenir par la main. J'ai réussi les missions qui étaient importantes pour eux en tout cas, sinon ils ne m'auraient pas gardé, mais je regrette d'avoir échoué humainement parce que c'était quelque chose d'important pour moi. J'ai juste un immense regret pour tout ça parce que je sais que beaucoup de moments difficiles auraient pu être épargnés pour mes collègues si on m'avait aidé, ou si on m'avait proposé un cadre plus adapté en termes d'interactions et de hiérarchie avec les autres.
Je ne veux pas être hypocrite en tout cas, je ne cherche pas à parler de cela pour faire dans la victimisation, j'ai des critiques et des analyses, qui j'espère seront utiles pour d'autres personnes, mais il y a des critiques très concrètes à faire vis-à-vis de moi aussi, celles que j'aborde mais sans doute des centaines de choses qui ne m'ont même pas effleuré l'esprit et des torts que j'ai causés dont je n'ai même pas idée. Je ne cherche pas à dépeindre un tableau en ma faveur ou en la défaveur des autres, d'autant plus que ces personnes font partie de celles qui m'ont supporté au final, qui ont toléré ma présence, alors je ne veux surtout pas donner l'impression que je suis ingrat de la patience qu'elles ont eue à mon égard. J'ai beaucoup de regrets en tout cas vis à vis de mon expérience dans le monde du travail, beaucoup d'échecs dans mes interactions, dans mes comportements, dans mes relations, beaucoup de complications qui, j'ai le sentiment en tout cas, auraient pu être évitées si j'avais été guidé et accompagné. J'ai essuyé les échecs et les remises en question, mais sans mode d'emploi, j'ai répété beaucoup d'erreurs et perdu un temps précieux. Mais c'est sans doute irréaliste aussi d'imaginer être accompagné à une telle échelle, ce n'est pas exactement une vision réaliste ou réalisable de la vie.
Mon association LGBT
J'étais très investi depuis 2008 dans une communauté de jeux vidéo accueillant les joueurs LGBT+. Il y avait deux autres fondateurs au démarrage mais ils avaient fini par s'éloigner pour se préserver des difficultés et drames communautaires qui se répétaient souvent, il y avait une très forte toxicité sur les forums et c'était très difficile de gérer les conflits permanents entre les joueurs, les débats virulents, les disputes qui suivaient les parties de jeux vidéo ou des rencontres privées. Il y avait du bon mais vraiment énormément de mauvais, et à cette époque nous essayions de plaire à tout le monde mais ce n'était pas la bonne approche, je me retrouvais en esclavage dans une spirale éternelle de doléances, de plaintes et de conflits à résoudre, c'était très difficile, surtout que c'était inintéressant. J'ai imposé dès le démarrage ma vision de ce que je voulais réaliser avec cette communauté, même avant d'en reprendre officiellement les rênes, mais je me confrontais exactement aux mêmes problèmes qu'en entreprise. J'étais beaucoup trop rigide pour le commun des mortels, ultra protocolaire, ultra autoritaire, j'avais - et j'ai conservé - une idée très claire des valeurs que je voulais inscrire et de l'association que je voulais construire avec les années, mais je me confrontais à beaucoup de rejet envers ce que j'essayais de faire, autant dans le fond que dans la forme. Globalement, je pense que les gens avaient plus de problème avec qui j'étais en tant que personne qu'avec ce que je faisais pour l'association. Les cinq à six premières années de l'association ont été extrêmement difficiles, en grande partie par ma faute, mon inadaptabilité, mon incapacité à communiquer d'une façon acceptable pour les autres, mon incompréhension des comportements humains. C'est assez paradoxal qu'une personne autiste ait érigé une association aussi importante, devenue la première association de France pour joueurs LGBT+, mais cela s'est vraiment fait dans le feu et le sang, avec beaucoup de pénibilité pour tout le monde. Mes proches n'ont jamais compris pourquoi j'ajoutais ces difficultés à celles que je surmontais au quotidien, j'étais déjà dans un tel épuisement physique et mental, c'était incompréhensible que je me jette corps et âme dans ce projet associatif, si social et si éloigné de ma nature. Mais je voulais absolument que cette communauté puisse devenir avec le temps un espace véritablement qualitatif pour des personnes qui souffrent de l'isolement social et/ou qui ont des pensées suicidaires, c'était vraiment moteur dans ma motivation et c'est ce qui m'a permis de tenir durant 12 ans en tout, et de passer le flambeau à une équipe de bénévoles formidables. Ce que j'avais traversé dans le passé était définitivement au cœur de ma détermination, si je pouvais empêcher à quelqu'un de vivre ce que j'avais vécu, rien qu'un tout petit peu, cela en valait vraiment la peine.
Je pense qu'il n'y a pas besoin d'être autiste pour se heurter à la solitude du monde associatif. On ne peut quasiment pas compter sur les autres, la plupart des personnes qui s'engagent à faire quoi que ce soit ne font pas ce qu'elles disent ou abandonnent très vite, les événements et projets ne se montent presque jamais si on ne les fait pas soi-même, on réalise rapidement qu'une association comprend plus de gens qui veulent profiter de ce qu'elle a à offrir que d'y placer des efforts, ce que je comprends tout à fait, mais cela crée une situation où nous nous retrouvons souvent isolés et en nombre insuffisant pour faire fonctionner l'association correctement, alors cela exige de nous de brasser toute notre énergie et beaucoup de sacrifices pour la maintenir à flot. Cela a été très longtemps un énorme investissement solitaire, non pas que j'étais seul, il y avait d'autres personnes qui s'investissaient, et certaines depuis le début, mais elles n'avaient pas forcément le temps et l'énergie, ni le même niveau d'investissement. Il faut avouer qu'il est rare de rencontrer des personnes aussi maladivement investies que moi, elles font preuve d'un meilleur jugement et équilibre que moi. Mais c'était déjà un honneur d'avoir des bénévoles qui pouvaient contribuer comme ils le pouvaient, et certains m'ont même aidé moi-même, personnellement, à grandir et progresser. Ce qui était vraiment difficile était les bénévoles qui annonçaient des projets auprès de toute la communauté et qui disparaissaient du jour au lendemain, et je me retrouvais avec leurs projets sur les bras à réaliser alors que je n'avais rien demandé, mais je me sentais contraint d'assumer ces responsabilités à l'égard de nos adhérents, cela est arrivé plusieurs fois et c'était très pénible. La partie humaine dans l'association était ce qu'il y avait de plus difficile pour moi, et je pense que c'était vrai dans les deux sens, les bénévoles ne comprenaient pas que je puisse devenir malade si mes protocoles pour gérer les événements, les réseaux sociaux ou la modération des forums n'étaient pas respectés. Ils prenaient sans doute cela pour de la rigidité voire du totalitarisme mais ils ne comprenaient pas que c'était ma seule façon de pouvoir collaborer avec eux, de trouver un terrain qui soit fonctionnel pour tout le monde, et particulièrement pour moi, parce que les autres étaient très souples en réalité. Les bénévoles me demandaient souvent des tutoriaux, alors je réalisais pour eux des documentations ultra précises, à la fois en texte et en vidéo, mais je réalisais ensuite que personne ne les consultait, c'était très frustrant de consacrer autant d'énergie pour rien. On me demandait souvent des choses à faire ou à mettre en place, puis je le faisais, et il ne se passait rien, mais je pense que c'est parce qu'ils étaient décontenancés aussi par l'extrême précision de mes retours. Il y avait sans doute quelque chose d'accablant dans ma documentation. Beaucoup de bénévoles ne s'investissaient pas à cause de mes protocoles et de mon comportement, ou du fait que je refusais de faire des exceptions aux règles en place, j'ai pu avoir des conflits très impressionnants avec certains d'entre eux qui voulaient tordre nos règlements pour répondre à des besoins spécifiques. Il n'était pas impossible de transgresser ces règles, mais presque. Il fallait m'exposer des arguments particulièrement solides et que nous en débattions avec les autres bénévoles pour peser les pour et les contre, et ce processus était trop laborieux et vite insupportable pour la plupart des gens, c'était excellemment démocratique et réfléchi, mais autant de procédures administratives pour prendre la moindre petit décision n'était ni raisonnable ni fonctionnel. J'étais extrêmement vigilant que nous ne créions pas des injustices dans l'association et des jurisprudences qui puissent par la suite créer plus d'injustices encore ou se retourner contre nous. Certains bénévoles étaient furieux contre moi, souvent en m'accusant d'un excès de prudence, ce qui était certainement le cas, mais à maintes reprises cette prudence fut prouvée déterminante pour survivre à des situations très compliquées, situations que produisent toujours les rassemblements entre humains. Certains bénévoles étaient aussi furieux contre moi pour de très bonnes raisons, certes, je me battais pour défendre les valeurs et actions de l'association, c'était tout à fait honorable de ma part, mais cela ne signifiait en aucun cas que j'étais une personne adaptée pour répondre à tous ses besoins. Je faisais de mon mieux mais il aurait clairement fallu que je reçoive de l'aide sur les aspects les plus importants : la communication et la compréhension humaine. J'ai fait énormément "d'erreurs" parce que mes décisions étaient trop théoriques et déconnectées des besoins réels des membres de l'association. Il est bien normal qu'il y ait toujours des personnes qui trouvent leur compte et d'autres qui n'apprécient pas les politiques menées, mais les débuts ont clairement été plus laborieux par ma faute et il m'a fallu beaucoup de temps, d'échecs, et de travail sur ma rigidité cognitive, pour m'assouplir et diminuer le nombre de procédures dans l'association, même si je pense que du point de vue des autres personnes, ces progrès n'étaient toujours pas suffisant.
Outre la difficulté de fonctionner avec moi, les bénévoles étaient aussi simplement dissuadés par la pénibilité du travail associatif. Il est harassant. Il faut constamment faire preuve d'indulgence et de patience avec les personnes qui participent aux événements ou au sein de la communauté, faire de la prévention est un travail très répétitif et nous sommes souvent confrontés à énormément de bêtises qu'il faut patiemment écouter et défaire avec pédagogie. C'est juste sidérant d'écouter un adolescent, à notre époque, vous expliquer que le virus du sida est un mythe et de devoir tout reprendre à zéro. C'est particulièrement là où il faut être patient, ne pas s'énerver, ne pas traiter la personne avec mépris, juste avoir un échange calme et argumenté, ce qui pour le coup est une partie que je maîtrise très bien. Mais c'est pénible d'entendre toujours les mêmes bêtises, les mêmes réactions, et aussi les mêmes discriminations entre personnes LGBT+ qu'il faut systématiquement corriger en plein vol lorsqu'elles passent sous nos yeux. Beaucoup plus pénible que tout ce que j'aurais pu imaginer, mais essentiel malgré tout. Le travail associatif vous fait rencontrer toutes sortes de public et vous cherchez à accompagner le maximum de personnes que vous le pouvez, à informer, à réconforter, à apporter le même service à tout le monde. Et je dois reconnaître qu'il était très déplaisant d'avoir à offrir la même aide aux personnes qui se montraient extrêmement ingrates ou méchantes, ce qui arrive parfois, mais je le faisais sans broncher parce que je croyais sincèrement aux valeurs que nous essayions de véhiculer au sein de l'association et de nous élever à des standards honorables.
Au fur et à mesure des années, je ne parvenais plus à soutenir le poids de l'association et cela faisait longtemps que j'avais atteint mes limites, mais je persistais dans mes sacrifices et mes efforts parce que les enjeux pour l'association, et surtout pour ses membres, me paraissaient bien plus importantes que moi. J'implorais de plus en plus l'équipe pour qu'elle m'assiste ou me remplace, certains bénévoles le faisaient un peu, d'autres me promettaient de me remplacer mais s'avéraient absents, tandis que ma santé se détériorait vraiment très sérieusement. C'était infernal de devoir porter l'association dans ces conditions, je n'étais vraiment pas en état de m'en occuper mais je le faisais de toutes mes forces car il n'y avait personne pour assurer la continuité. L'un des administrateurs m'avait promis de reprendre les rênes et cela m'avait beaucoup soulagé, mais il avait finalement disparu sans prévenir personne et je m'étais retrouvé écrasé, à devoir continuer de porter l'association, alors que je gérais en parallèle mes épisodes suicidaires, ma toxicomanie, mes difficultés critiques au travail, c'était une période très sombre et violente. Mais je le faisais parce qu'il n'y avait pas d'autres choix. Je n'étais pas en état et je n'aurais pas dû le faire, mais si je ne répondais pas à ces personnes qui me parlaient de leurs envies de suicide, de leur dépression, de ce qui les affectait dans leur vie, il n'y avait personne d'autres disponible pour le faire à ma place. Pendant de longues années, il n'y avait quasiment que moi pour leur répondre, pour leur consacrer véritablement du temps. Mon sens des responsabilités et mon engagement m'ont permis de fournir cette aide et ce soutien, mais je me tuais clairement à la tâche, ce n'était pas une dynamique saine pour moi, même si pour le plus grand nombre, elle était bénéfique.
C'est vraiment quelque chose de particulier que d'aider des personnes qui en ont besoin, de recevoir leur gratitude. Il y a quelque chose de très égoïste et grisant dans leur reconnaissance, elle me fait me sentir utile, elle me donne l'impression d'exister et cela me rend heureux. Je ne crois pas que je me serais autant détruit en aidant les autres si cela n'avait pas été sincère bien sûr, mais je crois qu'il y avait aussi un aspect de moi qui acceptait d'endurer cette situation toxique et dangereuse juste parce que cela me permettait d'être utile pour les autres et de me sentir intégré dans la société. J'en tirais une gratification visible qui me rapprochait de mon but d'exister parmi les autres. Je ne crois pas, je n'espère pas en tout cas, que c'était ma motivation première, mais j'ai reconnu certains parallèles dans les sacrifices déraisonnables dont je pouvais faire preuve à l'égard des membres de mon association, très similaires à ceux que je pouvais avoir pour paraître "normal" et "exister en société".
J'étais sincère en tout cas dans mon désir d'aider les autres, et j'étais accablé lorsque j'apprenais le suicide de l'un de nos membres, c'était terrible, mais cela me donnait encore plus d'ardeur à la tâche, c'était une fuite en avant pour moi, je fournissais encore plus d'efforts pour créer encore plus d'événements associatifs, de moments pour réunir les personnes, du tissu social, cela me déterminait à faire plus et mieux, alors que ce n'était pas raisonnable pour moi de soutenir de tels efforts. Mais j'étais terrifié de baisser les bras et que cela ait des conséquences sur qui que ce soit, une occasion manquée, un verre, une simple conversation qui aurait évité le suicide d'une personne. Je sais que c'est n'importe quoi de raisonner de cette manière, c'était me mettre beaucoup sur les épaules mais c'était comme ça que je voyais les choses. Je me sentais responsable pour ceux qui étaient partis et pour ceux qui risquaient de le faire.
Je n'ai aucun regret vis-à-vis de ce que m'a coûté l'association, que ce soit financièrement, mentalement ou physiquement. Je trouve que cela en valait la peine. Il n'y avait pas d'enjeu personnel, je n'étais pas payé, je n'avais pas de patron à satisfaire, simplement d'aider un maximum de personnes possibles, le travail associatif est vraiment un pur don de soi. C'était l'expérience la plus gratifiante, et probablement utile, de ma vie.
Première décision sérieuse de me suicider
J'avais 21 ans lorsque j'ai commencé à réfléchir sur une façon efficace de me suicider. J'étais à l'aube de ma vie d'adulte et j'étais déjà complètement éreinté. Je commençais aussi à réaliser que je n'arriverais pas à "soigner" mon autisme, que je ne pourrais pas compenser mes handicaps comme je l'avais toujours imaginé. Mes illusions et mes espoirs commençaient sérieusement à s'étioler face à la réalité. Mes efforts et mon optimiste n'étaient pas de taille. C'était une période où je n'étais pas triste, je n'étais pas dépressif. J'étais même vraiment très calme, je dirais même serein d'une certaine façon. Je suis quelqu'un d'extrêmement pragmatique et je ne crois pas à la vie après la mort, faute de preuves scientifiques. En considérant que je n'avais qu'une vie, je voulais m'assurer de ne pas la gâcher, alors j'avais fait vraiment tout mon possible pour voir si elle en "valait le coup". J'avais aimé, voyagé, travaillé, fait tout ce que je pouvais, mais il n'y avait vraiment rien qui me permettait de justifier de faire autant d'efforts et d'endurer autant de souffrances au quotidien. Je ne comprenais pas pourquoi m'infliger tout cela. Et j'en suis là aujourd'hui pour cette exacte raison d'ailleurs. Cela illustre bien à quel point ma lutte contre le suicide a été longue et laborieuse. À ce moment de ma vie, j'étais en paix, j'avais l'impression d'avoir fait le tour de la question. Si je venais du néant et que je terminerais au néant, pourquoi ne pas faire un raccourci des deux pour m'épargner tout l'épuisement et la souffrance au milieu. Personne n'avait pu me trouver une bonne raison d'endurer cet Everest quotidien, aucun proche, aucun médecin, ni moi-même qui avait déjà passé toute ma vie à chercher une raison en vain. J'étais allé voir ma grand-mère Grandine pour lui dire adieu d'une certaine manière, j'étais persuadé que ce serait la dernière fois qu'on se verrait. Elle avait bien vécu, eu beaucoup de malheur dans sa vie, alors j'estimais que s'il y avait bien une personne qui pourrait me donner une bonne raison, ce serait elle. Je lui avais simplement demandé quel était le sens de la vie. Je m'attendais à ce qu'elle me donne les motifs habituels : l'amour, les enfants, etc. Mais elle me connaissait mieux que personne d'autre et je pense qu'elle a compris, consciemment ou inconsciemment, que ses mots auraient une signification importante pour moi. Elle avait pris un moment pour réfléchir puis m'avait dit le plus naturellement du monde que la vie n'avait aucun sens. Je ne m'attendais pas du tout à cette réponse mais elle me convenait parfaitement. Elle validait mon intention de me suicider. Je n'avais aucune intention de vivre sans but, surtout si c'était pour souffrir tous les jours. J'étais satisfait de sa réponse même si je ne m'attendais honnêtement pas à cela. Mais elle m'a ensuite posé une question à son tour en me demandant quel était le sens de l'eau. Cela m'avait pris par surprise, et j'y avais longuement réfléchi mais je n'arrivais pas à trouver de réponse factuelle. Ce n'était pas "Qu'est ce que l'eau", ou "À quoi sert l'eau ?", c'était "Quel est le sens de l'eau ?". C'était une énigme impossible à résoudre pour moi. Puis elle m'avait dit que l'eau n'avait aucun sens et que c'était pareil pour la vie. Que je cherchais du sens là où il n'y en avait pas, l'eau est un état, la vie est un état, il n'y a pas de sens.
C'est dans ces moments-là que je réalisais à quel point ma grand-mère avait une connaissance extraordinaire de mon cerveau et de mes spécificités autistiques. Elle parvenait souvent en quelques mots à me sortir de dédales de réflexions et d'impasses dans ma tête. Et ce jour-là, elle m'a littéralement sauvé la vie en me sortant d'une boucle dans laquelle je n'arrivais pas à sortir, elle a brisé ma quête de sens et de rationalité dans un monde qui n'a pas de sens et qui n'est pas rationnel. Ma grand-mère était vraiment fabuleuse parce qu'elle savait communiquer avec moi, passer à travers mon pragmatisme disproportionné, et changer ma perspective alors que je suis la personne la plus têtue et rigide de l'univers. J'ai eu beaucoup de chance de l'avoir dans ma vie.
Elle a réussi à me faire gagner deux ou trois années grâce à sa réponse, qui m'avait convaincu que je devais persévérer à "vivre" cet état même si cela signifiait souffrir. Mais quand la souffrance est chronique, l'endurance ne suit pas, et après quelques temps, je me suis retrouvé rapidement à la case départ à lutter à nouveau contre le suicide. Peu importe mes résolutions, mes thérapies, mes efforts, toute la persévérance dont j'ai fait preuve, l'épuisement du quotidien m'a toujours rattrapé et avec lui, le désespoir, la dépression et le suicide.
Automédication avec les drogues
Ce chapitre traite du début de ma consommation de stupéfiants. Je n'en fais absolument pas la publicité, je relate de ce qui m'a fait débuter et de ce que j'ai jugé être des bénéfices au démarrage, mais il me parait important de rappeler les risques majeurs pour la santé, même à petites doses, même pour une première fois. Mon témoignage n'est pas une invitation à m'imiter, c'est d'ailleurs tout le contraire, ce n'est vraiment pas une voie enviable et elle a toujours des conséquences.
Je n'étais pas du tout satisfait de ma dépendance à l'alcool, qui était pourtant très efficace pour me permettre de traverser les jours en société avec assez de succès. Cela faisait déjà cinq ou six ans que j'étais enfermé dans cet usage quotidien pour répondre à mes besoins socio-professionnels, et mes sevrages avaient tous été catastrophiques, notamment celui qui avait rendu hors de contrôle mon addiction aux jeux vidéo et qui m'avait fait tout perdre. J'ai toujours été très volontaire pour essayer d'arrêter de m'alcooliser mais je n'étais vraiment pas prêt à mettre en danger ma stabilité actuelle, mon travail et mon logement de 12m², en me sevrant à nouveau au risque de me refaire perdre à nouveau l'équilibre et sombrer une nouvelle fois de façon incontrôlée. Cela peut sonner comme une excuse mais je m'étais déjà retrouvé à la rue une fois à cause de mon incapacité à gérer mes addictions et j'étais terrifié de me remettre, par moi-même, dans cette situation à nouveau, donc ma consommation d'alcool de l'époque était un moindre mal, elle ne me satisfaisait pas mais j'étais stable avec elle et je savais à quoi m'en tenir. J'étais très prudent pour trouver des solutions.
Après avoir lu beaucoup de littérature scientifique sur la dépression et l'utilisation de champignons hallucinogènes, je m'étais rendu au Pays-bas où il est légal d'en consommer et j'ai expérimenté en espérant que cela m'aide comme j'en avais eu l'exemple dans certaines études que j'avais lues. Ma première expérience a été très positive et a eu un effet durable sur ma santé mentale. Le cadre était rassurant et sécurisé, et j'étais accompagné de personnes bienveillantes et expérimentées. L'expérience m'a offert une abstraction radicale par rapport aux difficultés de mon quotidien. J'ai vraiment eu une diminution significative de mes pensées suicidaires pendant une longue période. Je n'ai pas d'approche spirituelle avec les psychédéliques, je les perçois vraiment comme de la pure biologie et chimie, j'avais une bonne compréhension des mécanismes biologiques de la psilocybine mais aucune littérature scientifique ne peut réellement vous préparer à l'expérience, j'ai été totalement époustouflé, je me suis senti grandi sur le plan personnel et étonnamment sur le plan spirituel, ce qui était une grosse surprise pour moi qui suis souvent cloisonné dans mon extrême rationalité et pragmatisme. Les champignons hallucinogènes m'ont accompagné pendant une dizaine d'années, jusqu'à ce que je fasse une overdose de LSD sans corrélation avec les champignons hallucinogènes, mais me provoquant un syndrome post-traumatique qui se déclenchait systématiquement durant les années qui ont suivi mon overdose, et je ne pouvais plus en consommer pour m'éviter des sessions cauchemardesques. C'était une grosse perte pour moi de ne plus pouvoir consommer de champignons hallucinogènes parce qu'ils étaient une roue de secours très efficace lorsque j'avais des bouffées suicidaires trop violentes. Cela m'aidait beaucoup à recréer une abstraction assez forte pour me donner une "bouffée d'air".
Si les champignons hallucinogènes m'aidaient à gérer mes grosses crises suicidaires 3 ou 4 fois par an, ce ne sont pas des substances qu'il est possible de consommer en restant fonctionnel socialement ou professionnellement, donc à l'inverse de l'alcool, je n'en consommais que très rarement. Cependant les effets, dont je n'avais eu que le revers positif à l'époque, m'avaient encouragé à poursuivre mes investigations dans les substances qui seraient susceptibles de m'aider, que ce soit pour gérer ma dépression chronique ou mes difficultés quotidiennes.
J'avais déjà lu des études scientifiques sur l'utilisation de la MDMA pour des patients autistes, notamment aux États-Unis, mais j'avais une opinion résolument négative sur les drogues dures et il m'était impossible de considérer la prise de ces substances. J'étais très polarisé sur le sujet et si j'étais relativement ouvert pour essayer des drogues douces pour voir si certaines d'entre elles pouvaient m'aider à affronter mon quotidien, j'étais résolu à ne jamais essayer de drogues dures. Je n'avais aucune attraction vis-à-vis d'elles, aucun intérêt ou fascination, et j'incendiais d'ailleurs mes frères ou mes proches qui consommaient des stupéfiants en leur délivrant un exposé en 3 actes et avec des infographies. L'aspect récréatif, drogue douce ou drogue dure, n'avait jamais été le but de mes recherches non plus, aucun de mes amis n'était consommateur - à ma connaissance - et j'étais plutôt le genre de personne à juger, à cette époque, avec un énorme mépris, les personnes qui consommaient des drogues dures. Même en m'éduquant de plus en plus sur le sujet, je n'arrivais absolument pas à comprendre comment il était possible de démarrer une consommation impliquant de tels risques et cette incompréhension me faisait porter un jugement très discriminatoire. Quoi qu'il en soit, j'ai fini par accumuler une connaissance encyclopédique sur les substances licites et illicites, je dirais même que cela a été l'un de mes principaux intérêts restreints, alors même que je n'étais pas encore consommateur. Finalement ce sont les témoignages d'autres personnes autistes qui racontaient leurs expériences avec la MDMA qui m'ont convaincu de tenter l'expérience. Cela peut paraitre contradictoire avec le jugement très tranché que j'avais sur ces substances, et cela l'est sans doute, mais il faut comprendre que j'arrivais à ce moment de ma vie au bout de mon endurance, j'étais dans un état de grand désespoir et désarroi, et je commençais à devenir beaucoup trop instable et être de moins en moins capable de soutenir mes efforts, donc mes incapacités redevenaient de plus en plus apparentes, même au travail, ce qui était une grosse source d'anxiété supplémentaire. Cela n'est pas une excuse pour ne pas avoir cherché d'autres aides ou solutions, mais il ne faut pas croire que choisir de tester la MDMA était un choix facile non plus. J'étais extrêmement conscient des risques, peut-être plus encore que n'importe quelle personne de mon âge, et j'étais si inquiet que j'avais payé un infirmier gay rencontré sur une application de rencontres pour surveiller mon état pendant ma première prise de substance, juste pour m'assurer que je ne fasse pas une réaction dangereuse. Je voulais le cadre le plus médicalisé et protégé possible pour réduire les risques au maximum. C'est très inhabituel d'élaborer un tel contexte mais encore une fois, je ne cherchais pas quelque chose de récréatif, c'était une recherche thérapeutique, et je prenais cela très au sérieux.
