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Alex Dobro

Perdre sa guerre contre le suicide quand on est autiste, homosexuel et toxicomane

By | Autisme | 61 Comments

Ce témoignage parle sans détours d'abus sexuels, psychologiques et physiques, de pédophilie, de violence, de discrimination, de harcèlement, d'addictions, de toxicomanie et de suicide. Ce texte ne devrait pas être lu par une personne mineure, tout du moins, pas sans l'autorisation et la surveillance d'un adulte pour assurer un encadrement pédagogique et la possibilité d'engager un échange sur ces sujets.

Si vous avez des pensées suicidaires et/ou si vous vous sentez vulnérable, merci d'appeler le 09 72 39 40 50 (en cas de risque immédiat pour votre vie, appelez immédiatement le 15), de contacter un médecin, une association ou vos proches. Je suis moi-même actuellement pris en charge par mon entourage et mon psychiatre.

Ce témoignage est disponible gratuitement au format .EPUB .PDF .DOC .DOCX . Vous êtes libre d'en faire ce que vous voulez, vous pouvez le citer, le copier, le réutiliser, vous en approprier des parties, peu m'importe, ma seule demande est qu'il ne soit pas exploité commercialement. Je l'ai écrit dans un but informatif et non mercantile, je souhaite que mes mots restent accessibles gratuitement à tous.

Avant de démarrer votre lecture, trois points importants :

  • Je suis autiste, diagnostiqué sans déficience intellectuelle, avec en comorbidités une lourde anxiété sociale et généralisée, des particularités perceptives, une rigidité cognitive, des difficultés d'attention et une Théorie de l'esprit affectée.
  • Je ne suis pas dépressif, je ne broie pas du noir, je ne suis pas triste, je ne me tire pas vers le bas, je suis même très investi dans la résolution de mes difficultés. Merci de ne pas résumer ma situation à des idées reçues.
  • Le prénom de toutes les personnes citées a été modifié, à l'exception de ceux des membres de ma famille.

Si mon autisme a une place très importante au sein de mon témoignage, il est important de souligner que j’y aborde de nombreux aspects de moi-même et qu’il ne faut donc pas forcément tout lui imputer. Toutes les personnes autistes ne sont pas amenées à avoir un parcours de vie similaire au mien, ou à se suicider. Nous avons tous des expériences et des vécus différents. J’ai mes propres forces et faiblesses, ma propre identité, comme chaque personne autiste.

Je n'aurais jamais imaginé partager un jour mon histoire, surtout sachant qu'elle ne dressera vraiment pas un portrait reluisant de ma personne, mais au fur et à mesure que mon état s'est dégradé ces derniers mois, j'ai ressenti le besoin de partager mon témoignage, avant qu'il ne soit trop tard. Ayant déjà perdu de sérieuses facultés et la capacité de communiquer verbalement, je disposais d'une fenêtre très mince et je l'ai saisie avant que je ne perde aussi la capacité de communiquer à l'écrit. Je m'excuse tout de même pour la qualité de mon texte, mon témoignage ne sera sans doute pas très digeste à lire à cause de mon état, j'espère qu'il ne sera pas illisible. J'ai hésité à retirer les mots "extrêmement", "absolument", "totalement" que j'ai souvent employés en partageant mon récit mais je me suis ravisé, car je ne les trouvais même pas suffisants pour décrire ce que je ressentais alors j'ai jugé qu'ils étaient représentatifs de ma façon de percevoir le monde, et que même s'ils seraient pénibles à la lecture, ils permettraient d'une certaine manière de mieux comprendre ce que j'expérimente. Beaucoup d'éléments paraîtront hors-sujet, et ne seront peut-être pas signifiants pour vous mais l'auront été pour moi. Le suicide et la toxicomanie ont rarement une seule origine, en tout cas dans mon cas, c'est un ensemble de facteurs qui m'ont conduit là où j'en suis aujourd'hui. Mon témoignage n'est en aucun cas une apologie au suicide ou à la drogue, il est une maigre tentative de documenter comment une personne, parmi tant d'autres, peut en arriver à de tels extrêmes. Il est aussi une tentative de montrer tout ce que j'ai entrepris et toute l'énergie que j'ai déployé pour tenter de m'en sortir, et d'une certaine manière, j'espère qu'il témoignera de qui j'ai été, de mon désir de vivre et d'exister parmi les autres.

Je vous implore de lire cela en prenant en compte que je suis juste un être humain. J'ai des opinions qui vous révulseront peut-être, des réactions qui vous paraîtront stupides, des décisions qui le sont définitivement et que vous jugerez peut-être durement. Je ne sais pas pourquoi c'est important pour moi, surtout que je ne serai pas là pour pâtir de quelque réaction que ce soit, mais j'aimerais que vous gardiez un esprit et un cœur ouverts en me lisant, que vous ne me jugiez pas trop durement.

Merci beaucoup.



Chapitre 1 : Survivre dans un monde étranger

Ce chapitre est consacré aux mécanismes que j'utilise pour m'adapter, aussi bien que cela m'est possible, au sein de la société. J'ai choisi de démarrer sur cette partie plutôt que sur mon parcours de vie car j'y décris des mécanismes qui vous permettront de mieux comprendre comment j'en suis arrivé là aujourd'hui, mes réactions, mes mauvais choix et les accidents de vie que j'ai rencontrés.

Avant d'expliquer comment j'arrive à être fonctionnel, j'aimerais démarrer avec deux citations, qui sont deux exemples parmi des centaines d'autres bien sûr, mais qui selon moi cristallise bien les raisons qui m'ont toujours poussé à faire des efforts inimaginables pour faire semblant d'être normal et pour me plier aux attentes des autres.

« Bravo, ça ne se voit pas du tout que tu es autiste ». Cette phrase est à la fois le meilleur et le pire des compliments qu'on puisse me faire. D'une certaine manière, certes, elle récompense tous mes efforts pour m'insérer parmi les autres, j'ai une immense fierté à parvenir à m'adapter à cette société et à m'ériger aux comportements acceptés même si cela me coûte très cher. D'une certaine façon, me complimenter sur ma "normalité" me procure un sentiment de reconnaissance pour tous ces efforts pour paraître normal aux yeux des autres. Mais ce sentiment de reconnaissance est aussi pernicieux que ce compliment est dangereux, parce qu'il m'emprisonne absolument, totalement, irrémédiablement, dans l'idée qu'il est inacceptable que je puisse être moi-même dans cette société, que je ne pourrais jamais vivre avec mes troubles autistiques en public. Au final, on me félicite d'incarner une personne qui n'est pas moi, une version acceptable. On me félicite d'incarner un mensonge et de m'infliger tout ce mal au détriment de ma santé simplement pour accommoder les autres. Ce compliment a quelque chose de monstrueux quand on y réfléchit, et il provoque toujours chez moi une grande tristesse parce qu'il peut surgir de nulle part, même des personnes les plus bienveillantes qui ne se rendent pas du tout compte de la violence cachée dans cette félicitation.

Il y a une relation extrêmement perverse qui s'installe entre une personne autiste et les autres, parce que nous sommes continuellement récompensés pour incarner une illusion et réprimandés dès que nous nous montrons tels que nous sommes. Lorsque cela arrive, la plupart des gens ont généralement une perception et des réactions très négatives face aux troubles autistiques, et cela force un grand nombre d'entre nous à construire une identité qui est exclusivement dédiée à la "normalité", ou en tout cas à la norme que les gens attendent de nous. Et c'est destructeur. C'est destructeur pour notre propre identité et notre santé mentale. Les personnes autistes qui ont les capacités intellectuelles de masquer leurs troubles autistiques peuvent finir par en souffrir énormément à long terme. Cela a été mon cas en tout cas.

La deuxième citation, c'est une petite phrase assez récurrente dans ma vie, et je ne doute pas qu'elle ait été entendue par beaucoup d'autres personnes autistes. « Beh sois toi-même ». Cette phrase, généralement délivrée par une personne bienveillante, parfois même par des professionnels de santé, a du sens mais elle est d'une naïveté incroyable. Je n'ai aucun problème avec le fond du message, j'ai moi-même entrepris un périlleux cheminement ces dernières années pour parvenir à montrer un peu plus qui je suis vraiment en société. Mais cette phrase délivrée avec une telle simplicité, c'est un coup de feu dans la tempe, c'est un véritable coup de massue. Elle minimise tous les combats, tous les efforts, toutes les difficultés qu'une personne autiste peut vivre pour traverser ne serait-ce qu'une journée, tout cela balayé par un "conseil" innocent qui sous-entend que pour aller mieux, il suffirait d'être soi-même. C'est simplement le fruit de l'ignorance de mes interlocuteurs, et j'ai bien conscience qu'ils cherchent à m'aider, mais ce genre de commentaire stéréotypé me crispe à chaque fois. Il y a une violence dans la simplicité de ce conseil. C'est une façon sous-entendue de communiquer qu'il suffirait "que je sois moi-même" pour que tous mes problèmes s'envolent, qu'en soi donc, je "m'inflige tout cela". D'une certaine manière, ce qui m'arrive serait donc de ma faute, puisqu'il suffirait en fait que je sois "moi-même" pour que tout aille mieux. C'est une approche très irréaliste et peu éclairée du quotidien d'une personne autiste, à un tel degré que cela en est irrespectueux. La plupart des gens ont cette approche que notre mal-être serait quasiment un choix, voire que l'autisme est psychologique. En tout cas, c'est ce que laissent sous-entendre les gens qui vous répondent d'être juste vous-même quand vous leur partagez toutes vos difficultés à vous intégrer et vos efforts pour vous adapter aux autres, et même vos incapacités ou vos particularités qui ne sont pas forcément liées aux interactions sociales. Je ne peux pas en vouloir aux gens d'être ignorant de nos souffrances, ou de ne pas être capable d'appréhender entièrement ce que l'on peut vivre au quotidien, d'autant plus que j'ai moi-même les plus grandes difficultés du monde à l'expliciter à l'oral. Je peux difficilement glisser un texte de 500 lignes au milieu d'une conversation pour communiquer au plus juste ce que j'expérimente. J'ai des difficultés de communication et je comprends aussi que ce n'est pas évident pour la plupart des gens d'imaginer des choses qu'ils n'ont jamais expérimentées ou imaginées de leur vie, alors je ne suis pas surpris de cette distance qui existe par défaut. J'aimerais avoir à chaque fois l'énergie pour faire de la pédagogie mais c'est souvent en dehors de mes capacités, et ce genre de situations désagréables voire insultantes se résument donc généralement à ce que je prenne sur moi. Il y a aussi des personnes qui ont l'impression que nos explications sont un plaidoyer pour les convaincre de notre autisme, et je vis secrètement une immense souffrance à leur encontre, parce que leur défiance est une forme de déni de mon existence. C'est comme si tout ce que j'entreprenais pour vivre à leurs côtés ne valait rien et que j'étais une blague à leurs yeux.

Il y a une hypocrisie très impressionnante sur cette notion de n'avoir qu'à "s'émanciper du regard des autres" pour aller mieux, alors même que l'être humain est un animal intrinsèquement social et qu'il est impossible d'ignorer la perception que les gens ont de nous, et certainement pas leurs réactions et leurs rejets. C'est d'autant plus hypocrite que c'est souvent présenté comme une solution évidente ou simple, comme si nous causions nos propres torts, que nous faisions erreur en considérant les autres et la place que nous avons dans la société. Mais cette "solution" ignore le fait que cette attention des autres n'est pas superficielle, ce besoin est complètement lié à notre évolution, ce n'est pas une attention mal placée, ni nocive. Le groupe, c'est la survie. Il me semble absurde de recommander à une personne d'arrêter de faire des efforts pour vivre au sein de la société car, bien souvent, c'est la condamner à mort. Par la dépression, par l'isolement, par le désespoir, par le manque affectif, par le manque social, par le manque d'expression, par l'absence de moyen d'exister parmi les autres. Je ne supporte vraiment pas qu'on me fasse cette recommandation facile d'ignorer les autres et de m'isoler du monde pour soi-disant être heureux. Pour ma part, je veux exister dans ce monde. C'est une recommandation fade qui facilite surtout la vie de mes interlocuteurs et qui m'invisibilise de la société en me projetant dans une bulle marginalisée loin des regards. Mais ces personnes ne supporteraient pas d'appliquer leurs propres conseils ou surestiment largement leur force mentale. Les études sont très probantes à ce sujet, même au sein d'un groupe rempli d'inconnus, le moindre rejet social a un impact sur les personnes testées. Personne n'échappe au rejet social, même si nous nous croyons "fort". On recherche la validation des autres, cela a des dimensions positives et négatives, mais c'est un aspect qui est présent quoi qu'il en soit et qu'on ne devrait pas nier ou critiquer. Et qu'on ne devrait certainement pas me reprocher en tout cas lorsque j'exprime mon mal être et mes difficultés à ce niveau.

En vous racontant cela, je vais probablement passer pour une personne qui voit le mal partout, à qui on ne peut rien dire et qui prend tout mal, et je me suis honnêtement interrogé si je devais donner ces exemples parce que je laisse sans doute une image peu reluisante de moi en partageant mes expériences et ressentis mais je n'ai aucune intention de me censurer. On pourrait m'accuser d'être à "fleur de peau", mais je ne suis pas dans cet état par hasard non plus, ma sensibilité est le fruit du rejet permanent des autres, c'est le résultat d'être toujours entre ces deux versions de moi. Et je dois gérer la schizophrénie dans les propos des gens, qui d'un côté me complimentent pour mes efforts afin d'être "normal", et de l'autre, dénient l'existence même de mon autisme. Je dois constamment jongler avec des réactions complètement opposées de la part des gens, ce qui produit chez moi des sentiments tout aussi opposés. Je supporte difficilement les postures dans lesquelles me placent les gens d'ailleurs car je ne leur ai rien demandé. Je n'attends aucune validation de leur part, ni leur conseils par ailleurs. Je leur explicite juste mes façons de fonctionner ou mes réactions pour qu'ils soient plus compréhensifs ou respectueux à mon égard, pas pour qu'ils me jugent de quelque façon que ce soit.

Pour finir, j'ai aussi un vrai chagrin lorsqu'on me dit « Sois toi-même » parce que c'est franchement, honnêtement, tout ce que j'ai toujours souhaité dans la vie. Mais cette phrase prône quelque chose qui est complètement incompatible avec la réalité à laquelle les personnes autistes se heurtent au quotidien. C'est le rejet des autres qui nous force à ne pas être nous-même, en aucun cas une décision malavisée de notre part. C'est nous adapter pour survivre, sinon nous serions totalement exclus depuis longtemps, ou morts. Je n'ai jamais fait le choix un beau matin de ne pas être moi-même. J'étais heureux d'être moi-même avant que les gens autour de moi me forcent à changer, par leur violence et leur cruauté.

1.1 - Comment fonctionne mon cerveau

Ma cartographie de la compréhension

Pour fonctionner dans le monde extérieur, j'utilise ce que j'appelle affectueusement ma « cartographie de la compréhension » (j'illustre vraiment cela comme l'idée de cartographier, méticuleusement, toute une géographie de sens). Étant donné que j'ai de sérieuses particularités perceptives, je ne peux pas simplement me fier à ce que je ressens ou ce que j'interprète. Mes sens et mes raisonnements ne sont pas fiables pour fonctionner au sein de la société. Alors je me sers de cette carte intellectuelle, dans laquelle je référence soigneusement mes interactions et expériences, et qui me guide ensuite dans mes décryptages face aux différentes situations de ma journée.

Un exemple très simple qui m'est arrivé : un ami m'avait demandé pourquoi j'avais laissé tomber mon travail. J'avais regardé par terre et je lui avais répondu que je n'avais rien laissé tomber, mais à ce moment-là déjà, j'étais très mal à l'aise parce que je comprenais que quelque chose m'échappait dans la situation. En réalité, il faisait référence à l'emploi que j'avais quitté. Dans ce cas-ci, la plupart des gens pourraient se dire que c'est un petit quiproquo bon enfant comme cela arrive à tout le monde, et c'est tout à fait vrai. Mais il faut comprendre les mécanismes derrière et surtout, que ce défaut de compréhension n'est pas un moment isolé pour moi, il est permanent. Mon autisme me met perpétuellement en décalage, malgré toute la concentration du monde, et même si j'arrive à intellectualiser au prix de grands efforts un propos ou une situation pour la comprendre avec justesse, le simple fait d'y avoir consacré des réflexions me décale dans le temps. Je ne peux pas parler pour les autres personnes autistes, nous sommes toutes différentes, mais pour ma part, par rapport à mes facultés personnelles, je suis toujours dans un décalage de compréhension et de temporalité. Ma cartographie de la compréhension me donne une base sur laquelle me référer pour augmenter mes probabilités de comprendre les choses avec justesse et de perdre le moins de temps possible, mais sans elle, je serais complètement inapte d'avoir le moindre rapport avec qui que ce soit. Elle n'est pas sans faille pour autant et me porte aussi parfois préjudice. C'est simplement un outil, une boussole, je dirais même une fenêtre qui retranscrit la réalité dans une version que je peux réinterpréter et comprendre. Désormais lorsque quelqu'un me demande si j'ai laissé tomber mon travail, je réfléchirais au sens 1, au sens 2, au sens 3, et je considérerais les probabilités pour me diriger vers le sens qui serait, je l'espère, le bon dans le contexte donné.

Ma cartographie de la compréhension est aussi une arborescence de réactions et de phrases « pré-calculées » que je dois dire en fonction de telles ou telles situations. Il y a une approche très mécanique dans mes interactions et je dois aussi prendre en compte justement de ne pas avoir l'air trop robotique, pour ne pas être percé à jour. Dès que j'entame une interaction avec une personne, je rentre dans une course contre la montre. Que veut-elle me dire ? Quelle est son émotion ? Quelle est son intention ? Quel est son propos ? Tout en essayant de me défaire des nombreuses distractions qui m'envahissent simultanément : sa nouvelle boucle d'oreille, son pantalon d'un bleu métallique que j'ai envie de déchirer, son parfum qui m'incommode ou parfois même sa voix. J'essaie d'intégrer toutes ces informations, de les comprendre approximativement, avec un taux de réussite assez aléatoire, et de formuler la seconde réponse la plus appropriée possible, car ma première réponse est généralement trop brutale et indigeste, je me réprime au maximum de la formuler car je suis bien au fait des conséquences que cela peut avoir sur mes interlocuteurs, et ce que cela peut me coûter aussi.

Avoir des réactions inadaptées

Étant donné que j'ai du mal à comprendre tout ce qu'on me dit ou ce qu'il se passe autour de moi, je reconnais honnêtement passer à côté de beaucoup de choses, il n'est pas étonnant que je réagisse parfois de façon très choquante et troublante pour mes interlocuteurs. Par exemple, quand je ne comprends pas les choses ou parce que je ne sais pas quelle expression je devrais former avec mon visage, mon réflexe est de sourire. La plupart du temps, cela me permet de traverser les interactions sans problème mais cela m'a aussi mis dans des situations que je regrette vraiment. Personne n'apprécie voir un ami faire un sourire radieux en lui annonçant la mort de sa mère, même en sachant que cet ami est autiste. C'est parfaitement compréhensif, le tort est de mon côté. Je suis souvent atterré par mon manque de discernement et par mes réactions qui aggravent des situations. Je peux réaliser plusieurs jours, parfois même des mois plus tard, qu'un ami était en détresse à un moment donné et que j'ai été incapable de comprendre ses sous-entendus, ou même parfois des phrases parfaitement claires pour tout le monde mais dont le sens m'a quand même complètement échappé. Cela m'attriste beaucoup car j'ai le sentiment de pas être à la hauteur de mes amitiés, je ne réponds pas correctement au besoin de mes amis lorsque c'est nécessaire et c'est vraiment très dur de réaliser après coup que je n'ai pas eu le comportement adéquat, cela m'attriste beaucoup. Je trouve cela vraiment très gênant de vous donner quelques exemples parce qu'ils me font paraître monstrueux mais je pense que c'est important de ne pas l'effacer de mon témoignage : par exemple j'ai souri quand ma tante m'a annoncé avoir perdu son bébé, j'ai dit à une amie d'arrêter de pleurer parce que cela m'incommodait, lorsqu'un couple d'amis m'a demandé comment je trouvais leur bébé, je leur ai répondu qu'il était immonde et ils ne m'ont jamais reparlé, j'ai dit à une amie qu'elle devait être contente que son père soit enfin mort puisqu'elle s'en plaignait tout le temps, et j'ai beaucoup, beaucoup, beaucoup d'autres exemples de ce genre... Forcément suite à ces réactions inadaptées, je me suis fait rejeter ou je me suis isolé moi-même d'ailleurs en réalisant mes maladresses. Parfois les deux en même temps. Ces réactions inadaptées sont très communes, en tout cas pour moi, et ce sont des moments où il est flagrant que mon autisme porte préjudice à mon entourage et à moi-même. Bien entendu, toutes les réactions inadaptées ne sont pas forcément source de conflit, elles peuvent aussi simplement prêter à rire, même si c'est plus rare. On rit beaucoup de moi malgré moi mais c'est beaucoup moins gênant que de se faire rejeter, et c'est même agréable si on m'explique par la suite ce que j'ai dit de mal ou mal compris, dans un environnement où je ne me sens pas méprisé pour cette erreur. L'une de mes amies m'avait demandé comment je la trouvais dans sa nouvelle tenue, je lui avais dit qu'elle était moche, et elle m'avait mis une énorme claque. J'étais tellement hébété par son geste, je ne comprenais pas, et je lui ai dit "Comme si c'était de ma faute", ce qui l'a complètement prise au dépourvu et fait rire aux éclats. J'en avais même fait une petite bande-dessinée (1). Je peux facilement faire rire les gens avec ce genre de commentaires très spontanés, surtout les personnes qui me connaissent bien et qui sont habitués à mes propos, qui peuvent paraître irrévérencieux mais qui sont vraiment dits sans méchanceté.

Se faire reprocher "de ne pas écouter"

On me reproche souvent de ne pas écouter, alors qu'en réalité j'emploie toute mon énergie à être présent et à essayer de comprendre ce qu'on me dit. Malheureusement même dans certains moments où je réalise que j'ai mal compris quelque chose, j'ai appris bien assez tôt qu'il m'était malavisé de demander aux gens de me réexpliquer un propos ou une situation, sauf pour mes proches qui me connaissent bien. Les gens ont cette étrange habitude de réexpliquer les choses exactement avec les mêmes termes, et le sens ne m'apparaît pas mieux la seconde fois que la première. Il faut me réexpliquer les choses avec un autre vocabulaire et un angle complètement différent pour que je puisse comprendre. Il m'est déjà arrivé de demander trois à quatre reprises qu'on me réexplique quelque chose, et que les gens en face de moi se soient entêtés à me réexpliquer la même chose de la même façon encore et encore, souvent en riant de la situation et en m'infantilisant. Donc j'évite autant que possible de m'humilier parce que je passe souvent pour quelqu'un de stupide si je persiste à redemander. C'est une situation frustrante que je trouve assez inacceptable mais je ne peux pas changer les gens, je comprends aussi que cela puisse les user, et je dois faire le nécessaire de mon côté pour souffrir le moins possible de ces interactions, dans ce cas-ci, il vaut mieux que je me taise pour éviter de complexifier et de dégrader l'interaction. À noter que je comprends généralement mieux les gens si je ne les regarde pas dans les yeux car mon cerveau a beaucoup moins d'informations simultanées à gérer, et les visages sont un point sérieux de difficulté pour moi. Malheureusement il n'est pas accepté en société d'ignorer le regard de son interlocuteur durant une conversation, même brièvement, je reçois vite des commentaires cinglants du type "Je t'ennuie ?", donc c'est un exercice auquel je suis obligé de me plier et qui a mécaniquement un impact sur mes capacités de compréhension.

C'est très douloureux quand on me reproche de ne pas écouter, souvent d'une façon qui indique que je ne ferais pas d'efforts, alors que je fais vraiment de mon mieux de mon côté. Tout le paradoxe est donc que je sois forcé de consacrer mon énergie à "paraître" à l'écoute plutôt qu'être à l'écoute pour que les choses se passent bien. C'est absurde mais il n'y a pas vraiment de choix, je veux que mes amis ou mes collègues ne se sentent pas méprisés par mon comportement.

Sens, intention, émotion

Malheureusement même les interactions les plus simples exigent des ressources intellectuelles immenses, il n'y a pas de raccourci à cela, en tout cas pas pour moi, mon autisme est permanent et il n'y a pas de solution magique. Chaque nouvelle conversation, même les plus basiques, exige de moi d'être en capacité de comprendre trois points cruciaux : premièrement, son sens, quelle est l'information communiquée par mon interlocuteur. Deuxièmement son intention, que recherche-t-il en me parlant de cela, dans quelle direction veut-il aller. Et troisièmement, quelle est son émotion, qui est généralement déterminante sur l'issue de l'interaction.

Au niveau du sens, je fonctionne par référence et je vais donc étudier les sens 1, 2, 3, etc... tous les sens possibles de chaque phrase puis choisir, vraiment de façon réfléchie, le sens qui me paraît concorder le mieux à la situation. C'est problématique de fonctionner comme cela parce qu'évidemment, je suis souvent décalé dans le temps à force de cogiter, et cela peut me faire poursuivre un fil de conversation en étant complètement dans le faux, et réaliser longtemps plus tard que je n'ai rien compris, parfois silencieusement si j'ai de la chance, parfois en me ridiculisant si je pense répondre correctement dans la conversation alors que je dis une chose totalement absurde qui prendra tout le monde au dépourvu. Ma mémoire aussi peut être une entrave énorme dans mes interactions : elle m'impose parfois des connexions très lointaines en me rapportant des informations d'une précision spectaculaire me paraissant pertinentes sur le moment alors qu'elles sont complètement hors de contexte.

Pour l'intention, simultanément au sens, j'essaie de comprendre ce que recherche mon interlocuteur. Quel est l'objectif de cette conversation ? Pourquoi me transmet-il cette information ? Souhaite-t-il que je dise quelque chose en particulier ? Ou que j'agisse ? Est-ce que cela me concerne personnellement ou pas ? C'est un exercice très déplaisant car il occulte la qualité du moment présent et me transforme malgré moi en stratège qui essaie de ne pas faire de faux pas et de ne pas décevoir mon interlocuteur. Et même si je sais que les gens peuvent aussi parler sans objectif, c'est quelque chose qui échappe à mon entendement et à ma compréhension, et j'ai les plus grandes difficultés du monde à imaginer qu'une personne puisse s'adresser à moi pour ne rien dire d'utile, donc je vais rarement considérer cette option.

La partie la plus compliquée pour moi est de très loin l'émotion des personnes. Déjà j'ai une sévère difficulté à distinguer les expressions du visage, le ton de la voix également, il faut vraiment tout verbaliser avec moi sinon je passe à côté de 99% des informations implicites. Les personnes sont souvent estomaquées de réaliser à quel point je peux passer à côté de choses qui leur paraissent évidentes, parce qu'elles ont la capacité innée de comprendre l'implicite et les émotions des personnes autour d'elles, et de collecter naturellement des informations vitales sur un contexte donné, qui m'auront totalement échappé.

C'est difficile pour les gens de se confronter à mes difficultés car ils ne comprennent pas forcément mes réactions ou mes réponses, qui peuvent être totalement en décalage avec la situation. Et même pour moi, c'est très compliqué à gérer, sur de nombreux aspects. Je ne sais pas comment expliquer ça, mais c'est de la pure folie que d'être assez intelligent pour comprendre que j'ai raté quelque chose dans une situation, mais de ne pas l'être suffisamment pour mettre le doigt dessus. Je ne sais pas très bien comment décrire cela. Je sais que ce n'est pas de ma faute, que c'est juste la neurologie de mon cerveau qui est différente, mais c'est une frustration extrême car je me considère comme quelqu'un de brillant, et pourtant tant de choses que tout le monde comprend m'échappe complètement, c'est très difficile à digérer. Je ne m'y suis jamais habitué.

Il faut noter qu'en dehors de mes propres difficultés à comprendre ces aspects - sens, intention, émotion - les humains sont factuellement très inconsistants de leurs propres intentions et émotions. Et je suis un humain moi-même, j'ai mes contradictions aussi, mais je suis extrêmement constant par rapport aux gens autour de moi, tout le monde sait toujours ce que je vais dire, ce que je vais faire, comment je vais réagir, que je vais tenir mes engagements, et j'ai d'ailleurs la faculté à soutenir une quantité d'efforts peu communes et à exécuter des ordres qui me sont donnés que je déteste pourtant absolument, mais si je me suis engagé à le faire, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour y parvenir. J'ai l'impression que je suis plus en harmonie avec mes propos et mes actes que la plupart des gens, qui diront des choses qu'ils ne feront pas, ou feront des choses qu'ils disaient ne pas faire ou ne pas être. Rencontrer ces contradictions chez les gens est particulièrement difficile pour moi. Au sein de la société, les actes ont plus de poids que les paroles, et les gens font preuve de discernement à ce niveau, c'est un critère qui leur permet d'évaluer la confiance et le jugement qu'ils auront des autres. Pour ma part, je n'ai jamais été capable de prioriser l'un à l'autre, les actes et les paroles sont des choses complètement égales dans ma tête. Je crois tout ce qu'une personne me dit comme si je l'avais vu faire ces choses. Je n'arrive pas à minimiser le pouvoir des mots, même si une personne en face de moi aura échoué 10 fois à faire ce qu'elle avait promis, et que je sais pertinemment qu'elle ne l'a pas fait, si elle me dit "je t'assure que je l'ai fait", sur le moment présent, je vais absolument la croire. J'ai vraiment un fonctionnement très bizarre à ce niveau et cela m'a causé beaucoup de problèmes tout au long de ma vie. Mais je sais que ce n'est pas un problème intellectuel, en tout cas j'essaie de m'en convaincre, parce que je n'ai jamais réussi à changer le tir à ce niveau et à "améliorer" mon discernement.

Les échecs

La problématique d'un tel déficit dans ses capacités à interagir avec les autres ne se réduit pas aux échecs dans les interactions sociales. C'est beaucoup plus profond que cela. C'est tellement systématique, tellement omniprésent dans la vie d'une personne autiste. Il est impossible de rester optimiste sur le long terme, de se dire continuellement "Bon j'ai encore raté ça, je ferai mieux la prochaine fois", ce serait peut être vrai si l'autisme était un rhume qu'on attrapait une fois par an. Il y a une telle répétition des échecs, mille fois plus d'échecs que ce que les gens n'imagineront jamais, le pire c'est qu'il y en a même beaucoup dans des interactions qui auront pourtant paru parfaitement normales pour les autres, mais qui pour une personne autiste auront été un consentement volé ou une demande qui n'aura pas pu être formulée. Cela peut se manifester par un simple pain chocolat que je n'aurais pas été capable d'acheter malgré 3 heures de préparation au préalable, parce que l'interaction se sera complexifiée en une fraction de seconde. Pas complexifiée pour les gens normaux, mais juste complexifiée pour moi parce que le boulanger aura dit quelque chose que je n'avais pas anticipé par exemple.

Cette accumulation d'échecs est accablante pour les personnes autistes et cela a des conséquences très insidieuses et dangereuses avec le temps, car échec après échec, nous perdons espoir et nous nous isolons toujours plus. À tout échouer tout le temps, quelle estime peut-on conserver de soi ? Où trouver le courage pour demain ? Pour aujourd'hui ? Et je comprends que les gens ne perçoivent pas cette difficulté et cette souffrance, elle est ancrée dans notre quotidien mais elle n'est pas affichée sur notre front, et rien que cela ajoute un autre préjudice par-dessus le premier. Il y a un fossé incommensurable entre les personnes valides et invalides, neurotypiques et neuroatypiques. Je ressens le gouffre qu'il y a entre les personnes et moi, et les occasions de me le prendre au visage ne manquent pas. Les gens comprennent difficilement pourquoi je ne viens presque jamais aux soirées entre amis, et que, lorsque c'est le cas, je sois toujours le premier à partir, et leur incompréhension ou leur agacement lorsque je décline leurs invitations aggrave d'autant plus ce sentiment d'exclusion, d'échecs, de pertes. La plupart des gens ne peuvent pas imaginer tout ce que nous perdons à travers ces échecs. Des pertes incroyables. Nous perdons l'amitié des gens, nous perdons nos travails - dans le cas incroyable où nous soyons parvenus à en obtenir un en premier lieu -, nous perdons tellement d'opportunités. Et surtout, nous perdons tout simplement la capacité de choisir. Ces lacunes de compréhension et de communication... Elles ont brisé ma vie. Et celles d'innombrables personnes autistes. Je sais que j'ai l'air de faire dans le misérabilisme mais je ne trouverai jamais les mots de toute façon pour exprimer le préjudice de mes lacunes et les conséquences de ces échecs sur mon existence. Le quotidien a été un enfer toute ma vie à cause de cela. Quel enfer de se battre tous les jours en sachant éperdument qu'on va perdre. C'est le paroxysme de l'optimisme, et de la folie aussi.

Je ne dis pas non plus qu'il ne faut pas se battre, qu'il n'y a pas une place pour nous dans cette société, au contraire, c'est exactement ce pour quoi je me suis battu toute ma vie. Et je me suis battu aussi pour reconstruire mon estime de moi-même, et tenter aussi qu'on reconnaisse mon existence au sein de cette société, qu'on m'accepte pour ce que je suis, mais tout cela n'a été que des échecs supplémentaires et m'a plongé dans davantage d'isolement et de dépression. Je n'ai plus l'énergie de parler davantage de ces échecs mais j'aurais pourtant aimé pouvoir le faire, car j'ai beaucoup à dire à leur sujet tant ils jouent un rôle important dans mon conditionnement de devenir une autre personne, pour me tordre complètement, pour le meilleur et pour le pire, souvent pour le pire, pour espérer "moins" échouer en adoptant un comportement plus acceptable pour les autres. Et le pire, c'est que c'est généralement ce qui fonctionne, aussi nuisible cela soit-il.

Théorie de l'esprit

Pour revenir à mes mécanismes intellectuels et mes méthodes pour comprendre les autres, il faut aussi que j'explique un aspect qui touche beaucoup les personnes autistes et dont je n'échappe pas : ma Théorie de l'esprit est affectée. J'ai des difficultés sérieuses pour me mettre à la place des autres, j'ai une perspective particulièrement égocentrée - à ne pas confondre avec égoïste - qui exige que je fasse des efforts très conséquents pour parvenir à imaginer ce que les autres peuvent ressentir. Si je n'intellectualise pas la chose pour percer ce mur imperméable par une véritable démarche de ma part, autant dire que sans en faire l'effort, je serais totalement indifférent à l'existence d'une autre personne, à ses problèmes, à ses larmes, peut-être même à ses cris. Ce manque apparent d'empathie est une violence extrême pour les autres. Et j'ai construit, littéralement façonné, une immense partie de mon identité autour de l'empathie, que certains pourront décrire comme une empathie forcée mais que je préfère appeler "une empathie recherchée". C'est désagréable pour moi de reconnaître cela et d'en parler, parce que c'est inavouable et inacceptable d'avoir un défaut d'empathie dans une société, en tout cas, un défaut de démonstration ou de manifestation de cette empathie. Il n'y a que les méchants dans les films qui sont représentés comme cela et ce n'est clairement pas l'image que je souhaite projeter à mon entourage, même si malheureusement cela a été le cas longtemps. Encore une fois, c'est le rejet des autres qui m'a enseigné durement cet aspect essentiel, que je sais fondamental pour la société, pour notre civilisation, et pour exister, pas seulement parmi les autres, mais avec les autres. Pendant très longtemps, je n'ai pas compris pourquoi les gens ne supportaient pas ma présence et évidemment j'en souffrais, mais j'en avais une vision très victimisatrice. Il ne m'avait même pas traversé l'esprit que c'était mon indifférence, ma franchise, mon incapacité à manifester de l'intérêt pour les autres ou pour consoler, pour les choses essentielles des communications humaines, que mes comportements et mes lacunes étaient responsables de mon malheur, qu'ils étaient à l'origine du rejet des autres. Je ne suis pas en train de m'en accabler aujourd'hui, c'est un aspect de mon autisme, mais c'est intéressant de voir avec le recul que j'ai aujourd'hui à quel point ces évidences pour fonctionner en société m'échappaient totalement. J'en suis presque sidéré mais j'ai également conscience que mon discernement aujourd'hui découle de décennies de souffrance et d'errance. J'ai élaboré beaucoup de mécanismes et de méthodes pour me permettre de me connecter avec les gens, j'en fais presque de l'excès de zèle et je sais que cela est parfois perçu très négativement parce que mes relations peuvent sembler très artificielles puisqu'elles sont le fruit de beaucoup d'organisations de ma part. Et pour être honnête, ces choses qui m'échappaient quand j'étais plus jeune, d'une certaine façon, m'échappent toujours. Je comprends les mécanismes mais cela n'en fait pas quelque chose d'inné ou de simple pour autant, pas le moins du monde, cela exige toujours de moi des efforts et une discipline énorme pour aller vers les autres, essayer de les comprendre et de répondre à leur besoin. Et c'est très difficile d'évaluer, surtout à cause de la pénibilité du moment présent, le bénéfice de ces efforts pour compenser ces incapacités.

Quelques exemples vraiment très simples pour comprendre mes lacunes dans la Théorie de l'esprit. Une amie devant me rapporter un jeu vidéo avait 30 minutes de retard. Elle s'était justifiée en m'expliquant avoir dû gérer un grave problème familial. Je n'ai pas rebondi ou pris en compte ce qu'elle me disait, je l'ai réprimandé sérieusement pour son retard, comme si ses explications n'avaient pas d'importance. C'est seulement dans un second temps que j'ai réalisé qu'il y avait autre chose dans l'équation que le retour de mon bien, qu'il y avait une information nouvelle qui était par ailleurs sur une échelle d'importance supérieure. Il fallait donc que je réfléchisse intensément pour adresser mon attention sur elle, sur ses besoins et sur ce que je devais dire, mais en soi il était déjà trop tard.

Un autre exemple, plus général, lorsqu'on va m'annoncer un décès : si j'ai l'énergie et que j'arrive à bien réfléchir, je vais réussir à adresser la phrase correcte prête pour cette situation-là, mais si je suis fatigué et trop spontané, je vais frontalement poser une dizaine de questions : De quoi est-il mort ? Était-il prêt à mourir ? Avait-il une femme ? Était-elle heureuse avec lui ? Est-elle heureuse sans lui ? Quel métier faisait-il ? Avait-il des enfants ? Que pensaient ses enfants de lui ? Et cela peut durer longtemps, très longtemps, avant que je ne réalise que mon attention devrait être portée sur la personne en deuil en face de moi. Ce genre de raté m'arrive souvent, et la réalisation de ces erreurs sociales sont généralement très tardives et irréparables. La culpabilité qui en suit est terrible aussi, je n'ai jamais l'intention de blesser ou d'avoir l'air peu concerné. Je ne dirais pas que j'ai du chagrin non plus, mais je comprends que la personne traverse quelque chose de difficile et je compatis avec elle, c'est juste que je ne suis pas capable de manifester les bonnes émotions, les bons gestes, les bons comportements dans ces moments-là.

Un autre exemple cocasse qui illustre bien le fait de ne pas être capable de se mettre à la place des autres : un ami et moi avions l'habitude de nous voir une fois par semaine, c'était un rendez-vous que j'appréciais particulièrement et qui était parfaitement intégré dans ma routine, et nous avons entretenu cette relation ainsi pendant plusieurs mois. Il avait fini par me déclarer qu'il était amoureux de moi et je m'étais complètement décomposé, j'étais sincèrement surpris et je n'avais aucune idée de quoi dire ou de comment réagir, je pense que j'avais eu un comportement très maladroit et très gênant parce qu'il n'avait pas du tout aimé ma réaction, il était contrarié et avait commenté que je devais quand même me douter de ses sentiments et que ce n'était pas normal de se voir aussi régulièrement. Mais de mon côté, je ne trouvais rien d'anormal à notre relation, je l'appréciais parfaitement pour ce qu'elle était et je ne m'étais pas inquiété de quoi que ce soit ou imaginé qu'elle pourrait devenir autre chose. J'étais parfaitement à l'aise qu'il soit en couple et je n'attendais certainement pas une déclaration pareille de sa part, je n'étais pas du tout prêt à cela, et je pense que ma surprise l'a désarçonné autant qu'agacé. Cette relation ne s'est pas poursuivie beaucoup plus longtemps et a terminé en horrible naufrage. Ce n'est pas la seule fois où je ne me suis pas aperçu que quelqu'un était tombé amoureux de moi par ailleurs, un ami venait souvent dormir à la maison et nous avions l'habitude de jouer à des jeux vidéo et regarder des séries, c'était un vrai plaisir de l'accueillir aussi régulièrement. Puis un jour, il m'a dit qu'il était amoureux de moi et j'étais tellement choqué que j'ai eu une réaction incroyablement absurde. Je lui ai dit "Non" et je lui ai posé ma main droite sur la tête. Je n'ai aucune idée de pourquoi j'ai réagi comme ça mais ce qui est certain, c'est que je n'avais pas imaginé une seule seconde qu'il pouvait être amoureux de moi, je n'avais pas anticipé que notre relation pouvait évoluer en quoi que ce soit d'autres que ce que nous avions. C'est vraiment l'un de mes gros défauts. J'ai une façon de vivre les relations comme si elles étaient suspendues dans le temps, parce que je ne les perçois qu'avec ma propre façon de fonctionner et je n'arrive pas à imaginer, alors même que je sais que les gens sont différents de moi, que la personne a d'autres attentes ou souhaite des changements dans la relation que nous partageons.