Cette première expérience a été extrêmement traumatisante pour moi. Est-ce possible d'être traumatisé par une bonne expérience ? Oui, cela est possible. Cela l'a été pour moi. J'ai toujours su que j'étais différent, on me le rappelait en permanence, je m'en rendais compte constamment, c'est une évidence qui m'a brutalisé tous les jours de toute ma vie. Et je savais très bien comment les gens fonctionnaient, je le voyais dans les séries télévisées, je le lisais dans les livres, j'avais une certaine compréhension de leur comportement et de leurs mécanismes de pensée, mais tout cela était très théorique pour moi. J'avais toujours irrémédiablement le biais de penser que finalement nous étions pareils, que nous pensions pareil. Je ne sais pas comment c'était possible d'oublier une chose qu'on me rappelait tous les jours, mais vraiment, j'oubliais souvent et j'oublie encore aujourd'hui que les personnes n'ont pas le même cerveau que moi. Par exemple, j'avais énormément de mal à croire qu'il est possible de ne penser à rien. Que les gens ne sont pas du tout, comme dans mon cas, envahis par un tsunami de pensées arborescentes, empiriques, infinies. Et je parle de tout ça parce que la MDMA a eu des effets extraordinairement spectaculaires sur moi. D'un seul coup, tout le "bruit" continu de pensées dans ma tête que j'ai matin, midi, soir et nuit, tout a disparu dans un silence incroyablement réconfortant. Mes anxiétés sociales étaient réduites de 90%. J'étais capable de toucher les personnes sans avoir à y penser, sans avoir à me préparer à leur contact tactile, et plus encore significatif, sans souffrir de ce contact. Cela n'a l'air de rien mais c'était spectaculaire pour moi. Spectaculaire. J'étais capable de parler à une personne sans y réfléchir. C'était vraiment l'expérience la plus incroyable et la plus déroutante de toute ma vie. Après que nous ayons passé un bon moment au calme chez moi, et comme tout avait l'air de bien se passer, j'avais demandé que l'infirmier m'accompagne à l'extérieur, et nous étions allés acheter des éclairs au chocolat. J'étais rentré de moi-même dans un lieu que je ne connaissais pas, sans m'y préparer, sans préparer ce que j'allais dire, et j'ai eu toute une conversation avec la jeune femme au comptoir, c'était vraiment incroyable pour moi. L'infirmier était un peu étonné par mes réactions mais je l'avais payé pour simplement m'accompagner et tout se passait bien, donc il ne m'avait pas fait de remarques particulières. Je ne lui avais pas dit que j'étais autiste, juste que je voulais tester pour la première fois cette drogue, donc mes explorations sociales étaient peut-être un peu étranges pour lui. Moi j'étais extatique. Je découvrais pour la première fois comment c'était d'être "normal", d'une certaine façon. D'un seul coup, je pouvais faire tout ce que les autres personnes faisaient naturellement. Et c'est ça qui a été si traumatisant pour moi au final. Cette expérience a été un choc d'une violence vraiment inouïe, parce que je me savais à la traîne, mais je n'avais jamais réalisé à quel point. Je n'avais pas deux pas de retard, il y avait un véritable ravin entre les personnes normales et moi. C'était vraiment une expérience très déroutante, je ne m'y attendais pas du tout. J'étais profondément bouleversé honnêtement, c'est difficile de décrire le sentiment que j'avais.
À partir de là, j'avais pris la décision d'intégrer cette drogue dure dans mon quotidien. J'avais très bien mesuré les dangers auxquels je m'exposais. À cette époque-là, cela m'avait semblé être la seule solution que j'avais, mais de toute évidence cela n'était pas vrai. J'aurais pu trouver de l'aide ailleurs et j'ai choisi de me débrouiller seul, dans une forme d'automédication que je m'estimais à la hauteur de contrôler. J'étais si fort pour contrôler l'incontrôlable, mes stéréotypies, mon langage, sur tant d'aspect pour faire semblant d'être normal, alors me gérer avec cette substance me paraissait complètement à ma portée, et c'est une présomption banale qu'ont beaucoup de gens qui tombe dans la drogue au final et je n'y ai pas échappé.
J'étais toujours extrêmement répressif vis-à-vis de mon autisme à cette période et la MDMA était devenue une alliée spectaculaire dans cette bataille insensée. Elle avait beaucoup plus d'avantages que l'alcool, et, durant les premières années, beaucoup moins de désavantages aussi. Surtout que le seuil d'efficacité était extrêmement faible comparé au seuil récréatif, je pouvais vraiment rester moi-même sans être méconnaissable du tout, je microdosais en matinée et en début d'après-midi, et je devenais simplement "un meilleur humain", plus sociable, plus agréable, moins erratique, moins disséminé. Je suis arrivé à rester dans une consommation parfaitement contrôlée pendant des années, mais de toute évidence, je surestimais complètement mes capacités à contrôler cela et surtout, point essentiel, je n'anticipais pas que ma vie puisse prendre des tournants. C'était pour le moment une période dorée, j'avais une approche très médicale de ma situation, j'avais des difficultés, j'avais trouvé une substance pour en résoudre une grande partie, et "tout se passait très bien dans le meilleur des mondes". Le rejet de mon autisme m'empêchait complètement de considérer recevoir la moindre aide extérieure de spécialistes, c'était juste une démarche que je n'étais pas du tout prêt à entamer à ce jeune âge. Je n'en voyais, sincèrement, pas l'intérêt. Je n'étais pas prêt à vivre avec mon autisme à cette époque, je vivais en le réprimant autant que je pouvais. Malgré la présence de la MDMA dans mon quotidien et depuis un certain nombre d'années, j'étais sous contrôle et je le suis resté un certain temps, je faisais l'erreur d'estimer que ce contrôle resterait le même parce que je pensais que ma vie resterait la même aussi. J'étais très conscient d'être passé d'une énième addiction à une autre, mais c'était celle qui avait le meilleur ratio bénéfice/préjudice sur mon quotidien, bien que c'était aussi la plus dangereuse de toutes celles que j'avais connues à ce moment-là. Je suis resté très fonctionnel pendant des années avec la MDMA, c'était de très loin les années où j'ai été le plus sociable et le plus performant professionnellement. Le fait de ne pas être dans des quantités récréatives me permettait de ne vraiment pas souffrir de syndrome de manque ou même de descente, jusqu'à ce qu'un "accident de la vie" me fasse perdre complètement le contrôle de mes consommations et que la drogue devienne une véritable spirale de destruction. J'y reviendrai un peu plus loin dans mon témoignage mais je voulais parler de cette première expérience d'abord, parce que je veux documenter de quelle manière une personne est susceptible de passer d'une consommation mesurée à une descente aux enfers hors de contrôle. S'injecter des drogues par voie intraveineuse n'est jamais un premier choix. Ce n'est même jamais un choix considéré tout court au démarrage, et pourtant, certaines circonstances et mauvaises décisions y conduisent.
Quentin, le garçon qui m'a évité de me suicider
Quentin a été une rencontre très importante dans ma vie. Il a tout de suite compris que j'étais un garçon différent. La première fois que je l'ai rencontré, je lui avais demandé quelle était sa rémunération mensuelle car je ne voulais pas me mettre dans une relation avec une personne qui ne puisse pas être indépendante. Je lui avais dit que je travaillais dur pour être millionnaire à mes 25 ans car je ne pensais pas pouvoir continuer de travailler beaucoup plus longtemps et qu'il fallait que je puisse rester autonome pour la suite. Ce n'est clairement pas la meilleure première impression qu'il est possible de faire à quelqu'un mais il en rigole encore quand nous en reparlons et il m'a toujours répété que cela ne l'avait pas dérangé, que ma candeur avait même au contraire attisé sa curiosité. Physiquement, je le trouvais vraiment déplaisant car il avait un physique de mannequin suédois et j'ai toujours eu beaucoup d'inconfort face aux personnes musclées, pour lesquelles j'ai des préjugés idiots parce que je n'arrive pas à appréhender le temps qu'elles passent en salle de sport. C'est tout à fait stupide et discriminatoire mais c'est ce que je ressens avec les gens musclés, et pour cette raison, j'étais persuadé que rien ne se passerait entre nous. Je dirais même que j'étais déterminé à ce qu'il ne se passe rien. Mais dès qu'il avait ouvert la bouche, je l'avais trouvé tout simplement brillant. Son intelligence a vite balayé mes préjugés, et ce qui m'a fait irrésistiblement tomber amoureux de lui, c'est son extraordinaire attitude, qui lui permettait de calmer mes crises autistiques à une vitesse inégalable. À cet âge-là, je n'étais pas du tout ouvert sur mon autisme, j'étais encore enfermé dans la terreur de mon éducation et du rejet des autres, de ma scolarité et du monde professionnel, alors je réprimais énormément mes comportements en sa présence mais il était impossible qu'il y échappe car nous vivions ensemble presque tous les jours et je rentrais souvent dans des états déplorables du travail, à des heures impossibles, et j'étais coincé dans mes spirales de réflexions sur mes interactions avec mes collègues, en pleurs ou en colère, entre mille émotions et pensées qui allaient dans tous les sens, et il m'aidait point par point par décortiquer tout ce qu'il s'était passé dans ma journée pour m'aider à tout comprendre. Je l'avais surnommé mon "Google Human Translate" car il me traduisait tout. Il m'a permis de respirer dans des situations tout à fait normales pour le commun des mortels, mais suffocantes et insoutenables pour moi. Je passais des heures à lui expliquer toutes les situations que je traversais ou les propos de mes collègues, ainsi que mes interprétations de tout ça. J'étais souvent dans le faux et il m'aidait à beaucoup mieux comprendre mes interactions avec les autres. Il avait aussi une façon très théâtrale de tout dédramatiser et cela m'aidait à me sortir des abysses dans lesquelles je m'enfonçais car n'étant jamais capable de rien prioriser, je prenais tout au sérieux. Il traduisait vraiment le monde pour moi et c'était inestimable. Il m'a vraiment sauvé la vie avec sa patience et son amour, et m'a offert des années supplémentaires que je n'aurais pas obtenues sans lui. Et c'est facile de dire cela, ou d'imaginer que ce sont des choses "romantiques" qu'on peut dire, mais j'étais vraiment au bout de mes capacités à endurer la vie. J'étais jeune mais déjà sacrément abîmé, et tout ce temps qu'il m'a consacré à décrypter mon quotidien m'a clairement permis d'augmenter mon niveau « d’adaptabilité sociale ». Il voyait mon extrême détresse et épuisement au quotidien, et il essayait de m'aider du mieux qu'il pouvait. Il constatait à quel point mon travail me détruisait et il avait été le premier à m'encourager à créer ma propre entreprise, à m'émanciper de ces relations professionnelles trop difficiles pour moi, et je n'aurais jamais entrepris cela sans qu'il m'y pousse. Il était très rassurant et pesait les pour et les contre avec moi, et il m'avait rassuré sur le fait qu'il serait là quoi qu'il arrive, même si mon entreprise s'avérait être une aventure catastrophique, ce qui est le plus beau cadeau qu'on puisse faire à quelqu'un qui n'a aucun parachute dans la vie, il m'offrait une garantie de sécurité et j'ai eu une infinie gratitude à cet égard.
Nous n'avions aucun attrait pour le sexe et cela m'allait vraiment très bien, surtout après avoir passé des années à satisfaire des hommes ou à feindre cette hypersexualité avec Hisham. Mes années avec lui étaient quasiment asexuées et c'était merveilleux, ce n'était jamais un sujet pour nous et nous étions parfaitement heureux comme ça. Je n'ai plus eu l'opportunité de revivre une relation de ce type mais j'aurais beaucoup apprécié je pense, je trouve que les dynamiques autour du sexe sont vraiment trop difficiles et j'ai du mal à doser l'intensité et l'excitation de ce que je dois donner, c'est beaucoup plus facile s'il n'y a pas de sexe du tout.
Comme nous vivions ensemble, je ne pouvais pas masquer tous mes troubles autistiques mais cela n'a presque jamais été un problème pour Quentin. C'était mon repli social qui était le plus pénible pour lui mais il acceptait vraiment bien cela malgré tout. Il pouvait inviter ses amis pour jouer à des jeux de société, parfois j'avais la force de joindre à eux, souvent je participais un peu et je me remettais sur mon ordinateur, parfois je restais complètement dessus pendant qu'ils jouaient tous ensemble à côté de moi, cela me convenait très bien. Je l'ennuyais énormément la nuit parce que je trouvais l'air irrespirable, trop sec, trop humide, trop quelque chose, et je théorisais sur tout ce que cela pouvait être et tout ce que nous pourrions faire pour corriger cela, et il se moquait de moi gentiment. Il ne voyait pas trop ce qu'il pouvait faire tandis que cela prenait parfois des proportions énormes et je ne pouvais pas dormir de la nuit. Cela pouvait être très difficile. Il était parfaitement habitué à mes spasmes ou mouvements répétés, à mes époussetages du lit frénétiques et inlassables au milieu de la nuit. Il rigolait lorsqu'il me voyait me brosser les dents, parce que je saute sur place pour me distraire des sensations dans ma bouche. Brossage des dents marsupial. Il se heurtait souvent à des murs avec moi mais il avait toujours cette façon très noble d'absorber les chocs sans me les faire ressentir et sans ressentiment par la suite. Vraiment, Quentin est une personne formidable et était un conjoint parfait. Ma famille l'adorait, ma grand-mère Grandine n'arrêtait pas de répéter que c'était l'homme de ma vie, mais j'avais plus de réserve parce qu'une partie de moi était toujours amoureux de Hisham et que j'avais une amitié assez spéciale avec un garçon qui jouait vraiment avec notre relation d'une façon qui était malsaine pour moi et avec qui j'ai fini par couper les ponts, mais je pense que j'avais déjà pas mal de "bruits" dans mes relations et je n'étais pas certain que Quentin soit la bonne personne pour moi ou que je sois la bonne pour lui. C'était l'une des meilleures personnes dans ma vie et cela l'est resté pour sûr, mais je n'étais pas certain que nous allions passer notre vie ensemble et je ne lui avais jamais rien promis de la sorte d'ailleurs, même si de son côté il était plus convaincu que moi que nous étions fait pour être ensemble.
Nous ne nous sommes jamais vraiment disputés Quentin et moi, à l'exception d'une fois dans un restaurant. J'avais vraiment été choqué par une série d'événements ce soir-là, nous avions attendu très longtemps sans être servi, il y avait eu une altercation avec le restaurateur, nous nous étions retrouvé à payer nos repas sans n'avoir rien mangé (ni été servis), car le gérant menaçait d'appeler la police tandis que je lui répétais les articles de loi spécifiant qu'il n'était pas légal de nous faire payer ce que nous n'avions pas consommé, toute la situation était ubuesque, nous avions attendu déjà une heure et j'étais excédé par la tournure des événements. Il ne m'était jamais arrivé une chose pareille et je gère très mal les situations inédites, particulièrement celles qui sont aussi stressantes. Mais ce soir-là, Quentin m'avait crié dessus à la sortie du restaurant. C'était beaucoup trop que ce que je pouvais endurer. Je sais que cela a l'air, encore une fois, très exagéré, mais j'ai vraiment été traumatisé par cet événement et cela a beaucoup affecté ma relation avec Quentin. C'est l'énorme préjudice de ma mémoire et de mes pensées envahissantes. Les moments violents de cette soirée surgissaient dans ma tête à n'importe quel moment et dégradaient sérieusement des instants partagés avec Quentin. Nous pouvions être au cinéma ou en train de marcher, et je le voyais à nouveau en train de me crier dessus dans ma tête, et cela me faisait perdre mes moyens, me crispait ou faisait monter mes larmes, et c'était très injuste comme situation car nous ne passions que des bons moments ensembles, il n'y en avait eu qu'un seul de mauvais mais il était malheureusement indélébile, envahissant, oppressant. Cette réminiscence gâchait complètement ce que nous partagions ensemble. Cela m'a tellement traumatisé que c'est devenu un point critique pour toutes mes relations suivantes : mes partenaires devaient bien prendre en compte qu'il ne fallait jamais lever la voix sur moi parce que cela affecterait pour toujours notre relation. Ce n'est pas une plaisanterie, et autant dire que c'est une condition vraiment lourde dans un couple. Presque une décennie plus tard, j'ai toujours la réminiscence de cette soirée lorsque je suis en compagnie de Quentin, parfois au point de devoir quitter son appartement, parce que je ne supporte pas de le voir me crier dessus alors que nous partageons pourtant un moment agréable tous les deux dans le présent. C'est vraiment triste comme situation mais heureusement, cela n'arrive pas souvent. C'était tout de même un gros point noir sur toute la seconde moitié de notre relation.
J'avais attendu plus d'un an pour quitter mon propre appartement, alors que nous vivions déjà ensemble quasiment dès le premier jour, cela s'était fait très facilement, nous aimions simplement être ensemble à la maison, tranquilles. Je n'avais absolument pas prévu de le quitter, j'étais très bien avec lui, mais encore une fois à cause de mon manque de discernement et mes lacunes en communication, j'ai complètement raté une interaction avec lui qui a mené à notre rupture (qui je pense était inéluctable de toute façon). À la fin d'un épisode de The Walking Dead, nous parlions simplement de la mort et des relations, et il m'avait demandé si je pensais que nous allions mourir ensemble, et je trouvais cela absurde, déjà parce qu'il est factuellement physiquement impossible de mourir au même moment, mais qu'en plus de cela, je ne pouvais pas donner une réponse favorable qui m'engagerait dans quelque chose à laquelle je n'étais pas certain. Il a réagit de façon très émotive, et j'avais beaucoup de mal à savoir comment réagir moi-même, il était vraiment méconnaissable, je ne comprenais pas du tout ce qu'il se passait, je n'avais pas l'impression d'avoir dit quelque chose de méchant, je ne savais pas quoi ajouter. C'était vraiment un moment terrifiant parce qu'il était inconsolable et qu'il n'arrivait pas à articuler. C'était une situation inédite pour moi et je ne savais pas comment réagir, alors je lui avais tapoté l'épaule mais il m'avait repoussé, il ne voulait pas que je le touche, il avait l'air révulsé, probablement par le chagrin, mais je ne comprenais toujours pas ce que j'avais pu faire de mal. Il faut noter qu'il est 14 ans plus âgé que moi et que notre relation avait certainement plus d'enjeu pour lui que pour moi, consciemment ou inconsciemment, à cause de l'espérance de vie restante. Ou c'était peut-être juste à cause de l'amour. Je ne sais pas. Il a pointé du doigt l'utilité de cette relation dans ces conditions puisque je ne me voyais pas avec lui dans le futur, et c'est vrai que sa question était pertinente. Et j'avais été parfaitement sincère et transparent avec lui. Mais je ne m'attendais absolument pas à ce que nous nous séparions, c'était vraiment une interaction dont je n'aurais jamais imaginé une telle conclusion. Si je l'avais su, j'aurais probablement menti. Je ne me voyais pas vivre avec qui que ce soit d'autre, je venais juste de rendre mon appartement pour vivre avec lui, et je ne m'imaginais pas vivre ailleurs qu'auprès de lui. Non seulement sa réaction m'avait pris par surprise, mais il m'avait ensuite demandé de partir de chez lui du jour au lendemain, ce qui avait été une expérience épouvantable. Bien évidemment, c'était bien plus épouvantable pour lui. Mais encore une fois je me retrouvais dans une situation que je n'avais pas su anticiper du tout et j'étais complètement hébété, déboussolé. Je n'en revenais vraiment pas. Et il n'y avait aucune méchanceté de la part de Quentin, il était juste dévasté par ma réponse et il était incapable de rester une seconde dans la même pièce qu'une personne qu'il aimait profondément mais qui ne partageait pas les mêmes sentiments ou objectifs. Ce que je respecte parfaitement.
La possibilité d'une rupture est toujours présente lorsqu'on s'engage dans une relation, donc je m'y étais préparé aussi, mais je ne m'attendais pas à ce que cela se fasse de cette façon. Pour dire à quel point j'étais à mille lieux d'une pensée normale, j'étais personnellement persuadé que, suite à cette séparation, nous continuerions de vivre ensemble encore une année ou deux. C'est le temps qu'il m'aurait certainement fallu pour assimiler correctement ce qu'il se passait, mais ce n'est pas comme cela que se déroulent les séparations dans le monde réel. Bien évidemment, tous mes amis, toute ma famille, tout le monde a dit que j'étais complètement "délirant" et que Quentin avait eu raison de me mettre dehors, et je me suis senti isolé pour sûr, mais je me sentais surtout encore une fois complètement désespéré et perplexe. Millionième illustration de mon infinie stupidité. Tout cela m'avait vraiment pris par surprise, la chute a été d'autant plus brutale que j'avais eu l'impression d'avoir "beaucoup progressé" vis-à-vis de mon autisme et pour gérer ma vie sociale, et d'un seul coup je réalisais que je manquais toujours autant de discernement et que j'étais toujours autant déconnecté des sentiments et des réactions réelles des gens. Le sevrage a été très violent, son absence insupportable, nous étions tous les jours ensemble et je ne comprenais pas pourquoi nous ne pouvions plus nous voir du jour au lendemain. Je me sentais trahi, même si je comprends bien que c'était moi qui l'avait fait souffrir et que je ne m'étais pas plaint de la situation, j'avais fait tout ce qu'il désirait parce qu'il était plus important que moi et je ne voulais surtout pas le faire souffrir d'avantage. Je lui demandais qu'on se revoie et nous avions essayé une ou deux fois, mais c'était trop douloureux pour lui et il a fallu attendre une année pour qu'il soit capable de supporter ma présence à nouveau. J'étais vraiment désorienté de le perdre de cette façon, je ne m'y attendais pas, et je me sentais aussi trahi parce qu'il m'avait promis d'être à mes côtés alors que je lançais mon entreprise et d'un seul coup, je me retrouvais tout seul et sans parachute, ce qui m'avait vraiment mis en grande détresse. Mais il n'avait pas trahi cette promesse en réalité, il avait juste besoin de temps pour digérer tout ça. De mon côté, j'ai mis plusieurs années aussi à digérer cette séparation, elle m'a vraiment traumatisé. C'était beaucoup trop violent. Mais j'étais profondément heureux que nous puissions nous retrouver par la suite, c'est l'une des personnes qui me connaît le mieux au monde et son amitié est inestimable pour moi. Il m'a soutenu autant qu'il le pouvait à travers tous les enfers que j'ai traversés par la suite, en me prêtant de l'argent, en m'aidant à lutter contre ma toxicomanie, en ayant toujours une place dans ses bras pour me réfugier. C'est une relation immortelle, inaltérable, et c'est ce que j'apprécie le plus. Savoir qu'il est avec moi jusqu'au bout dans cette dernière étape est quelque chose de très précieux pour moi. J'ai beaucoup de chance.
2.2 - Une dague dans le coeur, une aiguille dans le bras
Monter mon entreprise
La création de mon entreprise a été une erreur importante dans mon parcours de vie. Cela m'a engagé sur un chemin beaucoup trop complexe par rapport à mes capacités et à mon endurance réelle, mais en même temps, je suis bien conscient que c'était une décision motivée par le fait que j'étais totalement à bout et que mes crises suicidaires m'auraient sans aucun doute mené à un passage à l'acte si j'avais continué de travailler dans ma précédente boîte, je ne voyais pas d'autres alternatives. Non pas que les gens étaient particulièrement méchants là-bas, mais tout était beaucoup trop difficile pour moi, sauf le travail en lui-même. Je ne comprenais rien de mes collègues, rien de ce qu'on exigeait de moi, rien des interactions, j'étais accablé par les efforts pour "bien me comporter", j'étais sur le qui-vive en permanence, depuis des années, c'était un véritable enfer. J'avais beau être très souriant, j'étais dans une grave détresse. C'était vraiment une nécessité de m'extirper de l'environnement dans lequel j'étais, qui était sans doute parfaitement normal. C'était moi qui n'étais pas adapté, et mes efforts étaient efficaces pour satisfaire - à peu près - les autres mais étaient très inefficaces, voire contre-productifs, vis-à-vis de moi.
Je suis quelqu'un de très créatif et ambitieux dans mes projets, personne ne m'a poussé ou contraint dans cette direction. J'ai toujours entrepris de grands ouvrages depuis que je suis né, construit des centaines de choses, c'est profondément dans ma nature, j'avais même écrit le nom de mon entreprise dans mon cahier de CE1, et c'est le nom qu'avaient finalement accepté mes associés après quelques aller-retours sur d'autres idées. Même si je sais que construire a toujours été dans ma nature, je sais aussi que ma sécurité est largement plus importante à mes yeux que tout le reste et que si j'avais eu l'opportunité d'être en sécurité, respecté et accepté pour ce que je suis, où que ce soit ailleurs, j'aurais largement préféré être un simple employé que de devoir endosser ces responsabilités, dont je savais qu'elles risquaient de grandement me compliquer la vie. Mais j'étais acculé par ma situation immédiate et bien que conscient que cela serait difficile, j'étais convaincu qu'en travaillant corps et âme, j'y parviendrais. J'y croyais vraiment. J'étais très déterminé pour lutter contre mes idées suicidaires et j'étais très motivé à surmonter mes difficultés, devenir autonome, m'épanouir, réussir à vivre.