Empathie

Pour revenir sur l'empathie, j'ai quand même besoin d'affirmer que j'en ai véritablement. Cela peut sembler contre-intuitif par rapport au fait que ma Théorie de l'esprit soit affectée mais je n'ai pas une absence d'empathie, même si je peux souvent en donner l'impression. C'est plutôt que j'ai une approche qui est différente des autres. Je reconnais sans problème que je manque vraiment de discernement pour déclencher des réactions appropriées pour des situations courantes - et clefs - de la vie : Une personne peut se mettre à pleurer, peut tomber par terre, peut me parler de quelque chose de grave, j'aurai rarement la réaction qu'elle attendait de moi. Les personnes manifestent généralement leur empathie par une gestuelle particulière ou des mots rassurants, une forme d'écoute compatissante, alors que je serai dans un registre très terre à terre "Comment résoudre le problème de cette personne ?". Je vais généralement énumérer une série de "solutions", des pistes d'action, alors que la situation ne se prête souvent qu'à une écoute affectueuse et amicale. Je suis quelqu'un qui a des difficultés à manifester ses émotions mais qui n'hésite pas une seconde à agir, parce que je compatis sincèrement à la douleur de mes proches, et j'essaierai de les aider dans le périmètre de ce que je sais faire. Je sais réfléchir et agir pour résoudre des problèmes, mais je ne sais pas bien écouter et répondre aux émotions des autres, ce qui fait que je peux aggraver des situations ou gâcher des relations parce que je n'aurais pas eu un comportement approprié à un moment critique. Pire encore, si le problème qui m'est énoncé ne présente rien à résoudre, je risque fortement de n'avoir aucune réaction du tout, n'ayant aucune contribution à faire, je resterai là stoïque sans savoir quoi faire de l'information qui m'aura été donné, et cela peut être vécu comme la pire indifférence alors que c'est simplement que je n'aurais pas été capable de communiquer ma sollicitude. Je supporte très mal cette idée reçue que les personnes autistes n'auraient pas d'empathie parce que je suis aux premières loges pour pouvoir affirmer que c'est faux, et que ce sont surtout nos difficultés à communiquer et interagir avec les autres qui perpétuent ce sentiment chez les autres. Nous ne manquons pas d'émotions ni d'amour pour les autres, et ce qui affecte nos proches nous affecte aussi, comme n'importe qui d'autre. C'est juste navrant que, dans mon cas, je me retrouve souvent à ne pas pouvoir offrir le réconfort que j'aimerais donner à mes proches lorsqu'ils en ont besoin. J'ai littéralement éclaté de rire lorsqu'un membre de ma famille m'a annoncé être atteint d'un cancer et que ses jours étaient comptés. J'ai tapoté l'épaule d'un ami qui avait perdu sa tante parce qu'il pleurait devant moi et que je ne savais pas quoi faire. J'ai levé le pouce vers le haut avec un grand sourire pour réconforter une amie à la sortie de son avortement. J'ai vu une personne tomber en face de moi dans le métro alors que les portes se refermaient sur elle et je l'ai regardé droit dans les yeux sans rien faire, elle attendait que je l'aide mais ce sont finalement des gens au bout du wagon qui ont accouru pour venir la secourir et ils m'ont insulté tandis qu'ils relevaient la dame alors que j'étais complètement paralysé dans ma tête sur ce que je devais faire, c'était une situation inédite pour moi et je n'ai pas du tout eu les bons réflexes. Il y a eu la fois où mon amie m'a annoncé la mort de sa mère et la première question que je lui ai posée, c'était si elle aimait deux fois plus son père désormais. Oui c'est grave, c'est absurde. Mais ce n'était ni méchant, ni une blague, ni rien. C'était juste une pensée sincère, une interrogation spontanée, il n'y avait rien de malveillant, mais je comprends sa réaction - qui était vraiment furieuse - et moi-même j'étais furieux contre moi après coup, à me demander comment je pouvais être aussi bête, que j'aurais dû lui faire mes condoléances et ne pas poser de questions. Je peux paraître terriblement insensible alors que ce n'est pas du tout le cas, c'est vraiment que j'ai une façon particulière d'absorber l'information. En dehors des "mauvais exemples" de mon empathie, j'en ai aussi des bons. S'il ne faut pas compter sur moi pour manifester de l'empathie à travers des mots ou des postures, je suis véritablement une personne sur laquelle on peut compter et les gens le savent. Je suis plutôt quelqu'un qui "acte" son empathie, qui est actif sur le problème, les solutions, les moyens de rendre la personne heureuse. J'imagine que c'est ce que font tous les amis mais disons que je le fais d'une façon très intense qui paraît souvent disproportionnée pour mes amis, d'une manière qui en devient parfois invasive. Je suis l'ami qui vous refait votre CV, vous aide à l'envoyer dans les entreprises, vous aide à trouver des formations, vous aide à trouver des financement, vous héberge ou vous donne de l'argent pour vous aider à faire face à vos difficultés, qui fera tout ce qu'il peut pour vous aider. Vraiment tout, à la limite que cela en devienne dérangeant. Mes amis savent qu'ils peuvent compter sur moi en tout cas et c'est un honneur pour moi de pouvoir les aider là où je le peux. Je pense que je suis très investi sur ces aspects parce que je sais que je suis déficitaire sur les autres, et je pense en toute honnêteté que c'est aussi intéressé dans le sens où cela me fait me sentir utile auprès d'eux, cela valide mes relations sociales et mon intégration. Parfois mes amis me demandent d'arrêter de les aider ou de me "calmer" parce que je les engloutis de propositions et de solutions quand ils me parlent de leurs problèmes ou de leurs projets, mais ils le font d'une façon qui ne m'offense pas du tout. Je dirais même que j'apprécie ceux qui sont capables de définir une ligne claire sur ce qu'ils attendent de moi parce que personnellement je n'en suis pas capable et que cela me simplifie mon rapport avec eux. C'est très précieux que mes amis puissent définir les limites car cela me permet de me préserver aussi car je suis incapable de les fixer moi-même.

Cela m'a forcément aussi conduit à des situations abusives dans lesquelles je n'ai pas été capable de sortir ou qui m'ont porté de gros préjudices. J'ai été escroqué financièrement à trois reprises par des amis en 2008, 2011 et 2015, j'ai souvent réalisé du travail pour aider des personnes dans leur projet, qui m'oubliaient aussitôt après le leur avoir livré, et qui pourtant utilisaient parfaitement mon travail par la suite. Ce n'est pas un hasard si j'ai eu statistiquement plus d'incidents dans mes relations que mes amis ou mes collègues, les gens voient assez facilement que je suis quelqu'un de naïf et de très dévoué, d'autant que je suis véritablement une personne qu'on peut lire comme un livre ouvert car j'ai toujours les mêmes réactions, et des personnes malintentionnées s'en sont facilement servis contre moi. Ma meilleure amie a été un énorme traumatisme pour moi, elle m'avait manipulé pour que je l'aide dans un premier temps pour son site internet, puis pour ses missions freelances, puis pour que je la recrute dans mon entreprise et pour finir, elle m'a escroqué de 20 000 euros. Elle évaluait vraiment à chaque étape ce qu'elle pouvait me demander et il n'y avait aucune limite, c'était une prédatrice vraiment dangereuse, particulièrement pour quelqu'un comme moi, et il a fallu l'intervention de tiers pour m'en sauver. J'y reviendrai plus loin dans mon témoignage.

Pour finir sur l'empathie, je dirais que pour résumer mon cas, j'ai une apparente absence d'empathie à l'extérieur alors que j'ai plutôt un excès d'empathie à l'intérieur, que j'exprime excessivement sous une forme différente de ce que les gens ont l'habitude.

Mes biais

Ma cartographie de la compréhension a aussi ses biais parce qu'elle repose sur des références, et ces dernières ne sont pas toutes de la même qualité. Par exemple, j'ai beaucoup plus de références des interactions entre humain à travers les jeux vidéo ou le cinéma, que dans la vraie vie. Je dirais que 90% de ma "documentation sociale" vient de là, ce qui est évidemment très marginal comparé à la plupart des gens. J'ai donc une vision très stéréotypée, qui peut parfois prêter à sourire, et qui s'additionne à ma pensée extrêmement binaire, ce qui me pousse souvent à avoir une idée complètement erronée de la forme que sont censées prendre des situations sociales.

Un exemple très simple : Une personne témoigne de son amour en offrant des roses. C'est le cas dans les films, dans les séries, dans les livres et dans la vie. Donc même si je n'ai aucune compréhension ni appréciation réelle de pourquoi on décapite des fleurs pour les offrir à la personne qu'on aime, je l'ai quand même parfaitement assimilé, et même sans doute trop. J'ai intégré cette référence et à cause de mon ultra binarité et surtout de la façon dont, c'est difficile à décrire, dont tout dans mon cerveau est une vérité absolue, totale, indiscutable, et bien par exemple, j'ai intégré cette référence comme un fait absolu, et je n'ai jamais compris pourquoi mon compagnon ne m'offrait pas de fleur. C'est absurde d'autant que cela ne m'intéresse pas, je ne veux pas d'une relation où la personne se sente obligée de m'offrir une rose, je n'ai aucune envie de recevoir le cadavre d'une plante mais je trouve ce paradoxe illustre quelque chose de très intéressant, j'ai une telle terreur d'être inadapté que je m'investis corps et âme pour être normal sauf que cela se fait à travers des références qui ne sont pas forcément en adéquation avec la réalité. Le problème est que l'idée que j'ai de la normalité est souvent biaisée, et comme toujours je fais les choses avec une intensité inégalable, je me retrouve à émuler un désir que je n'ai absolument pas. C'est assez étonnant, même si ce n'est pas vraiment un paradoxe parce que je sais que c'est animé par mon profond désir d'exister parmi les autres et de ne pas faire de faux pas dans cette société, mais je dirais que c'est paradoxal par rapport à ma nature profonde. Mon cerveau est d'une liberté incroyable, je ne sais pas si ça a le moindre sens d'écrire une chose pareille, je sais bien que tout le monde jouit de la liberté de son propre esprit, mais je dirais que quand je ne suis pas dans l'effort de tout intellectualiser pour "normaliser" mon comportement et mes propos, j'ai des pensées brutes d'une émancipation extraordinaire. Il n'y a aucune limite, aucune norme, aucune règle extérieure à laquelle mon cerveau veut se plier. Cela est peut-être juste quelques secondes de félicité mais ma pensée première est d'une neutralité infinie. C'est une immense frustration de devoir simuler ou adapter en tout cas cette pensée initiale, parfois même de totalement la réprimer, pour éviter de faire des faux pas ou de provoquer des conflits. Parce que généralement, si je laisse sortir cette pensée, elle est source d'incompréhension et de rejet.

Du coup, j'ai certes une méthodologie et des références intellectuelles pour être fonctionnel, mais la réalité est que mon cerveau a tout le temps une compréhension variable et limitée. D'autant que j'ai une perception sans nuances, donc c'est extrêmement compliqué pour moi de naviguer tout le temps avec des pensées qui partent toujours dans des extrêmes inimaginables. C'est un peu comme si vous étiez absolument convaincu d'avoir raison sur quelque chose, mais que simultanément, vous avez conscience que statistiquement vous avez tort 99% du temps. Et si je parviens à avoir l'air normal, c'est exclusivement parce que je passe mon temps à mitiger ma perception, à mitiger mes pensées et à réprimer mes comportements. Je me conditionne à ne jamais, quand j'ai l'énergie en tout cas, divulguer ma réaction primaire.

Je voulais parler de ces biais parce que cela me semble important de reconnaître que les difficultés ne viennent pas que de l'extérieur mais également de l'intérieur, et que ces méthodes, aussi indispensables soient-elles pour me permettre d'être fonctionnel dans la société, restent vraiment très précaires, imparfaites et fragiles.

Répression du comportement autistique, dès la famille

Mes efforts pour exister parmi les autres ne viennent pas seulement de la vie en société, ils démarrent dès la famille. J'ai même envie de dire que c'est là que démarrent les toutes premières discriminations, même si elles viennent des personnes qui vous veulent certainement le plus de bien. Ce sont les premières à vous guider sur ce que vous devez être pour espérer être intégré en société. Et j'ai bien entendu fourni ces efforts aussi pour me conformer aux attentes de ma famille, pour en être un membre à part entière, mais la réalité est que, même si je comprends leurs raisons, cela m'a toujours fait me sentir étranger à ma propre famille, et inversement, ma famille me paraît complètement étrangère. Je sais que c'est fort de dire ça, ils me connaissent, ils m'aiment, je les aime, mais il y a une distance entre nous, que je m'efforce de cacher évidemment. Mais la vérité est très dure, c'est que je n'ai aucune envie de faire constamment le pont entre eux et moi mais que je le fais parce que c'est un comportement que je dois avoir si je veux être adapté, et aimé, mais il est fondamentalement éloigné de ma nature et de mes désirs. Je reste quand même lucide, je souffre clairement de ces efforts pour les côtoyer mais j'ai certainement besoin d'eux, je ne suis pas en train de nier leur place dans ma vie, leur amour envers moi. C'est d'autant plus difficile de parler de cela que je sais que nous nous aimons profondément. Mais très tôt, ma famille, qui est pourtant très ouverte, bienveillante, globalement à l'aise avec qui je suis, m'a réprimé et humilié pour mes comportements qu'ils jugeaient inadaptés. Évidemment ce rejet était involontaire, de leur perspective c'était même perçu comme quelque chose d'éducatif, et je comprends que ce soit leur rôle d'adapter l'enfant à la société dans laquelle il va devoir vivre, mais du coup à mes yeux, ma famille a toujours été du côté de la société et certainement pas du mien. Je l'ai toujours ressenti de cette façon. Je les aimais, et ils m'aimaient, mais nous ne nous comprenions pas. Je vivais avec eux mais c'étaient des étrangers pour moi, ils avaient des comportements étranges, des propos étranges, des décisions étranges, alors qu'en fait, c'était moi qui l'étais. Et c'est l'accumulation de tant de petites choses qui m'ont brisé petit à petit, par exemple, j'ai toujours eu des phases et des lubies différentes. J'ai été obsédé par le rouge pendant 4 ans et je voulais m'habiller de la tête aux pieds de cette couleur, et je me souviendrai toujours de mon oncle qui s'était moqué de moi, avec le reste de ma famille présente, pour avoir manifesté ce désir. Et de toute évidence, me faire humilier m'a fait réprimer mes besoins. Je considère avoir eu une grande liberté d'expression lorsque j'étais enfant mais il y avait une tolérance des adultes à ne pas dépasser, au risque de me faire humilier. J'ai appris dès l'enfance à maîtriser mes stéréotypies en public et mes troubles autistiques parce que cela agaçait mon père et qu'il me frappait violemment pour apprendre à "mieux" me comporter en société. D'ailleurs anecdote que j'ai trouvée très intéressante la dernière fois que mon père parlait de moi à mon compagnon, il lui racontait notamment comment, enfant, je pouvais le rendre fou de rage et qu'il me mettait alors des claques faramineuses, parce que, je cite « Alex ne comprenait strictement rien à rien contrairement à son frère ». J'avais déjà décrit mon enfance à mon compagnon mais il a quand même été très choqué de l'entendre de la bouche de mon propre père. Pour sa défense, même si cela n'excuse rien, mon père ne savait pas que j'étais autiste à cette époque et aurait sans doute adopté un autre comportement avec moi. Il me traitait comme mon frère et ne comprenait pas que le résultat soit aussi différent. Cela dépassait juste l'entendement de mon père que je puisse être aussi stupide pour tout et surtout extrêmement têtu, totalement obtus à quoi que ce soit, et avec cette capacité de le contredire spontanément ou de m'opposer à lui sans la moindre retenue lorsque je n'étais pas d'accord avec lui, en argumentant à l'infini. J'avais toujours l'art de le mettre dans des rages incroyables et cela m'a irrémédiablement appris à me conditionner et à cacher mes troubles autistes pour ne pas subir ces violences extrêmes. En grandissant, je ne le comprenais pas davantage mais les choses se passaient beaucoup mieux entre nous parce que je taisais mon incompréhension et surtout je m'empêchais autant que possible, même si ce n'était pas facile, de partager mes opinions avec lui. Un autre point qui a pu poser aussi souci au sein de ma famille est le fait que j'aie des réactions épidermiques quand on me touche, je ne supporte pas ça si ce n'est pas moi qui initie le contact ou si ce n'est pas dans un cadre dans lequel j'ai spécifiquement donné mon consentement ou auquel je me suis préparé à l'avance. Ce n'était pas évident pour ma famille qui est très tactile, beaucoup plus tactile que les familles normales, j'ai grandi avec des gens qui expriment tout le temps leur affection par des câlins, autant dire que ce n'était ni facile pour eux ni pour moi de composer avec une telle différence. À force de recevoir des petits commentaires à ce sujet, pas méchants mais sans cesse répétés, j'ai fini par m'entraîner, me conditionner, lorsque je suis devenu un jeune adulte, j'ai travaillé dessus des mois pour parvenir à avoir ces interactions tactiles avec les autres. Elles ne sont pas devenues plus agréables, je les exècre, mais je savais que c'était quelque chose d'important pour ma famille et j'ai fait tout ce que je pouvais pour pouvoir être à la hauteur à ce niveau.

À bien des égards, ces violences et rejets, des plus graves aux plus anodins, m'ont donné de sacrés "atouts" dans la vie parce que je ne pense pas que j'aurais été capable de cacher aussi bien mon autisme et devenir autonome, j'ai la sensation que cela a mitigé d'une certaine manière mes pertes de chance, même si cela a été au prix fort, d'une perte d'espérance de vie au final. Je mets un avertissement important : je ne fais en aucun cas la promotion d'avoir un parcours de souffrance pour obtenir un soupçon de quoi que ce soit de meilleur pour son futur, mon constat simpliste n'est que par rapport à mon propre vécu. Il est certain que les "coups de marteau" n'ont pas réussi à "soigner" mon autisme mais ils ont contribué à me contraindre dès l'enfance à m'adapter coûte que coûte, et je considère que cela m'a "aidé" dans ma capacité à masquer mon autisme et m'intégrer en société, même si en parallèle cela m'a largement détruit aussi. J'en parle parce que je ne vois pas du tout mon enfance comme quelque chose de mauvais, je pense que tout le monde a fait de son mieux et je n'ai pas de meilleure réponse ou solution non plus par rapport à cela. Je partage simplement mon ressenti par rapport à tout ça mais je ne sais pas vraiment comment ma famille aurait pu faire différemment de toute façon avec les éléments à leur disposition à cette époque-là.

Cela me demande une telle énergie de voir ma famille que je n'y parviens que pour des interactions très courtes, cela me demande une énorme préparation à l'avance, bien plus que lorsque je vivais avec eux, car dès lors que j'ai pu vivre seul, j'ai pu être pleinement moi-même chez moi, et cela rendait l'exercice d'autant plus difficile de devoir remettre le masque afin de leur rendre visite. Je suis aussi enfermé dans un cercle vicieux auquel je n'arrive pas à m'émanciper, je me suis toujours habitué à faire ces efforts pour incarner ce qu'ils attendent de moi, mais aujourd'hui, je suis un adulte, et ces "attentes" de leur part ne sont même plus verbalisés, elles sont inconscientes, sociétales. Aucun d'entre eux ne va me dire de ne pas être moi-même, même si à mille occasions, commentaires, comportements, ils m'ont réprimandé et enseigné de ne pas l'être. Cela s'est vraiment ancré en moi de façon indélébile, et a durablement, je dirais irrémédiablement, affecté ma façon de me comporter avec eux. J'ai toujours une pression phénoménale, alors que beaucoup d'années sont passées et que je suis sans doute seul à m'infliger aujourd'hui, mais cette pression m'empêche toujours de vraiment être moi-même auprès d'eux. Je saute à pieds-joints chez moi, j'ai mes stéréotypies au travail, j'ai mes balancements et flapping devant mon compagnon, mais je réprime autant que possible mes comportements autistiques auprès de ma famille. C'est vraiment triste mais j'ai une vraie terreur de les décevoir ou de subir leur rejet, alors je donne vraiment mon maximum lorsque je les vois pour être "à la hauteur", le plus normal et souriant possible. Je ne leur en fais pas du tout le procès, j'aime ma famille, elle m'aime, il y a aucun problème entre nous et je ne cherche certainement pas à en créer, je ne suis pas une victime, ils ne sont pas mes bourreaux, mais cette réalité est là quoi qu'il en soit. Je sais que c'est tabou mais je ressens le besoin d'en parler, et je sais aussi que c'est une réalité qui est très présente dans les familles de personnes autistes. Cela fait aussi partie de comment "survivre".

Difficulté à prioriser

J'ai des difficultés majeures, vraiment majeures, à prioriser les choses. C'est l'un des points les plus handicapants de mon autisme, je suis incapable d'évaluer la gravité d'un problème ou la priorité d'une chose par rapport à une autre. Cela peut sembler anodin mais cela peut avoir de lourdes conséquences, pour mes proches ou pour moi-même. Les gens qui me fréquentent s'y heurtent souvent : le problème le plus mineur, le plus insignifiant pour qui que ce soit sur cette planète sera un problème de la plus grande gravité imaginable pour moi. Je vais tout employer pour le résoudre comme si ma vie en dépendait, je vais subir une pression phénoménale, une anxiété hors du commun, tous mes sens, tout mon cerveau, chaque atome de mon être va être dans une réaction extrême, intense, incontrôlable. Et cela me porte un préjudice énorme, cela me fait paraitre pour quelqu'un de complètement déraisonnable aux réactions disproportionnées, quelqu'un à fleur de peau, hypersensible, qui fait feu de tout bois, qui voit le mal partout, qui n'a aucun recul sur rien, qui n'est pas capable de faire preuve du moindre discernement. Cela me porte toujours préjudice, que ce soit physiquement, mentalement, socialement. J'ai essayé de travailler dessus d'innombrables fois, même avec mon psychiatre, mais c'est un aspect de moi qui est très complexe à aborder, impliquant beaucoup d'efforts pour quasiment aucun progrès tant c'est lié à mes troubles autistiques et ma rigidité cognitive, et malheureusement on peut difficilement changer la façon dont mon cerveau fonctionne, même si j'y crois quand même et que je n'ai jamais abandonné mon travail là-dessus. Il y a dans une certaine mesure, certainement me concernant en tout cas, je l'espère, une marge de progression. Sans doute jamais sur le déclencheur, sur le stimuli initial, mais peut être sur ma gestion de « crise », sur ma capacité à mieux réinterpréter le problème pour me rapprocher plus de la réalité ou d'un comportement adéquat, d'une réponse adéquate. Ce n'est vraiment pas évident.

Cela affecte énormément ma vie mais cela a aussi un impact très négatif pour l'entourage, et c'est particulièrement difficile pour les personnes qui partagent mon intimité parce qu'elles assistent, souvent impuissantes, à des épisodes de grande détresse parce que je prioriserais très mal mes problèmes et que tous mes curseurs seront au maximum pour les résoudre, alors que cela ne nécessitait ou ne justifiait pas tant de pression et d'anxiété de ma part.

Incapacité à identifier les situations = DANGER

Je pense que c'est très visible, et assez compris, que nos troubles perceptifs et nos troubles de communication, nous rendent maladroit, inadapté, que notre autisme va affecter la qualité de nos interactions sociales. La plupart des gens pensent que cela se résume à des échanges ratés ou des comportements jugés comme étranges ou atypiques, mais en réalité ces difficultés peuvent avoir des conséquences beaucoup plus graves. Notre difficulté ou incapacité à identifier les situations et les intentions des gens aggravent significativement notre exposition à des risques et à des dangers, qui peuvent s'avérer très sérieux. Notre autisme nous expose à des abus financiers, amicaux, familiaux, conjugaux, professionnels et sexuels... Il n'y a pas de limite à ce qui peut être pris, volé, aux personnes autistes. Et ces drames-là me semblent encore plus invisibles que le reste, car j'ai du mal à croire qu'une personne autiste qui n'est pas capable d'identifier le méfait dont elle est victime soit en mesure de le dénoncer. Ce sont beaucoup de drames, de préjudices, passés sous silence. D'autant plus qu'il ne s'agit pas seulement de comprendre ou de dénoncer, il y a, dans mon cas en tout cas mais je suis certain que c'est le cas d'autres personnes autistes, une énorme culpabilité et difficulté à appréhender les incidents et situations graves que nous rencontrons parce que nous nous interrogeons sur la "normalité" de la situation, sur notre propre responsabilité, notre rôle et consentement dans le déroulé des événements. Personnellement j'ai 31 ans et je ne suis même pas capable de dire non à quoi que ce soit dans 95 % du temps. Alors je vous laisse imaginer ce que c'était quand j'avais 8 ans, 12, 14, 15, 17, 20 ans.

Je vous pose la question : quelle est la place du consentement pour les personnes autistes qui ont un tel déficit de compréhension, de telles lacunes à comprendre les intentions et buts des autres ? Je crois que les gens n'imaginent pas la signification et l'impact réel que cela a sur nos vies.

Je pense qu'il y a une prédation qui se fait très facilement autour des personnes autistes parce que les prédateurs, et pas qu'eux d'ailleurs, vont déceler très vite notre soumission, nos efforts pour complaire à nos interlocuteurs et faire en sorte que l'interaction n'échoue pas. D'innombrables personnes autistes se retrouvent violées, parfois plusieurs fois dans leur vie, parce que ces déficits de communication et surtout l'incapacité d'interrompre une situation non consentie sont une porte béante à tout type d'abus et de violence. Et le fait de se retrouver exposé plusieurs fois à ces situations aggrave considérablement l'isolement et la circonspection des personnes autistes, en tout cas me concernant cela a énormément affecté ma relation avec les autres, mon niveau de confiance et mes stratégies d'évitement, pour me préserver autant que possible de tout contexte social qui pourrait dégénérer pour moi. Je pense que je suis moins dans ce cas aujourd'hui parce qu'avec les expériences que j'ai eues, je suis beaucoup plus en contrôle des cadres dans lesquels je rencontre mes proches et les situations dans lesquelles je suis prêt à m'avancer, mais j'ai encore des ratés, et je pense que je ne pourrais jamais parfaitement me protéger par rapport à mes déficits. Si une personne malintentionnée comprend comment je fonctionne, je n'ai strictement aucune chance de m'en sortir sans l'intervention d'un tiers. C'est aussi pour cela que j'ai tellement peur des nouvelles personnes dans ma vie, je suis terrifié de ce qu'elles pourraient me faire sans que je puisse réagir, de ne pas être capable de voir leurs intentions et de me sortir d'une situation dangereuse que je n'aurais pas su anticiper.

C'est vraiment une dimension très difficile à gérer dans mes interactions avec les autres. Le fait de ne pas être capable d'identifier les situations me donne l'amère impression, qui est fausse mais je ne peux m'empêcher d'avoir cette image, de tendre le bâton pour me faire battre. De "l'avoir cherché" alors que ce n'est pas du tout le cas, mais c'est aussi l'impression que les gens me renvoient dans ces situations. D'être responsable. À plusieurs reprises, je me suis retrouvé dans des situations où quelqu'un m'ayant fait du mal me faisait porter la responsabilité de la situation, invalidant ma surprise ou mon désarroi, pour ne pas dire désespoir. Ce sont des moments qui m'ont toujours troublé et dérangé, et qui ne faisaient que me plonger davantage dans des spirales de réflexion et de culpabilité, qui occultaient complètement la gravité de ces situations. J'ai toujours navigué avec confusion dans la vie alors ces moments-là étaient "juste" d'une extrême confusion pour moi mais je ne savais pas du tout quoi en faire, quoi dire, et généralement les choses s'étaient déjà produites donc il était trop tard pour me défendre de quoi que ce soit, il n'y avait rien qui pouvait être changé. Je continuais alors simplement mon chemin. Toujours plus perdu, et plus effrayé aussi.

Différence ou handicap ?

Je rencontre souvent des personnes qui ont des discours très polarisés sur l'autisme, avec des définitions et des critères très précis, ce qui peut difficilement être pertinent tant le spectre de l'autisme est large et tant les personnes concernées sont différentes entre elles. Cependant il revient souvent le sujet de vouloir définir l'autisme comme une différence ou comme un handicap, et ce sujet m'agace systématiquement car il nous met dans une position où on serait censé choisir l'un ou l'autre. De toute évidence, je ne détiens aucune vérité sur le sujet et je ne pense pas qu'il y en ait une sur la question honnêtement, tout le monde a son propre avis et j'aimerais partager le mien, même si ce sera peut être impopulaire, même auprès de certaines personnes autistes. Ce ne sont que mes ressentis vis-à-vis de ce "débat".

Il y a des jours où je me sens juste différent, il y a des jours où je me sens lourdement handicapé, et il y a même des jours où je me sens le plus parfaitement "normal" du monde. Mais tous ces jours là, indépendamment de mon opinion ou de mes ressentis, je suis la même personne. Je suis Alex qui est en grande souffrance pour un simple appel téléphonique, qui a des difficultés de communication, qui s'enferme dans les toilettes pour gérer ses stim, flapping et stéréotypies, etc. Peut-être que ce jour-là, je n'avais plus d'énergie, peut-être que cet autre jour-là, les personnes étaient plus patientes avec moi, et peut-être que cet autre jour encore, mes curseurs étaient tous alignés du bon côté de la ligne. Moi ce que je sais, c'est que je ne suis ni plus, ni moins. Je suis moi. Le problème est que les autres personnes ne veulent pas accepter ce que je suis, donc elles veulent me définir selon ce qui sied à leurs idées reçues, elles veulent me donner l'étiquette qui correspond à leur propre idée de ce que devrait être l'autisme ou de ce que devrait être une personne en situation de handicap. Et je m'y refuse, je refuse de jouer ce jeu des définitions, que je trouve ultra insidieux car il finit généralement par nous bloquer dans un cadre dans lequel il n'existe plus rien au-delà, et qui réprime l'existence ou le vécu de toute personne qui ne correspond pas à l'étiquette donnée.

À titre personnel, je n'ai aucun problème à ce qu'on dise que je suis une personne en situation de handicap. Je ne me sens pas diminué, je ne me sens pas insulté. Ce n'est pas de cette manière que je me définis, ce n'est pas quelque chose que je revendique, je ne me sens ni quelque chose de plus, ni quelque chose de moins, je suis à l'aise avec qui je suis et je considère personnellement que définir certaines de mes difficultés quotidiennes comme des handicaps est approprié. Beaucoup de personnes autistes ne partageront pas mon avis et refuseront d'être considérés comme des personnes en situation de handicap. Premièrement, elles en ont parfaitement le droit, deuxièmement je partage un grand nombre de leurs arguments, notamment sur le fait que notre neurologie est rarement le handicap, c'est l'ostracisation et le validisme des autres qui est majoritairement l'origine de nos difficultés et qui est définitivement à l'origine des discriminations. Mais j'ai l'impression qu'il y a aussi une perception généralisée qu'être une personne handicapée, c'est être "moins" qu'une personne normale, ce qui m'offusque viscéralement mais qui me paraît être un sentiment très profond dans la société, que personne n'avouera mais qui est tellement évident dans les comportements validistes et discriminatoires des gens, comportements dont ils ne s'aperçoivent même pas. Je crois que ce validisme nous touche également, et nous polarise aussi. Je suis concerné moi-même, mon témoignage est un bel exemple de l'impact désastreux que le validisme peut avoir sur une vie. Donc je comprends que les personnes autistes aient des opinions aussi partagées entre "différence" et "handicap", et cette polarisation touche n'importe quelle minorité je pense, c'est difficile de trouver une communication et un vocabulaire qui fasse l'unanimité.

Cependant, à titre strictement personnel, j'ai beaucoup d'amertume quand j'entends des personnes, neurotypiques comme neuroatypiques, dire que l'autisme est juste une différence. Je ne dis pas qu'ils ont tort mais voici pourquoi cela me laisse souvent amer. Dans le meilleur des mondes, ce serait le discours que j'aimerais entendre. Tout comme j'adorerais pouvoir appliquer le conseil qu'on m'a tant donné "beh sois toi-même" comme si les gens allaient embrasser mon autisme du jour au lendemain comme par enchantement. À chaque fois qu'une personne définit l'autisme exclusivement comme une différence, sans nuance, certes le message est beau mais je trouve qu'il est incroyablement destructeur dans la société dans laquelle nous vivons actuellement. Il minimise tous nos efforts pour exister parmi les autres, il nourrit les pires réactions et propos des personnes qui dénient déjà notre existence. "Oh fais un petit effort alors". Si l'autisme est "juste" une différence, il suffit "juste" de faire des efforts alors, non ? Ce qui me terrifie dans ce discours manichéen, cette définition vraiment très utopique de l'autisme, c'est que cela anéantit complètement la reconnaissance de nos efforts pour surmonter nos difficultés quotidiennes. Cela minimise tous les préjudices que l'autisme a sur notre vie au niveau professionnel, familial, amical, conjugal, parental, à tous les niveaux. C'est vraiment quelque chose qui me laisse un goût amer à chaque fois parce que je suis persuadé que cela nous cause du tort, et que ce discours, qui peut paraître comme un discours d'acceptation, peut-être une tentative de nous faire percevoir comme "juste différent" pour être peut-être plus facilement "toléré" par les autres ? Je ne sais pas, mais ce discours me paraît tellement dangereux. Juste une différence ? "On ne va pas faire vos adaptations en milieu professionnel pour ça". Juste une différence ? "On ne va pas vous aider dans votre autonomie". Juste une différence ? "On ne va pas vous tenir la main dans vos démarches quand même". Je dramatise peut être mais cette perception existe déjà et je m'inquiète qu'elle se généralise avec ce type de discours, et qu'à chaque fois qu'on véhicule une présentation exclusivement "positive" de l'autisme sans expliquer qu'il y a des aspects négatifs, on véhicule l'idée que nous sommes largement capable de faire les efforts pour nous mettre au niveau de ce qu'attendent les autres, puisqu'il s'agit juste "d'une différence". À mes yeux, ce discours fracasse des décennies de combat de personnes autistes et de leurs familles pour faire reconnaître nos difficultés réelles, pour montrer la réalité de nos vies et pour nous permettre d'accéder aux aides, accompagnements et aménagements dont nous avons besoin, et que déjà en l'état, nous n'arrivons presque jamais à obtenir.

Ce n'est vraiment que mon avis, et pour ma part je suis à l'aise avec les deux définitions même si personnellement je ne veux aucune étiquette. Je refuse en tout cas de nourrir leurs discours, tout comme j'ai toujours refusé de faire le singe pour correspondre aux idées reçues des gens qui n'étaient pas satisfaits de qui j'étais par rapport à leur définition de l'autisme. Le pire dans tout ça, c'est que factuellement, je crois vraiment d'une certaine manière que l'autisme est "juste" une différence, mais je me refuse de nourrir le vocabulaire et l'idéologie des personnes qui ne veulent pas reconnaître les difficultés des personnes autistes au quotidien, parce qu'ils déformeront, et déforment déjà, cette définition contre nous, et cela me fait peur honnêtement.

Je n'ai jamais émis cette opinion en public et j'hésitais à l'inclure dans mon témoignage, mais c'est ma dernière occasion de la partager alors je l'ai fait. Mon hésitation vient du fait que j'ai le sentiment que, dans notre société actuelle, donner son avis revient irrémédiablement à s'opposer à d'autres personnes et ce n'est pas mon intention du tout. Je respecte profondément que d'autres personnes autistes pensent différemment et mon opinion ne cherche pas à minimiser leur existence et leurs propres ressentis à ce sujet, c'est juste une opinion. Désolé si je suis pénible avec ces précisions, je ne cherche pas à être politiquement correct mais c'est important pour moi que l'on comprenne que je ne cherche à blesser personne.

Particularité de ma mémoire

Le dernier point dont je souhaiterai parler sur mon cerveau est l'un des plus impactant sur ma vie, il s'agit de ma mémoire. J'ai une mémoire exceptionnelle. Elle a des défauts certains, elle n'est pas infaillible, mais elle est extrêmement impressionnante, particulièrement lorsqu'elle concerne mes intérêts restreints, dont les sciences qui en font partie. C'est un avantage notable dans mon travail car je peux très facilement citer des études que j'ai lues auprès des journalistes de notre rédaction sur un sujet donné, et je régurgite également les données de ces études quasiment au pourcentage près. Nous ne pouvons pas seulement nous reposer sur ma mémoire évidemment, donc je demande toujours à ce que les journalistes fassent une double vérification, mais le résultat est généralement toujours probant. C'est une grande satisfaction de pouvoir se reposer sur cet outil dans ce contexte-là car j'ai un très haut niveau de performance sur ce point et cela me permet d'être très utile pour mes collègues journalistes et de compenser mes aspects négatifs.

Hors bénéfice professionnel, le bénéfice personnel le plus significatif est que j'ai un souvenir tellement vivace des personnes que j'ai une difficulté extrême à ressentir leur absence, qu'ils soient vivants, ou morts. Je considère que c'est une chance, notamment vis-à-vis du deuil, que je comprends être une étape significative et qui peut être très douloureuse pour les personnes, mais qui n'a jamais eu d'effet sur moi. J'ai pourtant perdu les deux femmes qui m'ont élevé, ma grand-mère et ma tante, mais je peux revivre tous nos moments ensemble avec l'exacte même intensité, les mêmes conversations, les mêmes sensations de température, de vent, de pluie, l'identique moment comme s'il se produisait au présent, et grâce à cela, je n'arrive pas à être triste car elles sont présentes pour moi comme si elles étaient vivantes. C'est difficile à expliquer, et sans doute difficile à comprendre. Je me garde bien de raconter comment je vis mes souvenirs aux gens parce qu'ils me prendraient pour un fou.

Les aspects négatifs sont très nombreux, je dirais qu'il y en a deux importants, l'un social et l'autre personnel. Au niveau social, cela m'a souvent amené à des situations tendues ou conflictuelles parce que mes interlocuteurs ne se souvenaient pas de ce qu'ils avaient dit sur un sujet donné, et avaient changé d'avis entre-temps ou changé d'engagement ou de responsabilité, ou avaient oublié. C'est très irritant pour les personnes en face de moi car elles se heurtent à un mur, je sais très bien ce qu'elles m'ont dit ou écrit, il n'y a pas plusieurs versions du passé, il n'y en a qu'une, mais les gens oublient tout constamment, et de la même manière je suis constamment dérouté par cela. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles je suis plus à l'aise à l'écrit, parce que je sais éperdument que les gens oublieront ce qu'ils m'ont dit et que cela me permet de les renvoyer à leurs propres propos, ce qui les irrite énormément. L'une de mes amies me surnommait "screenshot boy" car, comme elle se contredisait tout le temps, je lui renvoyais simplement des captures d'écran de ce qu'elle disait, et je lui demandais de s'y tenir car j'étais très confus qu'elle dise tout et son contraire à quelques jours d'intervalle. Ce n'est pas un comportement accepté en société malheureusement, et, même si j'ai raison sur le fond, la forme est si inacceptable qu'elle est généralement un motif pour que la personne se fâche avec moi, alors même que je ne cherche pas le conflit mais à rétablir les faits (2). J'ai la sensation que ma mémoire est un énorme préjudice dans mes interactions sociales car si j'étais doté de la capacité d'oublier, je serais beaucoup plus heureux, je vivrais facilement avec les déformations des propos et les changements d'avis des gens, parce que je ne serais pas en mesure de les percevoir. Je ne suis pas du tout sur un pied d'égalité à ce niveau avec les gens et cela me cause beaucoup de tort. Lorsque cela n'est pas sujet à conflit, cela peut être simplement une source de rejet ou d'incompréhension. Je peux être immensément déconcertant pour une personne que je revois des années plus tard, parfois même à une décennie d'écart, en reprenant simplement notre dernière conversation là où nous l'avions laissée. C'est comme si le temps n'avait aucune emprise sur moi, ma mémoire est si vivace que je reprends exactement les choses là où je les laisse, ce qui est souvent une source d'agacement pour mes interlocuteurs, surtout si beaucoup de temps s'est écoulé depuis notre dernière interaction. Il y a certains protocoles sociaux à tenir dans ces cas- là, que j'essaie d'appliquer bien sûr, mais qui sont loin d'être innés pour moi.

Le second point est plus personnel. Quand je regarde autour de moi, je vois des personnes qui sont capables de circuler à travers la vie avec fluidité, j'admire leur incroyable résilience aux événements, leur capacité à ne retenir que les moments clefs de leur passé et avancer. La plupart des gens ont ce pouvoir d'oublier les choses, qui m'apparait comme un luxe extraordinaire dont j'ai toujours été jaloux, et j'ai l'impression de mon côté d'être une machine maudite, incapable de différencier les moments importants des moments anodins, incapable de prioriser mes souvenirs et de faire le tri pour m'en délester afin d'avancer dans la vie. Le passé s'incrémente, les souvenirs me lestent terriblement, les importants, les beaux, les laids, les stupides, tout est là, figé dans ma tête, présent simultanément. Je suis incapable de me mouvoir avec fluidité. Cela m'est impossible. J'ai la sensation que les gens ne traitent qu'une seule chose à la fois, arrivent à ne vivre que dans le présent, tandis que personnellement je me sens vivre à tous les âges de ma vie simultanément. J'ai l'impression que les gens sont une ligne bleue dont on dessine la vie au stylo en passant de gauche à droite sur une feuille de papier comme un électrocardiogramme qui dessinerait des moments de vie, beaux, difficiles, forts, traumatisants, heureux, les uns après les autres. Mais pour moi, il n'y a pas de ligne. Il y a un point fixe au milieu de la feuille et toutes les images se superposent encore et encore, jusqu'à trouer le papier. Les traumatismes ne se répètent pas, ils s'additionnent. Les échecs ne se répètent pas, ils se cumulent. C'est incompréhensible pour les gens autour de moi qu'une erreur que j'ai faite à l'âge de 7 ans m'accable encore aujourd'hui avec la même intensité. C'est invraisemblable que je rappelle à mon frère un geste ou un mot qu'il m'a dit 20 ans plus tôt et pourtant je le fais, malgré moi, et je m'aperçois à quel point je suis bête d'être encore figé dans cet instant, qui n'a plus d'importance pour personne mais qui est toujours important pour moi, indifféremment qu'il le soit vraiment ou non. C'est dérangeant pour mon compagnon que je me mette à pleurer au milieu d'une conversation parfaitement normale, simplement parce que se superpose par-dessus le présent un souvenir déplaisant du passé. C'est difficile à décrire et j'imagine très difficile à comprendre d'un point de vue extérieur. Ma mémoire peut vraiment devenir un handicap très pénible, et qui me porte préjudice dans certaines situations, mais je ne peux strictement rien y faire, il n'y a aucune thérapie ou méthode pour changer la façon dont le cerveau fait apparaître ses souvenirs ou pour le forcer à les oublier. C'est d'autant plus compliqué que ce sont aussi des pensées ou des souvenirs dont je n'ai pas le contrôle. Il est impossible d'anticiper les images que notre cerveau nous envoie et je ne fais pas exception à cela, le mien est malheureusement hyperactif et prolifique. J'ai souvent le sentiment de "subir" ma mémoire et cela affecte également les personnes qui partagent mon intimité, car elles doivent prendre des précautions particulières par rapport à ça pour ne pas briser notre relation pour un simple incident. J'y reviendrai un peu plus loin dans mon témoignage.

1.2 - Comment je fais semblant d'être "normal"

Pourquoi faire semblant ?

Avant d'expliquer mes méthodes et stratégies pour parvenir à me conformer au comportement acceptable pour les autres, il est important de préciser les motivations qui me poussent à faire semblant d'être "normal". Cette adaptation de ma part, enfin suradaptation comme le décrit ma neuropsychologue, est le fruit de l'ignorance et de l'incapacité des gens d'accepter la neurodiversité dans notre société. À force de rejet et de cruauté, les personnes autistes consacrent toute leur énergie et leurs facultés à éviter ces rejets et à atteindre le niveau le plus tolérable possible pour les autres. Il y a un rejet systémique qui est écrasant et que nous devons considérer toute notre vie, au quotidien. Et cette terreur des discriminations, des rejets, des interactions échouées, aura des conséquences tout à fait réelles : des anxiétés sociales, anxiétés généralisées, des dépressions, des suicides. Les gens persistent à promouvoir l'idée qu'il suffit d'être soi-même pour être heureux, et on m'a souvent fait cette recommandation, comme si le choix était de notre côté. Mais quel choix ont les personnes autistes, et toutes celles qui sont différentes malgré elles, lorsque le monde entier les brutalise pour changer, les contraint à répondre à des standards souvent irréalistes à atteindre pour elles, c'est la coercition des autres, des proches, de la famille même parfois. Il n'y a pas de choix. Les gens vendent cette idéologie d'être soi-même alors qu'ils sont les premiers à vous discriminer si vous êtes différent. Le message est beau mais c'est la réalité, cruelle, qui nous amène à nous protéger, à faire semblant, à jouer le jeu des autres, même si c'est à notre détriment, parce qu'au global, ce sera sans doute juste se diriger vers le mal le moins grand, en tout cas c'est ce que nous penserons dans un premier temps. C'est très difficile de parler de "pourquoi" je fais semblant d'être normal avec la plupart des gens parce que je me confronte à une telle incompréhension et ignorance, qui n'est pas du tout de la faute de mes interlocuteurs, mais qui me place dans une posture qui me révulse. Je n'ai ni le temps, ni l'énergie de faire de la pédagogie, ni l'envie de raconter mon histoire, ni l'envie d'énumérer les discriminations auxquelles j'ai fait face. Je ne peux pas expliquer à chaque fois "pourquoi je fais semblant", d'autant plus que lorsque je donne ces explications, je ne suis pas pris au sérieux non plus. Tout cela est généralement juste une immense perte d'énergie et une double peine. Les gens ont du mal à prendre la mesure de discriminations auxquelles ils ne font pas face, c'est vrai pour n'importe lesquelles d'entre elles, racisme, homophobie, validisme, etc. La violence sociale est extrêmement destructrice et elle vous conditionne très rapidement à faire semblant, à imiter les autres, à vous protéger. La violence des autres vous apprend très vite qu'on ne veut pas de nous dans la société, que vous n'existez pas pour elle ou que vous devez disparaître. Dans mon cas, j'ai un intense flapping (mouvement frénétique avec mes mains et bras) et balancement sur moi-même, cela me procure du bien être, me permet de me défocaliser de beaucoup de stimulis indésirables et d'ainsi rester concentré autant que possible sur ce que je fais. J'apprécierais pouvoir rester moi-même tout le temps mais c'est juste impossible dans la pratique, les gens montrent ostensiblement leur gêne, et peuvent rarement s'empêcher de manifester leur rejet. Même lorsqu'ils se croient subtils, ils ne le sont pas, le rejet, même infime, est perçu. Mais il est rarement subtil de toute façon. Je me suis déjà fait sortir d'une rame de métro parce que j'étais trop agité et que les passagers ont cru que j'étais dangereux, peut-être atteint d'une maladie mentale, cela a été une expérience très humiliante pour moi mais je "comprends" aussi la réaction des autres, qui ne savaient pas qui j'étais et qui ont pris peur en voyant un comportement inhabituel pour eux. J'étais dans un tel état d'épuisement que je n'arrivais plus à intellectualiser mon comportement ou mes interactions, et je n'étais pas arrivé à réprimer mes TSA pour rester en place. Je confesse que c'est l'expérience la plus désagréable que j'ai eue dans les transports en commun, donc donner le pire exemple est peut être un mauvais exemple car il ne peut pas être représentatif ou généralisé. Mais il me permet de bien illustrer l'angoisse de tous les instants que cela représente pour moi d'être en public. Et à force d'accumuler des ratés, nous accumulons une anxiété phénoménale, et nous mettons toujours plus d'énergie à essayer d'incarner les comportements d'une personne "normale" qui ne sont pas naturels pour nous, et ce n'est pas une illusion que nous pouvons soutenir indéfiniment.