Démarrage difficile
J'étais très jeune et très effrayé de monter cette entreprise, les enjeux étaient vraiment élevés, ma survie en dépendait, et j'ai naturellement recherché à mitiger ce risque en m'associant avec un ancien collègue, pensant que cela nous donnerait deux fois moins de chance d'échouer. De plus, il avait d'excellentes compétences d'illustrateur et je le trouvais très talentueux, il était un associé idéal pour mener à bien nos projets qui étaient un retour aux sources pour moi car ils gravitaient à nouveau autour des jeux vidéos et des contenus interactifs. Nous avions pour projet de lancer un outil pour aider les illustrateurs à créer des livres numériques, et nous voulions nous-même publier un livre pour enfants en l'utilisant. Nous avions également commencé à travailler sur un petit jeu mobile avec l'intention d'en développer d'autres, petit à petit. Mon associé était aussi jeune que moi, et avait sans doute des inquiétudes similaires aux miennes face aux enjeux, et nous avions cherché à nous associer à nos anciens employeurs, Joseph et mon ex Hisham, en espérant qu'ils nous aident à nous développer et à réussir, comme ils le faisaient si bien pour eux-mêmes. Nous n'avions pas réussi à lever d'argent auprès d'eux mais nous avions cédé des parts en échange de deux ordinateurs et de jouir d'un espace dans leur immeuble pour nos propres bureaux, ce qui semblait être une super opportunité sur le moment mais je pense que rétrospectivement, c'était beaucoup leur donner pour quelque chose qui ne représentait pas grand chose. Mais nous partions de rien donc je comprenais parfaitement qu'ils ne veuillent pas investir d'argent dans l'entreprise - qu'ils auraient d'ailleurs perdu - donc ils avaient fait preuve de discernement.
J'avais essayé de faire en sorte que cela fonctionne avec mon comparse illustrateur mais nous étions trop différents et je n'étais pas confiant pour la suite. Nous pouvions rire ensemble et nous entendre sur certains sujets mais il n'était pas du tout rigoureux dans son travail. Il surestimait beaucoup sa productivité, bien que les illustrations qu'il réalisait étaient vraiment très belles, son retard avait beaucoup de conséquences sur la mise en œuvre de nos projets. Il avait prévu un à deux mois pour réaliser les 24 pages de notre premier livre numérique et il n'est arrivé à complétion qu'une année plus tard. Nous n'avions pas du tout la même perception de l'entrepreneuriat, j'étais presque toujours seul au bureau, il n'était pas souvent là et lorsqu'il venait, il arrivait tard le matin et partait tôt dans l'après-midi pour aller faire ses séances de musculation, ce qui me dépassait complètement, alors que nous accumulions un retard catastrophique. Il n'était pas investi du tout. En parallèle je tapais des mains et des pieds pour maintenir l'entreprise à flot, alors même que nous ne produisions aucune valeur, et je me retrouvais à faire des prestations, en parallèle d'essayer de développer notre projet initial, ce qui est vite devenu un cercle vicieux. J'ai laissé beaucoup de temps s'écouler parce que j'avais encore espoir qu'il réagisse, surtout qu'il avait un très bon caractère et disait toujours avec optimisme et enthousiasme que cette fois-ci, c'était la bonne, qu'il aurait tout fini dans les jours qui viennent, et ce discours a persisté des mois et des mois, et je l'acceptais à chaque fois en étant persuadé que c'était la vérité. Ce n'était pas que lié à ma naïveté je pense, j'avais vraiment envie d'y croire moi-même. Il était, à mes yeux, indissociable de ce que nous voulions réaliser ensemble. C'était très pénible qu'il ne soit jamais là, jamais investi, je faisais tout pour nous donner les moyens de réussir mais il paraissait incroyablement désintéressé. Il y avait une grande contradiction entre ses propos et ses actions. Peut-être que lui-même ne savait pas trop ce qu'il voulait, ou qu'il avait perdu confiance en ce projet depuis longtemps et qu'il n'avait pas trouvé le courage de me le dire, mais dans tous les cas, je me retrouvais avec quasiment toutes les charges de l'entreprise sur les bras et notre survie n'a dépendu que de mon travail au final. À la toute fin, il m'était devenu impossible de détourner le regard, j'étais acculé et il a fallu que je fasse intervenir Joseph et Hisham, qui ont cherché à de nombreuses reprises à résoudre la situation et avancer ensemble, mais il ne tenait pas plus ses engagements auprès d'eux qu'auprès de moi, et nous avons fini par concilier qu'il était mieux de nous séparer.
Après son départ, j'avais été contraint de remettre complètement en question les projets de mon entreprise puisque je n'avais plus d'illustrateur et qu'il était impératif de redresser la barre immédiatement. J'avais déjà vendu mon média technologique et scientifique à Joseph et Hisham bien avant de créer mon entreprise, et leurs employés en avaient la charge depuis que j'avais quitté leur structure mais je gardais un œil sur tous les articles qui étaient publiés, même si je n'avais aucun bénéfice personnel à le faire. Je me sentais incroyablement mal de voir la qualité des articles se dégrader et les erreurs qui étaient commises. J'ai toujours eu une immense affection envers mes lecteurs et voulu être à la hauteur de l'intérêt qu'ils nous portaient, alors je rapportais tous les jours les erreurs qui étaient commises sur le site et cela ne plaisait évidemment pas du tout aux personnes qui étaient en charge désormais. Mais malgré le fait que mes commentaires détaillés étaient une grande source de conflit entre leurs employés et moi, Joseph et Hisham me laissaient intervenir parce qu'ils avaient subi une baisse d'audience abrupte depuis mon départ et mon aide était la bienvenue. Vu ma situation et la leur, nous avons tous trouvé logique que je reprenne mes responsabilités sur le site. Cela résolvait des problèmes pour chaque partie, c'était une bonne idée. Cependant, alors que je pensais récupérer les parts de mon associé illustrateur, tout simplement parce que j'étais inexpérimenté et ignorant sur le sujet, je me suis retrouvé dans une négociation qui est toujours resté incompréhensible pour moi, et que je pense que je n'aurais pas dû accepter parce qu'elle n'était pas cohérente du tout avec mon objectif de devenir autonome et de m'émanciper des pressions exercées par des personnes au-dessus de moi. À la base avec mon associé illustrateur, nous étions majoritaires sur l'entreprise par rapport à Joseph et Hisham et c'était un grand soulagement pour moi, c'était une source de tranquillité même lorsque je devais faire le travail pour deux. J'étais extrêmement affecté par l'échec de mon projet d'entreprise et je me retrouvais dans une posture très précaire, je n'avais aucune marge de manœuvre et de négociation possible. Non seulement je n'avais pas pu reprendre ses part, alors même que c'était l'entreprise que j'avais créée, que j'avais nommée, que j'affectionnais, qui correspondait à mon projet de vie, mais en plus de cela je me retrouvais, alors que je ne m'y attendais pas du tout, à céder une partie des miennes. Joseph et Hisham ont négocié très durement, je me sentais vraiment puni par la situation, c'était une double peine, mais de leur point de vue, il n'y avait pas de grief ou d'affect, ils ont simplement jaugé la situation et établi ce qu'ils désiraient me laisser avec cette nouvelle configuration, à prendre ou à laisser. J'étais terrifié de me retrouver sans rien et rapidement à la rue, surtout que Quentin n'était plus là pour me mettre à l'abri précisément face à cette situation que j'avais redoutée, alors j'avais accepté ce qu'ils m'avaient proposé. Je n'avais pas de choix si je voulais survivre, mais le prix s'est accru de façon accablante à partir de là. Finalement je me retrouvais exactement dans la même dynamique que celle que j'avais essayé d'échapper, Joseph et Hisham redevenaient mes employeurs en tant qu'actionnaires majoritaires, ils m'avaient confié un mandat pour la gérance de l'entreprise, et j'avais encore plus de compte à leur rendre que lorsque j'étais leur employé, ce qui était normal vis-à-vis de la situation, mais c'était retourner exactement dans le cadre que je voulais fuir, et en pire, avec plus de travail, plus de responsabilités, et au final, en perdant la propriété de mon entreprise. Ce n'était pas une bonne direction du tout pour moi, mais j'ai fait de mon mieux avec ce que je pouvais.
Il y avait tout de même des avantages indéniables, je n'avais plus besoin de fonctionner avec des collègues, toute la "diplomatie d'entreprise" que je n'arrivais pas à appliquer avait disparu de mon quotidien, et cela avait drastiquement diminué mes anxiétés sociales. La charge de travail et les difficultés auxquelles je faisais face étaient énormes mais paradoxalement, j'étais définitivement plus épanoui et heureux, j'avais beaucoup moins d'efforts à réaliser vis-à-vis de mes comportements. Je pouvais aussi adapter mon environnement comme je le voulais, un peu n'importe comment d'ailleurs, allant jusqu'à mettre du papier de cuisson sur les lampes pour que la luminosité soit parfaitement ajustée à ma sensibilité oculaire, ce que j'ai répété par la suite partout où nous avons déménagé (24), et c'est quelque chose que je ne pouvais définitivement pas imposer auparavant dans un open-space. Pouvoir adapter mon environnement m'a considérablement aidé et a été un changement drastique dans mon quotidien. Étant donné que je me trouvais dans mes propres bureaux, j'avais la sensation d'être un peu chez moi d'une certaine façon, et cela m'autorisait à être un peu plus moi-même, j'étais beaucoup plus prompt à sauter pieds joints, à me balancer, à avoir mes stéréotypies, cela s'est fait progressivement mais la création de mon entreprise a clairement été le début de ce processus. Il était beaucoup plus facile d'être moi-même avec les nouvelles recrues, parce qu'elles n'étaient pas en position de me discriminer, de ricaner, de faire une remarque désobligeante si j'avais une réaction ou un comportement atypique. Il m'a fallu de très nombreuses années avant d'être vraiment à l'aise et plus moi-même dans mes bureaux mais la différence avait été quand même flagrante dès le début. Avec le temps, l'équipe de la rédaction de mon média s'était totalement habituée à ce que j'ai mon flapping ou que je saute derrière mon ordi, extatique, pour débattre sur une idée ou exposer un fait scientifique. C'est quelque chose qu'il m'était impossible de faire en milieu ordinaire sans subir des moqueries et qu'il me serait resté inaccessible si je n'avais pas monté ma propre entreprise. À noter aussi que je faisais beaucoup rire l'équipe, quoique moins en hiver, parce que j'ouvrais et refermais frénétiquement toutes les fenêtres de nos bureaux pour ajuster la qualité de l'air dans la pièce. Il aurait été impossible de répondre à mes besoins compulsifs si j'avais été un simple employé quelque part.
Monter ma propre entreprise avait des avantages significatifs pour ma santé et les adaptations que j'ai pu faire m'ont vraiment changé la vie, mais il y avait aussi énormément de désavantages que je n'avais pas anticipés. Hisham était beaucoup plus autoritaire avec moi qu'il ne l'était auparavant, je pense que le fait que nous nous soyons associés et qu'il détienne 75% de mon entreprise lui donnait "l'autorisation" d'être plus agressif avec moi, il me témoignait beaucoup moins de respect que lorsque j'étais son employé. Je crois qu'il s'autorisait des comportements plus extrêmes car il savait qu'il ne risquait pas de se retrouver face aux prud'hommes dans ces conditions, ou simplement parce qu'il se disait peut-être que c'était normal de me traiter de cette façon, peut-être que c'était éducatif pour lui, je ne sais pas, en tout cas il était devenu significativement plus agressif à partir de ce moment-là. Je pense que cette agressivité était aussi purement coercitive, parce qu'il avait une idée très précise de ce que devait être le média, des sujets que nous devions traiter, de comment il voulait que nous les traitions, de comment il voulait que je monétise le média et que je me comporte, et qu'il ne supportait pas que j'argumente contre certaines de ses demandes, malgré le fait que je les exécutais toujours, quoi qu'il arrive. Il m'a violemment critiqué durant des années sur ma mauvaise gestion du développement et de la commercialisation du site mais j'avais beau lui répéter inlassablement que je n'arrivais pas à communiquer au téléphone et que j'avais des difficultés à prendre contact avec des personnes que je ne connaissais pas, cela ne faisait que l'agacer au plus haut point, ce n'était pas compréhensible pour lui, qu'il me suffisait de "faire des efforts", comme si je n'en faisais pas en premier lieu. Mais les années passant, il avait bel et bien fini par comprendre que c'était totalement hors de ma portée. Il remettait le sujet sur la table de temps en temps mais il n'était plus aussi insistant et écrasant qu'auparavant vis-à-vis de ce sujet. Cette relation était très difficile à vivre parce qu'elle illustrait bien que notre association n'avait jamais été une association, il n'y a jamais eu qu'une seule dynamique, celle où je leur rend des comptes et où ils me critiquent parce que je n'arrive pas à faire entrer d'argent ou décoller l'entreprise. Il y avait parfois des réunions plus constructives que d'autres mais ils n'étaient pas engagés dans la résolution de mes problèmes et difficultés, ils avaient un avis et des recommandations bien sûr, mais je devais tout résoudre tout seul. Ce n'était pas un partenariat, pas une association, c'était vraiment à moi de tout faire et ce n'était humainement pas réaliste du tout. Mais je l'ai fait, aussi longtemps que je l'ai pu. Casquette de gérant, casquette de rédacteur en chef, casquette de rédacteur tout court, casquette de commercial, casquette de développeur, casquette de community manager, casquette de modérateur, casquette de comptable, casquette de créancier, casquette de recruteur, casquette de testeur produit, casquette de graphiste, sans compter qu'en parallèle de tout cela, dans les périodes les plus difficiles financièrement, j'endossais également la casquette de prestataire pour faire rentrer suffisamment d'argent pour que l'entreprise ne dépose pas le bilan. Mais j'assumais la tête haute cette charge de travail et ces sacrifices, parce que j'avais l'espérance que cela me permette d'assurer ma sécurité sur le long terme et me mette à l'abri du besoin, me permette d'atteindre un rythme plus équilibré à terme, une fois que les choses seraient en place. C'est fou comme l'espoir peut être mauvais conseiller. Mais je pariais sur l'avenir et sur moi-même comme le fait n'importe quel entrepreneur, je ne suis pas plus à plaindre qu'un autre. J'ai accepté moi-même cette dynamique avec Joseph et Hisham, même si j'ai essayé une dizaine de fois de m'en émanciper, et j'ai échoué à me mettre à l'abri, c'est ma responsabilité. J'étais tellement focalisé sur ma survie que j'étais incapable de réaliser que je m'enlisais dans une prison dans laquelle je devenais totalement esclave. Il y a aussi quelque chose de totalement absurde à accepter de travailler une centaine d'heures par semaine, sept jours sur sept, dans le but spécifique de pouvoir travailler moins, à un rythme qui serait adapté pour moi, une quinzaine à vingtaine d'heures peut-être, dans le futur. C'était espérer avoir une vie dans le futur sans m'apercevoir que j'étais en train de me détruire dans le présent. Mon discernement était à ce point mauvais, cette situation était d'autant plus absurde que mes sacrifices et mes heures délirantes étaient pour faire survivre une entreprise qui ne m'appartenait plus vraiment, même si 25% de part n'est pas anodin, cela reste totalement absurde et disproportionné de donner l'intégralité de ma vie pour nourrir une entreprise détenue à 75% par d'autres personnes. Personne ne ferait ce genre de sacrifice. Cette asymétrie serait parfaitement acceptable si j'avais une charge de travail raisonnable, un équilibre, mais quand vous devez tout sacrifier, tout ratisser, même vous vendre vous-même, pour garder une entreprise qui n'est même pas vraiment à vous, il y a un gros problème, une dissonance cognitive, quelque chose qui ne tourne pas rond. Mais j'y croyais toujours très fort en tout cas, je croyais que j'étais à la hauteur, que j'en étais capable alors que j'étais déjà en train de me noyer inexorablement.
J'ai une anecdote qui illustre de façon assez extraordinaire à quel point mon autisme affectait mes chances de réussir dès le départ. Je ne lui attribue en aucun cas mes échecs, ce serait trop facile, il y a plein d'autres personnes autistes qui réussissent très bien, mais des difficultés supplémentaires sont présentes, mes troubles de compréhension ont indéniablement été un handicap énorme. J'avais tissé une relation cordiale avec le patron d'une régie publicitaire vidéo quelques années plus tôt, qui était un associé de Joseph et Hisham et qui avait l'habitude de me dire au revoir tard dans la nuit car il était souvent le dernier à partir avant moi. C'était quelqu'un d'extrêmement brillant et travailleur, mais je l'appréciais parce qu'il était toujours très respectueux avec moi. Il avait accepté de me donner des conseils pour la commercialisation de mon média, des conseils particulièrement pertinents et précieux, afin que je puisse réaliser une présentation à envoyer à des annonceurs et des agences publicitaires. Sa position et son expérience rendaient ses conseils inestimables. Il m'avait fait un excellent exposé, j'avais tout bien noté, j'étais très content, et une fois que j'eus fini de réaliser la présentation grâce à toutes ses remarques, je la lui avais présenté. J'ai vu à quel point il a été surpris, il était vraiment déconcerté par ce qu'il avait sous les yeux, mais il a été incroyablement poli et doux, il n'a pas été méprisant, il m'a expliqué que oui, il m'avait bien dit de faire comprendre aux marques qu'elles avaient besoin de nous en pointant du doigt leurs "problèmes / lacunes", mais qu'il ne fallait surtout pas l'écrire de façon si littérale, il fallait le faire percevoir de façon implicite. J'avais marqué de but en blanc "VOUS AVEZ DE GROS PROBLÈMES" (25). J'avais retranscrit son brief mot pour mot, je donnais l'impression de n'avoir aucun esprit critique ou recul sur ce qu'il m'avait dit, comme si j'avais régurgité sans traitement les connaissances et stratégies qu'il avait partagées avec moi. Mais en fait, je suis tellement incapable de comprendre les motivations des gens et ce dont ils ont besoin, je n'étais pas capable de retranscrire ses propos sous aucune autre narration, parce que je ne comprenais rien en premier lieu et je ne savais pas quoi faire de cette matière, quoi dire. Je n'oublierai jamais son expression, et pourtant je ne suis vraiment pas bon pour les lire, il m'avait clairement regardé comme si quelque chose ne tournait pas rond chez moi, j'avais eu l'impression de lui avoir fait perdre son temps mais il avait vraiment été très respectueux, je sentais une certaine compassion de sa part, il m'encourageait à persévérer. Et j'aime cette anecdote-là car c'est l'une des plus "positives" au final, elle n'a pas eu de conséquences dramatiques alors qu'elle illustre très bien les lacunes qu'engendre mon autisme. C'est inimaginable le nombre de situations dans lesquelles j'ai échoué parce que je ne comprenais strictement rien. Je ne sais sincèrement pas comment j'ai réussi à maintenir mon entreprise à flot pendant une décennie. C'est vraiment un exploit spectaculaire vu mes difficultés et la maladresse avec laquelle je naviguais dans le monde professionnel.
Escroqueries
J'ai subi plusieurs escroqueries et litiges durant ma gérance qui m'ont profondément affecté mais je vais les aborder en les résumant brièvement même si j'aurais pu y consacrer un chapitre entier tant cela m'a affecté et joué un rôle dans mon état aujourd'hui, mais je manque sérieusement d'énergie pour reparler en détail de cela et repenser à ces événements me cause de sacrées bouffées suicidaires. La lecture sera sans doute extrêmement laborieuse, n'hésitez pas à sauter cette partie.
Pour la première escroquerie, une agence web devait développer une nouvelle version de notre site internet mais n'arrivait pas à livrer ce que nous avions commandé, malgré un cahier des charges complet comprenant le détail des fonctionnalités et les maquettes graphiques (26). C'était notre première grosse évolution, j'étais clairement inexpérimenté, j'avais fait l'erreur de leur faire aveuglément confiance et il avait remplacé le site par la nouvelle version, nous ne pouvions plus faire marche arrière. Le problème était que, malgré leur promesse du contraire, rien n'avait été finalisé ni testé, le site livré était quasiment inutilisable mais toute l'équipe était contrainte de travailler au sein de ce nouveau navire qui coulait déjà à pic alors qu'il venait d'être mis à flot. Les problèmes techniques rendaient l'exploitation quasiment impossible, nos partenaires publicitaires étaient furieux. C'était une période très sombre où j'ai cru que nous allions devoir fermer, et je m'en voulais terriblement car j'avais été immensément pointilleux en amont et complètement négligent à l'arrivée. Les semaines s'enchaînaient et je gardais un espoir saugrenu qu'ils fassent leur travail, mais ils manquaient des compétences réelles pour y parvenir alors il était irréaliste qu'ils livrent un jour ce qui avait été commandé. Mes associés Joseph et Hisham sont ceux qui ont eu l'intelligence d'intervenir, je n'en aurais pas été capable, et ils ont décidé de dénoncer immédiatement la non-exécution du contrat et de ne plus rien payer. Je n'aurais jamais été capable de prendre une telle mesure et j'ai une vraie reconnaissance qu'ils aient été là pour la prendre, mais j'étais celui qui devait la mettre en exécution malgré tout, et ce fut un exercice très douloureux car j'étais attaché aux personnes de cette agence malgré le fait qu'elles me mentaient systématiquement et ne parvenaient pas à honorer leur engagement. Le patron de cette agence s'était montré très compréhensif sur le moment, nous avions repassé ensemble tous les points de mon mail mettant fin à notre collaboration (27), en allant vraiment dans les détails sur chaque point car au début, il avait essayé de manifester son désaccord mais les preuves étaient accablantes et j'avais réuni une documentation fournie de leurs erreurs, que leurs développeurs reconnaissaient eux-mêmes constamment (28), sa propre chef de projet avait même témoigné contre lui, et avec tout cela, il avait fini par reconnaître sa responsabilité et ses torts, mais il insistait malgré tout pour que nous trouvions un arrangement financier, ce que j'étais dans l'impossibilité de lui accorder, nous avions essuyé des préjudices financiers sérieux car le site était complètement buggé, et nous avions dû mandater une entreprise pour tout réparer, qui avait dû tout recréer de zéro tant le code source était inexploitable. Le patron de l'agence m'avait dit comprendre notre décision mais il avait en réalité conservé une grande rancœur par rapport à notre dénonciation du contrat et était allé jusqu'à se parjurer en justice quelques années plus tard, en témoignant dans un procès que j'avais engagé contre une agence de développeurs qui m'a lourdement escroqué, expliquant que j'aurais refusé de les payer après qu'ils m'aient livré parfaitement le travail commandé et que je l'aurais exploité commercialement pendant plus d'un an. J'étais très décontenancé de ce témoignage assermenté car j'avais enregistré notre dernière conversation et soigneusement énuméré toutes les fautes et manquements qu'il avait commis, les motifs précis qui nous avaient fait dénoncer notre collaboration et il avait reconnu quasiment l'intégralité des fait énoncés à ce moment-là. J'avais été exhaustif et détaillé, il n'avait pas pu trouver de nouvelles excuses. De plus, il était facile de prouver qu'il mentait et que nous avions payé une autre agence pour tout reprendre quelques semaines plus tard. Cela avait été une grande souffrance pour moi d'être confronté à cette attaque, car même si je comprenais son amertume, je trouvais très malhonnête de mentir dans le seul but de me nuire. Sa vengeance me paraissait disproportionnée, surtout sur un terrain aussi important que celui de la loi. J'ai bien conscience que c'est ce que font les gens mais c'est tout de même insupportable de se retrouver dans une situation pareille parce qu'ils n'assument pas leurs responsabilités et leurs erreurs. Ce témoignage était d'autant plus troublant que son auteur prenait un risque inconsidéré avec la justice car j'avais conservé tous les éléments de cette époque, peut-être comptait-il sur le fait que ces preuves aient été perdues, et que cela devienne une bataille de on-dit, mais c'était excessivement mal me connaître car je suis un véritable documentaliste. J'aurais pu facilement l'attaquer à ce moment-là mais il était indiqué un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amendes s'il établissait des faits inexacts et même si j'en avais les preuves incontestables, je n'avais aucune intention de lui causer du tort. Je reconnais que cela ravivait des souvenirs d'une période très douloureuse pour moi et que je n'avais pas non plus envie de me replonger dans tout ça.
Pour le second cas, un de mes "amis" m'avait promis de faire un site internet très important pour moi. Il avait été payé une somme significative d'argent et n'avait jamais livré une version complète du site. Le patron de l'agence web a témoigné en sa faveur lors du procès, qu'il a évidemment perdu et l'argent a été saisi sur son compte en banque par la justice pour restitution. Il disait travailler nuit et jour pour parvenir à me livrer son travail, mais à chaque fois qu'il m'envoyait des messages pour me dire qu'il était à l'ouvrage, il était essentiellement occupé à jouer à sa Playstation (29), ce qui n'a sans doute pas joué en sa faveur devant le juge. J'étais vraiment très choqué que cet ami m'arnaque car c'était une personne que j'estimais profondément, c'était violent, je ne m'y attendais pas, et malheureusement ce n'était pas le premier ni ne serait le dernier ami à m'escroquer. Mais en y repensant, je pense qu'il savait très bien ce qu'il faisait en m'approchant car il avait essayé à de multiples reprises de me convaincre de lui confier du travail durant des mois, jusqu'à ce que je finisse par céder.
Le tout dernier cas a été le plus violent, psychologiquement, financièrement et juridiquement, il s'agissait d'une équipe de développeurs qui avait abandonné le chantier après une livraison incomplète. Dès le début du litige, j'avais engagé un avocat qui les avait mis en demeure, ce qui avait abouti à un accord entre leur avocat et le mien, qui consistait à ce que je paie la totalité pour pouvoir recevoir la livraison finale, en m'assurant qu'elle serait complète. J'étais très paniqué mais suffisamment rassuré par le fait que c'était un accord entre nos avocats, donc en dépit de toute règle de base à respecter, j'avais naïvement payé. Ils avaient encaissé l'argent et n'avaient jamais livré le site qui avait été commandé, l'accord avec l'avocat était une pure tromperie pour m'escroquer davantage. Cela m'avait mis dans des états vraiment graves, de grande détresse, d'autant que cela mettait mon entreprise à genou, et cette fois-ci l'injustice était trop insupportable pour que je la prenne sur moi, j'ai immédiatement mené l'affaire en justice. S'en est suivi un combat judiciaire épuisant, mais très intéressant d'un point de vue légal et moral. Dans un premier temps durant la première année, leur avocat avait argumenté longuement que mon cahier des charges était trop vague, ce à quoi ils s'étaient heurtés tout de suite à un mur car il était difficile de faire plus précis que ce dernier (30), puis ensuite il avait argumenté que je modifiais son contenu - notamment en se servant du témoignage que le patron de l'agence web leur avait également envoyé - alors même que tous mes mails et échanges ne faisaient qu'exclusivement se référer vers ce dernier, puis se retrouvant à nouveau en difficulté il avait ensuite expliqué que les développeurs n'avaient plus aucun engagement d'accomplir leur prestation car j'avais dépassé le nombre d'échanges prévus dans les conditions générales de leur contrat de prestation, mais mon avocat avait démonté cet argument en dénonçant que c'était une clause abusive qui les soustrayait à toute responsabilité de réaliser les prestations auxquelles ils s'engageaient. J'étais très fatigué par ces allers-retours mais très serein, car le contrat et le cahier des charges étaient très clairs, et n'avaient pas été honorés. Les années s'écoulaient et les échanges de pièces et d'arguments entre nos avocats respectifs s'amenuisaient, jusqu'à ce qu'un juge conclue l'affaire. Dans une stupéfaction totale, et celle de mon avocat, nous avons perdu le procès. Je pense qu'il était sincère dans sa réaction, il n'avait pas l'air de feindre sa surprise pour me consoler, il était dans une véritable incompréhension du jugement rendu. Nous avions perdu à cause du point suivant : les développeurs avaient expliqué que j'étais en défaut de paiement d'une facture... qui ne m'avait jamais été remise. Et nous avions tout de suite dénoncé leur manipulation devant le juge, car il était très facile de présenter la preuve de toutes les factures qui m'avaient été parvenues par email par leur société. Et sans surprise, ils ne m'avaient jamais envoyé cette facture. C'était simple à prouver et techniquement incontestable. L'avocat avait défendu que cette facture là, qui représente 3% du montant total si on réunit tout, m'avait exceptionnellement été remise en main propre par un développeur s'étant déplacé exprès jusqu'à mes bureaux ce jour-là pour me la donner, en plein mois d'août alors même que nos bureaux étaient fermés et qu'aucun rédacteur n'était présent. Donc en somme, alors que toutes les factures avaient systématiquement été réglées rubis sur l'ongle dès réception par mail, alors que j'avais accepté l'accord entre nos deux avocats au début du litige pour recevoir la livraison complète contre paiement de la somme totale des factures éditées - et, roulement de tambour, leur avocat avait énuméré les factures à ce moment-là et récapitulé le montant précis que je devais leur verser, qui n'incluait bien sûr pas cette facture magique -, alors que tous les échanges durant les deux années de procédure n'avaient jamais parlé de cette facture, alors même qu'elle était absente aux premiers échanges de pièces entre avocat - alors que les autres factures, celles que j'avais reçues par email, étaient elles toutes présentes -, alors que les preuves étaient accablantes que cette facture était une tentative désespérée de dernière minute de faire une pirouette pour se sortir de cette situation, le juge les a crus. C'était spectaculaire. Pour ce juge, c'était moi qui était en tort. Il ne trouvait pas du tout suspicieux que cette facture apparaisse à la dernière minute et que comme par hasard, ce soit la seule à ne pas avoir été envoyée par email, sur les cinq. Qu'elle m'aurait vraiment été remis en main propre, alors que nos bureaux étaient fermés. C'était complètement fou. Comment pouvais-je prouver ne pas avoir reçu un papier en main propre ? Je ne le pouvais pas. Mais le juge n'aurait jamais dû croire une chose pareille en premier lieu, c'était complètement invraisemblable. D'ailleurs, même si j'essayais de suivre son raisonnement, cela n'avait aucun sens non plus. J'avais donc réalisé tous les paiements demandés par ces développeurs systématiquement, par email ou par avocat interposé, et j'aurais donc refusé de payer une facture de 3% après avoir payé 97% de la somme totale, au milieu de mois de supplications pour qu'ils me livrent, et qu'ils n'abordent pas une seule fois le sujet de cette facture en deux ans ? Sérieusement ? Ce jugement était une folie. Je ne saurais pas décrire la blessure d'une telle injustice, c'était d'une violence inouïe. Mon avocat m'invitait à faire appel et était prêt à défendre le dossier lui-même, il était convaincu que ce jugement n'avait aucun sens et que le juge n'avait pas été compétent malgré le fait que le dossier n'était pas très technique. J'étais vraiment déchiré dans ma chair mais Hisham a eu la bonne recommandation de balayer ça du revers de la main et de me dire de passer à autre chose, et même si je n'ai jamais vraiment réussi à le faire, je pense que c'était la décision la plus saine. C'était un préjudice important, de dizaines de milliers d'euros mais c'était avant tout un immense préjudice moral, j'avais vraiment été très affecté psychologiquement parce que ce scénario était inconcevable, impossible à anticiper. La conclusion finale avec ces développeurs a d'ailleurs été d'un cynisme inimaginable. Alors même que c'était leur argument, reçu et cru par la justice, qu'ils n'avaient pas exécuté leur prestation à cause de cette facture ridicule, les développeurs, grands seigneurs qu'ils étaient, m'avaient offert de ne pas la régler. Non je ne plaisante pas. Vraiment grandiose. Ils ont dû bien ricaner en trinquant avec leurs bières. Quoi qu'il en soit, sur le moment, j'ai sincèrement apprécié leur geste. Je suis vraiment d'une nature bête, c'est invraisemblable. Leur avocat et le mien avaient mis en place un document pour statuer de leur renoncement à cette facture mais dans lesquels ils garantissaient aussi que je renonce à tout appel ou poursuite vis-à-vis de cette prestation, et que je ne devais jamais nommer leur société nulle part ou parler d'eux en mal, accord que j'ai bien entendu honoré. Ils avaient clairement ajouté toutes ces clauses car ils n'étaient pas rassurés sur leur victoire, ils savaient très bien que leur manipulation malhonnête avait été un gros coup de "chance" pour gagner et ils protégeaient leurs arrières. Quelle ironie tout ça. Cette injustice m'avait vraiment broyé l'âme mais j'avais réalisé aussi que j'étais beaucoup trop naïf pour le monde entrepreneurial. Cet univers était beaucoup trop difficile pour moi, la prédation et les escroqueries sont trop courantes, je n'ai pas les capacités de les anticiper ou de rebondir face à elles. J'ai saisi la justice parce que j'ai abordé le litige sereinement par rapport à la vérité des faits, j'étais incapable d'imaginer que la partie adverse serait capable de mentir, cela dépassait mon entendement. C'était un combat complètement inégal en fait, et perdu d'avance, je ne suis pas adapté du tout pour me défendre face à ce genre de situation, ni pour exister tout court dans cet univers.
Pour finir sur une meilleure note, j'ai fini par rencontrer un développeur honnête, qui était à l'aise avec mes cahiers des charges ultra détaillés, qui était à la hauteur de ses promesses et qui acceptait ma façon rigide de fonctionner. Il m'a redonné confiance vis-à-vis de sa profession, et nous partions vraiment de loin. Il avait dû tout reprendre à zéro mais j'ai eu beaucoup de chance de le rencontrer car il a vraiment sauvé mon entreprise et mon équipe.
Réseau professionnel
Le fait d'avoir un média autour de la technologie et des sciences m'avait permis d'accroître rapidement mon réseau mais j'avais énormément de pénibilité à évoluer dans ce domaine, essentiellement à cause de mes lacunes dans mes interactions sociales. J'étais à ce stade devenu excellent pour masquer mes stéréotypies et mes comportements autistiques visibles mais je faisais toujours énormément de faux-pas, ce qui n'aidait pas dans le secteur des médias, très difficile et assez prédateur. J'étais beaucoup trop franc, je répondais aux questions qu'on me posait ou je partageais mes opinions et les informations que j'avais, et cela m'avait causé beaucoup de problèmes. Lors d'un voyage de presse à Londres, mes confrères journalistes discutaient de leurs différents sites et le sujet de la monétisation avait fini par être abordé. L'un d'entre eux m'avait posé des questions sur la commercialisation de mon média et je lui avais répondu en toute transparence que nous venions de rejoindre une toute nouvelle régie publicitaire, et que j'étais très heureux de ce changement, en montrant que nos audiences étaient resté équivalentes mais que nos revenus avaient quasiment triplé. Quelques heures plus tard, je m'étais fait incendier par Hisham sur le fait que je n'aurais pas dû partager nos chiffres et que notre régie précédente l'avait appelé pour lui dire que j'avais parlé en mal d'eux, ce qui en avait suivi d'un échange très désagréable où j'essayais d'expliquer à Hisham que je n'avais pas dis du mal d'eux du tout mais juste montré les chiffres réels et dit la vérité, ce à quoi il m'avait rétorqué que c'était dire du mal, ce que je n'arrivais pas à comprendre et qui ne faisait que le contrarier davantage. Dans ces situations où je ne comprends rien, les gens pensent souvent que je fais l'insolent et il avait dû penser la même chose. Je ne comprenais vraiment pas que partager ces chiffres étaient "dire du mal", c'était quelque chose de factuel à mes yeux, il n'y avait pas de valeur de bien ou de mal, mais c'est évidemment beaucoup plus compliqué que cela. Il avait clos le sujet en me faisant promettre de ne plus donner d'informations et après avoir raccroché, je m'étais effondré en larmes. C'était très dur de supporter de me faire sermonner de façon si virulente pour quelque chose qui était incompréhensible à mes yeux. Ses réprimandes étaient parfaitement légitimes, bien entendu. J'ai continué de faire d'innombrables erreurs à ce niveau, la communication dans ce milieu a toujours été un terrain miné pour moi, je suis trop candide, j'ai beaucoup de difficultés à ne pas répondre aux questions que l'on me pose.
L'un de mes problèmes est que je suis souvent persuadé dans ces conversations d'être sur un pied d'égalité avec mes interlocuteurs et que les réponses à mes questions sont honnêtes, alors qu'il y a souvent énormément de mensonges, évitements et mauvaises directions volontaires de leur part, typiques du monde professionnel, où tout le monde est concurrent mais fait semblant d'être ami, et je ne suis jamais arrivé à intégrer cela correctement dans mon rapport avec les autres. Je n'arrive pas à y penser, ce qui m'a rendu très vulnérable dans beaucoup de situations. Ce qui était d'autant plus agaçant que je savais parfaitement que je m'exposais à des dangers mais je ne savais pas du tout comment faire pour m'en protéger. Je ne sais toujours pas d'ailleurs.
Mon réseau s'accroissait très artificiellement sans véritable relation et c'était difficile de m'apprécier, j'avais du mal à m'intéresser aux autres, tout le monde ne parlait que d'argent, et je ne les intéressais pas non plus, je ne parlais que de sciences ou d'autres choses sans relation avec l'argent. La commercialisation et les partenariats financiers étaient vraiment une mission impossible pour moi, et je pense que j'ai malencontreusement refroidi beaucoup de clients potentiels par mon manque d'intérêt et mon incapacité à les "hameçonner". J'ai déjà dit, avec la plus grande simplicité du monde, à une grande marque de boisson de plutôt contacter tel ou tel média pour leur opération publicitaire car leur audience était plus adaptée à leur cible, ce qui aurait fait tourner de l'œil autant ma régie publicitaire que mes associés, s'ils l'avaient su. Et je me rendais compte de ce genre d'erreur après coup et je culpabilisais parce que je savais que j'avais porté préjudice à ma propre entreprise et mon équipe parce que je n'avais pas du tout pensé à l'argent. Ces discussions et ces interactions sont totalement en dehors de mes capacités mais je me faisais violence autant que possible pour y parvenir, un peu, même s'il n'y a aucun doute que si quelqu'un d'autre s'était occupé de cet aspect à ma place, mon entreprise aurait prospéré et non pas vivoté. J'étais doué pour éditorialiser des sujets et dénicher des études scientifiques, pas pour nous vendre malheureusement. Même si j'étais désespérant à ce niveau, je faisais mon maximum et mes efforts payaient de temps en temps, ce n'était pas totalement une cause perdue, mais il va sans dire que cela me dévorait en des proportions gigantesques. J'avais désespérément demandé l'aide de mes associés et le recrutement d'un commercial pour gérer toutes ces interactions sociales et ces démarchages, mais ils n'ont jamais voulu prendre le risque financièrement, ce qui a maintenu inéluctablement tout le poids sur mes épaules à travers les années.
J'étais cependant parfaitement libre sur mes traitements éditoriaux et globalement Joseph et Hisham étaient en accord avec ma vision, même s'ils avaient régulièrement des critiques à faire, ce qui est tout à fait normal. Tout n'était pas parfait mais ils avaient bien conscience que le travail fourni était spectaculaire, notre rédaction était microscopique et nous parvenions parfois à réunir jusqu'à 2 millions de lecteurs uniques par mois, ce qui était vraiment un exploit par rapport à nos moyens misérables. Il n'y avait pas d'argent mais il y avait beaucoup de travail et de rigueur, et ce, de la part de toute la rédaction. Nous étions très fiers de ce que nous étions capables d'accomplir. Dans mes 10 ans au sein de mon média, je n'ai eu qu'un seul regret au niveau de notre travail éditorial. Nous avions écrit un article pour dénoncer une entreprise qui vendait des robots de petites filles et petits garçons ultra-réalistes, en les dotant d'orifices. C'était clairement des objets vendus à des pédophiles. L'article était prêt à être publié le lendemain matin, il était d'ailleurs en premier sur notre newsletter, et Hisham m'avait tout de suite ordonné de le retirer. J'étais furieux et j'avais énormément résisté mais Hisham m'avait dit, et c'était vrai, qu'il n'avait jamais interféré sur nos publications mais qu'il mettait exceptionnellement son véto pour celle-ci car il était persuadé qu'aucun annonceur ne désirerait avoir ses publicités associées à un sujet pareil, ce qui était sans doute un excellent argument mais qui n'avait vraiment aucune valeur pour moi. Cependant il s'était toujours tenu à l'écart jusqu'à présent et c'était vraiment important pour lui. Je sentais qu'il n'y avait pas de négociation possible avec Hisham mais pour une fois, il ne m'avait pas agressé non plus, il était ferme et je comprenais qu'il avait vraiment une raison logique entrepreneuriale qui motivait sa demande, et j'avais fini par accepter, pas pour l'argument en lui-même, mais parce que je voulais faire plaisir à Hisham. Mais j'ai toujours énormément souffert de ne pas avoir publié cet article, je me sens profondément honteux, indigne à mes principes, j'ai la sensation d'avoir trahi mes lecteurs, et de m'être trahi moi-même. C'est absurde de se sentir aussi mal pour un seul article censuré en dix ans mais c'est déjà un article de trop, cela me hante terriblement.
Recherche absurde de certification sur les réseaux sociaux
Mon parcours étant une éreintante recherche de validation et d'intégration au sein de la société, je cherchais tout ce qui pouvait m'aider à "exister" et être "reconnu" par les autres, cela faisait donc longtemps que j'espérais obtenir le fameux badge bleu de certification de Twitter. L'ironie était que j'avais pu obtenir la certification du compte de plusieurs amis mais je n'avais pas réussi à convaincre mes interlocuteurs de me certifier moi-même. J'avais fait quelques tentatives officieuses et officielles mais j'avais toujours reçu des réponses négatives polies, et parfaitement argumentés : je n'avais pas assez d'abonnés ou je n'étais pas assez reconnu dans un domaine particulier, ils ne me donnaient aucun critère ou barème précis à atteindre mais des pistes qui me paraissaient tout à fait cohérentes. La certification Twitter me paraissait être le Saint Graal de la reconnaissance de ma personne, de mon travail, ce qui est une considération incroyablement superficielle et stupide, mais presque toute ma vie repose sur internet, vie sociale comme professionnelle, et mon besoin d'intégration était tellement important que cela me semblait être le palier ultime pour ne plus avoir à "lutter" pour exister. Un objectif totalement illusoire qui m'a motivé pendant un moment, et c'était une mission sur laquelle j'étais parfaitement transparent avec mes amis et mes collègues, qui me riaient souvent au nez, à raison, par la disproportion de mon intérêt pour quelques pixels sur une page web. J'avais fini par abandonner parce que j'étais incapable de maintenir une présence sur les réseaux sociaux, de la même façon que je met des heures à écrire un mail de quelques lignes, je suis incapable d'écrire un message spontané sur Internet. Je vais passer des heures à le relire, réécrire, à demander l'avis de mes amis proches, c'est un processus incroyablement laborieux qui est très déplaisant. Autant pour moi que pour mon entourage dont j'implorais l'aide constamment. De plus, je n'ai pas grand chose à dire sur les réseaux sociaux, je n'ai rien à partager d'intéressant sur mon quotidien qui est extrêmement routinier, je commente peu et ne participe jamais aux conversations des autres, mes rares messages concernaient en général des sujets scientifiques ou des discriminations envers les personnes LGBT+, autistes et handicapées, je n'ai rien à vendre, rien à montrer, je ne suis pas intéressant à suivre et surtout je suis déjà exténué de "jouer le jeu" dans la vie de tous les jours, je n'ai juste aucune énergie pour le "jeu" des réseaux sociaux. Je n'étais pas assidu et je réalisais de plus en plus que je n'obtiendrais jamais la certification, ce qui ne me pesait pas du tout, c'était un objectif enthousiasmant mais qui n'était pas du tout vital à mes yeux. Puis un jour, alors que j'étais franchement inactif sur Twitter depuis un moment, j'ai reçu le fameux badge bleu. J'ai explosé de joie, j'étais vraiment incroyablement heureux sur le moment et j'ai sauté pendant 30 minutes dans l'open-space dans une hystérie et une euphorie totales. Comme toujours, je suis dans les extrêmes et c'était un moment d'extrême bonheur. Puis quelques heures plus tard, j'ai eu un contrecoup incroyable. La réalisation - évidente pour tout le monde - que cela n'avait strictement rien changé dans ma vie. Cela n'avait pas effacé miraculeusement mon autisme, cela n'avait pas changé les gens, cela n'avait strictement rien changé à mes problématiques du quotidien. Je me trouvais très con, et c'est ce que j'avais été, avec toute cette histoire de certification. C'était un sentiment vraiment étrange d'avoir rêvé tant de cette chose-là, de l'avoir reçu, et de m'être senti pathétique d'avoir seulement espéré que cela change quoi que ce soit à ma vie.
Équipe
À ce stade, j'étais toujours extrêmement inadapté pour fonctionner avec des personnes, même si le fait d'être dans un environnement adapté pour moi me permettait aussi d'être plus authentique, parfois trop. Cela a eu des effets positifs et négatifs pour les personnes qui me côtoyaient. Je ne savais pas du tout où placer le curseur. Lorsque j'étais en milieu ordinaire, la barre était bien trop haute pour moi et je devais m'adapter à des standards qui m'étaient inatteignables et à des comportements que je ne comprenais pas. Le fait de me retrouver seul me faisait placer mes attentes à un niveau complètement différent mais j'ai découvert rapidement que c'était moi désormais qui plaçait la barre à un niveau inatteignable pour les autres. Mes échelles de valeur sont très différentes de la norme mais cela ne voulait pas dire qu'elles étaient meilleures. Elles avaient beaucoup plus de sens pour moi, c'est certain, mais elles n'étaient pas forcément bonnes pour les autres. Par exemple, j'attendais des personnes qui travaillaient avec moi qu'elles fonctionnent de la même façon, énergie, rigueur, méticulosité que moi. Cela pouvait mener à des situations extrêmement difficiles pour les rédacteurs, particulièrement pour la rédactrice en chef, car je relisais chaque article méthodiquement et je pointais du doigt chaque erreur, chaque donnée non-corroborée, chaque étude qui avait été contredite par une autre plus récente, chaque sujet qui avait été traité dans l'un de nos articles précédents, chaque coquille dans les noms propres, noms latins, nom de maladies, chaque erreur de ponctuation. Ma première rédactrice en chef m'avait dit en plaisantant qu'elle faisait un syndrome post-traumatique dès qu'elle voyait un espace avant un point, mais son trait d'humour n'était sans doute pas loin de la vérité, je ne manquais pas de lui faire la moindre réflexion si une erreur de ce type passait malgré la relecture du rédacteur et la sienne. J'attendais une excellence et une rigueur qui dépassaient vraiment la norme et je pense que cela créait une pression monumentale au sein de la rédaction. Ce n'était pas une pression haineuse, il n'y avait pas de menaces de ma part de les virer, je n'étais d'ailleurs jamais sur leur dos durant la rédaction de leurs sujets, chacun avait une immense liberté sur la réalisation de son travail. Mais tout ce qui était livré devait être relu trois fois, par un rédacteur, par la rédactrice en chef, et par moi. Ce n'était, à mes yeux, pas de l'excès de zèle, mais simplement un processus en place pour éliminer le plus d'erreurs possibles. Et il y en avait beaucoup. Nous composions tous ensemble une équipe relativement jeune, la majorité d'entre nous d'ailleurs n'avait ni expérience littéraire, ni scientifique, nous étions donc tous susceptible de faire beaucoup de fautes et il était normal de mettre en place un maximum de garde-fous. Cela s'était avéré très efficace par ailleurs, mais au prix d'une grande pénibilité pour tout le monde. La pression venait surtout lors de cette relecture finale à la fin de la journée car elle était vitale pour la publication et lourde de conséquences si elle comportait trop d'erreurs. Il y a plusieurs problèmes que j'ai pu identifier, de ma part, plusieurs années plus tard. Déjà j'attendais de mes rédacteurs le même niveau d'expertise que j'avais et c'était totalement absurde. Il y a même quelque chose de quasiment déloyal d'avoir cette attente-là chez les autres alors que ma connaissance encyclopédique sur mes intérêts restreints n'est finalement que de la chance, lié à mon autisme. Je n'ai pas travaillé pour elle, je n'ai pas étudié, je n'ai rien musclé de cette compétence, c'est quelque chose d'inné, donc cela n'avait pas de sens que je sois frustré que les gens autour de moi ne l'aient pas. J'étais aussi très agacé du manque d'esprit critique de la plupart des rédacteurs, ce qui, là aussi, était absurde de ma part, car on ne peut pas avoir véritablement un esprit critique sur un sujet qu'on ne maîtrise pas, on peut seulement absorber et régurgiter un vocabulaire et des informations dont on comprend vaguement le concept, mais il n'est pas possible d'en débattre et d'en faire des critiques éclairées. Je pouvais avoir des échanges furieux avec mes rédacteurs, sur la génétique, la physique, n'importe quel sujet scientifique vraiment, parce que je trouvais qu'ils écrivaient des choses très superficielles et qu'ils n'approfondissaient pas les sujets de façon intéressante, puis je leur donnais un vivier de réflexions et de pistes que l'article aurait pu aborder qui les laissait souvent sans voix. Cela me désarçonnait beaucoup parce que je ne comprenais pas comment les rédacteurs pouvaient se sentir légitime dans des conditions pareilles mais en réalité, c'était complètement lié à ma propre notion de la rigueur et ce n'était pas de leurs fautes, d'autant qu'ils ne sont pas des journalistes spécialisés. Mon journal est un média généraliste, nos rédacteurs choisissent eux-mêmes les sujets sur lesquelles ils ont envie d'écrire, d'autant que je ne les recrutais pas sur leur expertise d'un sujet mais sur le soin qu'ils apportaient à l'écriture et à documenter les différentes sources auxquelles ils se réfèrent. Au final, notre approche et nos recrutements ne pouvaient que nous faire traiter l'information de façon simple, avec rigueur mais sans grande profondeur. Ce qui correspondait parfaitement à un journal comme le mien, conçu en premier lieu pour faire découvrir des choses étonnantes aux curieux et curieuses. J'avais des attentes disproportionnées, qui élevaient certes la qualité de nos articles, mais au prix d'une énorme pénibilité pour l'équipe. C'étaient des standards de qualité beaucoup trop élevés par rapport à ce que nous étions réellement, la barre aurait dû être mise cinq fois plus bas. Là où les standards sociaux en milieu professionnel étaient inatteignables pour moi, c'étaient mes standards dans le travail qui étaient inatteignables pour eux. J'avais aussi une façon de m'exprimer inadaptée, que j'ai énormément essayé de corriger sans grande marge de progression. Un exemple très courant, je lisais un fait énoncé dans un article à haute voix puis je demandais très calmement "Qui a menti ?". L'auteur de l'article savait immédiatement qu'il avait fait une erreur et je lui dénonçais sa faute précisément. Je considérais que faire une erreur était la gravité la plus extrême possible, la plus inadmissible, j'en souffrais mentalement et physiquement, découvrir que nous avions manqué à nos devoirs vis-à-vis de nos lecteurs était une violence inouïe pour moi, et je transmettais sans aucun doute ce sens disproportionné des responsabilités au reste de l'équipe. Je trouvais humiliant de désinformer et je ne me pardonnais pas lorsqu'une erreur passait, ce qui arrivait forcément, alors c'était très éprouvant, je pleurais souvent après les corrections en fin de journée. C'était mettre beaucoup sur nos épaules et ce n'était pas normal que j'attende systématiquement l'excellence de la part de mes rédacteurs, qui n'avaient pas à avoir le même sens des responsabilités que moi.
En plus de projeter mes standards irréalistes dans le monde normal, je projetais également mon enthousiasme stratosphérique pour tout et n'importe quoi sur les autres. J'imagine que tout entrepreneur fait cela à un certain degré et hypocrisie, je dirais même que la majorité des patrons simule cela pour générer du travail de la part de leurs collaborateurs, mais mon enthousiasme est vraiment quelque chose de très sincère et d'une intensité qu'il est rare de rencontrer, et je crois que cela pouvait être très épuisant pour mes collègues, qui essayaient naturellement de se caler sur ma propre énergie, au point sans doute de souvent forcer leur enthousiasme. Finalement ils faisaient le même effort vis-à-vis de moi que ce que j'avais tant fait vis-à-vis des autres dans le passé, et je pense que c'était très éreintant pour eux. J'avoue que durant cette période où je débutais dans mon rôle de gérant, j'étais si heureux de pouvoir faire moins d'efforts pour cacher certains aspects de mon autisme que je m'étais laissé un peu dépasser par la chose, je prêtais peu d'attention aux réactions que pouvaient avoir les personnes autour de moi vis-à-vis de mon comportement, j'étais bien trop focalisé sur mon bien-être inédit de pouvoir être un peu plus moi-même, mais ce qui rendait mon quotidien plus confortable le rendait certainement inconfortable pour les autres.