Ce que je trouve très difficile aussi, c'est qu'il arrive souvent que les gens pensent que je me victimise ou que je me sers de l'autisme comme d'une excuse lorsque j'essaie simplement de leur faire comprendre pourquoi j'ai tel comportement à un moment donné ou pourquoi je ne peux pas participer à ce qu'ils souhaitent - même lorsqu'ils me demandent des choses simples. C'est très douloureux d'encaisser ce genre d'attaques et cela ne fait que me replier sur moi-même et me dissuade d'expliquer mes comportements ou refus par la suite, c'est un véritable cercle vicieux. J'ai l'impression que les gens sont toujours obligés de "bouger" leur environnement, il n'y a jamais de place pour les choses telles qu'elles sont. Je ne leur demande jamais leur avis sur qui je suis, je leur dis juste comment j'expérimente les choses. Je ne remet pas en cause les expériences des autres, alors pourquoi est-ce qu'autant de gens se sentent obligés de vouloir me remettre "à ma place" ? Je ne suis vraiment pas la seule personne autiste dans ce cas. À force, nous devenons muets parce que nous savons très bien que nos expériences et nos propos seront déniés et que nous ferons face à une énième personne qui nous expliquera pourquoi nous avons tort. Vraiment. Les gens nous expliquent combien nous nous méprenons sur notre expérimentation de la vie et nous font une leçon sur leur propre perception, la bonne, alors qu'il n'y a aucun sujet de débat possible, nous sommes sur un registre perceptif, cela n'a jamais été une question de tort ou de raison. Les gens ont cette faculté de créer des débats là où il n'y en a pas et cela nous met dans une posture insupportable où l'on serait censé se justifier de notre autisme. C'est insupportable d'être systématiquement en face de personnes qui nous expliquent que nous sommes bêtes, que nous nous trompons, qu'il faut en réalité penser ceci, dire cela, faire ceci. C'est à se tailler les veines. Au sens propre comme au figuré. Comment ne pas faire semblant face à ces personnes et ces comportements-là.

Il y a aussi beaucoup de personnes qui ne vont pas forcément dénier mon autisme mais qui vont avoir une approche de semi-déni, en disant que "j'exagère" ce que je leur explique - pour certains, c'est juste leur façon polie pour ne pas dire que j'invente carrément mes difficultés. Ces remarques sont tellement courantes, cela m'a naturellement poussé autant que je le pouvais à dissimuler ma différence pour ne pas doubler mon préjudice. Expérimenter quelque chose de différent, et être moqué pour cela. Même si c'est quelque chose de courant, je n'ai jamais été capable d'accepter ces comportements. Cela a toujours été trop gros à avaler, et même si j'ai appris à me taire pour ne pas aggraver les situations, cela m'a toujours détruit à chaque fois. Tous ces gens qui me disent que j'exagère, que j'exagère, que j'exagère, ils dénient avec une violence inouïe ce que j'expérimente, comme si j'inventais les troubles liés à mon autisme, que je choisissais de ressentir tel trouble perceptif ou tel trouble comportemental. Je trouve absolument fascinant que les gens acceptent sans aucun problème qu'une personne daltonienne ne voie pas certaines couleurs, ils l'acceptent pour ce qu'elle est et pour ce qu'elle expérimente. Personne ne va remettre le daltonisme en question, ni remettre en question qu'une personne aveugle a une perception différente du monde, que ses sens sont exacerbés d'une façon qu'une personne voyante n'expérimentera jamais dans sa vie. Mais pourquoi ces mêmes personnes dénient mon existence et ce que j'expérimente, refusent d'accepter que je puisse percevoir le monde d'une façon différente, de couleurs différentes, d'une intensité différente, d'un sens différent ? Cela me dépasse. D'où vient l'injustice de traitement en fait entre un individu autiste et un individu daltonien, pourquoi se moque-t-on de ce que dit le premier et accepte-t-on ce que dit le second ? Je trouve cette injustice de traitement très arbitraire. Pourquoi les daltoniens qui expliquent les difficultés et complications réelles de leur handicap dans leur vie sont pris plus aux sérieux que les personnes autistes ? C'est incompréhensible pour moi, je ne comprendrais jamais.

Il y a aussi beaucoup de personnes qui ne vont pas forcément dénier mon autisme mais qui vont avoir une approche de semi-déni, en disant que "j'exagère" ce que je leur explique - pour certains, c'est juste leur façon polie pour ne pas dire que je les invente carrément. Ces remarques sont tellement courantes, cela m'a naturellement poussé autant que je le pouvais à dissimuler ma différence pour ne pas doubler mon préjudice. Expérimenter quelque chose de différent, et être moqué pour cela. Et même si c'est quelque chose de courant, je n'ai jamais été capable d'accepter ces comportements. Cela a toujours été trop gros à avaler, et même si j'ai appris à la fermer pour ne pas aggraver les situations, cela m'a toujours détruit à chaque fois. Tous ces gens qui me disent que j'exagère, que j'exagère, que j'exagère, ils dénient avec une violence inouïe ce que j'expérimente, comme si j'inventais les troubles liés à mon autisme, que je choisissais de ressentir tel trouble perceptif ou tel trouble comportemental. Je trouve absolument fascinant que les gens acceptent sans aucun problème qu'une personne daltonienne ne voit pas certaines couleurs, ils l'acceptent pour ce qu'elle est et pour ce qu'elle expérimente. Personne ne va remettre le daltonisme d'une personne en question. Ni remettre en question qu'une personne aveugle a une perception du monde différente, et des sens ayant développé une sensibilité qu'une personne voyante explorera rarement dans sa vie. Alors pourquoi ces mêmes personnes dénient mon existence, ma propre façon d'expérimenter la vie, pourquoi ces personnes refusent d'accepter que je puisse percevoir le monde d'une façon différente, de couleurs différentes, d'une intensité différente, d'un sens différent ? Cela me dépasse. D'où vient l'injustice de traitement entre un individu autiste et un individu daltonien, pourquoi se moque-t-on de ce que dit le premier et accepte-t-on ce que dit le second ? Je trouve cette injustice de traitement très arbitraire. Pourquoi les daltoniens qui expliquent les difficultés et complications réelles de leur handicap dans leur vie sont pris plus aux sérieux que les personnes autistes ? C'est incompréhensible pour moi, je ne le comprendrais jamais.

Je conclurai par le fait que je suis convaincu que tous ces efforts pour faire semblant d'être normal ne sont pas exclusivement dûs au monde extérieur non plus. Il y a d'autres motivations personnelles qui m'ont amené à entreprendre cette voie, mes propres ambitions et désirs, sociaux, professionnels, familiaux, mes rêves de devenir autonome. Il y a aussi eu toutes ces occasions ratées et opportunités manquées qui m'ont donné envie de "progresser", de ne plus être moi-même, de me dépasser pour étendre mes choix, mes chances et mes possibilités. Il y a beaucoup des autres dans ma suradaptation, mais je reconnais qu'il y a aussi beaucoup de moi, cela me paraît important de le préciser.

Il va sans dire que si j'avais eu l'opportunité d'être moi-même tout en pouvant avoir un travail, avoir des amis, obtenir mon autonomie et avoir les mêmes opportunités, il n'y a aucun doute que j'aurais fait ce choix. Personnellement, je suis en parfait harmonie avec l'univers, avec moi-même, mais je suis désœuvré avec la société, avec les gens et leurs comportements vis-à-vis de moi.

Le coût psychologique & physique

Il n'y a aucun doute que mes efforts m'ont permis de me faire accepter dans la société, ce qui a toujours été mon objectif, donc tout n'est pas noir ou blanc, il y a des choses très positives qui en ont découlé mais je veux expliquer ici leurs coûts, et dans un second temps leurs conséquences. Je ne partage que mon propre vécu, toutes les personnes autistes ont des ressentis différents sur leurs efforts pour exister en société, mais je sais que mes expériences n'ont rien d'exceptionnelles, elles sont même à mon avis très communes pour beaucoup d'entre nous.

La vie publique pour moi, c'est de combattre ma nature de toutes mes forces. C'est éteindre presque tout ce que je suis pour pouvoir exister parmi les autres sans faire l'objet de leurs rejets ou de leurs "bonnes leçons" pour m'apprendre à voir la vie à travers leurs yeux, perspective que je ne connaîtrai jamais pourtant, ou en tout cas dont je n'aurai qu'une connaissance théorique jusqu'à ma mort. La vie publique pour moi, c'est de me faire violence au maximum pour réussir à assumer mon autonomie et mes interactions sociales. C'est me lever chaque matin en sachant ce que je vais endurer, ce que je vais échouer, ce à quoi je vais m'exposer, à cet océan de stimulis et de souffrance, de comportements et de propos que je devrais passer sous silence coûte que coûte. C'est vivre chaque jour dans une forme de répression écrasante. Je sais que cela sonne comme une énorme victimisation nourrie de superlatifs mais je n'ai pas d'autres mots pour exprimer ce qu'une nouvelle journée est pour moi. C'est une métaphore médiocre mais c'est un peu comme si je n'avais pas de jambes et que je m'engageais malgré tout tous les matins dans un marathon infernal, dans lequel je me traîne misérablement, mais dont tout le monde me répète que c'est tout à fait normal qu'ils attendent cela de ma part, que ces efforts à en crever sont "normaux". La vie publique, c'est constamment prétendre que je fonctionne comme tout le monde, et j'ai désespérément tout essayé pour m'en convaincre moi-même tandis que tout le monde essayait de me "corriger", alors que je suis neurologiquement différent. J'ai l'impression de m'arracher les câbles de mon cerveau pour les reconnecter d'une façon qui sied mieux à mon entourage, en dépit des dégâts que cela me cause. Je comprends parfaitement que ce soit très difficile pour quiconque, moi compris, de comprendre, de seulement appréhender, qu'une personne soit neurologiquement différente de soi-même et que son cerveau ait une façon différente de lire les informations. C'est si impossible à appréhender que les réactions sont souvent l'incrédulité ou le rejet, et rien que ça est un motif suffisant pour que nous en venions à faire croire aux autres que nous fonctionnons comme eux.

Sauf que pour "fonctionner comme eux" dixit "normalement" selon les critères des autres, étant donné que cela n'est pas du tout naturel ou inné pour une personne autiste, en tout cas certainement pas pour moi, cela exige une concentration extrêmement intense qui brûle toute mon énergie de façon inimaginable. C'est éreintant à maintenir mais j'en reviens toujours au même point, quel choix réel avons-nous puisque c'est généralement le seul dans lequel nous sommes acceptés ? Tout du moins, le moins rejeté je dirais. Pour quelqu'un de normal, quelle énergie cela lui coûte-t-il de demander une baguette de pain chez son boulanger ? Ce seul exemple fait lever les yeux au ciel de nombreuses personnes, comment des choses aussi simples pourraient-elles demander une énergie "inimaginable" ? C'est perçu comme une grotesque exagération. C'est juste trop abstrait pour la majorité des gens qui n'expérimentent rien de cela, et je ne leur en veux pas, mais ce n'est pas étonnant que nous passions sous silence nos difficultés quotidiennes parce qu'elles sont méprisées ou déniées. Elles sont si éloignées de la vie des autres personnes, leur réaction a quelque chose de primitif, de primaire, il y a presque une dissonance cognitive, ou en tout cas, il y a un conflit de deux réalités qui leur paraissent impossible de coexister. La plupart des gens trouvent invraisemblable ce que je leur décris, c'est un double préjudice, il y a d'un côté la fatigue extrême de faire comme les autres, et de l'autre, le fait de devoir passer cet épuisement totalement sous silence, sinon nous passons pour une personne qui ment, ou dans le meilleur des cas pour une personne qui "exagère".

Le fait d'être dans cet état de concentration permanent pour bien me comporter, bien parler, bien réussir les interactions n'a pas que des conséquences sur ma santé mentale et physique, cela me contraint de vivre constamment en retard des autres, en différé du présent. Je suis si concentré à intellectualiser tout ce qui m'arrive, tout ce qui m'est dit, tout ce que je dois faire, je suis forcément en décalage. La plupart des gens pensent que je suis quelqu'un de très posé, de très calme, qui prend son temps pour répondre ou donner son avis, alors qu'en fait ce délai de plusieurs secondes est un temps où j'intellectualise complètement ce qui m'a été dit et ce que je vais devoir répondre. Il n'y a rien d'intuitif dans ce que je dis, dans ce que je fais, dans ce que j'écris. Tout ce que je délivre en dehors de moi est le fruit d'un long processus intellectualisé, réfléchi, pesé. Je vis dans une telle terreur des interactions échouées, des situations qui ont dégénéré, que je suis incapable d'être naturel en public tant je dois rester concentré pour ne pas rater mes interactions et faire en sorte que les choses se passent bien - ce qui d'ailleurs laisse peu de place à mes désirs réels, mes intentions réelles, mes réactions réelles. C'est un sentiment vraiment amer auquel je me suis habitué, passer des bons moments avec mes amis mais ne pas avoir pu profiter de leur présence ou de ce qu'ils disaient vraiment, parce que j'étais trop concentré sur chacune de leur phrase pour ne pas rater mes réponses ou mes réactions, et que de fait cela m'a empêché de profiter du moment présent. D'avoir été là à une soirée sans avoir été là, d'être déjà au passé alors que les événements se déroulent sous mes yeux. C'est très difficile à décrire, j'ai l'impression que je vais passer pour un fou encore une fois mais c'est juste la réalité malheureusement, la mienne en tout cas. Il y a parfois des personnes qui remarquent que je fais de l'écholalie ou que je répète toujours la même phrase, c'est toujours embarrassant pour moi lorsqu'ils me le font remarquer parce que cela signifie que je suis toujours inadapté et que je ne suis pas à la hauteur du moment présent.

Cette fatigue, ces réflexions permanentes, ces échecs répétés, ces efforts incommensurables pour à peine être "acceptable" en société ont évidemment un impact monumental sur ma santé mentale. J'ai tenu bon durant de longues années mais je n'ai plus aucune force aujourd'hui, et toute cette grande entreprise était à mon avis perdue d'avance, car elle n'est pas soutenable dans le temps, c'est une fuite en avant, il n'y a aucun répit, aucun repos, aucun échappatoire. Mon modèle d'intégration est un échec faramineux, que je documente dans l'espoir que d'autres ne suivent pas ce chemin.

En plus de l'impact psychologique, mes différents mécanismes pour avoir l'air normal en société ont des conséquences sur mon physique. Depuis que je suis petit, je me mords la langue pour pouvoir rester concentré et soutenir le regard de mes interlocuteurs. J'ai constamment des aphtes à cause de cela et c'est très douloureux - et je n'ai commencé à trouver des solutions qu'il n'y a quelques années grâce à d'autres autistes et des spécialistes qui avaient d'autres méthodes à me suggérer. Chaque autiste à ses propres stratégies pour s'adapter et se protéger du rejet des autres, nous nous réprimons tous de manière différente et à des degrés différents. Mes méthodes sont clairement néfastes mais elles ont eu le mérite à mes yeux de me permettre d'être "efficace" tout au long de ma vie.

On me reproche souvent ma posture de robot, ce qui ne m'arrive qu'avec des personnes que je ne connais pas ou qui ont une autorité sur moi, parce que je dois être le plus normal possible alors je m'éteins complètement, je croise les bras, je serre les poings, je me rigidifie et me tends un maximum pour être certain de garder mes stéréotypies sous contrôle et d'éviter de créer une situation où je serai mal jugé pour un comportement "anormal". Cela m'a toujours agacé lorsque l'on me faisait des réflexions sur ma façon de me tenir au travail, que je faisais trop "robot" ou que j'avais l'air "coincé". Alors qu'en réalité, avec les gens qui me connaissent bien, je suis tout l'inverse, mais c'est aussi parce que je sais que je peux être moi-même sans qu'il n'y ait de conséquences négatives, de discriminations ou d'enjeux pour moi. Je serai alors plutôt en train de bouger dans tous les sens, de me balancer, parfois je donnerai l'impression d'être nerveux alors que ce ne sera pas du tout le cas, d'autres fois je donnerai l'impression d'être très calme ou amorphe, il n'y a pas vraiment de règles. Mais je rentre tout de suite dans un rôle quoi qu'il en arrive quand je dois performer en public, parce que j'ai toujours été puni pour mes interactions manquées et je ne supporte plus de pâtir des conséquences, donc aussi épuisant cela soit-il, le jeu m'a longtemps valu en valoir la peine.

Le fait de devoir réprimer mes comportements autistiques durant la journée me rend extrêmement agité lorsque je rentre enfin chez moi le soir, mon agitation peut se poursuivre même jusque dans la nuit, j'ai un besoin d'évacuer tout ce que j'aurais emmagasiné en une longue session de mouvements répétitifs, parfois durant plusieurs heures. Cela peut s'illustrer aussi par des spasmes jusqu'à l'endormissement. Cela est inoffensif pour moi, et c'est même un véritable soulagement de retrouver dans mon propre espace où je peux être moi-même, mais cela peut être vraiment dérangeant pour la personne qui partage mon quotidien. Il est déjà arrivé que mon compagnon me demande de sortir du lit parce que je le gênais avec mes balancements, alors que j'étais dans mon propre lit et dans mon propre appartement, c'était une expérience très déplaisante pour lui mais cela m'avait mis aussi dans une position cruelle, où je ne pouvais être moi-même ni au travail, ni chez moi, cela m'avait vraiment blessé. Il ne pensait pas à mal, il en avait juste marre. Et j'en avais marre de moi aussi. C'est très pénible de rentrer chez soi dans un état tellement irrécupérable que cela vous présente sous votre aspect le plus désagréable pour les autres, alors que cela devrait être le contraire. Si j'ai trop d'interactions dans une journée, je vais avoir des réactions de plus en plus incontrôlables. Et "trop" peut se résumer à une seule interaction les jours les plus difficiles, c'est très variable malheureusement, je n'ai aucun contrôle là-dessus. Là aussi, c'est souvent difficile pour les gens de comprendre ou d'accepter qu'une seule interaction peut me suffire à complètement renverser ma journée. C'est d'autant plus compliqué à accepter qu'il y a des jours où je vais être parfaitement apte à faire certaines choses et je vais en être incapable les jours suivants, et précisément pour faire les mêmes choses. Cela n'aide clairement pas mon cas.

Lorsque je marche dans la rue, je fais particulièrement attention à ma coordination parce que je suis tellement envahi de stimulis ou que je m'enferme si profondément dans ma tête, que je risque de devenir désordonné avec mes bras et mes jambes. Je me suis ouvert une fois le genou, blessé plusieurs fois les bras et les jambes, j'ai eu une grosse blessure au pied droit, et je ne compte plus le nombre de mes chutes. J'ai renversé plusieurs personnes parce que je n'ai pas changé de trajectoire à temps, et cela n'a fait que me rendre plus inquiet et vigilant lors de mes sorties en extérieur. Ce ne sont vraiment pas des moments agréables. Je suis très focalisé quand je marche dehors, j'ignore autant que possible les stimulis qui m'envahissent, j'ai un but, une destination, des mouvements bien en tête pour mes bras et mes jambes, et j'avance. C'est un exercice qui demande aussi beaucoup de concentration.

Le fait de devoir contenir physiquement mes crises intérieures est quelque chose que j'ai appris à maîtriser vraiment très jeune, parce que mes réactions étaient vraiment très dangereuses et disproportionnées : jeter un bureau par la fenêtre à l'école, me frapper la tête et les poings contre les murs, etc. Ces crises étaient généralement liées à des agressions extérieures, dont je pouvais tout à fait être la cause, mais j'étais incapable de gérer que des événements se produisent sans que je les aie considérés, et c'est d'ailleurs toujours un problème pour moi aujourd'hui, sauf qu'heureusement j'ai appris à me faire le moins de mal possible dans ces situations et à me réprimer très sévèrement afin de ne rien laisser transparaitre pour que les gens ne soient pas terrorisés, parce que je suis vraiment effrayant lorsque j'ai une crise et que je me met à crier. Je peux vraiment causer une peur terrible, même si je ne suis pas dangereux, c'est juste quelque chose qu'il n'est pas souhaitable d'expérimenter avec moi. Cela m'éprouve beaucoup de devoir contrôler ces successions de crise intérieure durant ma journée, car elles sont nombreuses, mais je suis vraiment fier d'y être parvenu parce qu'une vie sociale et professionnelle aurait été impossible autrement. Je suis bêtement déçu que rien n'ai jamais changé à l'intérieur de moi, que ces réactions viscérales face au moindre imprévu me provoquent irrémédiablement de telles crises, j'ai appris à les masquer mais je n'ai jamais réussi à diminuer leurs impacts. Le pire dans tout ça, c'est que même les imprévus POSITIFS me rendent malade, ma première réaction sera presque systématiquement mauvaise, il me faudra un moment pour absorber la surprise. Alors pour ne pas effrayer les gens autour de moi, j'ai appris à être très égal, très posé, à ne surtout pas montrer mes primo-réactions, à essayer de ne pas déborder même si cela arrive toujours parfois si le sujet me passionne trop, ou si je vis une injustice qui va me pousser à sortir de ce rôle calme. Il faut comprendre que j'ai aussi une façon d'expérimenter le bonheur qui est quasiment physique, ce qui peut être très déroutant pour des personnes qui ne me connaissent pas. J'ai un plaisir qui s'affiche autant physiquement que dans mon comportement, je peux véritablement ressembler à un enfant, parfois même à un bébé, si je ne fais pas attention à réprimer mes réactions. J'ai déjà été moqué ou rejeté pour un enthousiasme ou une joie trop "virulente", jugée anormale ou excessive, et je veille donc, indépendamment que l'émotion soit positive ou négative, de ne pas manifester son expression physiquement au risque de me faire discriminer ou rejeter.