J'ai un exemple très malheureux qui illustre bien les tourments que je peux causer malgré moi. Ma rédactrice en chef s'était effondrée en larmes dans notre open-space et je lui avais demandé pourquoi est-ce qu'elle n'allait pas aux toilettes plutôt pour pleurer. J'avais vraiment choqué l'équipe en disant cela et j'imagine que je n'avais fait qu'amplifier sa détresse à ce moment-là mais il n'y avait aucune méchanceté dans mon propos, c'était une remarque certes stupide mais complètement pragmatique dans mon esprit. J'ai évidemment regretté d'avoir réagi spontanément de cette façon car ce n'était pas mon intention de la blesser, je l'aimais profondément. Je ne savais pas du tout comment réagir, tout le monde était bizarre et je ne savais pas du tout quoi faire pour l'aider. Je lui avais alors demandé pourquoi est-ce qu'elle pleurait et elle m'avait répondu qu'elle n'arriverait jamais à me satisfaire. Je lui avais simplement répondu qu'il était inimaginable de me satisfaire un jour alors que je n'arrivais pas à me satisfaire moi-même, puis j'étais retourné à mes occupations tandis qu'elle se faisait consoler par ses collègues. C'est un exemple magistral de mon inadaptabilité, et j'ai conscience que cela peut donner l'impression que je manquais d'empathie mais ce n'est pas cela du tout, pas dans mon monde. J'aimais sincèrement cette personne et j'étais sensible à son chagrin, c'est ma réaction qui avait l'air indifférente mais elle ne l'était pas, je ne savais juste pas quoi dire ou faire pour l'aider. Ensuite, je trouvais que ce qu'elle me disait été très touchant, c'était troublant de voir une personne pleurer parce qu'elle souhaitait faire de son mieux, ce n'est pas habituel, et j'avais apprécié son sentiment, vraiment, sans machiavélisme, j'avais une pure appréciation de son intention de vouloir bien faire. Alors je trouvais que ma réponse était la meilleure possible, j'étais persuadé qu'elle sécherait ses larmes et qu'elle irait mieux sur le champ, le but de ma phrase était simplement de lui transmettre que ses attentes ne correspondaient pas à la réalité, qu'elle poursuivait quelque chose qu'elle ne pouvait pas atteindre, et que moi-même ne le pouvait non plus. C'était la réponse parfaite à mes yeux, mais elle n'était parfaite que pour moi, c'était peut-être la pire à donner à quelqu'un de normal, car elle a perçu cela avec une immense froideur et sans doute comme du mépris. Un bel exemple parmi tant d'autres d'une intention de ma part qui prend la direction opposée de ce que je cherchais. Mon but était de la réconforter et tout ce que j'avais réussi à faire, c'était la faire démissionner suite à ma phrase idiote. Cela m'avait mis dans une grande détresse, mais je ne suis pas du tout la victime de cette situation, c'est elle qui l'était avant tout. C'est juste triste de voir à quel point je n'ai pas été à la hauteur de cette interaction mais plus encore, de notre relation. C'est une personne en or et je n'avais pas su la préserver de moi, et lui donner ce qu'elle attendait de moi. C'est une illustration parmi tant d'autres de ce que j'ai gâché alors que je voulais sincèrement chérir cette relation. Cela me rend triste mais ça ne change pas le fait que c'est de ma faute. Et même si j'apprends extrêmement lentement, ces moments affreux m'ont vraiment fait grandir, petit à petit, même s'ils ont dû se répéter beaucoup trop de fois malheureusement pour que je puisse commencer à assimiler la leçon. Les gâchis dans ma vie ont été nombreux et immenses.
En tout cas, cette expérience entrepreneuriale m'a fait apprendre au prix fort que l'excellence n'est pas une excuse pour faire souffrir les gens autour de soi. C'était déjà une source extrême de souffrance pour moi-même et je n'avais aucun droit de traîner les personnes avec moi dans cet inatteignable voyage vers l'excellence. C'est une tâche qui ne connaît jamais de fin, quelque chose qu'il est impossible d'atteindre, pour laquelle il y toujours un sentiment d'ingratitude et d'inachevé sur le travail réalisé, qui ne peut être subi éternellement. C'est juste terrible d'emmener des gens avec soi dans cette quête insensée. J'ai mené une quête terriblement toxique pour moi et j'ai été toxique pour les autres en leur transmettant cela. Je croyais sincèrement que c'était le bon chemin à emprunter, mais être sincère dans ses croyances n'est pas une excuse pour les torts causés. Même si mes remarques étaient parfaitement comprises et entendues par les rédacteurs, parce qu'ils voyaient bien que je faisais des critiques extrêmement argumentées, je pense qu'il n'est pas soutenable d'être continuellement dans une quête perfectionniste d'améliorations continues, et que j'ai eu tort de promulguer cela. Il n'y avait aucune sanction, aucune conséquence, aucun rédacteur n'était renvoyé même s'il publiait des abominations, il n'y avait jamais aucune conséquence pour personne sur les fautes qui étaient faites, mais cela n'empêchait pas d'installer une forme de tyrannie très insidieuse. Vous communiquez un irrépressible désir d'excellence et les personnes autour de vous y répondent bien, parce qu'aucune d'entre elles n'a envie de mal faire. Et je pensais tirer tout le monde vers le haut avec cet esprit de faire toujours mieux, d'être toujours plus attentif, toujours plus "aux petits soins" pour le travail effectué, mais en réalité je ne faisais que confronter les rédacteurs à mes déceptions, car il y avait toujours des erreurs, toujours des choses à améliorer. Et à cause de cela, je pense que je pouvais leur faire perdre leur estime d'eux-mêmes sans m'en rendre compte, car la plupart des gens ne sont pas bâtis de cette façon, ils ne peuvent pas fonctionner en permanence avec cet esprit scientifique de remise en question perpétuelle, de critiques de tout, et je n'étais focalisé que sur ce que nous pouvions améliorer, et jamais sur ce que nous faisions déjà bien, ce qui était une grosse erreur. J'aurais absolument dû consacrer de l'énergie pour la dimension sociale, manifester de la gratitude, ce qui n'est arrivé que beaucoup plus tard, malheureusement.
Ce qui rend le problème encore plus insidieux est que les personnes qui travaillaient avec moi savent pertinemment que je n'étais pas malintentionné. Et je trouve ça très injuste car ça les enfermait dans une relation avec moi où ils acceptaient certaines choses, qu'ils n'auraient accepté nulle part ailleurs, parce qu'ils savaient que mes commentaires et attentes ne concernaient que le travail et ils faisaient un gros effort spécialement pour moi parce qu'ils étaient conscient que je ne fonctionnais pas du tout comme les autres. Cet effort pouvait être vraiment très important en fonction des personnes. Je ne trouve pas ça juste de les avoir mis dans cette position. Et je suis certain que cela les dissuadait souvent de prendre des décisions ou d'émettre des commentaires susceptibles de me blesser ou de me déséquilibrer. Je partage une relation très intense avec les personnes avec qui je travaille, je suis très investi, dans leur travail mais aussi dans leur vie, j'ai un besoin viscéral de savoir s'ils vont bien, s'ils sont en sécurité, s'ils sont heureux, s'ils ont besoin de mon aide. C'est assez inhabituel d'avoir ce type de relation dans le cadre professionnel mais ils réalisent vite que je suis sincère, et cela mitige généralement les aspects de moi qui leur déplaisent. C'est déplaisant de travailler avec moi mais c'est difficile pour eux de ne pas m'aimer non plus parce qu'ils voient que je ne feins pas mon affection pour eux, une affection sans doute anormale et maladroite, mais qui créé irrémédiablement une relation très ambivalente, qui je pense peut être une prison aussi si la personne n'est pas en capacité de prendre du recul vis-à-vis de moi, parce que de mon côté, je n'en suis tout simplement pas capable. Je crois que mes rédacteurs pouvaient supporter mes gros défauts et mes troubles comportementaux parce qu'ils constataient aussi que je n'avais aucune appétence pour l'argent, pour le pouvoir, qu'il n'existait aucune diplomatie d'entreprise à avoir au sein de l'équipe, que mon but n'était pas de nuire mais simplement de publier les meilleurs articles possibles. Ils voyaient que je travaillais continuellement, que toute ma vie résidait là-dedans, et je pense qu'ils avaient plus de recul sur moi que je n'en avais moi-même, ce qui devait aussi les amener à mitiger le mécontentement ou dégoût que je pouvais générer. Je pense aussi que ce qui faisait que mes collègues avaient une grande tolérance envers mes commentaires incisifs sur leur travail est que cette dynamique n'était pas unilatérale, notre relation était aussi égalitaire que possible. Je partageais mes critiques mais j'en recevais également des cinglantes, et je les considérais avec attention, aussi désagréables soient-elles. Je n'étais pas hypocrite sur ma quête "d'amélioration continue" et même si je pouvais laisser apparaître un agacement manifeste, si les arguments étaient cohérents, je m'y pliais et je changeais les choses. Je pense que cela a beaucoup aidé les personnes à me supporter parce qu'elles constataient que je les entendais et que j'étais très actif dans la résolution des problèmes, je gagnais particulièrement leur estime lorsque j'acceptais de mettre en place leurs propositions, même celles contre lesquelles j'étais totalement en désaccord. C'est tout cet ensemble qui rendait les sentiments des personnes si complexes à mon égard. J'étais extrêmement rigide et dur, mais en parallèle, vraiment sincère pour que les choses soient de mieux en mieux pour tout le monde, donc mes collègues naviguaient avec cela avec de lourds désagréments mais y trouvaient aussi des avantages à travailler avec quelqu'un comme moi. L'un des aspects les plus sécurisants pour eux était aussi le fait que je sois très constant, très informatif sur tout ce qu'il se passe dans l'entreprise et que je tenais toujours mes engagements vis-à-vis d'eux.
Ma rédactrice en chef avait fini par en avoir marre que je relise une troisième fois les articles avec elle, j'avais donc fini par céder de ne pas les relire, ce qui était inimaginable pour moi et vraiment affreux à vivre pendant la première année, mais elle m'avait fait comprendre que c'était déterminant pour sa santé mentale et je l'avais choisie elle plutôt que mes protocoles. La plupart des gens diraient que c'était tout de même la moindre des choses à faire, mais c'était loin d'être un choix évident pour moi à ce moment-là. Nous faisions toujours beaucoup d'erreurs et accepter sa demande allait contre tous mes principes, mes valeurs, mes devoirs envers mes lecteurs, ma rigueur. Petit à petit, j'ai cédé sur d'innombrables aspects qui étaient vitaux pour moi mais anormalement pénibles pour les autres, ce qui nous a permis au fur et à mesure des années d'améliorer la qualité de vie pour l'équipe dans l'entreprise. Il aura quand même fallu un naufrage total de mon entreprise, que je décrirai un peu plus loin, pour que je puisse reprendre les choses avec des attentes plus mitigées et un cadre de travail plus sain. Mon curseur s'est ajusté dans la bonne direction grâce à une bonne communication avec mes collègues, et surtout grâce à leur patience avec moi.
J'ai tissé des relations extraordinairement fortes avec mes collègues qui sont devenus de véritables amis sur qui je peux compter, et qui ont été vraiment à mes côtés pour m'épauler dans les moments les plus dramatiques de ma vie. Je m'estime très chanceux et très heureux, et j'ai même une immense fierté à avoir réussi à progresser suffisamment dans mes relations sociales pour parvenir à expérimenter cet aspect de la vie, parce qu'il est juste fabuleux. Cela m'a vraiment fait réaliser à quel point ces relations sociales étaient importantes, et combien j'étais chanceux d'en avoir.
Gérer mon entreprise était un travail incroyablement difficile et ingrat, mais j'aimais vraiment ce que je faisais. Les sujets scientifiques, écologiques, médicaux, sociétaux, technologiques ou geeks, c'était tout ce dont j'adorais parler. C'était fou pour moi d'arriver à atteindre mon autonomie grâce à mes intérêts restreints, même si je crois que c'est souvent l'une des manières qui permet aux personnes autistes de s'insérer dans la société et de trouver un moyen de subsistance. C'était vraiment quelque chose de spécial que de gagner ma vie en rendant les gens plus cultivés, plus curieux, plus ouverts. Ce n'est pas tous les jours qu'il est possible d'exercer un métier pareil, et je trouvais cela exceptionnel. Malgré mes lacunes dans la communication qui m'empêchaient de commercialiser correctement notre journal et de nous sortir de la précarité, j'ai toujours eu une immense gratitude de ma situation.
Collaboration et interdiction
Plusieurs années plus tard, j'ai eu l'immense honneur qu'on m'offre l'opportunité de collaborer avec une multinationale majeure dans l'industrie des jeux de société en tant que directeur-associé du département digital qu'il fallait érigé à cette époque, et je les avais tout de suite prévenu que j'étais totalement engagé dans mon média et que je ne pourrais travailler que les week-end et sur mon temps libre, mais cela ne les avait pas dérangé malgré ma disponibilité limitée, nous avancions à notre rythme. Finalement nous avons collaboré ainsi pendant trois années. Nous n'avions pas pu aboutir là où je l'aurais espéré mais j'étais vraiment ravi d'avoir travaillé avec ces personnes, tout simplement parce que j'ai rarement eu une collaboration aussi respectueuse dans ma carrière. Les rencontres étaient vraiment enrichissantes, les recherches, les sujets, les travaux étaient très intéressants aussi, et je n'étais jamais dénigré pour mes propositions ou mes propos, contrairement à ce à quoi j'avais l'habitude avec mes associés, où Hisham n'hésitait jamais à m'humilier si je proposais quelque chose qu'il jugeait stupide ou si je n'allais pas dans sa direction. Je n'ai jamais été capable de m'émanciper de ma relation avec Hisham, malgré de très nombreuses tentatives, j'ai systématiquement choisi de rester à ses côtés alors que j'avais de bien meilleures opportunités ailleurs, et surtout que j'étais traité avec plus de respect, je ne comprends vraiment pas pourquoi je n'ai jamais été capable de réussir à sortir de son joug malgré mes multiples demandes et tentatives, je n'arrivais juste pas à mettre ma conviction de fuir à exécution. J'étais enfermé dans mon désir d'être à la hauteur pour lui, d'être digne à ses yeux, à faire tout ce qu'il me demandait, et d'être là à chaque fois qu'il avait besoin de moi. En plus de cela, lorsque Joseph avait appris que je contribuais sur mon temps libre à une autre entreprise, il était devenu furieux. C'est la seule fois de toute ma vie où j'ai vu Joseph véritablement en colère contre moi, car il est habituellement toujours calme et j'ai toujours préféré interagir avec lui qu'avec Hisham. Il m'avait ordonné de ne plus jamais travailler en dehors de mon média, et j'avais insisté sur le fait que je donnais déjà 60 à 70 heures par semaine MINIMUM à notre entreprise à cette époque, mais il avait complètement balayé cet argument. Je m'étais retrouvé à devoir m'engager auprès de lui à ne plus participer à aucun autre projet à l'extérieur de mon média, à l'exception de mon association LGBT+, et j'avais trouvé ça incroyablement injuste et incompréhensible. Mais j'avais malheureusement accepté de le faire et je m'y étais tenu par la suite, alors même que Joseph et Hisham avaient des dizaines d'autres entreprises, il y avait clairement un double standard et je m'étais retrouvé piégé à ne plus pouvoir développer des activités en parallèle, ni pour me protéger financièrement, ni pour m'épanouir intellectuellement et socialement, je me sentais esclave de notre entreprise qu'ils détenaient à 75% sans aucun moyen de faire autre chose, et c'était incroyablement injuste parce que je consacrais déjà presque toute ma vie à cette entreprise, de façon totalement disproportionnée, je sacrifiais bien plus que ce que mes associés ne méritaient. C'était au prix de ma santé mentale et physique, et je payais ce prix sans broncher. Leur chantage m'avait vraiment bouleversé et m'a ôté aussi des opportunités et la capacité de m'émanciper par la suite, parce qu'à chaque fois que j'ai considéré prendre de meilleures décisions pour moi, je savais que je ne pouvais pas les prendre sans passer par eux, que j'étais soumis à mes promesses vis-à-vis de Joseph et Hisham. J'ai sans cesse essayé de leur proposer des alternatives ou à défaut, je leur demandais de l'aide pour améliorer mes conditions de travail, mais il étaient focalisés sur l'aspect entrepreneurial - ce qui est normal - et absolument pas sur ma santé. Il y a un énorme piège dans cette situation parce que j'ai remis mon destin entre les mains de mes employeurs alors qu'ils n'avaient pas les mêmes attentes que moi du tout, je me retrouvais prisonnier d'eux pour répondre à leurs objectifs et leurs standards qui étaient complètement à côté, voire en opposition, de mes besoins réels, et je reconnais sans problème que mes besoins sont souvent incompatibles avec le capitalisme. Je n'étais pas du tout le gérant qui leur fallait, pour être honnête, ils le savaient, je le savais, j'ai essayé d'innombrables fois de trouver des solutions ou de partir parce que j'étais épuisé, je le leur répétais inlassablement, mais ils n'y étaient pas réceptifs et de toute façon, tant que je faisais en sorte que les choses fonctionnent, peu importe ce que je pouvais leur transmettre de ma situation, de mes difficultés, de mon inexorable noyade, tout cela les indifféraient totalement. Je pense que c'est typiquement là qu'un tuteur ou un membre de ma famille aurait pu me protéger de cette situation. Mais je tiens quand même à signaler que je m'y suis enfermé tout seul, en acceptant ces situations insoutenables qui n'étaient pas bonnes pour moi, personne ne m'y a forcé, c'est moi qui n'ai pas été capable d'en sortir et qui a pris des décisions malavisées pour moi-même.
Aider un garçon cruel
Inacio, un jeune homme de mon association LGBT+, m'avait expliqué s'être fait mettre à la porte et j'avais aussitôt cherché des solutions d'hébergement et des moyens de l'insérer dans le monde du travail. Il me partageait quotidiennement sa détresse et j'étais très inquiet pour lui. Il était courant que des jeunes dans mon association se retrouvent dans des situations critiques et je faisais de mon mieux pour les aider. Avec le temps, j'ai développé un réseau de personnes prêtes à contribuer également, ce qui me permettait, grâce à eux, d'activer des hébergements d'urgence ou trouver des aides financières rapidement. Je n'hésitais pas à payer moi-même de la nourriture, héberger les personnes chez moi, si nécessaire - même si je détestais cela honnêtement - et les aider à trouver du travail en allant jusqu'à faire leur CV, leur lettre de motivation, en prospectant des employeurs à leur place. Les personnes en détresse dans mon association ont toujours été ma priorité, quelle que soit ma situation du moment, ce qui a souvent été une source de complications et de conflit, dans mon entourage, parfois jusque dans mon couple. Il faut dire que c'était incompréhensible pour mes proches de me voir aider d'autres personnes alors qu'ils me voyaient dans un état exécrable, éreinté, suicidaire. C'est difficile d'imaginer que je puisse aider qui que ce soit dans ces conditions mais c'est ce que je faisais, ce qui dégradait forcément davantage mon état. C'était parfois très difficile à supporter pour mon compagnon, car même s'il savait que j'aidais les autres, il se sentait impuissant par rapport à moi, et ces moments-là nous faisaient macérer dans une forme de fatalité navrante, répétitive et très usante. Les difficultés étaient différentes mais c'était toujours la même histoire qui se répétait. Mon compagnon savait éperdument que j'allais rompre sous la fatigue à partir d'un certain point et il avait beau me prévenir, essayer de m'en empêcher, je n'écoutais pas et j'allais quand même aider les autres jusqu'à me fracasser sur un mur, au sens figuré. Trop d'interactions sociales, trop de situations inédites, c'était juste tendre le bâton pour me faire battre. Mais en même temps, mon entourage a appris à l'accepter aussi parce que personne n'a jamais su quoi me répondre lorsque je leur disais "Oui, mais qui va les aider alors ?". Je n'ai jamais abandonné quelqu'un qui me demandait mon aide, il est certain que les multiples abandons que j'ai traversés dans ma vie m'ont donné beaucoup de détermination en ce sens, je ressentais vraiment le besoin d'aider des personnes qui traversaient des épreuves similaires à celles que j'avais vécues. Cet objectif m'a toujours poussé à dépasser mes limites, et parfois mes principes aussi. Je m'étais promis de toujours séparer ma vie professionnelle de ma vie associative mais Inacio ne s'en sortait pas et je n'arrivais pas à lui trouver du travail malgré avoir demandé à toutes les personnes que je connaissais, alors j'avais décidé de franchir ma ligne rouge et je lui avais offert un stage rémunéré dans mon entreprise. La gratification horaire était la minimum légale, et nous n'avions pas vraiment besoin de lui dans l'entreprise pour démarrer, mais cela lui permettait au moins d'avoir un revenu fixe pour subvenir à ses besoins et pour lui donner un répit aussi pour s'organiser. Je sais à quel point il est complexe, voire impossible, d'organiser le futur lorsque l'on peine déjà à survivre au présent. Le travail était simple, il devait trouver des vidéos et images humoristiques sur internet et les réseaux sociaux pour alimenter en contenu l'un de nos sites web. J'étais très réticent à l'idée de l'accueillir dans mon entreprise et très agacé d'avoir passé outre la séparation que je m'étais toujours fixée entre mon engagement associatif et mon travail... Mais Inacio m'avait raconté être dans une situation tellement grave que je ne pouvais décemment pas m'abstenir de lui tendre la main alors qu'il m'était possible de le faire. Un être humain était plus important que mes principes, même si cela me mettait dans une position conflictuelle avec moi-même.
Il était sous la supervision du rédacteur en chef du site et tout se passait bien au début, je veillais à ne pas interférer dans leur relation de travail, ni dans ses tâches, j'avais beaucoup de travail de mon côté, de toute façon. C'était une bonne chose à mes yeux qu'il n'y ait pas d'interactions directes entre nous au travail.
Après quelques semaines, Inacio était venu m'annoncer que sa grand-mère venait de mourir. J'étais extrêmement triste pour lui et je lui avais dit de prendre tout le temps dont il aurait besoin pour se recueillir et faire son deuil. Je l'avais rassuré aussi sur le fait qu'il serait totalement rémunéré durant son absence, pour qu'il n'ait pas de soucis supplémentaires à se faire, en plus du reste. Les jours passaient et le rédacteur en chef commençait à s'impatienter de son absence, mais je prenais toujours sa défense. Je n'avais pas encore vécu de deuil d'un être humain à cette époque mais je savais ce que c'était que de se sentir démuni, alors j'étais compréhensif qu'il ne nous donne pas de nouvelles. De plus, je m'étais engagé à lui laisser le temps qu'il voulait et je n'allais pas revenir sur ma parole. Après trois semaines d'absence, rémunérées, il était revenu travailler une petite semaine, puis nous avait annoncé que sa seconde grand-mère venait de décéder à son tour. Fidèle à ma naïveté hors-du-commun, je l'ai totalement cru, mais j'étais la seule personne dans ce cas au sein de l'entreprise. À nouveau, je lui avais dit qu'il pouvait prendre le temps de se recueillir avec sa famille et qu'évidemment, je continuerai de le payer pour ses jours d'absence. Je ne voyais aucune raison de lui apporter un soutien différent de la première fois. Mais le rédacteur en chef était extrêmement agacé par cette situation car il n'était pas dupe et il n'était pas content du tout de ma façon de gérer cela, alors il avait insisté pour ne lui accorder qu'une semaine, ce qui paraissait à toute l'équipe être déjà beaucoup vu les trois semaines précédentes qu'il s'était octroyé à mes frais. Inacio avait accepté de ne pas s'absenter plus longtemps et tout le monde semblait donc satisfait. La semaine suivante, il m'annonça avoir besoin d'une semaine supplémentaire car il n'arrivait pas à surmonter le décès de ses deux grand-mères et qu'il passait son temps à pleurer. Sans me méfier le moins du monde ni y réfléchir à deux fois, je lui avais accordé, mais l'équipe avait des réactions de plus en plus virulentes à son sujet et me trouvait vraiment naïf. Leurs remarques commençaient à me faire douter de la confiance que je lui accordais, mais ce n'était pas naturel pour moi de considérer que la méfiance de mes collègues était fondée. J'en étais allé jusqu'à lire une quantité impressionnante de pages nécrologiques pour essayer de leur prouver que ses grand-mère étaient bien décédées, je voulais rassurer tout le monde avec une preuve tangible. J'avoue tout de même que l'avis de l'équipe était tellement unanime que je doutais de plus en plus de mon jugement et je voulais aussi en avoir le cœur net. Mais je n'allais certainement pas l'accuser de mentir sans preuve, surtout qu'à mes yeux, il était statistiquement parfaitement possible de perdre ses deux grand-mères à la suite, donc je ne voyais pas de raisons de ne pas le croire. Je n'avais malheureusement trouvé aucune information dans les nécrologies des différentes villes où ses grands-mères seraient supposément mortes.
Le rédacteur en chef avait dû beaucoup insister pour qu'Inacio revienne travailler, et à son retour, il était particulièrement désagréable avec tout le monde, mais je lui prêtais ce comportement à la douleur de son deuil. L'équipe était peu conciliante avec lui. Dans mes investigations, j'avais demandé des informations à ses amis au sein de l'association lorsqu'il était absent, pour savoir s'il était bien auprès de sa famille, s'il tenait le coup par rapport à ces décès, je m'inquiétais sincèrement pour lui, il ne répondait presque jamais à mes messages mais j'avais peur qu'il soit isolé et qu'il se suicide, car il me disait constamment qu'il allait passer à l'acte, bien avant ses grand-mères et que je ne lui offre du travail. C'était la première raison qui m'avait contraint à passer outre mes principes, si je ne l'avais pas aidé et découvert par la suite qu'il s'était suicidé, je ne me le serais jamais pardonné. J'avais eu quelques réponses de la part de ses amis, la plupart étaient évasives, mais l'un d'entre eux m'avait expliqué qu'il me prenait "pour un con" et qu'il avait tout inventé. J'avais du mal à y croire même si cela allait dans le sens des suppositions de l'équipe, et j'avais fini par obtenir des captures d'écran qui m'avaient laissé complètement sans voix (31). Il y avait des propos incroyablement cruels, Inacio expliquait qu'il savait "que ma grand-mère était toute ma vie" et c'était pour cette raison qu'il inventait ces histoires-là, pour être sûr que cela fonctionne. Un autre membre de l'association m'avait confié qu'il se vantait de mentir pour ne pas venir travailler et être quand même payé. Lorsque le reste de l'équipe avait vu les captures d'écran, même s'ils savaient déjà qu'il mentait, ils avaient quand même été choqué de constater à quel point Inacio était manipulateur et mauvais. Jusque là, ils pensaient juste que c'était un gamin fainéant. J'avais imaginé pouvoir gérer la situation dignement mais au final, dès qu'il s'était retrouvé en face de moi dans l'open-space, je n'avais pas pu réfréner ma colère et je l'avais confronté face à ses mensonges. Il ne savait pas que nous avions des captures d'écran et je ne pouvais pas les lui montrer au risque d'incriminer les personnes qui m'avaient permis d'apprendre la vérité. Cependant, il avait reconnu avoir menti mais il ne s'était pas dégonflé pour autant, il était d'un calme incroyable, ce qui contrastait considérablement avec mon énervement et la façon dont je m'époumonais - j'étais franchement ému et dépassé par ce qu'il se passait - Inacio avait lu en moi comme un livre ouvert, ma grand-mère était effectivement un sujet ultra sensible pour moi, et je n'arrivais pas à appréhender, toujours pas aujourd'hui d'ailleurs, comment une personne pouvait être assez cruelle pour utiliser ça, et agir de cette façon envers une personne qui lui avait tendu la main et qui continuait d'essayer de l'aider au maximum, sans rien lui demander en retour. Nous n'étions pas amis, nous n'avions aucun passif, je n'avais fais que me montrer compréhensif par rapport à sa santé mentale et à sa situation précaire, à supposer que la moindre chose qu'il m'ait dite ait été vraie, et je n'avais jamais eu un propos ou un geste déplacé, jamais exigé quoi que ce soit de sa part, à part qu'il respecte les personnes avec qui il travaillait et continue de chercher activement du travail pour rebondir après ce stage. J'étais perdu et profondément blessé. Il s'était levé très calmement, avait vociféré des insultes à mon égard, toujours avec un calme olympien, comme quoi j'étais une merde, que mes sites et mon association étaient de la merde, et que je pouvais aller me faire foutre. Et il était simplement parti si de rien n'était, tandis que de mon côté j'étais clairement en crise et complètement décomposé derrière mon ordinateur.
C'était une leçon compliquée pour moi, que je n'ai pas réussi à apprendre d'ailleurs vu que j'ai continué de faire confiance aux autres et de m'y casser les dents. Tout cela m'a laissé un goût amer et beaucoup d'interrogations, et m'a mis dans une posture très compliquée par la suite vis-à-vis de mon association. Je me retrouvais à me méfier des personnes qui recherchaient de l'aide, à avoir une forme de paranoïa vis-à-vis des jeunes qui me racontaient leur situation, tout en restant habité par la certitude que si je ne les aidais pas, personne d'autre ne l'aurait fait. Donc je me retrouvais à aider des personnes en qui j'avais soudainement une peur bleue, de qui je me méfiais, alors que c'étaient des personnes parfaitement innocentes et exempts de reproche, je n'ai jamais rencontré une autre personne comme Inacio dans mon association, mais cela a indéniablement altéré ma perception des autres et instillé une peur dans le risque que je prenais en aidant autrui, que je prenais malgré tout car il y avait plus à gagner qu'à perdre, surtout pour ceux que j'aidais, mais cela m'a pourri des années de bénévolat, juste à cause de cette épée de Damoclès, cette peur permanente de me retrouver face à une personne que j'ai aidée et qui serait malveillante envers moi. Une notion impossible à appréhender pour mon cerveau et qui m'a fait tourner en spirale des mois et des mois à n'en pas dormir la nuit. Encore un exemple d'une interaction "désagréable", peut-être banale même pour beaucoup de monde, mais qui prend des proportions disproportionnées pour une personne autiste, qui a des conséquences très néfastes et durables, bien au-delà de l'incident. Ce qui est le plus toxique pour moi est de chercher la logique là où il y en a pas, du rationnel là où il y a de l'irrationnel, des réponses là où il n'y a pas vraiment de questions. La malveillance n'a pas toujours de justification.
Tomber stupidement dans le projet traquenard de deux requins entrepreneurs
J'avais été invité à la soirée d'un grand hôtel parisien par mon amie Éléonore, nous étions en petit comité, il y avait des politiques et des personnalités connus dans les médias, je n'étais pas très à l'aise mais mon amie est une personne douce que j'appréciais beaucoup et qui était influente dans mon domaine d'activités, donc j'ai accepté son invitation car c'était aussi une opportunité d'accroître mon réseau professionnel. J'y avais brièvement rencontré Victor, l’un des plus gros producteurs de télévision en France, mais je ne lui avais pas prêté grande attention parce que je préférais largement discuter avec un astrophysicien passionnant qui était présent à cette soirée.
Lors de cet événement, j'avais apparemment laissé un souvenir marquant à la femme de Victor, sans vraiment qu'il m'en donne la raison, peut-être parce que je lui avais parlé de mon intérêt pour l'effet du cycle circadien sur la dépression, ou peut être que je lui semblais sympathique tout simplement. Elle avait en tout cas reparlé de moi plusieurs fois à son mari et ce dernier m'avait invité pour faire connaissance, en compagnie de mon amie Éléonore et de l'un de ses amis, Paul, qui était un entrepreneur très célèbre en France. Les deux hommes m'avaient tout de suite témoigné beaucoup de gentillesse, sans doute excessivement, et se montraient très sensible à ma façon d'être et de m'exprimer. Ils m'avaient alors présenté leur projet, celui de créer un MCN (Multi Channel Network) qui est un réseau pour accompagner des vidéastes à produire et commercialiser leurs contenus. Je les avais immédiatement dissuadés de démarrer pareille aventure, ayant des amis dans ce milieu et sachant qu'il y avait déjà des structures très développées et en place depuis plusieurs années. Après leur avoir démontré comment et pourquoi la mise en œuvre d’un MCN serait un échec, j'avais théorisé que pour parvenir à se positionner sur ce marché déjà très occupé, il faudrait obligatoirement prendre un virage radical pour proposer quelque chose d'unique et différent, au-delà du seul aspect commercial, qui puisse potentiellement intéresser des vidéastes. Victor et Paul étaient alors convaincus que je devais les rejoindre dans leur aventure pour la concrétiser. Éléonore était très enthousiaste aussi pour participer à ce projet et m'incitait à me joindre à eux, il est vrai qu'elle et moi avions une vision très proche et que ses idées me plaisaient énormément. Je trouvais ces sujets très intéressants mais ce n'était absolument pas mon cœur de métier, je n'avais pas d'expertise précise dans ce domaine et surtout aucune compétence commerciale. J'avais été honnête là-dessus et je leur avais donc donné mes conditions s'ils voulaient que je fasse partie de leur projet : je les aidais à réfléchir avec Éléonore sur tout ce que nous pourrions proposer pour les créateurs de contenus, tout ce qui pourrait leur donner de la valeur et justifier la nôtre, et que, si suite à ces suggestions, leur analyste financier Tristan validait bien le modèle économique et que le MCN était viable, j'accepterais d'en parler auprès de mes amis et des connaissances de mon réseau. J'étais très réservé à l'idée d'engager mes amitiés mais j'étais prêt à le faire si j'étais convaincu de leur apporter quelque chose avec ce projet. Victor et Paul avaient tout de suite accepté mes conditions. Nous étions très complémentaires ensemble, Éléonore avait d'excellentes idées et une vision humaine que j'appréciais beaucoup et qui était rare, ce qui m'avait définitivement attiré vers ce projet, de mon côté j’amenais principalement les signatures des talents, Victor s’occupait des productions vidéos et Paul gérait toute la partie financière et commerciale, il nous affirmait être en train de trouver les financements nécessaires pour démarrer, il avait d'ailleurs déjà créé le MCN et déposé la marque à son nom. Son analyste financier avait finalement affirmé que tout était viable et j'étais à ce stade très serein, mon périmètre était limité mais j'aimais beaucoup contribuer à ce projet, j'étais véritablement convaincu que nous allions proposer des choses intéressantes pour les vidéastes, que j'allais pouvoir travailler avec certains de mes amis et les aider dans leurs projets. J'étais terriblement naïf, j'avais une approche très "famille" et "entraide", complètement déconnectée de l'agenda de Victor et Paul qui était exclusivement tourné vers l'argent. Pour cette partie-là, ce n'est vraiment pas de leur faute, ce sont des entrepreneurs, c'est moi qui n'ait pas été capable de les voir comme tels. J'étais convaincu qu'ils croyaient en ce projet pour ce que nous allions apporter aux créateurs, c'était ridiculement naïf.
Les choses s'accéléraient à toute vitesse. Nous enchaînions les rendez-vous avec des pointures de l'entrepreneuriat et des grands groupes. Les entrevues étaient de véritables réussites, malgré le fait que je sentais bien que les MCN n'étaient pas un sujet facile, même pour ces géants, à la fois intéressés par l’émergence de ce nouveau marché mais aussi très frileux de miser sur quelque chose dont tout le monde parle mais dont rares sont les élus à en récolter les fruits. Je recevais des commentaires très positifs et très flatteurs de ces hommes d'affaires, mais en parallèle, je commençais sérieusement à m’inquiéter au niveau de nos financements. Paul nous rassurait constamment, il nous affirmait qu'il était facile pour lui de les obtenir grâce à son réseau et que par ailleurs, il était en train de finaliser des échanges avec un groupe très connu prêt à mettre un million d’euros sur la table.
De mon côté, j'assumais mon rôle méticuleusement et avec cœur. Avec l'aide de mes amis, nous étions parvenus à réunir une dizaine de grands et moyens Youtubeurs pour un total de 7,2 millions d’abonnés et un peu plus de 480 millions de vues déjà générées. À cette époque et pour démarrer de nulle part, c'était tout à fait honorable. Le modèle que je défendais tant était de créer une structure familiale, créative, d'entraide et de soutien des petits créateurs par les grands, avec différents services. Il y avait une très bonne adhésion au projet. C'était un soulagement pour moi, autant de me dire que nous allions apporter une vraie valeur pour nos collaborateurs que parce que je parvenais à apporter ma pierre à l'édifice en réunissant tous ces créateurs passionnés. Paul et Victor étaient très satisfaits de mon aide mais il restait encore à ce qu'ils tiennent leurs propres engagements... Il faut noter qu'à ce stade, j'avais déjà fait deux erreurs monumentales. La première, c'était d'avoir honoré ce à quoi je m'étais engagé beaucoup trop tôt, j'étais absolument convaincu de ce que me disait Paul sur les financements et les deux hommes d'affaires étaient très poussifs pour que j'inclue mes proches et mes connaissances dans le projet au plis vite, et il y avait une certaine logique à ce que je lui donne du corps, mais les inclure aussi tôt dans le MCN était irresponsable de ma part. Je n'aurais pas dû prendre leurs paroles pour argent comptant, d'autant que j'avais été dès le départ extrêmement sensible sur le point que je ne pouvais pas me permettre de décevoir mon entourage, et que c'est pour cela que je voulais des garanties que le projet soit solide. Et il avait l'air très solide, vraiment. Mais ce n'est pas une excuse, j'aurais dû demander des preuves plutôt que de simplement croire, encore et toujours, tout ce qu'on me disait. C'est une chose de subir soi-même les conséquences de sa naïveté, mais c'est impardonnable d'en faire subir les autres. J'étais très vigilant, je posais beaucoup de questions et je faisais part de mes doutes dès que j'en avais, mais je n'aurais jamais dû me contenter des réponses, mes amis me faisaient confiance et je n'ai pas été à la hauteur, j'aurais clairement dû me montrer plus pointilleux. Cette première erreur a conduit à la seconde. Éléonore et moi avions convenu de nous serrer les coudes face à Victor et Paul, car nous avions senti, surtout Éléonore pour être honnête, qu'ils n'étaient pas forcément alignés à nos valeurs. Je lui avais expliqué dès le début que ma position serait délicate à partir de l'instant où j'engageais mes amis dans le projet, car ce serait leurs intérêts que je défendrais par dessus tout, ni les siens, ni les miens, ni ceux de Victor et Paul, et elle avait bien compris cela. Malgré ce point-là, je m'étais sincèrement engagé auprès d'elle de la soutenir et que nous fassions front ensemble si nous rencontrions des situations dans le futur qui l'exigeaient, et c'est ce que nous avons fait durant un certain temps. Lorsque Victor et Paul ont pris la décision de l'évincer, j'étais acculé. Plusieurs de mes proches s'étaient déjà engagés dans le projet et je n'avais plus aucun levier. Je me demande par ailleurs si Victor et Paul n'avaient pas anticipé cela. Quoi qu'il en soit, j'ai failli à mon engagement, j'ai vraiment été lamentable. J'étais engagé jusqu'au cou avec mes amis vidéastes et je ne pouvais pas faire marche arrière, j'étais très limité dans ce que je pouvais faire mais je n'ai clairement pas été à la hauteur de ce moment, je les ai choisi eux plutôt que mon amie, alors que je n'aurais jamais dû me retrouver dans cette situation en premier lieu. Je ne sais vraiment pas ce que j'aurais dû faire mais j'ai beaucoup culpabilisé vis-à-vis de mon amie en tout cas, même si mes priorités étaient rationnelles et même si elle connaissait ma position compliquée, il n'empêche, ce n'était pas une situation normale. Cela n'aurait pas dû arriver. Et cela ne serait pas arrivé d'ailleurs si j'avais fait preuve de prudence et contribué avec plus de parcimonie, plutôt que de tout mettre sur la table d'un seul coup.
Malgré tout, le MCN semblait continuer à se concrétiser. Paul et Victor avaient recruté quelqu’un pour chercher un local de 250m² afin d’accueillir les commerciaux, de réaliser les productions et de réunir les artistes et vidéastes. Je les avais moi-même accompagnés pour visiter plusieurs locaux, dont un magnifique près du Palais Brongniart, et tout cela me rassurait car cela concordait avec le fait que l'argent n'était pas un problème, selon Paul.
Quelques semaines s’étaient écoulées, mais les financements n’arrivaient toujours pas malgré les affirmations répétées de Paul et Victor. La situation commençait à devenir de plus en plus délicate, notamment parce que les talents, dont plusieurs amis, étaient toujours en attente du démarrage officiel du MCN, certains d'entre eux ayant même signé une exclusivité avec nous et ne pouvant donc pas améliorer leur monétisation avec d'autres agences en attendant. Pour le MCN, il n'y avait toujours pas d'argent, donc toujours pas d'équipe commerciale. Non seulement cette attente ralentissait, voire empêchait, leur monétisation mais en plus de cela, ces créateurs refusaient des opportunités concrètes et importantes avec d’autres MCN, dont certaines éminentes sur le marché… Prétextant devoir se concentrer sur la récupération de l’argent et m'annonçant que ce n’est pas un mais deux millions d’euros que le groupe avec qui il communiquait serait prêt à investir, Paul m'avait demandé si je pouvais l'aider dans ses recrutements pour la fameuse équipe commerciale et artistique du MCN, alors même que cela ne concernait pas du tout mon périmètre. Je lui avais présenté différentes personnes, notamment la petite amie d’un Youtubeur très populaire, elle était donc aux premières loges pour avoir une parfaite compréhension du marché et pour défendre les intérêts de son compagnon et de ses amis impliqués dans le MCN, et un directeur artistique nommé Raphaël, supposément réputé pour avoir filmé des stars comme Justin Bieber, Shaka Ponk, Christine & The Queens, etc., que j'avais rencontré quelques semaines plus tôt. À nouveau, Paul et Victor étaient comblés, ils m'avaient remercié pour mon aide et m'avaient assuré que nous arrivions bientôt au bout du tunnel. Ils recrutèrent plusieurs individus, dont les deux personnes que je leur avais présentées, et leur avaient affecté immédiatement différentes tâches. Les choses se concrétisaient enfin sérieusement. Comme prévu, je n'avais aucun rôle opérationnel mais j'aidais tout de même autant que je le pouvais, car je rendais des comptes à mes amis vidéastes et aux autres producteurs tous les jours alors je m'impatientais autant qu'eux que le MCN soit à flot. J'avais un devoir vis-à-vis d'eux et à ce stade, une obligation de résultat.
Après un mois et demi de travail, les employés n’avaient toujours pas été payé et ils m'avaient alerté de la situation car ils n'obtenaient pas de réponse de la part de Victor et Paul, ce qui était extrêmement suspicieux. J'étais abasourdi et perplexe, cela commençait sérieusement à sentir le roussi. Paul avait fini par convoquer toute l'équipe et moi-même pour une réunion importante et il nous avait alors révélé que les 2 millions d’euros n’arriveraient jamais, malgré le fait que Victor et lui nous avaient confirmé que cet argent avait définitivement été levé, ce qui à ce moment-là nous avait mis en joie et rendus confiants pour l'avenir. Tout cela avait été un bullshit faramineux. J'étais accablé par la nouvelle, la réalité était très brutale. Je réalisais que j'avais totalement failli à mes amis et que j'étais plongé dans les ennuis jusqu'au cou. La réunion était totalement surréaliste, face à l'équipe qu'ils avaient eux-mêmes recrutée, Victor et Paul avaient feint de ne "jamais les avoir recrutés voyons", en les informant par la même occasion qu'ils n'avaient aucune intention de les payer. Ils avaient un aplomb phénoménal, comme s'ils avaient fait ça toute leur vie. L'équipe, et moi-même, étions sérieusement en état de choc. Nous avions essayé de nous défendre, de tirer cela au clair, mais ils avaient tout balayé d'un revers de la main, et nous avec, et nous nous étions retrouvés quelques instants plus tard en pleine rue, hors de l'hôtel dans lequel ils nous avaient reçus, nous étions complètement hébétés. Dès lors, je m'étais immédiatement engagé à trouver un moyen de les dédommager pour leur travail. J'étais totalement effondré mais ma priorité était d'aider l'équipe. Les personnes que Victor et Paul avaient recrutées et avaient missionnées pour diverses missions n'avaient aucun contrat, et pire, il n'y avait aucune trace écrite de leur part, ce qui nous avait honnêtement tous stupéfait car nous échangions régulièrement avec eux par email. En faisant la rétrospective de nos interactions avec eux, nous avions effectivement réalisé que tous les points importants avaient été abordé à l'oral, tous nos rendez-vous avaient été réalisés dans des lieux privés, restaurants ou hôtels luxueux, des milieux bling-bling qui nous passaient franchement tous au-dessus de la tête car aucun de nous ne venait de ce monde là, mais qui a sans doute joué sur le fait que nous avons baissé notre garde. Mais j'ai beaucoup plus de responsabilités que les autres à cet égard, car même si j'étais convaincu de pouvoir faire confiance à Victor et Paul, c'est avant tout moi qui avais convaincu mes amis de s'engager dans ce projet. Quand nous avons relié les points ensemble, nous avons réalisé à quel point Victor et Paul s'étaient parfaitement protégés de laisser la moindre trace. C'était effrayant. Très effrayant. Cela faisait beaucoup à assimiler d'un seul coup. J'étais totalement abusé et désabusé, mais ma priorité était de réparer le mal que j'avais causé indirectement, je n'avais aucun rôle opérationnel mais je ne pouvais pas nier avoir une responsabilité énorme dans tout cela. Cette situation était abominable. J’avais immédiatement développé une stratégie pour tenter de réparer le tort qui avait été causé aux personnes qui s’étaient faites exploiter. J’étais forcé de jouer un double jeu : j’avais incité l'équipe de nous menacer Victor, Paul et moi de porter l’affaire non seulement en justice mais aussi auprès des médias, et de l’autre côté, j’avais joué sur ma "solidarité" auprès de Victor et Paul face à la “rébellion des employés”. Cela m’avait permis notamment de les convaincre que les personnes qu'ils avaient recrutées avaient des preuves tangibles contre eux (ce qui était absolument faux, c'était un pur bluff) et qu’il fallait impérativement qu'ils les paient pour résoudre le conflit. Les victimes dans toute cette histoire avaient été immensément compréhensives envers moi, plus que je ne l'aurais mérité, et elles m'avaient fait à nouveau confiance lorsque je leur avais dit faire tout le nécessaire pour récupérer leur argent. Au-delà de leur confiance, elles ont même fait preuve d'une grande sollicitude vis-à-vis de moi, car elles ne voulaient pas non plus que je me retrouve embourbé dans une situation catastrophique légalement si je n'arrivais pas à récupérer leur argent et si l'affaire était portée en justice. J'étais prêt à traverser cela si je n'arrivais pas à récupérer leur argent mais j'espérais clairement que tout se règle rapidement à l'amiable. J'étais allé jusqu'à prendre de très gros risques pour l'équipe en enregistrant Victor et Paul avec mon téléphone, afin d'amasser des preuves tangibles que nous n'avions pas jusqu'à présent, et mon entretien avec eux avait parfaitement mis en lumière leurs mensonges, et me dédouanait par ailleurs complètement de leur machination. Je n'ai heureusement pas eu à m'en servir car le scénario inverse avait de quoi faire peur, ces deux personnes me semblaient effroyablement dangereuses et parfaitement rompu à l'exercice de se servir des gens sans les payer, et à bien d'autres manigances, j'étais sincèrement terrifié à l'idée de devoir leur faire un chantage avec cet enregistrement pour qu'ils fassent amende honorable, ou d'avoir à remettre cet enregistrement à la justice, si on en venait là. J'étais déjà dans de sales draps à cause d'eux et j'avais l'impression qu'ils étaient capables de bien pire. J'étais vraiment paniqué de ma manœuvre, il y avait mille probabilités que cela finisse très mal pour moi, mais mon but était de donner à l'équipe un levier pour qu'ils soient payés, ou à défaut qu'ils soient entendus, et crus, par la justice. Finalement, j'avais réussi à les convaincre que l'équipe avait largement de quoi nous faire condamner, ce dont Paul ne croyait absolument pas mais qui inquiétait tout de même Victor. Au final, ils ont payé une partie de l'argent, avec des contrats de droits d'auteur je crois, et je les avais dédommagés sur mon propre argent de la différence par rapport à ce que Paul et Victor leur avaient promis lors du recrutement. Cette expérience m'a profondément bouleversé. J'y avais investi tout mon cœur et je suis encore accablé aujourd'hui par la culpabilité, je ne me pardonnerai jamais d'avoir embarqué mes amis à se joindre à ce projet qui s'est avéré être un énorme mensonge. J'ai réalisé au prix fort, et à des risques incommensurables, que je n'appartiendrais jamais "à la cour des grands entrepreneurs". Ce monde n'est pas du tout pour moi. Ce beau projet "familial et créatif" avait été tordu en une abomination et je m'en suis terriblement voulu d'avoir été aussi bête. Inexpérimenté, stupide, naïf. J'aurais dû faire mieux pour protéger mes amis, je n'ai pas été à la hauteur de leur confiance et de leur amitié, je ne me le pardonnerai jamais. C'était vraiment douloureux et humiliant de leur annoncer un par un la nouvelle, mais rien de ce que je ressentais n'avait d'importance en comparaison au temps et aux opportunités que je leur avais fait perdre.
Victor et Paul avaient énormément misé sur Anne-Claire, l'une de mes amies, qui a une carrière internationale et une notoriété importante en France dans son domaine. Nous avions eu beaucoup de rendez-vous tous ensemble, parfois aussi avec son manager ou son producteur, Victor et Paul s'étaient engagés sur un cahier des charges très précis et j'étais vraiment heureux de pouvoir l'aider à développer sa chaîne YouTube. Quand il a fallu lui annoncer ce qu'il s'était passé, j'étais totalement mortifié. J'avais envie de m'enfuir et de disparaître mais j'y étais allé quand même. L'équipe avait eu la gentillesse de m'accompagner, ils avaient vraiment été gentils de venir avec moi pour raconter tout ce qu'il s'étaient passés, parce que je ne sais pas si elle m'aurait vraiment cru si j'avais été seul. Tout ce château de cartes était tellement fou. Nous avions passé un long moment ensemble pour déjeuner et elle était aussi choquée que nous, elle avait du mal à croire que les rendez-vous auxquels elle avait elle-même assisté, les promesses qui lui avaient été faites, même les contrats qui avaient été signés, tout ça n'avait été que des mensonges. C'était beaucoup à assimiler. Mais elle l'avait fait la tête haute, avec une grande dignité, et au final c'était elle qui essayait de me consoler et de me rassurer, c'était le monde à l'envers. C'est moi qui lui causais du tort et c'était elle qui séchait mes larmes, du grand n'importe quoi. Sa mère était arrivée vers la fin du repas et elle avait tout de suite compris qu'il y avait eu des mauvaises nouvelles, elle nous avait aussitôt encouragés, nous "les jeunes", que tout ceci était juste un coup dur temporaire et que nous allions faire plein de belles choses de notre vie. Elle nous avait alors invité pour le déjeuner, et je considérais clairement que c'était à moi de payer pour tout le monde, surtout vu le contexte, alors je m'y étais vivement opposé mais elle m'avait vite envoyé balader avec un grand sourire et il n'y avait eu aucun débat possible sur le sujet. Bizarrement, ce moment a été précieux pour moi, je n'avais rien laissé paraître mais j'étais à deux doigts de m'effondrer en larmes face à la gentillesse infinie de la maman d'Anne-Claire que je ne méritais certainement pas face à tous les torts que j'avais causés. Je sais bien que ce n'était pas grand chose mais j'étais vraiment brisé par ce qu'il s'était passé, ce petit moment de gentillesse avait été beaucoup pour moi. Il est d'autant plus précieux que je ne me rappelle d'aucun autre positif cette année-là. La suite ne va que de pire en pire.
Effondrement de ma vie après m'être fait escroquer par ma meilleure amie
Je vais maintenant aborder le point crucial dans mon parcours de vie qui m'a sérieusement fait dévisser de mon équilibre précaire et m'a fait basculer dans un désespoir si profond que je m'en suis abandonné à la drogue, et quasiment jusqu'à la mort. Ce point a été ma meilleure amie.
Pourtant je n'étais pas sourd aux alertes faites aux personnes autistes sur les risques auxquels elles s'exposent au niveau relationnel, particulièrement face à des personnes malintentionnées. Mais malheureusement, je surévaluais largement mes capacités à discerner les situations ou les personnes, je ne me sentais pas vraiment concerné. J'avais pourtant fait les frais toute ma vie de mes lacunes et de mes erreurs de jugement, mais aussi étrange que cela soit, je n'en avais clairement toujours pas tiré les leçons. Comme à mon habitude, je brille par mon inlassable stupidité, je n'apprends jamais rien. Difficile de trouver quelqu'un de plus constant que moi.