J'ai également un toc depuis que je suis né, je produis un son très fort avec ma bouche en appuyant ma langue sur mon palais. Ce n'est pas comme le son d'un claquement de langue que produisent les enfants en bas âge pour faire des sons rigolos, ma bouche reste fermée et le son est très rauque, comme le grognement d'un cochon étouffé, ce n'est pas un son agréable à l'oreille. Je n'ai aucun contrôle sur ce toc si je suis fatigué ou si je suis trop concentré sur autre chose, donc je dois toujours faire un effort conscient pour éviter de faire ce bruit, mais c'est frustrant car ce toc m'apaise énormément. Clairement, ce n'est pas quelque chose que je peux faire, cela suscite vraiment des réactions de surprise, voire de dégoût, et j'ai été brimé à l'école pour cela, et quelques fois au travail même si j'étais beaucoup plus attentif à cet âge-là à ne pas le produire en public, cela m'échappait tout de même. Ce toc en soi est inoffensif mais je n'aime vraiment pas la façon dont les gens me regardent lorsque je le produis donc je fais très attention à ça depuis que je suis petit.

Dernier point, un peu hors-sujet par rapport à mon intégration en société mais cela concerne toujours l'impact physique que peut avoir l'autisme. Pendant un moment, j'ai cru avoir des verrues aux orteils et après avoir consulté une dermatologue, j'ai appris que c'était simplement des cors dû à mes mouvements compulsifs. Je suis pieds nu devant l'ordinateur et je serre inconsciemment mes orteils de toutes mes forces et je m'appuie sur le sol avec, un peu comme un gorille s'appuierait sur le sol avec le dessus de ces phalanges. Ce n'est pas une description reluisante mais cela fait partie des impacts physiques de mes TSA. En fonction des périodes, j'ai aussi des cors entre les doigts, surtout sur mon index et majeur que je frotte frénétiquement sans m'en rendre compte lorsque j'ai mes stéréotypies.

Mes méthodes et stratégies pour faire semblant d'être normal

Je tiens à immédiatement mettre en garde les personnes autistes qui liront cette partie de mon témoignage. Ces méthodes ne sont pas saines et ne sont en aucun cas des recommandations à appliquer. Ce sont mes méthodes personnelles qui ont eu des avantages et des inconvénients tout au long de ma vie, mais elles ne correspondraient certainement pas à celles que je vais décrire si j'avais reçu des aides et des accompagnements pour mon autisme lorsque j'étais enfant. Je les énumère à une pure fin de documentation et pour essayer de permettre à d'autres personnes de se mettre à ma place, mais ce ne sont en aucun cas des tutoriaux. Je tiens vraiment à le répéter parce que certaines méthodes sont d'une dangerosité et toxicité extrême, réprimant mes besoins réels pour répondre à ceux des autres. Je m'excuse aussi si mes explications sont décousues et si je répète des choses qui sont présentes ailleurs dans mon témoignage, j'essaie d'être le plus précis possible et certains sujets étant reliés entre eux, je préfère prendre le risque de me répéter que d'omettre un élément. Mon témoignage "Une journée dans ma vie d'autiste" décrit bien mes méthodes générales durant une journée type.

Dès le matin, je me conditionne immédiatement, quasiment dès le réveil, pour me préparer mentalement à sortir de chez moi et à affronter la journée. Je me prépare à porter un masque, à incarner une toute nouvelle personne, une "bonne" personne qui n'aura pas de propos bizarres, pas de comportements étranges, une personne qui sera "bien" intégrée. Le point fondamental est avant tout de réprimer au maximum mon autisme et d'être aux aguets intellectuellement pour réussir les interactions telles que les gens les attendent et de ne surtout pas me trahir au risque d'être rejeté ou d'échouer.

Je dois être très vigilant à ne pas laisser échapper de commentaires inappropriés ou de réactions inadaptées. Je me méfie particulièrement des situations inédites, que j'essaie d'éviter au maximum même si la vie rend cela impossible. Ce sont les situations les plus dangereuses car je n'ai pas de référence et c'est là où je fais le plus de faux-pas, et que je crée malgré moi le plus d'incidents. Je suis le plus chaleureux possible en toute circonstance car c'est ce qui est le plus agréable pour les gens autour de moi, mais même malgré ces efforts, les gens disent tout de même de moi que j'ai souvent l'air d'un robot et que je peux être très froid. Je suis souvent dans deux extrêmes, généralement trop chaleureux, trop intense, et sinon trop froid, trop neutre. Je suis particulièrement stoïque lorsqu'il y a trop d'enjeux et que je veux éviter un maximum de faux-pas, même si cela ne me réussit pas toujours non plus. C'est juste la posture qui me permet d'avoir le moins de problèmes, que les gens en face de moi soient en colère ou en train de rire, cela me permet juste d'avoir le moins de "mauvaises réponses" possibles à la situation donnée. Autre point très important, je fais tout pour masquer ma confusion des situations. Je suis un véritable expert pour afficher une confiance qui masque ma confusion totale de ce qu'il se passe autour de moi ou de ce qui est dit, juste parce que j'ai l'air calme et que je maintiens ma posture. C'est d'une grande aide pour ne pas être considéré comme une personne stupide qui ne comprends jamais rien.

Comme dit plus tôt, j'ai appris très jeune à réprimer mes comportements autistiques, en mordant ma langue, en fermant les poings ou en croisant les bras, il y a beaucoup d'astuces qui me permettent de réprimer - autant que possible - mes TSA. Généralement je vais avoir énormément de stéréotypies juste avant un rendez-vous et je vais m'isoler pour pouvoir les laisser s'exprimer, puis je vais me "recentrer" en me contraignant à adopter une "bonne" posture, en me raidissant pour retenir tout comportement "suspect" pour les autres, et je vais me donner au maximum pour avoir l'air parfaitement normal durant le temps de ce rendez-vous. Puis juste après, je laisse tout exploser en allant m'isoler dans les toilettes ou en me retrouvant seul à mon bureau ou chez moi. C'est une performance à exécuter soigneusement, et j'y parviens très bien globalement.

Réprimer mes troubles autistiques est quelque chose qui est très ancré en moi et que j'arrive à faire très mécaniquement, ce qui ne veut pas dire que cela est facile pour autant, ni ne change le fait que ce soit éreintant. Je dirais que la partie la plus complexe pour faire semblant d'être normal est surtout de donner une réciprocité sociale. Cela peut paraître anodin mais c'est très important. Je dois réfléchir à bien hocher la tête, il faut que je me le répète constamment, parfois j'oublie longtemps et d'un seul coup je me le rappelle et je me met à hocher la tête frénétiquement comme un idiot. Par contre, j'ai beaucoup de chances de ne pas avoir de problèmes à parler en bougeant mes mains comme le font beaucoup de personnes, ce qui n'est pas le cas de toutes les personnes autistes, c'est au moins un avantage pour moi qui me rapproche d'un comportement jugé "normal" et c'est un effort en moins à intellectualiser. J'essaie de concentrer toute mon attention sur la personne - car mon attention est vraiment très diffuse et instable - et de tout faire pour l'écouter le plus longtemps possible sans lui couper la parole, ce qui n'est vraiment pas facile et honnêtement devoir se répéter cela sans cesse au milieu des conversations dégradent beaucoup la qualité des échanges que je peux avoir avec les personnes, même si la majorité d'entre elles ne s'en rendent pas compte. J'ai souvent envie de crier sur les gens ou de leur ordonner de se taire mais je m'efforce, et c'est la moindre des choses, de prendre sur moi. Ce sont des moments très déplaisants. Il y a ce gigantesque "bruit parasite" entre les personnes et moi, juste parce que je suis envahi d'inconforts, de stimulis, de réactions, de réflexions, c'est vraiment difficile de profiter de la personne dans ces conditions. Mais j'y parviens, et j'essaie de faire en sorte qu'elle ne se rende pas compte que c'est difficile pour moi, qu'elle ne se sente pas méprisée et qu'elle ne me méprise pas à son tour en se demandant quel genre de connard je suis. Le mot est fort mais correspond parfaitement aux réactions des gens honnêtement, il n'y a pas de seconde chance pour réussir le moment présent. Je dois réprimer mes émotions réelles, surtout ne pas parler des sujets qui m'intéressent vraiment, ne jamais partir sur mes intérêts restreints sinon la personne va vite être fatiguée voire excédée et je dois faire attention à poser plein de questions qui ne m'intéressent absolument pas mais qui sont fondamentales pour la réussite de l'interaction. C'est très pénible mais l'objectif est de réussir l'échange, et in fine, réussir à avoir une relation avec cette personne, alors cela en vaut largement la peine, du moins à mes yeux. Malheureusement ces efforts peuvent être perçus par certaines personnes comme quelque chose de négatif, parce qu'elles peuvent donner l'impression que je suis hypocrite ou que je force mon intérêt, ce qui en soi est la réalité, mais mon objectif est simplement de réussir à socialiser. Il y a des personnes qui ne supportent pas ce côté trop forcé chez moi et je les comprends, ils ne me trouvent pas naturel et je respecte leur rejet. Cela me demande tellement d'efforts intellectuels que lorsque j'essaie d'exécuter une interaction, l'énergie ou le ton que j'y mets sont parfois totalement inadaptés et tout sonne faux et très artificiel. En plus de devoir moduler avec un succès mitigé mon intensité, j'ai aussi appris très jeune à diminuer mon vocabulaire parce qu'on me reprochait constamment d'être "pédant" et les adultes me demandaient même parfois de leur expliquer ce que j'étais en train de leur dire. J'ai eu une longue période d'adaptation à la fin de mon adolescence où j'ai dû désapprendre des mots, aussi étrange que cette phrase puisse paraître, pour m'exprimer d'une façon plus "normale" et être plus adapté en société. Il faut comprendre que j'étais prêt coûte que coûte à m'intégrer et devoir faire cet effort-là n'était pas si différent que celui de me réprimer sur mes intérêts restreints. À la fin, il s'agit juste de se taire et de choisir les bons sujets et les bons mots pour être correctement accepté. Dans ce contexte et avec cet objectif d'intégration, il n'est pas surprenant que je passe mon temps à constamment m'excuser ou remercier les gens. Je dis "Merci", "Merci beaucoup", "Désolé", "Je suis désolé", "Pardon" un nombre incalculable de fois dans mon quotidien et les gens se sont habitués à me trouver "trop poli". Mais je ne me considère pas quelqu'un de particulièrement plus poli que les autres, même si je le suis sans doute excessivement pour la majorité des gens, c'est seulement que je ne sais pas du tout comment interagir et que le fait de vouloir autant être intégré me place constamment dans cette posture de totale soumission envers les autres. Une amie m'avait même écrit d'arrêter de m'excuser pour rien car je lui faisais penser à "un petit esclave", commentaire auquel je viens de repenser en écrivant ces lignes et que je trouve intéressant aujourd'hui car il illustre une certaine vérité. Sans philosopher ou surinterpréter, je pense que je suis effectivement devenu esclave de mon aspiration à m'adapter et m'intégrer au sein de la société, que l'aspiration est louable mais s'est faite à mon détriment, probablement parce que j'ai employé toute mon énergie dans des moyens qui m'apparaissaient être les bons mais qui m'étaient nuisibles sur le long terme.

Pensées envahissantes et visuelles

Au milieu de toute cette ingénierie sociale, et c'est pour cela que me focaliser sur la personne est si important, je dois réprimer mes pensées visuelles qui me déportent de la réalité. Je peux avoir des images qui me transportent complètement ailleurs, ou même des pensées qui vont faire naître des fractales de réflexions dans lesquelles je ne dois surtout pas tomber, sinon j'en émerge sans savoir ce qu'il s'est passé autour de moi ou ce qui m'a été dit. L'inconvénient est que ces pensées visuelles ne viennent pas forcément de moi, enfin ce que je veux dire par là c'est qu'elles ne sont pas forcément des pensées envahissantes qui émanent d'une réflexion personnelle, je peux avoir des images qui se déclenchent en fonction de ce que mes interlocuteurs me racontent. Il y a certaines personnes qui utilisent beaucoup de sens figurés dans leurs phrases - et pour être tout à fait honnête, j'adore discuter avec ces gens-là - cela me déclenche des souvenirs ou superpose des images avec la conversation. Je ne sais pas bien comment décrire cela. Par exemple, quelqu'un va me dire "J'ai dévoré ce roman" et je vais littéralement le voir en train de manger un livre. On va me dire "J'ai écumé les librairies" et je vais voir l'écume des vagues alors que l'image est complètement hors-sujet de cette conversation. J'ai l'impression que plusieurs choses se mélangent dans ma tête, entre compréhension littérale et imagination débordante, ce qui ne rentre pas forcément en contradiction l'un de l'autre. Personnellement, j'adore ma façon de penser et comment marche mon cerveau, mais cet aspect reste très handicapant au travail car cela parasite les informations qui me sont transmises et mon attention, et cela peut aussi être très embêtant lorsqu'une personne que j'aime me confie des choses très personnelles qui exigent que mon cerveau se calme sur ses images pour que je puisse être un bon ami, bien présent, bien répondant. Pensées visuelles ou pensées envahissantes, j'ai toujours dû composer avec depuis l'enfance et je ne pourrais jamais les faire disparaître, donc l'important est que j'ai mes méthodes pour rester dans la réalité quand on interagit avec moi. C'est très fatiguant de devoir composer avec cela simultanément avec le reste, au milieu des comportements et propos que je dois intellectualiser.

En revanche, pour souligner l'aspect positif, s'il n'y a pas d'enjeux particuliers, je suis vraiment heureux de cet aspect de mon cerveau, parce que je trouve qu'il invite une grande variété de surprise dans mon quotidien, parfois beaucoup de poésie, parfois une complète abstraction, j'aime beaucoup cela. Lorsque je lis un livre, je peux m'arrêter sur un mot et rester dessus pendant une demi-heure, ce n'est pas une plaisanterie, parce que mon cerveau va complètement me transporter, juste avec ce mot. Quand je suis seul et que je ne suis pas pressé par le temps, je peux me laisser vivre tel que je suis et c'est un vrai bonheur.

Préparation aux interactions

J'ai autant de difficultés à recevoir des informations qu'à en émettre. J'ai une mécanique bien huilée et très répétitive pour avoir les bons comportements au bon moment, j'ai beaucoup répété pour cela et je fais parfaitement illusion pour des interactions courtes et habituelles. Cependant à l'instant où la situation devient inédite, je peux complètement "bugger" et être en incapacité de fonctionner, même si la situation est parfaitement simple. Il suffit que mon boulanger me pose une question alors que je ne l'attendais pas pour vriller complètement et repartir sans rien avoir acheté. Ce n'est sans doute pas une bonne chose de fonctionner d'une façon aussi méthodique et rigide, et j'ai essayé d'acquérir de la "souplesse" dans mes interactions, mais je n'y parviens pas, la pénibilité est toujours d'une extrême intensité. Je ne suis pas fonctionnel du tout si je ne prépare pas mes interactions à l'avance. Je dois préparer toutes les éventualités pour espérer avoir une chance de les "réussir" ou de leur "survivre". Même si j'arrive globalement à naviguer en prévoyant un maximum de scénario, ce n'est pas quelque chose de possible (ni de souhaitable, mais même avec mes psychiatres et les groupes d'entraînement aux habilités sociales, je n'ai pas eu d'améliorations à ce niveau) et je me retrouve souvent dans des situations que je n'avais pas prévues et qui sont insupportables pour moi. Certaines situations seront factuellement anodines, mais elles seront pour moi totalement ingérables, et généralement aggravées par le fait que je ne les aurais pas anticipées, elles peuvent me faire perdre tous mes moyens et déclencher des crises autistiques, parfois très sévères. Mes proches doivent parfois me gérer sur des choses qui leur sont insignifiantes et incompréhensibles mais qui sont d'une gravité majeure pour moi, et ils doivent alors m'apaiser, argumenter et me conseiller longuement pour m'aider à surmonter la situation, ce que je parviens à faire mais au prix de jours de souffrance, parfois même de plusieurs semaines ou mois, et de l'énergie de mon entourage. Les imprévus ont un impact et des conséquences beaucoup trop sévères sur moi alors je fais tout le nécessaire pour m'en préserver le plus possible, et c'est une entreprise extrêmement périlleuse pour les interactions sociales car tout se passe en temps réel. Cela demande beaucoup d'énergie et d'efforts supplémentaires, mais globalement je m'en sors bien dans les conversations avec les gens car j'ai appris par coeur les motifs et répétitions au sein de ces interactions, j'ai une bonne visualisation des réponses à donner, des sujets à aborder, des postures à prendre, des réactions à avoir face pour chaque situation donnée. C'est une méthode qui peut être critiquée car mes échanges sont si mécaniques qu'ils peuvent être perçus comme artificiels, mais je n'ai pas trouvé d'autres méthodes pour réussir ces interactions, même si je sais qu'elles ne sont pas idéales.

Expression et tonalité de ma voix

Accorder la bonne expression faciale et le bon ton à mes propos ne sont pas une chose aisée et on me les a reprochés toute ma vie. J'ai souvent des difficultés à moduler le niveau de ma voix. Si je ne fais pas attention, je peux me mettre à parler de façon inaudible ou complètement l'inverse, avec une très forte intensité sans m'en apercevoir, au grand désarroi de mes interlocuteurs. Cependant la plus importante difficulté est au niveau de mon ton. Il s'agit de l'un des points qui m'a fait subir le plus de préjudices dans ma vie parce que c'est un élément essentiel du langage que je n'ai jamais maîtrisé, et de nombreuses situations, initialement bénignes, où je transmettais juste une information ou formulais une requête simple, se sont transformées en situations négatives, voire carrément violentes, me laissant généralement complètement hébété et choqué de la façon dont les gens réagissaient. Pendant très longtemps, je n'ai pas compris que c'était mon ton qui posait problème, et d'ailleurs aujourd'hui encore il y a beaucoup de situations qui m'échappent qui sont probablement dûes à mon ton. Ma façon de m'exprimer est quelque chose qui m'a toujours valu de vives critiques et je ne suis jamais parvenu à corriger cet aspect au niveau attendu, malgré tous mes efforts, je n'ai jamais su comment avoir la bonne tonalité, ce qui est extrêmement frustrant. Les gens ont parfois l'impression que je les méprise alors que ce n'est absolument pas le cas. C'est abominable de discuter avec des personnes et de réaliser que je les énerve alors que j'ai l'impression d'avoir dit les bonnes choses, de m'être bien exprimé. Plusieurs fois, à la suite de conflits, je me retrouvais à devoir justifier de mes propos, que je répétais généralement mot pour mot et que j'assumais parfaitement, et mes interlocuteurs m'expliquaient que le problème n'était "pas le fond, mais la forme", et je me retrouvais comme un idiot à chaque fois, et je sombrais en spirale dans mes réflexions pour essayer de trouver comment faire pour me corriger mais je n'y suis jamais vraiment arrivé. J'y mets énormément d'efforts et d'intentions bien sûr, je suis extrêmement poli, mais la formulation la plus polie du monde aura quand même l'air d'une insulte si vous ne la formulez pas avec le bon ton. C'est un handicap dans la communication qui ne pardonne pas et la société n'accepte aucune excuse, d'ailleurs même si les gens savent que vous êtes autiste. Le ton ne pardonne pas, et mon incapacité à le maîtriser a été la source de beaucoup de préjudices dans ma vie. C'est vraiment une expérience affreuse de voir les gens autour de soi, même sa propre famille, s'énerver soudainement contre vous, et de réaliser en plus que c'est vraiment de votre faute. Cela m'a toujours rendu extrêmement triste de causer de la colère et de la tristesse alors que ce n'est jamais mon intention.

Heureusement mes amis et mes collègues qui ont passé des années avec moi ont fini par s'en accommoder mais ce n'est pas le cas de tout le monde, et c'est compréhensible, je ne peux pas forcer les gens à me supporter. Cela n'a jamais été le cas de mon frère par exemple qui m'a toujours reproché ma façon de parler, et à cause de cela, à cause de moi, j'ai créé une quantité infinie de disputes et de conflits entre nous parce que je le mets tout le temps en colère lorsque je lui parle. Mais je le comprends, ce n'est pas lui qui est en tort, c'est moi qui ne suis pas capable de m'exprimer correctement, cela me rend juste triste car j'essaie constamment de communiquer avec lui. C'est un beau gâchis. D'ailleurs cela résume assez bien mon sentiment général par rapport à ça, j'ai une envie sincère de communiquer avec les gens mais je suis vraiment très mauvais pour cela.

Immaturité

Un autre aspect qui peut être déconcertant et difficile à accepter pour les personnes, c'est qu'il y a une fracture importante entre mes compétences intellectuelles et mes compétences sociales. Les gens ont beaucoup de mal à comprendre cela. Ils n'acceptent pas que je puisse être brillant en science et complètement incapable de formuler une demande simple, et c'est à cause de ce point qui semble contradictoire qu'ils prennent souvent mes questions "bêtes" ou mes maladresses réelles pour de l'insolence ou pour une forme de comportement insultant à leur égard. Ils présument que si j'ai cette intelligence scientifique, j'ai également au même niveau cette intelligence sociale, et cette présomption joue contre moi car les gens me jugent très durement en pensant que je partage leurs acquis sociaux et leur compréhension du monde. Je n'arrive pas à voir les signes implicites pour vérifier si la personne n'est pas intéressée par ce que je dis (ce qu'on m'a pourtant enseigné en groupe d'entraînement aux habilités sociales), je ne vais pas me rendre compte qu'elle a changé de posture, qu'elle ne me regarde plus, qu'elle est fuyante, qu'elle n'est plus intéressée parce que je suis en train de dire, et je pourrais tout à fait poursuivre un monologue interminable pendant une heure sans réaliser le moins du monde que la personne en face de moi est au bord de la crise de nerf, de mon côté j'aurais l'impression que tout va bien. Le fait de ne pas voir cela m'a amené à des situations très compliquées mais j'ai appris à parler moins, à me contraindre à réfléchir à mon temps de parole et à faire des pauses, parfois même d'une façon trop abrupte où je me tais soudainement et j'attends, pour voir si les gens ont quelque chose à dire, puis je reprends là où j'en étais. Ce n'est pas très naturel mais cela m'a permis de moins échouer dans les conversations.

Je suis constamment méjugé pour ce que je fais et ce que je ne fais pas, ce que je dis ou ce que je ne dis pas, les pré-requis sociaux implicites paraissent si basiques pour la majorité des gens qu'ils leur est impossible de considérer que je ne les ai pas. Et lorsqu'ils se heurtent à cela, c'est souvent pris pour de l'insolence de ma part, et ils me rejettent très fortement car mon comportement défie leur conception de ce que peut être une personne. Cette fracture entre compétences intellectuelles et sociales me rend trop marginal malgré moi et cela rend ma présence parfois très inconfortable pour les autres. Ces mêmes personnes qui me trouvent brillantes seront aussi les premières à me juger immature pour tel propos ou tel comportement, et lourdement me réprimander pour cela. Les pires me rejetteront en bloc, les meilleures essaieront de "me faire changer", d'avoir un autre comportement plus adapté, en pensant que c'est ce qui est "bon" pour moi, alors qu'en réalité, j'aurais juste besoin de personnes qui m'acceptent tel que je suis, avec mes réactions et mes propos, même si cela défie leurs conceptions habituelles. Personnellement cela ne me dérange pas d'être "immature", je suis à l'aise avec qui je suis mais je ne suis pas à l'aise avec ce que les gens présument de moi, et certainement pas avec leurs réactions.

Naïveté hors du commun

Il faut aussi noter que pour faire semblant d'être normal, je dois également composer avec ma naïveté hors du commun. Cela peut prêter à sourire, et dans beaucoup de situations, c'est le cas, mais cela s'est avéré être un handicap lourd, voire même très dangereux parfois. La naïveté coûte cher, au sens propre comme au sens figuré. Lorsque mon père et mon frère m'ont expliqué que la Tour Eiffel allait être déplacée, ce qu'ils ont dû juger être une super blague en oubliant de me préciser que ça en était une, je me suis retrouvé à affirmer la chose à ma professeur d'Histoire-Géographie devant la toute classe au collège, ce qui a fait rire tout le monde sauf moi. Et étant incapable de remettre en question la véracité des propos de ma famille car je jugeais qu'ils ne pouvaient pas me mentir, la situation en classe a dégénéré en un conflit époumoné complètement stupide de ma part. En plus de l'humiliation, j'ai vraiment souffert en découvrant qu'ils m'avaient menti. Et nous touchons là le point que je faisais précédemment, les gens n'arrivent pas à comprendre comment je peux être aussi naïf et aussi intelligent à la fois. Les gens présument systématiquement que j'ai compris leurs blagues, ce qui n'est quasiment jamais le cas. C'est très déroutant pour eux mais c'est surtout très perturbant pour moi. Je comprends qu'ils aient ce sentiment, je suis quelqu'un qui a un énorme esprit critique et qui fait de gigantesques analyses scientifiques, alors comment ne puis-je pas être critique sur les blagues, ou même les affirmations, que l'on me fait. Je prends avec beaucoup de pincettes les données scientifiques, parce que c'est la méthode même de la pensée scientifique, mais je n'ai pas du tout ce fonctionnement avec les personnes car je n'arrive pas à présumer qu'elles mentent. Et pourtant je sais que les gens mentent. Et même dans le cas où je fais face à une personne qui m'a déjà menti, je n'arrive pas à me méfier d'elle, car je n'arrive pas à imaginer quel intérêt elle aurait à me mentir, et ce, même lorsqu'elle l'a déjà fait. Même à moi, cela me semble invraisemblable. Je ne comprends pas pourquoi je fonctionne comme cela. Je n'arrive pas à imaginer aussi loin, ce qui est paradoxal vu à quel point je suis capable d'imaginer loin pour anticiper mes interactions sociales ou mes scénarios de vie. On en revient à mon fossé entre compétence intellectuelle et sociale, j'ai une telle incompréhension des mécanismes sociaux et une telle difficulté à lire les intentions des gens que je suis incapable d'imaginer leurs actions, alors encore moins imaginer qu'ils mentent. Je n'ai juste mentalement pas la capacité, j'ai tellement de choses à traiter et à considérer déjà à la base, c'est juste impossible pour moi d'y penser naturellement, et cela me rend très vulnérable aux manipulations et, plus légèrement, aux blagues. Mes proches y sont habitués et les personnes biens intentionnées ne l'exploitent pas. Beaucoup d'entre eux se sont même habitués à mécaniquement m'expliquer qu'ils rigolent après m'avoir fait une blague ou dit quelque chose qui était faux, car ils savent que je vais y croire, et j'apprécie beaucoup qu'ils fassent cet effort car cela m'enlève beaucoup d'interrogations et de surprises. Un exemple tout bête, j'étais reçu par un ami proche et sa femme, et leur fille faisait des pitreries dans le jardin. Le père a fait un trait d'humour en disant "Houla ce n'est pas notre fille" et je n'ai rien dit, je suis resté stoïque, mais j'étais extrêmement perturbé par cette affirmation. J'étais venu voir leur fille à sa naissance lorsqu'elle n'était qu'un bébé, je l'avais vue à plusieurs reprises, en vrai et à travers les photographies de mon ami, je n'avais aucun doute que c'était sa fille. Mais son affirmation a fait loi. J'étais confronté par cet immense paradoxe, de savoir que c'était sa fille mais de savoir, à égalité, que ce n'était pas sa fille, puisque c'est ce qu'il disait. Et il était impossible pour moi qu'il puisse me mentir. Je ne pouvais bien sûr par le confronter par rapport à ce paradoxe, je ne voulais pas passer pour un idiot, mais au bout de quelques minutes il a du voir que j'étais complètement décomposé et de lui-même, m'a rassuré "Non mais Alex, c'est bien ma fille hein", et cela m'a incroyablement soulagé. Mais c'est intéressant qu'il me connaisse si bien qu'il me l'explique car beaucoup ne l'auraient pas fait, et je serais resté dans cet état d'intense inconfort et interrogation jusqu'à avoir résolu cette contradiction. Un autre exemple amusant, une amie m'avait rejoint au restaurant et je ne comprenais pas pourquoi sa fille n'était pas avec elle. Elle m'avait dit en rigolant "T'inquiète, je l'ai étranglé" et j'avais crié "Tu as étranglé ton bébé ?!" et elle m'avait regardé avec de grands yeux ronds. De toute évidence, j'ai réalisé par moi-même un instant plus tard qu'elle plaisantait mais ma compréhension primaire a été de croire littéralement ce qu'elle me disait, engendrant, parce que j'étais sans doute fatigué ce jour-là, ma réaction. Nous en avons ri par la suite mais clairement je lui avais vraiment fait honte dans le restaurant et elle était surprise que j'aie pu croire à une chose pareille en premier lieu. Et j'étais surpris moi-même d'avoir été aussi stupide, mais habitué aussi malheureusement à ma naïveté. Un autre cas moins plaisant, qui avait démarré par une amie m'avait demandé en riant si je pouvais lui donner 1000 euros, et je disposais de cette somme donc je lui avais répondu par l'affirmative, et même si je savais que c'était inhabituel, je n'avais pas de raison de refuser de l'aider si elle était dans le besoin. J'ai pris la demande très au sérieux alors qu'à la base, elle ne l'était pas (ce que mon amie m'a avoué plus tard), mais elle n'a pas hésité à profiter de cette naïveté pour que je lui donne bien cette somme, ainsi qu'à deux reprises la somme de 500 euros par la suite, et c'est l'intervention d'un tiers qui a permis de mettre fin à cette exploitation car j'étais incapable d'y mettre un terme moi-même, et j'aurais probablement continué jusqu'à ce que je n'aie plus rien à lui donner. Ce n'est pas le pire que j'aie subi à cause de ma naïveté, loin de là, mais je trouve cet exemple intéressant parce que, premièrement, je n'ai rien appris de lui. J'ai eu beau vivre cet incident très déplaisant et coûteux, cela n'a pas altéré ma naïveté d'un seul iota, c'est regrettable mais malheureusement, c'est la vérité, ces expériences ne m'ont jamais permis de m'améliorer à ce niveau, si ce n'est désormais de toujours inclure ma famille ou mes proches, qui sont des garde-fou notables. Deuxièmement, je pense que la situation avec mon amie ne serait jamais arrivée en premier lieu si je n'avais pas été autiste. Je ne crois pas que ce soit particulièrement une mauvaise personne, je ne vais pas dire que j'ai tendu le bâton pour me faire battre mais j'imagine que je n'y suis pas très loin. J'ai beaucoup de mal à lui en vouloir. Elle ne m'a pas volé cet argent sur mon compte en banque. Elle me l'a demandé, et je le lui ai donné. Je ne l'ai jamais réprimandé pour cela, je considère être responsable, c'était mon amie et je voulais l'aider. Ma réflexion est que je ne pense pas qu'elle aurait fait cela à quelqu'un d'autre, tout simplement parce que je ne crois pas qu'elle aurait trouvé quelqu'un comme moi permettant une telle situation. J'ai la sensation d'envoyer des signaux visibles sur mes lacunes et faiblesses, et que je crée sans doute chez des personnes des comportements qu'elles n'auraient pas eus avec d'autres. Je ne cherche pas à les excuser, mais je ne pense pas qu'elles soient foncièrement mauvaises. J'ai le sentiment d'avoir une grande part de responsabilité en créant un contexte qui leur facilite cette exploitation, c'est une culpabilité stupide peut-être mais elle est bien réelle pour moi.

J'aborde la naïveté parmi les méthodes et stratégies pour faire semblant d'être normal parce qu'elle fait aussi partie des aspects à réprimer. Je dois veiller à ne pas laisser transparaître mon incompréhension ou ma stupéfaction, même si on m'affirme un propos humoristique complètement extraordinaire auquel je croirai véritablement sur le moment, pour ne pas faire échouer l'interaction et qu'on me démasque tout simplement. J'absorbe tout littéralement puis je traite tout soigneusement par la suite, je sollicite énormément mes collègues et mes proches pour m'aider à faire le tri.

Interaction groupée

Une interaction avec une seule personne est déjà compliquée mais devoir passer un moment en groupe est une opération particulièrement périlleuse. Je suis saturé d'informations en tout sens et il m'est presque impossible de suivre correctement la conversation car dans ces moments là, étant donné que je me sais plus vulnérable et à risque d'avoir une crise ou de perdre le contrôle de la situation, je porte davantage ma concentration sur le comportement que je montre que sur le contenu des conversations. C'est un choix qui peut sembler étrange mais qui est très rationnel : quels que soient les préjudices de ne pas comprendre, de ne pas écouter, de ne pas réagir correctement à ce qui est dit, ils seront toujours moindre que si je commence à manifester mes troubles autistiques en public car les conséquences seront vraiment d'un autre ordre. Les personnes ont des réactions très variées et impossibles à anticiper, qui peuvent aggraver mes crises. En dehors de la crise même qui peut amener des gens mal informés à aller jusqu'à appeler des pompiers et envenimer la situation, cela peut changer durablement la perception des gens à mon égard. Ce qui est quelque chose qui me dérange beaucoup et que je cherche à éviter à tout prix. J'ai durement payé l'acceptation des autres alors je ne suis pas prêt à la perdre parce que je n'aurais pas été capable de me contrôler, c'est donc logique que je cherche à ne pas faire tomber le masque.

Autre point de complication, mes troubles perceptifs avec les sons deviennent plus compliqués à gérer lorsqu'il y a plus de monde, j'ai beaucoup de difficulté à identifier qui parle ou ce que je dois retenir lorsque plusieurs personnes discutent en même temps. Je dois rester extrêmement concentré pour ne pas décrocher complètement, c'est une lutte très désagréable. Je n'y parviens pas toujours, de toute évidence il m'arrive de décrocher et je me concentre alors sur une posture assurée et souriante, de bien diriger mon regard vers celui ou celle qui parle, pour avoir l'air présent dans la conversation, alors que je ne comprends plus rien et cela peut durer un long moment.

J'ai vraiment appris à mimer les réactions des personnes autour de moi pour correctement m'intégrer alors que si j'avais été seul, j'aurais clairement réagit différemment. Je dirais que même si c'est très artificiel d'imiter les autres et que pour mille raisons ce n'est pas bon pour moi, j'en ai toujours tiré un sentiment grisant de communion. J'ai bien conscience n'avoir rien compris mais je ris avec les autres et ils ont l'impression que je ris avec eux, et j'ai toujours trouvé ce sentiment de communion plaisant. D'ailleurs parfois je comprends les blagues, parfaitement le fond autant que la forme, pourtant je n'arrive pas à saisir ce qui fait rire les gens, il y a un troisième aspect qui m'échappe complètement. Pourquoi est-ce drôle qu'un poussin jaune soit écrasé ou qu'un homme trompe sa femme avec une chèvre ? Je comprends tout ce qui est dit mais ce qui est drôle continue de m'échapper. Puis quand on me l'explique, "C'est drôle parce que c'est une chèvre", j'acquiesce, circonspect. D'accord. Très bien. Je crois les gens sur parole mais ça ne résonne pas en moi.

Cependant il ne faut pas croire que je n'ai pas le sens de l'humour, je suis même quelqu'un que les gens peuvent trouver très drôle. J'ai une forme d'humour très particulière qui prend complètement à revers des faits connus, des idées reçues ou des actualités. Je ne saurais pas comment décrire cela mais je faisais rire tous les jours les journalistes de notre rédaction, avec des commentaires tellement incongrus et prenant la réalité d'un angle si unique que cela en était drôle. Et puis beaucoup de gens rient de moi malgré moi, mais sans méchanceté, juste parce que je pose des questions que les gens ne se sont jamais posées ou si incroyablement évidentes qu'elles en deviennent burlesques. C'est dommage qu'aucun exemple ne me vienne à l'esprit mais je voudrais quand même spécifier que j'ai un sens de l'humour, et je suis certain que c'est le cas de la plupart des personnes autistes aussi malgré les idées reçues à ce niveau.

Banalités dans les conversations

Les banalités dans les conversations sont extrêmement douloureuses pour moi, j'ai un inconfort qui n'est pas qu'intellectuel, il est aussi physique. Je dois lutter pour ne pas fuir. Cela me parait important d'en parler parce que la plupart des personnes ne peuvent pas imaginer que les bavardages de bienséances soient autre chose qu'inoffensifs, dans le pire des cas, juste ennuyeux. Pour une personne autiste, ils peuvent être un véritable enfer, un calvaire à traverser, parce que ces bavardages sont généralement d'un ennui qui, curseur autistique oblige, prennent des proportions stratosphériques ou qui, s'ils ne sont pas ennuyeux, s'additionnent avec un sentiment de superficialité et d'hypocrisie qu'il est très difficile de supporter, d'autant qu'il faut jouer le jeu, donc il faut être superficiel, il faut être hypocrite. La personne se plaint de ceci ou cela ? Il ne faut surtout pas lui dire comment résoudre ce problème, non, ce qu'elle attend, c'est qu'on la plaigne. C'est un jeu qui n'est pas anodin du tout, les enjeux sont majeurs, il ne faut surtout pas faire de faux-pas, c'est un terrain miné. Il faut faire attention à bien répondre, à bien jouer le jeu de ces interactions, qui nous paraissent souvent superficielles, mais qui d'un point de vue sociologique, ne le sont pas du tout. Ces interactions sont profondément utiles et importantes. Les êtres humains sont des êtres sociaux (et les personnes autistes aussi, je ne suis pas en train de dire le contraire), ces bavardages ne sont ni le fruit de la superficialité ni de l'hypocrisie, ils sont un processus évolutif très complexe, indispensable pour construire un rapport de confiance, un rapport d'empathie, renforcer des connexions, les rendre profonde en réalité. Et c'est un paradoxe extraordinaire, parce que beaucoup de personnes autistes ont de grandes difficultés à dire des choses qu'elles n'ont pas envie de dire, à mentir d'une certaine manière, pour inventer une sollicitude qui n'existe pas, ou d'acquiescer à des absurdités pour lesquelles elles n'acquiesceraient pas normalement, mais c'est le point central de ces bavardages. La personne qui voulait boire un verre pour se plaindre de son partenaire n'est pas venu vous demander des conseils matrimoniaux, elle est venue pour que vous l'écoutiez se plaindre. Point. Et c'est quelque chose de vraiment difficile à endurer, en tout cas pour moi. Cela dépasse mon entendement que l'on me convoque pour une conversation où je ne peux pas dire ce que je pense, et pire, où je dois souvent dire ce que je ne pense pas et respecter des protocoles sociaux, dont j'ai conscience de l'importance mais qui sont tellement éloignés de ma nature que leur application m'est insupportable.

C'est l'un des sujets qu'il m'est impossible d'aborder en public tant les bavardages sont ancrées dans la société, exprimer mon ressenti à ce sujet me ferait encore passer pour quelqu'un qui s'invente des problèmes et qui se victimise avec des choses "inoffensives".

Évitement

En raison de toutes ces difficultés et efforts, il va sans dire que j'ai beaucoup de stratégies d'évitement aussi. Je vais fuir aussi rapidement que possible les situations exigeant que j'interagisse trop longtemps avec les gens. Et cela même pour les événements ou soirées que j'organise moi-même. Les gens qui me connaissent savent très bien que je peux être le dernier arrivé et le premier parti d'une soirée, mais je fais de gros efforts pour ne pas répéter ce schéma avec mes collègues de travail car les enjeux sont plus importants pour moi, ainsi que pour mon association LGBT vis-à-vis desquels j'ai des devoirs. J'ai une meilleure maîtrise maintenant pour éviter de fuir tout de suite, mais c'est dépendant de l'énergie dont je dispose donc cela reste très aléatoire. Je peux spontanément partir au milieu d'une conversation, même d'un dîner, il s'ensuit généralement une dépression très accablante car je culpabiliserai beaucoup et je jugerai ma fuite comme un échec important. Cela n'arrive que lorsque je jauge mal l'énergie qu'il me reste et que je découvre malgré moi que je ne suis plus en mesure d'endurer ou de gérer quoi que ce soit. Cela a pu être très déconcertant pour mes amis ou interlocuteurs lors de ces moments où je disparais d'un seul coup mais j'ai appris à mieux évaluer mes forces et à diminuer les risques que ces situations ne se produisent.

L'effet pervers est que j'ai souvent un excès de prudence et que cela me vole irrémédiablement beaucoup de moments que j'aurais pu partager avec les autres, simplement parce que je suis terrorisé de perdre mes moyens ou d'échouer encore une fois. C'est un cercle vicieux et l'équilibre est difficile, voire impossible, à trouver. Parfois je me replie trop, parfois je m'expose trop. Je n'ai jamais trouvé la balance et j'ai souvent mal jugé mes forces. J'ai vraiment l'impression d'avoir traversé la vie comme un funambule sur un fil avec des précipices de chaque côté. Je n'ai jamais trouvé de position confortable, à l'exception des communications textuelles mais qui sont peu tolérées par les gens, qui n'apprécient pas d'avoir à lire mes pavés de texte massifs pour comprendre ce que je veux leur dire.

Rejet tactile

La dimension tactile est essentielle dans les interactions humaines et, comme je l'ai indiqué, j'ai fait un gros travail de désensibilisation qui m'a pris des années pour être capable de bien gérer ces échanges tactiles. Ce travail a été motivé par les réactions de ma petite cousine qui s'agaçaient que ma grand-mère Grandine et ma tante Kally lui disent constamment de ne pas me toucher, et je culpabilisais moi-même d'avoir des réactions épidermiques, surtout vis-à-vis d'une petite fille de son âge, même si tout le monde était logé à la même enseigne. J'ai mis beaucoup de temps à apprendre à ne pas faire transparaître ma fureur lorsqu'on me touche sans me prévenir, et j'ai moi-même intégré dans mon ingénierie sociale d'être tactile, d'avoir des gestes vers les autres, ce que je gère très bien si c'est moi qui initie ce contact. C'est un aspect sur lequel je suis content d'avoir travaillé car j'ai l'impression que cela m'a énormément servi à être perçu plus "humainement" par les autres. Ma petite cousine avait fini par dire à sa mère que je m'étais "grave détendu" maintenant lorsqu'elle me touchait, ce qui nous avait fait rire ma tante et moi, et que j'avais considéré être une énorme victoire personnelle.

Cette désensibilisation n'a pas rendu agréable ces interactions pour autant, j'ai appris à gérer mes réactions plus qu'à changer mes sensations internes. J'ai récemment fait un bilan sensoriel avec un psychomotricien et j'ai été surpris des thérapies possibles à ce niveau, donc je pense qu'il y a des gros points d'améliorations possibles avec l'accompagnement d'un professionnel.