Sherazade, ma meilleure amie, était vraiment une personne phénoménalement importante dans ma vie. Je considérais qu'elle était la plus importante juste après ma grand-mère, ce qui la plaçait devant mes tantes, même Kally, devant mes frères et sœurs, devant mes parents, devant Quentin, devant Hisham, devant toutes les autres. C'était un pilier dans ma vie, un trésor. Je suis une personne déjà très isolée à la base, à cause de mon propre comportement et de mes particularités, c'est factuellement très difficile de devenir ami avec moi. Mais avec Sherazade, tout était facile. Elle était fabuleusement douce, compréhensive, bienveillante, prévenante, attentive, soucieuse de mon bien-être, elle était à mes yeux le second meilleur être humain que j'avais jamais rencontré dans ma vie. Petit à petit, elle s'était immiscée dans mon quotidien, au point d'avoir quasiment la place d'une petite amie. Pourtant je suis homosexuel. Pourtant elle était en couple. Mais elle mangeait avec moi tous les jours, elle dormait avec moi régulièrement, elle m'écrivait jour et nuit, elle me partageait tout ce qu'elle avait sur le cœur et je faisais de même, nous avions une relation très inhabituelle pour la nature de notre intimité, pour la force de notre proximité, pour l'évidence de notre affection mutuelle. J'étais magnétisé vers elle, et son comportement m'indiquait qu'elle était magnétisé vers moi, ce qui était sans doute vrai, mais pas pour les mêmes raisons que moi.
Ce sont mes associés Joseph et Hisham qui m'ont fait rencontrer Sherazade. Ils m'avaient fait venir brièvement lors d'une réunion et ils m'avaient demandé de les aider sur des projets qu'ils avaient en commun avec un homme d'affaires que Sherazade accompagnait. J'avais déjà entendu des choses horribles sur elle à l'époque, de la part de certains de nos collaborateurs. Elle jouissait d'une grande notoriété sur les réseaux sociaux mais n'avait pas toujours bonne réputation dans la sphère professionnelle, il y avait des avis très polarisés à son sujet. Mais je suis une personne qui, vraiment très stupidement, ne porte jamais de considérations aux rumeurs sur les personnes et qui aime se faire son propre avis sur les gens, donc lorsque je l'ai rencontrée, je l'avais jugée pour ce qu'elle était et j'avais vraiment mis de côté les on-dits. Ma première impression d'elle avait été globalement très neutre. Elle avait une véritable prestance dans la salle de réunion et affichait une vraie confiance en elle, mais cela était contrebalancé par des contributions que je jugeais très médiocre de sa part, parfois je me demandais si elle savait seulement de quoi nous étions en train de parler, mais les autres personnes avaient l'air de considérer ce qu'elle disait, donc je gardais l'esprit ouvert et je ne voulais pas me faire un avis trop vite.
Dès la première fois où nous nous sommes rencontrés en dehors du travail, elle m'était apparue sous une lumière totalement différente et j'avais eu instantanément un coup de foudre pour elle. Nous devions partager un court moment ensemble mais il s'était étendu dans une infinité de conversations, j'étais totalement captivé par sa personne. Elle était tellement douce, tellement à l'écoute avec moi. Elle me rappelait Jean-François d'une certaine manière, d'une façon différente mais d'une façon semblable aussi, je ne sais pas si c'était elle, ou juste le fait que les personnes qui écoutent mes monologues soient à ce point rares, mais mes moments avec elle me donnaient le sentiment d'avoir le droit d'être un peu plus moi-même, un peu plus authentique, jusqu'à ce que je me sente d'ailleurs un jour assez en confiance avec elle pour me confier sur mon autisme, qui était quelque chose d'inavouable pour moi à cette époque et que je réprimais absolument en public. Elle n'avait pas été étonnée du tout, en tout cas c'est ce qu'elle m'avait montré, et elle avait été très rassurante avec moi, au point que je m'autorisais petit à petit à ne plus réprimer mes troubles autistiques visibles en sa présence, ce qui était totalement inhabituel pour moi mais incroyablement confortable, je dirais même qu'il y avait quelque chose de grisant, d'intoxiquant, et que pouvoir être moi-même à ce niveau, même si ce n'était qu'avec elle, cela m'était amplement suffisant pour être heureux. Nous étions totalement inséparables. J'adorais son intelligence. J'adorais sa patience. J'adorais sa douceur. J'adorais sa bienveillance. J'adorais sa sociabilité exceptionnelle. J'étais extraordinairement honoré qu'elle m'apprécie autant. J'étais même franchement surpris d'une telle réciprocité, c'était extrêmement troublant parce que j'ai toujours été habitué à une forte circonspection à mon égard de la part des gens - même avec mes amis proches, tous les démarrages ont été... précautionneux - donc c'était très singulier que quelqu'un m'ouvre les bras de cette façon. Elle était très connue dans le milieu des médias et elle m'incitait constamment à participer aux soirées événementielles pour de grandes marques ou chaînes de télévision, ce que je faisais déjà de temps en temps pour mon média mais avec grande parcimonie et difficulté. Elle argumentait constamment que participer à ces événements était essentiel à ma réussite et j'avais considéré que c'était vrai à cette époque, donc je faisais beaucoup d'efforts pour l'accompagner partout. Elle était très compréhensive avec moi, elle voyait que j'en souffrais beaucoup et elle me soutenait énormément en conséquence. Souvent, avant de rentrer dans un événement, je sautais à pied joints, je m'autorisais à manifester mes stéréotypies ou mon flapping au maximum, et elle patientait en me regardant avec le sourire, elle me laissait toujours prendre le temps de me préparer sans aucun jugement de sa part, et puis quand j'étais prêt à bien "faire semblant d'être normal", je me raidissais, je serrais les poings, et sans que je n'ai à lui dire que j'étais prêt, elle l'avait compris, elle me prenait alors par le bras et nous faisions notre entrée. Je me sentais vraiment en sécurité avec elle, et malgré la quantité impressionnante d'interactions sociales que j'ai dû endurer durant cette période qui m'étaient très nocives, elle avait cet immense pouvoir de rendre cela supportable. Elle jaugeait très bien quand c'était trop pour moi, elle prenait tout de suite le relais et finissait elle-même les conversations avec les autres personnes, ou elle me disait quand j'avais fait assez de présentiel et m'autorisait à partir, c'était très agréable. Je n'avais encore jamais eu une telle alliée dans mon quotidien, c'était inouï de découvrir à quel point l'assistance et le soutien d'une personne me changeait la vie. C'était très beau à voir, très beau à vivre, et honnêtement cela me donnait beaucoup d'espoir pour l'avenir. J'avais presque toujours été dans le noir, toujours à me débattre avec la vie, qu'il y ait des circonstances extérieures ou non, et là j'avais l'impression d'avoir trouvé un peu de lumière, de soulagement. Je devais toujours faire autant d'efforts mais mon affection pour elle, et sa seule présence, les rendaient beaucoup plus supportables. Elle me donnait des ailes, et de la motivation pour vivre.
Je n'avais pas hésité à lui poser des questions sur toutes les choses horribles que j'entendais à son sujet. J'étais curieux de son histoire, des raisons de ces rumeurs, et j'avais vraiment apprécié ses réponses car elle décortiquait chaque chose qui lui était reprochée en me donnant des explications très précises, point par point. Tout était devenu parfaitement clair pour moi et je n'avais aucune raison de ne pas la croire. Sa version était plausible donc avec mon extrême naïveté, je l'avais simplement absorbé comme une vérité absolue. Par ailleurs, j'étais ravi qu'elle me donne ses explications car cela me permettait de la défendre ardemment contre ses détracteurs. Toutes les rumeurs auraient été supposément dûes à des personnes qui lui voulaient du mal, d'anciens collaborateurs qui ne supportaient pas qu'elle soit une femme qui ait pris son indépendance et qu'ils cherchaient à la faire échouer à tout prix en salissant sa réputation. Elle avait même employé le mot conspiration, ce qui aurait probablement alerté la plupart des gens, mais je l'avais pris au mot, je la croyais inconditionnellement. J'étais relativement indifférent des rumeurs autour d'elle jusqu'à présent, je ne comprenais pas pourquoi il y avait une telle méchanceté à son égard, mais désormais avec les explications qu'elle m'avait données, je m'insurgeais totalement contre sa situation, je ne supportais pas cette "injustice". Je la pensais vraiment victime de misogynes et d'anciens patrons jaloux... Je pouvais piquer des colères très vives envers quiconque parlait de Sherazade en mal, et je n'avais aucune honte de recadrer quelqu'un en plein milieu d'un événement avec d'autres médias s'il avait fait le moindre petit commentaire, même subtil, même "juste pour rigoler", il n'y avait juste aucun mot, aucune critique, aucune insinuation, aucun propos possible contre Sherazade en ma présence. Et après quelques éclats de voix, les gens avaient vite compris qu'il ne fallait jamais aborder le sujet de ma meilleure amie au risque de me provoquer une crise de nerf complètement disproportionnée et de me voir m'époumoner de façon virulente pour la défendre, à régurgiter tout ce qu'elle m'avait dit et à argumenter combien c'était une personne extraordinaire. Elle était intouchable et tout le monde le savait, ce qui a aussi joué contre moi par la suite car en rendant impossible la communication à son sujet, même avec mes propres amis, je me suis isolé tout seul. Quand mes proches sont intervenus, je n'étais pas à leur écoute et j'étais dans le déni total.
Au bout de quelques mois, elle m'avait imploré de l'aider pour une mission qu'elle devait accomplir pour l'un de ses clients, elle m'avait dit être persuadée de perdre ce contrat et qu'elle allait se retrouver dans de grosses difficultés financières. Je l'avais évidemment aidée sur le champ, j'avais résolu toutes ses problématiques, réalisé toutes les maquettes graphiques, j'avais travaillé sans relâche pour lui livrer tout ce dont elle avait besoin, et sans doute beaucoup plus. Il était important qu'elle fasse forte impression pour que son client ne doute plus de sa valeur. J'étais vraiment heureux d'apprendre que tout le travail que j'avais réalisé pour elle, gratuitement bien entendu, avait été immédiatement validé par son client. Je tiens à signaler, pour éviter toute omission de ma part, qu'elle avait alors convaincu son client de commander des articles à mon média, alors qu'il n'y avait eu aucun accord entre nous pour qu'elle me rende la pareille, je ne lui avais rien demandé en retour et je l'avais aidé de façon totalement désintéressée. C'était sa façon de me remercier et j'avais trouvé cela très honorable de sa part, surtout que cela représentait une somme. Elle savait que j'étais incapable de commercialiser mon média moi-même et l'avait fait pour me rendre service, j'avais beaucoup de gratitude. Cela m'avait conforté dans l'idée, même si j'étais déjà convaincu, que c'était quelqu'un de bien et que je pouvais totalement lui faire confiance.
Petit à petit, elle m'en demandait toujours plus. Je ne m'en étais pas aperçu à l'époque, honnêtement j'étais très prompt à l'aider à tout instant, quel que soit le jour et l'heure, elle sifflait et j'arrivais, littéralement. Je ne me méprends pas là-dessus, j'étais parfaitement heureux de remplir ce rôle. Je voulais être là pour elle, et elle savait que c'était le cas. Au fur et à mesure, j'avais fini par l'aider pour l'intégralité de ses projets, toutes ses prestations, même à refaire les maquettes de son site professionnel, à réaliser ses présentations pour ses clients, je faisais tout mon possible pour l'aider parce que je voulais qu'elle sache qu'elle pourrait toujours compter sur moi. Et elle le savait.
Un soir alors que nous dinions ensemble au restaurant, elle s'était effondrée en larmes en m'expliquant qu'elle était à bout, qu'elle avait de plus en plus de mal à trouver des clients à cause des "horribles rumeurs" que ses anciens collaborateurs diffusaient sur elle, qu'elle avait l'impression de ne plus être bonne à rien. J'étais révulsé de la voir comme ça. J'avais envie de retourner la table et de hurler, je ne supportais pas qu'elle puisse vivre une telle injustice. C'était insoutenable de me dire qu'une personne aussi magnifique et brillante qu'elle puisse se faire détruire par une "conspiration" de personnes malintentionnées, tout cela était insensé, et factuellement, cela l'était. J'étais profondément affecté par ce qu'elle me disait et il m'était impossible de rester là les bras croisés sans rien faire pour l'aider, alors la seule idée qu'il m'était venu avait été de lui proposer de travailler avec moi pour la mettre à l'abri du besoin et du monde extérieur. Je lui ai littéralement ouvert les portes de mon entreprise en lui faisant une confiance aveugle. Je lui avais proposé de prendre la direction de mes équipes et de développer le projet de groupe média que nous préparions à cette époque. Mes associés avaient tout de suite mis le holà. Ils ont véritablement joué un rôle majeur qui a permis de sauver l'entreprise à ce moment-là. Je plaidais et j'argumentais pour faire de Sherazade mon associée, mais je me heurtais à une forte circonspection de la part de Joseph et Hisham, ils ont une vaste expérience et eux sont plus attentifs à la réputation d'une personne en milieu professionnel, mais ils étaient aussi attentifs à mes arguments, ainsi qu'à ceux de Sherazade qui a plaidé son intérêt pour le projet et sur ses expériences. Je pense qu'ils étaient aussi agréablement surpris par l'alchimie qu'il y avait entre Sherazade et moi, parce qu'ils la voyaient frénétiquement me rejoindre au bureau constamment et qu'ils étaient étonnés qu'elle n'ait toujours pas "pété un câble" en ma présence, contrairement à la plupart des gens qui passent trop de temps avec moi. Ils avaient espoir que j'ai enfin trouvé une personne qui fonctionne bien avec moi et ils avaient aussi envie de m'encourager. Ils avaient fini par accepter que Sherazade vienne m'épauler dans nos projets mais ils avaient fixé des conditions extrêmement carrées et mis en place un cadre contractuel, qui a au final sauvé l'entreprise malgré les pertes et ennuis significatifs qu'elle a causés par la suite. Je voulais qu'elle devienne immédiatement mon associée sans sommation mais Joseph avait mis en place un contrat qui lui donnerait effectivement cette place, mais seulement après avoir réussi un an de collaboration entre son entreprise et la nôtre, et qu'elle parvienne à accomplir ses missions. C'étaient des conditions extraordinairement raisonnables, impossibles à ne pas atteindre, qu'elle avait immédiatement acceptées, mais personnellement j'étais très offensé qu'ils ne lui donnent pas tout, tout de suite. C'est une belle illustration de mon inexpérience, mais plus encore, de la façon dont mon extrême binarité et mes perceptions complètement biaisées sont la porte ouverte à des prises de risques et des dangers très sérieux, professionnels, financiers, matériels, etc. Dans tous les cas, si mes associés n'avaient pas mis en place ces conditions, nous n'aurions plus rien aujourd'hui, car nous avons appris par la suite que le parcours de Sherazade était vraiment une succession d'escroqueries et de mensonges, et que les "horribles rumeurs" n'avaient pour origine que les dommages qu'elle avait causés dans le passé, à beaucoup de monde. Il est clair que Joseph et Hisham ont toujours eu des choses plus importantes à gérer que mon entreprise, et leurs absences étaient une grande source de frustration, parfois de désespoir pour moi, mais ils avaient parfois des contributions chirurgicales d'importance majeure et celle-ci était l'une d'entre elles.
Dès son arrivé dans l'entreprise, les choses se sont extrêmement mal passées. J'ai une part de responsabilité énorme, sans doute plus importante que Sherazade, dans le fiasco qui a suivi. Je lui faisais confiance, et elle a certes trahi cette confiance, mais ce n'est en aucun cas une excuse d'avoir laissé les choses se morceler à cette envergure et à cette vitesse. J'ai moi-même accepté certaines de ces choses en sachant éperdument que ce n'était pas le bon choix mais j'acceptais quand même systématiquement de faire ce que Sherazade me disait. Elle ne m'a jamais contraint à quoi que ce soit donc je tiens à préciser que je suis lucide sur ma responsabilité dans le naufrage de mon entreprise, et dans le mien.
À cette époque, même s'il était extrêmement difficile de travailler avec moi et que beaucoup de reproches légitimes m’étaient faits vis-à-vis de mon ton, mon comportement, mes exigences, les personnes dans mon entreprise savaient que j’étais quelqu’un de profondément passionné et réglo, que quelles que soient les critiques, les erreurs ou mon niveau de mécontentement sur les articles publiés, mes collaborateurs savaient que j'honorais toujours mes engagements vis-à-vis d'eux et que je payais rubis sur l’ongle. Tout était loin d’être idéal mais nous nous connaissions bien les uns les autres et même si c’était parfois difficile, qu'il y avait des bons et des mauvais jours, nous savions que nous pouvions nous faire confiance, même quand il y avait beaucoup de travail ou de la tension entre nous. Nous savions que nous faisions tous de notre mieux et que s'il y avait de la pénibilité, il n'y avait pas de malveillance entre nous. Lorsque Sherazade est arrivée, la situation s’est extrêmement vite détériorée. Et encore une fois, j’ai une part énorme de responsabilité. Je n’avais aucun recul sur quoi que ce soit et je prenais vraiment tout ce qu’elle me disait pour argent comptant, les seules vérités dans ma vie étaient celles qui sortaient de sa bouche. Ce n'est pas une excuse, c'était factuellement comme cela que je vivais les choses à ce moment-là. Elle avait été très insidieuse au démarrage, elle me disait constamment que mon équipe était complètement nulle, que j’avais raté les recrutements, que je leur laissais faire ce qu'ils voulaient et que c'était une véritable basse-cour, que les rédacteurs étaient mauvais, que ma rédactrice en chef était vraiment incompétente, que je ne pouvais pas compter sur elle, et bien d'autres commentaires de ce genre. Elle faisait constamment des comparaisons avec les médias dans lesquels elle avait supposément travaillé (les patrons de ces médias m’ont dressé un tout autre portrait du rôle de Sherazade par la suite…) et elle me disait que les rédacteurs dans ces rédactions écrivaient trois fois plus d’articles chaque jour, que ce n’était pas normal de les laisser sans supervision, elle avait toutes sortes de recommandations à faire, et petit à petit, alors que je n’avais jamais fait de comparaison avec qui que ce soit, je commençais à vraiment stresser sur les critères qu'elle me donnait et à transmettre ce stress à mon équipe. L’équipe et la rédactrice en chef avaient déjà beaucoup plus de discernements que moi, et ils avaient essayé plusieurs fois de me faire remarquer que cette situation n’était pas normale, jusqu’à même m’acculer un jour en me faisant reconnaître que ces attentes ne venaient pas de moi mais de Sherazade. Mais j’assimilais leur résistance à la “vision” de Sherazade comme un rejet de Sherazade elle-même, et les conversations viraient rapidement à l’hystérie, enfin, à la mienne. Mon équipe était sidérée par ce qui était en train de se passer petit à petit, et l’atmosphère avait complètement changé, la confiance que nous nous faisions avait été complètement fracassée. C’était vraiment très violent à vivre, autant pour l’équipe que pour moi. Diviser pour mieux régner n'est pas une expression ridicule du tout. Sherazade a instigué une discorde phénoménale avec une grande aisance et rapidité. Mais je manquais vraiment de discernement pour voir cela. Les rédacteurs étaient très en colère contre moi et j’étais très en colère contre eux, ils refusaient d’accepter Sherazade et je refusais de les écouter, j’étais hermétique. Je considérais aussi qu’elle était la plus expérimentée d’entre nous et que je lui avais proposé de travailler à mes côtés pour qu’elle se sente écoutée et appréciée, pas pour qu’elle se retrouve face à des personnes hostiles alors même que je voulais la protéger de ça. C’était extrêmement difficile à vivre, je me retrouvais coincé dans une situation inédite que je n’aurais jamais imaginée et les choses échappaient complètement à mon contrôle. Déjà dans un cadre ordinaire, mes relations avec les personnes sont extrêmement précaires, mais alors dans ce cadre si particulier, j'étais incapable de gérer la situation correctement et les choses avaient dégénéré à une vitesse inattendue pour moi. En l’espace de quelques semaines, je m'étais retrouvé dans un état très sombre, avec des bouffées suicidaires sévères et des anxiétés intenses, le simple fait au réveil de savoir que je devais me rendre au travail me provoquait des crises autistiques et je passais des heures à me balancer devant la porte de chez moi en essayant de la franchir, c'était démentiel de vivre cela, mes bureaux dans lesquels je me sentais si bien était devenu d'un seul coup un environnement extrêmement toxique pour moi, et cela a donné l’opportunité à Sherazade de vraiment prendre le contrôle de l'entreprise. Que ce soit clair, elle ne m'y avait pas forcé. Elle m'avait suggéré "que je me repose" et m'avait proposé qu'elle "gère ce bordel" - qu'elle avait elle-même provoqué - à ma place. Je suis seul responsable d'avoir accepté cela. J'ai choisi ma meilleure amie plutôt que mon équipe. Inadmissible et indigne de la confiance que les membres de la rédaction me faisaient, mais cela a été la cruelle réalité, j'ai fait ce choix. J’ai honte et je ne pourrais jamais réparer cela, mais ce choix horrible, je l’ai fait, je ne peux pas m'en laver les mains. Lorsqu’elle m’a proposé de régler tous mes problèmes, j’ai dit oui, mille fois oui. Et elle a littéralement oblitéré l’équipe, des personnes, dont certaines avec qui je travaillais depuis plusieurs années, qui espéraient encore pouvoir compter sur moi et que nous puissions trouver une issue à tous nos conflits récents. J’étais tellement bloqué dans mes incapacités et mes difficultés par rapport à cette situation inédite que j’ai complètement fui mes responsabilités, il n'y a pas d'autres manières de le dire, et par ma faute, j’ai causé un tort affreux à ces personnes qui ne méritaient pas du tout d’être traitées de cette façon. C’était vraiment horrible. Mais je voulais que tout ça s’arrête, et Sherazade rationnalisait d’une façon incroyable, et vraiment je ne sais pas comment l’expliquer, et sans que cela réduise le moins du monde mes responsabilités dans tout ça, elle avait juste une manière de me présenter les choses qui me donnaient l'impression que toutes ses décisions étaient parfaites, sensées, avisées. Elle parlait de retirer la gangrène, que j’étais dans cet état à cause d’eux, et à ce moment-là je croyais vraiment que c’était le cas, alors qu’en fait à l’origine de tout, c’était elle. Mais elle me pointait du doigt le comportement de tel rédacteur, le propos de telle rédactrice, les critiques de ma rédactrice en chef, et je ne me focalisais que là-dessus comme si c’étaient des actions malveillantes de leur part alors que c’était en réalité seulement des réactions. C’était vraiment très insidieux. Sherazade a remplacé l’intégralité de mon équipe. L’intégralité. Et d’une façon très borderline. Rien qui ne puisse l'inquiéter légalement, mais moralement très discutable. Je m’inquiétais beaucoup de ses méthodes parce que je suis quelqu'un qui fait tout de façon très carrée, c'était comme ça bien avant que je rencontre Sherazade et à nouveau comme cela dès qu'elle est sortie de ma vie, mais durant cette période, je la laissais complètement faire alors qu'elle agissait de façon "surprenante", parfois carrément douteuse. C’est à cette période qu’elle a commencé à éluder mes questions, alors qu’habituellement elle me donnait toujours des réponses très argumentées qui me rassuraient parfaitement. Désormais elle me disait souvent “Tu me fais confiance, non ?” ou “Tu sais que je fais tout ça pour toi ?”, et je me sentais honteux d’avoir seulement posé la question comme si cela remettait en cause la place centrale qu’elle avait dans mon cœur et dans ma vie. Elle avait vraiment des méthodes monstrueuses parfois, et malgré tout ce que cela pouvait susciter chez moi, elle avait toujours une façon de rationaliser ses actions qui me contentait suffisamment pour me rassurer. Rétrospectivement je ne comprends pas comment j’ai pu laisser passer des choses pareilles, clairement c'est la preuve que je ne suis pas quelqu’un à qui il est possible de confier des responsabilités parce que je ne suis pas fiable, je suis trop facilement corruptible par mes proches, je manque déjà d'un tel discernement en temps normal mais sous l'influence d'un ou d'une amie, je suis juste consentant à n'importe quoi au point que ça en est dangereux, pour moi et pour les autres surtout. Et du n'importe quoi, il y en a eu beaucoup pendant la période où Sherazade dirigeait ma vie, mon entreprise et même mes relations.
Elle voulait se débarrasser de ma rédactrice en chef Magalie pour placer l’une de ses relations et elle y était arrivée d’une façon qui m’avait sidérée. Elle m’avait dit de lui faire confiance et elle avait manœuvré avec précision et aisance, et elle avait fini par obtenir ce qu'elle voulait. Elle était parvenue à pousser Magalie à la démission en lui offrant… une promotion. C’était juste sidérant. Elle avait une tactique, l'avait exécutée et avait gagné haut la main. Et je n'étais pas ignorant ou passif, j'étais un acteur, j'ai cautionné sa stratégie. Ma relation était devenue tellement exécrable avec Magalie que lorsqu’elle m’a présenté sa démission, j’étais vraiment soulagé. Je pense qu’elle l’était aussi de s’enfuir de cet environnement qui était devenu si toxique, mais cela ne minimise pas le fait que ce naufrage n’aurait jamais dû arriver en premier lieu, ni nos conflits, ni sa démission. C’était très difficile de voir Magalie partir parce que je ne comprenais pas du tout (comme toujours, dans ma sempiternelle stupidité) comment nous avions pu en arriver là, je ne voyais aucune raison logique nous ayant conduit à nous séparer, tout ce qu’il s’était passé était vraiment incompréhensible pour moi. Au moment de me dire adieu, Magalie, dans sa bienveillance, jusqu’au bout, m’avait répété une millième fois qu’il fallait que je fasse attention parce que Sherazade était en train de tout détruire, et j’avais évidemment eu une réaction épidermique et complètement rejeté son avertissement. J'avais des sentiments très conflictuels envers elle, j'avais toujours eu une profonde affection à son égard, c'était la septième personne la plus importante pour moi, et c’était affreux de l'associer soudainement à ces "gens malveillants", cette cabale conspirationniste contre Sherazade. C’était très particulier à vivre, il y avait vraiment quelque chose d'inconcevable dans la perception que j'avais d'elle à ce moment-là. C'était invraisemblable que nos chemins se séparent mais je l’avais toujours en très haute estime. Elle avait postulé dans un autre groupe média et son futur employeur voulait organiser un appel avec moi. Les conversations téléphoniques me sont insupportables mais j'avais pris sur moi et nous avions réussi à discuter ensemble. Malgré l'animosité et la brutalité à laquelle nous nous étions séparés, j'avais été dithyrambique à l'extrême, et je ne pense pas l'avoir fait par culpabilité, je pensais sincèrement tout ce que je disais sur elle, il n’y avait pas d’exagération de ma part, j'avais précisé point par point pourquoi elle était exceptionnelle et je me demande bien ce que mon interlocuteur a pu se dire face à mon monologue, probablement que j'avais l'air d'être quelqu'un d'excessif voire un peu taré. Je suis certain que Magalie aurait eu ce travail quoi qu’il arrive, je ne parle pas de cette conversation téléphonique pour montrer combien j'avais fait preuve de "maturité" à ce moment-là, c'était la moindre des choses que je dise la vérité et que je ne lui mette pas des bâtons dans les roues, mais cela avait été une expérience vraiment mémorable pour moi parce qu'à mesure que je m'entendais parler d'elle, j'étais encore davantage confus sur les raisons de son départ. Je ne méritais clairement pas sa confiance et sa bienveillance, jusqu'à la toute fin, elle essayait encore de me faire ouvrir les yeux. Plusieurs années plus tard, je l'ai invité au restaurant et je lui ai formulé des excuses vraiment sincères, du fond du cœur, et elle m’a remercié pour cela, même si je sais que cela ne réparera jamais la façon dont les choses s’étaient passées à cette époque. C’était vraiment important pour moi de la revoir, de faire face à mes responsabilités, parce que je me sentais incapable de me regarder dans la glace et d'avancer dans la vie sans m’excuser de ce qu'elle avait vécu à cause de moi.
Une fois que Sherazade eut terminé de "nettoyer" mon entreprise de tous les “conspirationnistes”, elle s’occupa de choisir chaque personne pour démarrer ce nouveau chapitre. Il y avait des inconnus, mais aussi des amis et des relations à elle, ou des amis de ces relations. J’avais perdu tout contrôle sur les recrutements au sein de l’entreprise, même si j’étais évidemment celui qui validait toutes les candidatures qu’elle me présentait. Je ne connaissais pas du tout ces gens. J'étais très confus mais en même temps, il fallait avancer et je pensais être entre de bonnes mains.
Malheureusement les choses se passaient de moins en moins bien, pour l'entreprise tout du moins, parce que de son côté, elle était entourée par ses amis et donnait l'impression que tout allait bien, alors que le média était en chute libre. Elle n'avait aucune compétence pour véritablement gérer une rédaction dans la pratique mais c'était mon cas, le problème était que l'équipe qu'elle avait recrutée ne me connaissait pas et n'était pas habitué à ma façon d'être particulière, ils rejetaient donc en bloc qui j'étais, et se confirmaient les uns et les autres leurs attitudes envers moi en formant un groupe qui n'hésitait pas à se moquer de moi ou porter mes commentaires à dérision, c'était un environnement très difficile pour moi, je me retrouvais discriminé dans ma propre entreprise. Je comprends parfaitement leur attitude, ils ne me connaissaient pas et ne m'appréciaient pas, et ils se sentaient redevable vis-à-vis de Sherazade pour ses recrutements, la majorité d'entre eux n'avait aucun respect pour moi. J'étais isolé, et de plus en plus paniqué des conséquences aussi des décisions de Sherazade. Je la confrontais souvent sur la quantité de ses recrutements et elle me rassurait en m'affirmant que sa méthode était la même que celle des autres médias, et mes associés n’étaient pas inquiets sur la question non plus, mais elle présentait la chose comme si c’était la seule façon d’opérer alors que ce n'était pas vrai, j’ai clairement pu prouver le contraire après son départ. Les situations ubuesques se sont répétées les unes après les autres. Je devais parfois m’absenter pour travailler sur un gros projet avec mon associé Hisham, et nous avions dû partir aux États-Unis pour avancer dessus. Sherazade devait s’occuper de certaines choses importantes en mon absence et lorsque j’étais revenu, rien n’avait été fait et il y avait littéralement des rédacteurs qui ne travaillaient plus depuis plusieurs jours parce qu’elle avait manqué à ses responsabilité. Elle n’assumait aucune de ses missions, et à part avoir recruté une tonne de personnes que je ne connaissais pas, elle ne faisait vraiment rien. Elle partait constamment en voyage à l’étranger et me disait que c’était pour les affaires, pour décrocher de gros contrats, et je la croyais évidemment, donc je validais ses voyages d'affaires qui étaient en fait des escapades de vacances. Une des membres de l’équipe qui était juste à côté d’elle dans le bureau me rapportait qu’elle ne travaillait jamais en journée et qu’elle regardait des séries, et à ce moment-là, je ne l'avais pas crue. C’est seulement bien plus tard que j’ai fini par comprendre qu’elle ne plaisantait pas. Sherazade devait gérer nos opérations commerciales, c'était sa principale mission à la base, et elle m’avait promis que je n’aurais jamais à m’en occuper parce qu'elle savait que cet aspect me donnait des sueurs froides. Cela avait été un soulagement qu'elle soit aussi complémentaire avec moi, elle était toujours très à l’aise au sujet de l'argent, mais finalement malgré sa promesse, elle me demandait constamment de l’aider à développer nos offres commerciales, à réaliser des présentations et répondre aux appels d'offres. Je travaillais déjà comme un forcené pour sauver la boite qui commençait sérieusement à prendre l'eau et elle me sollicitait pour des choses qu’elle était sensée faire sans moi, c’était vraiment incompréhensible et insupportable pour moi. J’avais même fini par quitter une réunion qu’elle avait organisée pour me montrer “sa présentation” pour un client alors qu'en réalité, elle n’avait rien fait du tout et cette réunion n’était là que pour que je l'aide à faire son travail. J’étais parti me remettre sur mon ordinateur, totalement excédé, et son petit-ami qui était présent m’avait réprimandé dans un message textuel pour me dire que je serai un meilleur être humain quand j'arriverai à mieux me comporter avec les autres (32), et que nous étions "une team", dixit, que j'étais censé aider Sherazade à faire son travail, dont elle m'avait promis de me préserver et pour lequel je la payais. J'étais complètement perplexe et démuni. C'était Sherazade qui me mettait dans cette situation, exactement celle qu'elle m'avait promis de me préserver, et j'étais réprimandé pour ma réaction par rapport à cela. C’était ubuesque. Elle se servait par ailleurs très habilement de ces moments-là pour me faire passer pour un monstre et elle pour une victime, et je sais que cela m'a beaucoup desservi par la suite. Une personne intelligente n'aurait jamais communiqué ou réagi face aux situations que Sherazade créait délibérément. Mais j'étais incapable d'une telle retenue, j'étais fatigué, excédé, c'était une période où j'étais de moins en moins capable de porter le masque social, j'étais vraiment au bout de mes capacités dans mes interactions avec les autres, et cela se ressentait durement, les gens n'hésitaient pas à me le faire payer. Ce que je comprends, c'est moi qui était froid et direct. Sherazade parlait constamment de gros contrats qu'elle était sur le point de décrocher avec des grosses marques, des annonceurs pour notre média, et nous étions tous très enthousiastes, les rédacteurs compris. Notre survie en dépendait. Ces contrats n'ont jamais été signés et c'est seulement après son départ que j'avais découvert qu'elle les avait complètement inventés, certaines marques m’avaient même confié par la suite n’avoir jamais été contactées par Sherazade. C’était profondément choquant de vivre tout ça et je n’étais juste pas en capacité d’accepter cela, je suis resté dans le déni encore longtemps, j’ai résisté moi-même contre la réalité parce qu’elle était tout simplement insoutenable pour moi. J'ai fui. J'ai laissé le naufrage se poursuivre parce que j'étais incapable de reconnaître que cette femme centrale dans ma vie, vitale pour mon être, s’était tout simplement servie de moi. Cela me brisait le cœur. Je n'étais pas préparé à tout ce qu'elle me faisait vivre, et malheureusement encore moins pour toutes les horreurs qui allaient suivre.
Elle avait beau avoir recruté toute l'équipe, elle ne donnait aucune ligne directrice et n’assurait aucun suivi, tout simplement parce qu’elle n’avait jamais véritablement fait ce travail, et quand je la confrontais sur ses mauvaises décisions et leurs conséquences, elle me rappelait que c’était elle qui savait gérer les êtres humains et que j'en étais incapable, et je savais très bien qu’elle avait raison, je ne pouvais pas nier ce fait mais cela me maintenait dans une situation où j'étais obligé de continuer de lui faire confiance alors que clairement, il fallait que cela s'arrête. C'était très insidieux et vicieux. J’étais désœuvré, les membres de l’équipe étaient désœuvrés, nos travaux aussi. Mon média si carré et structuré, qui avait été une énorme réussite jusqu'à l'arrivée de Sherazade, était devenu un amalgame informe et incompréhensible. La qualité s'était effondrée et, de toute évidence, nos audiences aussi. Je n'avais pas été à la hauteur, j'avais pris beaucoup de mauvaises décisions, je suis responsable de cet échec. Le média dont je m'occupais si bien depuis tant d'années s’était écroulé en l’espace de quelques semaines, les audiences, les finances, tout le dur labeur que j’y avais mis, mais aussi le dur labeur de l’équipe précédente, tout ce que nous avions donné avec passion et amour, tout avait été pulvérisé par ma meilleure amie qui n’avait rien de cette passion ou de cet amour, et qui avait recruté des personnes qui n’en avaient pas non plus pour ce projet, et qui, en plus de cela, me détestaient presque tous, sans doute à juste titre vu l'état dans lequel j'étais. J’étais extrêmement en souffrance, de plus en plus en incapacité de communiquer, en incapacité de gérer la quantité de personnes dans les bureaux, en incapacité de prendre la moindre décision, en incapacité de gérer ce naufrage spectaculaire. J’étais vraiment perdu et accablé, mais la situation était si grave que je ne pouvais plus me détourner de la réalité à ce stade ni continuer de protéger Sherazade. J’avais été obligé d'informer mes associés que j’avais mis l'entreprise dans une très mauvaise situation et que j'avais fait une grosse erreur en ouvrant grand les portes pour ma meilleure amie. C'était la bonne chose de leur en parler car je ne savais pas du tout quoi faire à ce moment-là.
Mes associés avaient tranché que la collaboration avec Sherazade devait s'arrêter immédiatement, je me souviens précisément que nous étions un dimanche, et j'avais décidé de la voir en personne pour lui annoncer la nouvelle parce que je refusais de faire cela par texto. Malgré tout ce qu'il s'était passé, elle était toujours une personne inestimable dans ma vie. J'étais effondré et très apeuré de lui annoncer la nouvelle parce que j'étais persuadé que j'allais la perdre mais finalement le rendez-vous fut un immense soulagement. Elle se montrait très compréhensive, elle me disait faire la part des choses et elle me rassurait en me disant qu'elle comprenait parfaitement ma décision, qu'elle me remerciait pour tout ce que j'avais fait pour elle et qu'elle serait toujours mon amie. Je ne pouvais honnêtement pas rêver mieux et je m'étais senti plus léger, j'avais repris confiance en l'avenir à ce moment-là alors que tout était vraiment sombre depuis de nombreux mois.
Dès le lendemain, elle a commencé à raconter toutes sortes d'histoires dans toutes les directions, c'était impossible d’en suivre les fils mais elle faisait tout pour nuire à mon entreprise, et m'attaquer personnellement aussi, et je ne comprenais pas pourquoi elle agissait de cette façon alors que notre relation était si apaisée la veille. Elle a commencé à avoir un discours extrêmement effrayant, très cruel, très menaçant. Elle était totalement méconnaissable, transfigurée, et j’étais terrifié au-delà de ce qui est imaginable. La réalité était très choquante. J'étais en état de choc. Elle était ma vie, même à ce moment-là, je lui aurais donné un rein sans la moindre hésitation, elle était à ce point-là vitale pour moi. Mais les "horribles rumeurs" n’étaient pas des histoires inventées. Il n'y avait pas d'affabulation. Les anciens collaborateurs de Sherazade n’étaient pas des conspirationnistes. Cette femme était véritablement malveillante et dangereuse. Et le réaliser a été d’une violence inouïe. Mais pas simplement le fait de le réaliser. Le fait de le subir. Ses actions. Ses propos. Ses menaces. Ses manœuvres. C’était bouleversant de violence et de terreur. J’étais hébété. J'avais peur comme je n'avais jamais eu peur de ma vie d'une autre personne. Même mon père me faisait moins peur qu'elle. Même lorsque j'avais fait ma dissociation par rapport à Hisham. Même pour n’importe quel autre moment difficile dans ma vie à ce moment-là. Et d'ailleurs, même pour les moments qui ont suivi, les overdoses, les hospitalisations, frôler la mort plusieurs fois. Rien n’équivaut à ce que j’ai traversé à ce moment de ma vie. Rien n'a été aussi traumatisant, blessant et terrorisant. Sherazade était la femme de ma vie, elle était mon quotidien, mon courage, mes respirations. Je lui avais ouvert mes bras, mon cœur, ma maison, mon entreprise, ma vie tout entière. Je m’étais battu pour elle. J’avais travaillé pour tous ses projets sans rien demander en retour. Je l’avais aidée à chaque fois qu’elle me le demandait, matériellement, financièrement, psychologiquement, professionnellement, inconditionnellement. J’avais toujours fait tout ce qu’elle m’avait demandé. Je l’avais toujours défendue, contre tous, même contre mes propres amis. Et c’était cette femme-là qui me menaçait de “me détruire” si je ne lui donnais pas plus d’argent. C’était invraisemblable. Invraisemblable. Vraiment traumatisant. Encore aujourd’hui en écrivant ces lignes, j’ai les larmes qui coulent sur mes joues, c’est insoutenable. Je ne me suis jamais remis de ce qu’elle m’a fait et je ne m’en remettrai jamais.
Bien que mes associés et moi avions décidé de mettre un terme immédiat à notre collaboration, je m’étais engagé à la payer pour la durée complète qui avait été prévue au départ, même si elle n’avait rempli aucune de ses missions. J’avais peur qu’elle se retrouve en difficulté et je voulais de toute façon qu'elle puisse partir dans les meilleures conditions, le cœur léger et sereine. Il était franchement impossible de lui offrir une meilleure configuration que celle-ci, ce n'est pas tous les jours qu'on a l'opportunité de continuer d'être payé sans rien faire. Les anciens employeurs de Sherazade m'avaient expliqué à quel point elle était une prédatrice dangereuse et qu'elle faisait tout pour extorquer autant d'argent que possible à ses victimes, et je l'avais réalisé à mon tour. Du jour au lendemain, elle avait tout fait pour exercer des pressions sur moi, alors qu’elle n’avait vraiment aucune raison de le faire, elle me réclamait des sommes d’argent astronomiques et me menaçait de me détruire si je n'exauçais pas ses souhaits. J'étais bouche-bée. 20 000 euros n’était pas assez pour elle, il lui fallait plus. Toujours plus. Et elle n'avait pas hésité une seconde à mettre ses plans à exécution pour me pressuriser à céder. Non content de m’avoir volé mon argent, elle m’a volé mon honneur, ma dignité. Elle racontait à tout son réseau qu’elle était à nouveau victime d’une machination contre elle, que je l'avais apparemment "arnaqué" ou avais été injuste envers elle. On pourrait croire qu’à force de raconter les mêmes histoires où elle est systématiquement la victime, l’effet finirait par s’estomper en efficacité et éveiller des soupçons, mais c’est sans compter qu’il y a toujours de nouvelles personnes naïves comme moi pour prendre le relais malheureusement, elle aura toujours un public et une notoriété, et elle est tellement lumineuse et brillante qu’elle arrivera toujours à entretenir ces propos très polarisées autour d’elle, même à s’en servir à son avantage. Du jour au lendemain, des personnes ont changé complètement de comportements avec moi. Je n’avais pas d’opinion particulière sur eux, il n’y avait aucune raison que la dynamique de nos relations change, mais Sherazade était dans une campagne de victimisation très intense et m'attaquait de façon très virulente, ce qui me causait un tort énorme. Premièrement, elle avait appelé nos clients et avait réussi à rompre des collaborations, certaines vieilles de plusieurs années et certains de nos contrats les plus importants, en sachant éperdument que cela nous mettrait gravement en difficulté, y compris les membres de l'équipe qu'elle avait pourtant elle-même recrutés. Deuxièmement, en dehors de l’aspect financier, les gens avaient déjà assez de difficultés comme ça pour communiquer avec moi, cela a complètement oblitéré mes chances restantes dans mon domaine d’activité. Cela a énormément affecté mon réseau professionnel. Je suis une personne insignifiante et Sherazade est une personne très influente, très présente dans la sphère publique, ma voix n’avait aucun poids, la vérité n’avait aucun poids, Sherazade était en parfaite maîtrise de la communication et de la situation, elle maîtrisait parfaitement tout ce qu'il se passait, et moi j'ai déjà du mal à ne serait-ce qu'être toléré, alors c’était un combat perdu d’avance. Dernièrement, l’aspect psychologique a été énorme. Toutes les rumeurs qu’elle lançait me mettait dans des situations impossibles, je devais constamment rendre des comptes et je passais mon temps à essayer d’expliquer la suite des événements aux gens qui me posaient des questions, j’allais jusqu’à montrer des captures d’écran mais les gens déniaient complètement ma description des faits et les preuves que je leur montrais, ils ne venaient finalement que pour me tourmenter et me faire des reproches pour défendre Sherazade. C’était ironique de me retrouver face à moi-même au final, toutes ces personnes prenaient sa défense inconditionnellement comme je l’avais fait, dans un conflit qu’elle avait fabriqué de toute pièce et que je cherchais à fuir absolument.
Dès le lendemain de notre séparation avec Sherazade, elle avait commencé à dire à tout le monde qu’elle avait décidé elle-même de mettre un terme à la collaboration (je ne sais pas comment elle pouvait justifier que je continue de la payer si c'était elle qui était partie mais j’imagine que de toute façon, personne ne pouvait voir cela) et encore une fois, j’ai brillé par mon manque de discernement face à cette situation. À chaque fois que quelqu’un venait me demander ce qu’il s’était passé avec Sherazade, je lui disais simplement la vérité et cela nourrissait davantage son discours par la suite. Mais j’étais complètement en décalage avec cela, si j’avais compris ce qu’il se passait, jamais je n’aurais répondu aux gens, je serais resté silencieux. Je n’avais pas compris que dire la vérité me desservait parce que cela n’allait pas dans la narration de Sherazade, c’était juste la voix la plus forte de nous deux et cela suffisait pour que les gens pensent vraiment qu'elle était la victime et que j'étais le bourreau. Je n'avais pas conscience que dire la vérité me faisait passer pour un menteur, simplement parce que ce que je disais n'était pas du tout aligné à son récit.
Parmi les personnes qu’elle avait recruté au sein de mon entreprise, elle avait recruté un de ses amis pour prendre en charge nos réseaux sociaux. Ce qu'il m'a fait a eu un impact majeur sur ma vie, même si c'était sans doute insignifiant pour lui. Ce garçon s’appelle Charles et il avait l’air d’être quelqu’un de bien, il m’avait fait une bonne impression même si je pense que de son côté, il m’a détesté instantanément dès qu’il m’a rencontré, je voyais bien qu’il n’aimait pas mon ton, mes propos, mes comportements, il n’avait pas l’air d'apprécier du tout qui j'étais, mais il restait cordial avec moi. Sherazade était notre amie et nos points communs s'arrêtaient là. Je ne le connaissais pas du tout, même s'il venait travailler dans mon entreprise. Il avait d’autres projets en parallèle et je n’étais pas du tout à l’aise qu’une personne en charge de tous nos réseaux sociaux ne s’y consacre pas à plein temps, j'avais manifesté de nombreuses fois ma désapprobation et mon inquiétude à Sherazade (33) mais comme d'habitude avec elle, j'avais fini par accepter. Elle m'avait tout de même rassuré en m'assurant que Charles voulait absolument travailler sur ce projet et qu’il s’était engagé à être présent 50% du temps dans nos bureaux. Les deux points se sont avérés être des mensonges. Elle m’avait aussi fait des promesses excessives sur les performances que Charles réaliserait sur nos réseaux sociaux, et lorsqu’il était arrivé, premièrement il était très souvent absent et cela engendrait des disputes avec Sherazade mais aussi avec l’équipe qui avait eu les mêmes sons de cloche que moi, qu'il était sensé être présent la moitié du temps, deuxièmement il avait été largement survendu par Sherazade et nos performances sur les réseaux sociaux étaient identiques à ce que nous avions l'habitude de réaliser avant son arrivée, et ces résultats étaient à mille lieues de ce que Sherazade avait promis. Il n’avait aucun amour pour ce projet en réalité je pense, mais il était aussi beaucoup plus mesuré que Sherazade lorsqu’il me parlait lui-même de ce qu’il pouvait faire et il était plus précautionneux de dire qu’il allait essayer ceci ou cela, plutôt que les discours de Sherazade qui affirmaient qu’il allait atteindre telles quantités de partages ou augmenter notre “réputation” sur les réseaux sociaux. Il y avait clairement une dichotomie entre la personne qu’elle m’avait (sur)vendu et la personne qui était en face de moi, et je n’ai pas du tout eu l’intelligence de remettre en question la parole de Sherazade à cette époque. De toute façon elle était intouchable, et tout comme Magalie ou n’importe qui d’autre, j’avais immédiatement présumé que c’était Charles qui avait menti sur ses engagements et qui ne les respectait pas. Sherazade jouait très habilement sur ce tableau aussi, elle feignait la surprise, le mécontentement, qu’elle me disait mettre Charles face à ses manquements, qu’elle était en train de résoudre tout ça avec lui (34). Les semaines ont continué de s'écouler et rien ne changeait avec Charles, il était toujours très absent, nos réseaux sociaux étaient en jachère, tous les développements qui m’avaient été promis inexistants, et j’avais commencé à prévenir Sherazade qu’il fallait nous séparer de Charles s’il ne respectait rien de ses engagements, ce qu’elle m'avait dit comprendre tout à fait. Le temps s'écoulait et aucun progrès n'était visible, alors je lui ai demandé à deux reprises de nous séparer de Charles, ce qu'elle m'avait dit gérer mais qu'elle s'abstenait de faire. Lorsque je le voyais parfois au bureau, je ne comprenais pas ce qu’il faisait là et je devenais furieux envers Sherazade qui me disait que tout s’était arrangé avec lui, et je buvais ses paroles. Je ne sais pas comment elle faisait mais elle arrivait vraiment à me convaincre de tout et n'importe quoi à chaque fois.
Lorsque mes associés ont mis le holà et que nous nous sommes séparés de Sherazade, elle était revenue en début de semaine en compagnie de Charles, et ce dernier m’avait demandé s’il pouvait quitter l’entreprise, ce que j’avais accepté immédiatement, mais j'ai fait une grave erreur durant cette entretien. Sherazade m'avait dit qu'elle souhaitait préserver sa relation avec Charles et continuer de "bien se faire voir" par lui et qu'il ne fallait pas qu'il apprenne qu'elle avait été virée, et je ne voulais pas qu'elle se sente mal vis-à-vis de lui, donc j'avais effectivement accepter sur le moment de jouer ce manège et de lui dire que nous nous étions séparés d'un commun accord (35). Malheureusement j'étais extrêmement confus durant cet entretien parce qu'ils étaient tous les deux en face de moi et étaient extrêmement agressifs à mon encontre, je peinais à seulement rester en face d'eux et d'arriver à rester à peu près composé, alors je n'étais plus du tout en état de penser au mensonge qu'elle m'avait demandé et c'était une grave erreur, de ma part, car j'avais bel et bien accepté de dire cela à Charles et je ne l'avais pas fait au final, ce qui premièrement a rendu furieuse Sherazade, sans doute légitimement, et deuxièmement m'a fait passé pour un menteur auprès de Charles, puisque je n'avais pas dit la même chose que Sherazade. Je regrette mon erreur et de ne pas avoir joué le jeu, je n'en étais vraiment pas capable sur le moment, rester à peine statique était difficile alors mentir était au-delà de mes capacités. Je ne comprenais pas du tout ce qu’il se passait, ni cette animosité extrême de leur part. Je n’avais vraiment aucun problème avec le départ de Charles, je lui avais même expliqué à ce moment-là que j’avais déjà demandé à Sherazade plusieurs fois qu'elle cesse notre collaboration avec lui, mais il ne m’avait pas cru et elle l’avait totalement nié. J'étais dans une position précaire parce que je ne pouvais pas lui montrer toutes mes conversations avec Sherazade car elle était juste en face de moi. Je n’avais aucun grief particulier avec lui, je l’avais même aidé à chaque fois qu’il me l’avait demandé, mais je n’avais pas d’affection non plus, j’espérais juste que notre collaboration soit bénéfique et ce n’était pas le cas, donc notre séparation était bienvenue. Je ne comprenais pas qu’il en fasse une énorme histoire très violente, mais j’ai compris plus tard qu’éventuellement, il était possible que ce ne soit pas lui mais Sherazade qui en soit à l’origine. Je ne le saurai jamais. Suite à cette entrevue, ils en avaient profité pour dire au revoir à l’équipe, c'était Sherazade qui avait surtout insisté à cela mais je n’avais pas l’impression que Charles était très à l’aise, et de mon côté j’avais accepté simplement parce que j’avais envie que les choses se passent le mieux possible pour tout le monde, mais j'avais du mal à gérer tout ce qu'il se passait et pendant qu'elle parlait, je faisais une petite crise autistique et je me décomposais, j'essayais de réprimer mes stéréotypies mais je me balançais maladroitement, je me mettais à rire de façon irrépressible, les yeux embués, je m'agitais, j’avais la bougeotte, la scène était assez grotesque. J'étais grotesque. Lorsque Sherazade avait dit qu’elle avait décidé de “partir vers ses activités connexes”, l’une des vidéastes de l’équipe lui avait répondu au tac au tac “de toute façon tu n’es jamais là” et j’avoue avoir profondément savouré ce commentaire. C'était une bien maigre satisfaction pour tout ce qu'elle m'avait fait subir. Mais Sherazade ne s'était pas démontée et avait poursuivi son monologue très corporate, puis ils étaient partis. J’étais complètement sonné par tout ça, l’équipe aussi je pense, mais même si la majorité des membres de la rédaction ne m’aimait pas, je pense que la plupart compatissaient vraiment avec moi parce que j’étais dans un immense chagrin et qu'il m'était impossible de masquer ma souffrance et ma confusion par rapport à tout ce qu’il se passait, rien n’était rationnel et je n’arrivais pas à assi