Organisation sur calendrier de mes interactions sociales

Il m'est impossible de faire durer une relation dans le temps sans l'aide d'une technologie abondante qui m'assiste dans tous les moments de ma journée. Mon calendrier me permet de suivre une organisation millimétrée pour adopter les bons comportements tout au long de ma journée (3), il m'indique quand envoyer un texto à une amie, quand laisser un commentaire sur la publication d'un ami sur les réseaux sociaux, il joue un rôle essentiel pour mes actions sociales. C'est une ingénierie sociale complètement fabriquée mais indispensable pour me permettre d'avoir une vie sociale et de conserver mes amitiés. Sans la technologie, je n'ai aucune capacité de rétention. L'affection que j'ai pour une personne ne me permet malheureusement pas de penser à elle ou d'initier une interaction sociale naturellement. Pendant des années, j'ai essuyé des échecs et des éloignements très douloureux, sans comprendre ce que je faisais mal par ailleurs, car les gens attendaient de moi que je prenne de leurs nouvelles et que je m'intéresse à ce qu'ils faisaient, ce qui peut paraître évident mais qui ne l'était pas du tout pour moi. Je n'ai jamais compris pourquoi le temps détériorait les relations, cela m'échappe, mais je ne suis pas capable d'appréhender non plus les changements chez les gens ou les changements de dynamique dans les relations, vraiment n'importe quel changement, je vis dans un monde où tout est complètement figé. Mon affection pour les gens est inaltérable car je les aime pour des motifs très précis, pour ce qu'ils sont ou ce qu'ils m'ont dit être, et je ne vois pas comment le temps pourrait invalider les raisons de mon affection pour eux, parce que j'absorbe ses raisons avec une telle sincérité qu'elles sont vraiment imprégnées en moi comme unilatérales et inaltérables, elles font loi dans ma tête. Cela a la qualité de me rendre extraordinairement loyal mais il y a beaucoup de contreparties et de défauts à cela. Je pouvais proposer un dîner à un ami quatre ans après l'avoir vu la dernière fois et avoir une réaction de rejet que je ne comprenais pas. Bien entendu, à force de me heurter à ces réactions et rejets, j'ai fini par bien comprendre et intégrer que je n'avais pas un comportement approprié, et c'est pour cela que j'ai créé toute cette organisation programmée avec des rappels constants pour m'assurer de bien répondre à ce qui est attendu de moi socialement, mais aussi pour m'assurer que mes amis sachent que je les aime et qu'ils comptent pour moi, car ils pouvaient avoir l'impression du contraire. J'ai souvent eu des sentiments très conflictuels à l'égard de cette vaste organisation millimétré, à cause de laquelle je pouvais avoir l'impression que cela rendait mes relations complètement artificielles avec les autres, en me forçant à leur écrire ou à les voir, mais mon compagnon Mathieu avait une façon très plaisante de me rassurer là-dessus en me disant qu'au contraire, je faisais plus d'efforts envers les personnes que j'aime que la plupart des gens. Et j'aimais cette pensée, même si je ne pouvais m'empêcher de me reprocher que ce ne soit pas "normal" d'avoir à se mettre autant de rappels tout au long de sa journée pour réussir à garder ses amis et exister parmi les autres. C'est très douloureux pour moi d'accepter le fait que j'aime les gens d'une façon si différente de la norme, je culpabilise de ne pas naturellement penser régulièrement à eux ou ressentir le besoin de les voir. Finalement, j'ai des sentiments si inaltérables vis-à-vis des gens que j'aime que je ne ressens aucun besoin d'entretenir ces relations, je ne ressens aucun manque non plus, cela m'a beaucoup desservi, et appris, mais j'ai su corriger le tir et cela a métamorphosé mes relations avec les autres, les retours ont été très positifs. L'inconvénient étant bien entendu l'organisation et les efforts colossaux que cela exige de moi, mais à mes yeux, cela en a toujours valu la peine.

Usure des gens que j'aime, et des autres

Maintenant que j'ai fini de parler de l'aspect très "technique" des méthodes et stratégies qui me permettent de m'intégrer le mieux possible parmi les autres, j'aimerai aborder l'aspect le plus fondamental, mais aussi le plus terrible, qui selon moi est le point qui m'a permis le plus de "réussir" mon intégration sociale à un niveau aussi élevé. Pour éviter que les personnes me trouvent anormales ou que mes proches souffrent de mon autisme, je suis contraint de maintenir une distance entre les gens et moi. Une distance de sécurité, qui permet d'être ami sans être trop proche, qui permet de se voir sans que cela ne dure trop longtemps, qui permet de présenter les "meilleures" versions de moi possibles pour assurer que la relation perdure dans le temps. Ce n'est pas quelque chose que je recommande à qui que ce soit mais encore une fois, c'est quelque chose que j'ai fini par faire après avoir essuyé des souffrances profondes et des pertes qui ont été terribles dans ma vie. Je sais que tout le monde a mille opinions et conseils en la matière, et aurait entrepris les choses de mille façons différentes, mais lorsque vous avez passé toute votre vie à vous retrouver avec les mêmes rejets, les mêmes discriminations, les mêmes situations, vous apprenez à vous remettre en question et à faire tout ce que vous pouvez pour changer ce que vous pouvez changer. Et c'était important pour moi d'avoir des amis et de les garder. Malheureusement la réalité ne correspond pas aux citations inspirantes sur les réseaux sociaux, "être soi-même" pour une personne autiste permet rarement d'atteindre cet objectif, cela me paraît même complètement utopique. J'ai adopté cette stratégie de distanciation pour réussir, et à bien des égards, elle a fonctionné.

J'ai identifié 4 phases importantes que les personnes ont avec moi :

La première est la fascination. Même si je fais des efforts pour m'adapter et me comporter "le plus normalement" possible, il saute assez vite aux yeux des gens que j'ai un cerveau différent, une réflexion différente, des propos différents. Et mon assurance affichée, mon sens du contrôle, mon intelligence, vont énormément les séduire. Il y a quelque chose de "particulier" qu'ils vont identifier chez moi et qui va les attirer vers moi. J'ai souvent été surpris de l'attraction que je pouvais générer malgré moi auprès des gens, indépendamment de leur sexe et de leur sexualité. Je les confronte à une intelligence différente qui leur plaît, et ils veulent me consommer, me revoir, ils manifestent un désir envers moi. Ils ont leur phase de lune de miel, où ils me découvrent, où ils adorent ma différence, ma candeur autant que mes idées affirmées, ma créativité et ma perspective du monde.

La seconde est l'affection. C'est une phase où nous nous explorons mutuellement. Je les fascine encore mais ils commencent à comprendre que je ne leur mentais pas sur qui j'étais. Car j'ai une façon très frontale de me présenter, de dire qui je suis, de prévenir et de faire comprendre aux gens comment je me comporte pour qu'ils ne soient pas surpris et qu'ils sachent si je suis une personne qui répond à leurs critères pour devenir ami. C'est très important pour moi qu'ils sachent à quoi s'en tenir pour ne pas leur faire perdre de temps et d'énergie, et qu'ils ne m'en fassent pas perdre non plus, ce qui fonctionnerait si les gens savaient ce qu'ils voulaient et ne surestimaient pas leur morale ou leurs intentions. Ils pensent m'apprécier, sont toujours dans l'élan de la fascination mais comprennent ce que je suis vraiment petit à petit, mes aspects agréables mais aussi désagréables. Ils me parleront de leur vie, de leurs problèmes et ils se confronteront à mes monologues sur toutes les pistes de solutions que j'ai en tête pour les aider. Certains trouveront ça touchant, d'autres invasifs. Ils découvriront que je ne communique vraiment qu'à l'écrit, pas au téléphone, et cet aspect les dérangera parfois. Mais au global, cette seconde phase, c'est juste de découvrir que j'ai mes défauts comme mes qualités. C'est un moment où les gens redescendent sur terre et que la nouveauté excitante que je représentais se dissipe avec la réalité, ce qui leur plaisait tant chez moi ne leur apparaît plus comme une évidence, et ils sont plus lucides sur le fait que je suis une vraie personne, avec des défauts aussi importants que mes qualités.

La troisième phase est l'usure. Si les personnes me fréquentent trop, elles vont souffrir de plus en plus de mes lacunes sociales. Dans un premier temps, elles auront pensé que ça ne leur manquerait pas, qu'elles comprenaient qui j'étais, après tout je leur avais donné le mode d'emploi et dans la théorie, elles se sentaient tout à fait capable d'entretenir une relation avec moi. Mais dans la pratique, elles vont découvrir que beaucoup de petites choses que je ne peux pas faire vont véritablement leur manquer. Les petites conversations ? Impossible. Un verre spontané en terrasse ? Impossible sans rendez-vous plusieurs semaines à l'avance. Me parler de leurs problèmes affectifs sans que je donne mon opinion ? Quasiment impossible. Venir à leur anniversaire ? Quasiment impossible. Partir en week-end ensemble ? Pas intéressé parce que je suis satisfait de la relation que j'ai présentement avec eux et que je ne souhaite pas qu'elle évolue en autre chose. Venir à leur mariage ? Quasiment impossible. Tout comme je suis éreinté de totalement changer pour m'adapter aux autres, les gens vont également être de plus en plus fatigués de devoir se plier à mon organisation, à ma rigidité, à ma façon de fonctionner, à ma façon de parler. Leur patience va s'étioler au fur et à mesure, d'autant qu'ils vont se questionner sur le gain de cette relation dans leur vie. Ce n'est pas une question impertinente. Ne vous y méprenez pas, je suis extrêmement loyal, extrêmement présent pour mes amis, mais pas d'une présence qui correspond à ce que la plupart des gens attendent. Je suis toujours présent quand ils ont vraiment besoin de moi. On me demande de l'argent, je le donne. On me demande d'aider pour une situation, j'aide. On me demande de faire un site internet, je le fais. On me demande de fournir un travail, je le donne. De bon cœur. Je ne réclame rien en retour. Mais me voir juste pour le plaisir de me voir n'est pas si simple de mon côté, parce que cela me demande beaucoup de préparation et d'énergie, ce qui n'est pas forcément compris de l'autre côté, ce que je respecte parfaitement. Il y a une usure terrible qui se crée parce que même si les gens se seront convaincus qu'ils pourront gérer mon autisme, ils réaliseront souvent que leurs attentes ne sont pas compatibles avec la réalité de ce que je peux leur offrir en retour. Et c'est une réalisation brutale.

La dernière phase est celle du dégoût. Ce mot peut sembler extrême mais c'est simplement la réalité. C'est ce que les autres me font ressentir dans ce moment-là, je n'ai pas d'autres façons de le décrire. Cela me rend triste mais il n'y a rien de plus que je puisse faire de toute façon. Je ne peux pas changer qui je suis, pas au fond, et malgré tous mes efforts, je reste très limité sur ce que je peux offrir socialement. Et c'est tout le but de la "distance de sécurité" que je maintiens entre les gens et moi, pour qu'ils n'atteignent pas ce stade. Pour que la déception n'atteigne pas des degrés trop hauts et que la relation ne dégénère pas vers quelque chose d'irréversible. Je préserve les autres autant que je me préserve moi. Je ne peux pas les exposer trop longtemps à mes comportements car cela finit toujours par du rejet à la fin, et c'est quelque chose que je ne suis plus capable d'endurer du tout. Les dommages sont trop profonds. À force d'échecs et de remises en question, j'ai réussi à créer un système qui m'a permis de conserver des amis et de préserver un équilibre précaire avec eux, tout en m'évitant autant que possible de m'exposer à des situations de rejet qui sont de toute façon beaucoup trop sévères et dangereuses pour moi, avec des dépressions et des risques suicidaires disproportionnés.

Il est extrêmement rare que des personnes parviennent à rentrer dans mon cercle intime, parce que j'estime factuellement, en me basant sur mon vécu, que consentir à plus de proximité est desservir notre relation, tout en prenant le risque à m'exposer à des dangers sérieux par la suite lorsque les choses se dégraderont. Je n'ai pas créé ces systèmes par des réflexions obscures, ils sont seulement le fruit de mes relations passées et de leurs conséquences très profondes sur ma santé mentale. Il n'y a qu'une certaine limite à ce que je peux changer chez moi, et c'est la même chose pour les autres personnes aussi. Il n'y a personne de malveillant dans l'équation. J'observe simplement les gens être incroyablement usés par qui je suis si j'ai le malheur de baisser la garde et d'être vraiment moi-même. Après être longtemps usés par ma personne, ils en arrivent à un point où ils ne voient plus le gain que j'apportais dans leur vie, et la fascination qu'ils avaient pour moi a laissé place de plus en plus à du dégoût, à un rejet de qui je suis, alors que je suis resté exactement la même personne. Je vois bien ce changement s'opérer. C'est quelque chose d'ailleurs qui peut être très gênant et conflictuel pour ces personnes car elles savent également que je suis resté exactement égal à moi-même, que je suis un point immuable dans le temps, et elles culpabiliseront de leurs réactions et de la façon dont elles réagissent désormais en ma présence. Et leur dégoût ne veut pas dire qu'il n'y a plus d'affection, c'est juste qu'ils ne peuvent plus endurer ma façon d'être. Il n'y a aucun misérabilisme dans ce que je décris, c'est invraisemblable pour les personnes qui ne sont pas confrontés à d'autres personnes autistes ou en situation de handicap, mais cette usure est très réelle, et très commune pour ceux qui y sont confrontés. Arrive ce point final où ils réalisent qu'ils sont épuisés de faire des efforts pour moi, qu'ils ne sont pas du tout adaptés à ma façon d'être, à ma neurologie, que nous sommes en quelque sorte irréconciliables.

Durant cette étape, les personnes n'ont presque plus aucune patience à m'accorder et vont avoir des réactions excédées vis-à-vis de moi, même pour des choses basiques, mais qui me seront quand même inaccessibles. Des individus qui pouvaient parfaitement se montrer tolérant avec mes troubles autistiques vont désormais changer d'attitude, ils m'apprécieront quand j'aurai l'énergie de faire semblant d'être normal mais dès qu'apparaît l'un de mes troubles autistiques, ils pourront avoir des réactions de rejet très fort, qui n'étaient pourtant pas habituelles dans notre relation. Ils s'autoriseront même, alors qu'ils ne le faisaient pas, à me faire des remarques ou des leçons, ou même carrément à me demander de me comporter différemment. C'est pour ça que je parle de dégoût. Et je ne peux pas leur jeter la pierre. Bien sûr, cela n'est arrivé qu'avec les personnes qui m'ont connu tel que je suis vraiment, ce n'est jamais arrivé avec quiconque envers qui je cachais mon autisme ou avec qui je maintenais une distance suffisante. Quelqu'un lisant mon témoignage pourrait avoir un avis tranché sur la question, en se disant que je n'ai pas rencontré les bonnes personnes qui sauraient "m'apprécier tel que je suis" mais à mes yeux cette appréciation serait complètement utopique et dans l'ignorance totale de l'usure que je cause malgré moi. Il faut s'y confronter pour la comprendre véritablement, ce n'est pas à prendre à la légère, c'est très réel.

Je n'ai pas de doute qu'il y ait des gens qui seraient peut-être capables de m'aimer tel que je suis vraiment quelque part dans le monde, mais cela ne me paraît pas très réaliste. De toute façon, je n'ai pas l'impression que la solution réside à trouver une personne assez "forte", patiente et compréhensive pour me supporter. À mes yeux, cela a toujours été à moi de faire ce travail, c'est à moi de me rendre supportable pour les autres. Et ce n'est pas qu'une question de sagesse ou d'opinion, c'est aussi très basiquement une question de survie, je me serais déjà suicidé au seul prix de l'isolement si je n'avais pas réussi à me briser en mille morceaux pour me recoller dans une forme acceptable pour les gens. J'y ai longtemps gagné au change, même si je sais que c'est aussi la raison pour laquelle je me retrouve au point où j'en suis aujourd'hui. Je pense que tout le monde doit faire des efforts pour tout le monde, cela doit aller dans les deux sens, et j'ai fait ce que je pouvais du mien. En identifiant l'usure que je créais auprès des personnes que j'aime, j'ai appris à les protéger de moi en les tenant à une certaine distance. C'était le bon choix je crois. J'ai réussi à me faire des amis. Et honnêtement, ils méritaient ces efforts-là.

Des conséquences graves

Bien que ces stratégies, certes très lourdes, me permettent d'accéder au monde, elles engendrent de sévères contreparties. C'est pour cela que je mets en garde les personnes autistes qui me liraient, particulièrement les plus jeunes. Ne suivez pas mon chemin si vous souhaitez préserver votre santé mentale, votre santé physique, votre vie. J'aurais tellement préféré que mon témoignage soit un récit inspirant sur "Comment être moi-même m'a fait briller en société" plutôt que "Comment je fais semblant d'être normal". Mais la réalité n'est pas celle que j'aimerais et mon histoire n'est vraiment pas inspirante, mais j'ai vraiment cru que la voie que je ne prenais était la bonne, j'y croyais profondément. Je payais déjà un lourd tribut dans cette entreprise délirante d'adaptation coûte que coûte, mais je n'en ai réalisé le prix véritable que lorsqu'il était déjà trop tard.

C'est une voie où j'étais perdant dès le départ. La plupart des gens ne parviennent pas à appréhender que la version "normale" que je leur présente est en réalité la version de moi qui est déjà au maximum de mes efforts, la plus éreintée, la plus investie, dévouée à cette performance exténuante pour essayer de faire le moins de faux-pas possible et de ne pas être rejeté aussitôt. Mais cela me place dans une situation impossible qui est inextricable. Je suis constamment méjugé, et même pas forcément pour qui je suis, parce que je dois constamment porter mon masque en société, au final c'est un préjudice autant créé par moi-même que par les autres. Si je ne porte pas ce masque, on me brise. Si je porte mon masque, on me juge pour ce que je ne suis pas. Tous mes efforts pour être une personne "adaptée" sont complètement cachés derrière ce persona, ce masque de moi qui n'est pas moi. Comment en vouloir à ces personnes qui me rejettent ou qui dénient mes difficultés alors que je fais moi-même tant d'efforts pour masquer mes "faiblesses" pour me mettre à leur niveau ? Je crée moi-même une situation qui me porte préjudice parce qu'en cherchant à m'adapter absolument, je fais croire aux autres que je suis à la hauteur des standards sociaux et cela les pousse à avoir des attentes "normales" vis-à-vis de moi qui sont déjà en dehors de mes limites. En masquant si fort mon autisme, en travaillant si dur pour m'adapter, j'ai habitué les personnes à attendre cette version "normale" de moi, qui est déjà en soi une version excède mon endurance et qui n'est pas soutenable. Je crée mon propre préjudice car ils pensent que ce qu'ils voient de moi est ma "moyenne" et n'imaginent pas une seconde que je suis déjà complètement à bout. Pour eux, tout est "normal".

C'est irrationnel de ma part de leur en vouloir lorsqu'ils sont surpris de se heurter à mes incapacités et à mon autisme, mais pour être honnête, il y a toujours une partie de moi qui est quand même en colère contre eux. Je sais pourtant que ce n'est pas de leur faute mais cela me rend furieux et triste. Il y a une frustration extrême dans cette situation parce que je choisis le moindre mal, faire semblant, c'est la voie la moins dangereuse et la moins discriminante pour moi, mais elle est néfaste malgré tout. Il y a une solitude abyssale qui découle de toutes ces stratégies d'adaptation parce que je ne présente qu'une version "acceptable" pour les autres, il n'y a jamais de place pour qui je suis vraiment. Je me suis tellement heurté à du rejet lorsque j'essayais d'expliquer mes difficultés que j'ai juste fini par abandonner, la dépense d'énergie n'en vaut jamais la peine. À force de ne jamais être pris au sérieux, de ne jamais être vu, jamais être entendu, jamais être respecté pour ce que vous êtes, vous finissez juste par abandonner d'essayer de communiquer quoi que ce soit. C'est l'isolement par le rejet et le déni des autres. Vous vous renfermez sur vous-même, vous vous renfermez dans ce rôle qui facilite la vie de tout le monde et d'une certaine façon la vôtre, parce que vous savez bien que c'est le moyen qui vous expose à la moins grande quantité de souffrance. Le plus pernicieux en acceptant petit à petit votre situation et isolement, c'est que vous perdez l'une des choses les plus importantes pour vous éviter de sombrer dans la dépression, les addictions, le suicide : vous perdez la capacité de demander de l'aide aux autres.

Outre mon autisme, j'ai envie de faire mes preuves comme n'importe quelle autre personne, montrer ce dont je suis capable, c'est parfaitement honorable et c'est ce que j'ai fait avec ferveur, mais ces objectifs deviennent complètement absurdes s'ils sont exclusivement tournés vers une intégration qui n'est validée que par les autres. Cette acceptation, elle est inaccessible, normative, validiste. Au début, vous arriverez à tenir la barre, vous vous époumonerez, vous vous éreinterez, vous vous tuerez à petit feu mais vous serez récompensé pour cela, et cela vous poussera toujours plus à faire abstraction de vos véritables limites et capacités parce que vous aurez l'impression de progresser, vous verrez les gens enfin vous "accepter", vous apprécier, cela vous comblera, et vous persisterez alors dans vos efforts sans vous apercevoir que vous vous détruisez mentalement et physiquement, parce que ces maigres réussites auront un goût de victoire si inhabituel, si enivrant, si intoxiquant, que cela vous fera croire que le prix en valait la peine. En tout cas, c'est ce qui s'est passé pour moi. Certains de mes amis autistes m'ont partagé ce sentiment aussi, je ne crois pas que ce soit une expérience isolée. N'être accepté que lorsque nous sommes au maximum de nos efforts, au-delà de nos limites, à contresens de notre nature, n'est pas tenable sur la durée. Et je dirais n'est pas désirable tout court, même si ce n'est pas aussi simple.

C'est une stratégie vérolée dès le départ mais encore une fois, quel choix réel a une personne autiste qui a les facultés intellectuelles de compenser autant qu'elle le peut les aspects qui lui valent d'être rejeté. Mais jouer le jeu des autres, à la longue, finit forcément par nous rompre. À un certain point dans notre vie, au pied du mur, exténués, nous finissons par nous interroger sur l'intérêt de tout cela, sur l'appréciation que les gens peuvent réellement avoir pour nous, alors même que nous portons constamment un masque. Cela peut conduire à des dépressions très profondes, des anxiétés sévères, parfois même des dissociations, nous pouvons sombrer dans des réflexions inextricables parce que nous prenons de plus en plus conscience que nous sommes aimés pour ce que nous ne sommes pas et toujours rejeté pour ce que nous sommes ou si nous faisons des faux pas qui révèlent notre nature, et tous ces sacrifices qui paraissaient si justifiés le deviennent de moins en moins à mesure que notre essence vitale se consume, car il devient impossible de maintenir cette quantité d'efforts à travers les années, et beaucoup d'entre nous arrivent à un point où il n'y a juste plus rien, plus aucune endurance, plus aucune énergie, plus aucune faculté à maintenir cette version "acceptée" de nous. Il y a une perte de sens terrible, la chute peut être très brutale. Il y a une rupture physique mais surtout une rupture mentale, une crise existentielle profonde. Est-ce que tous ces sacrifices en valent vraiment la peine ? Qu'est ce qui est vrai si tout ce que je fais est faux mais satisfait les autres ? J'ai complètement absorbé le rejet des autres à travers les années, cela m'a rendu extrêmement critique envers moi-même. Je suis encore plus impitoyable contre moi que ne le sont les autres. De toute évidence, j'ai envie d'être quelqu'un de bien, d'être quelqu'un d'apprécié et valorisé parmi les autres. J'ai toujours fait de mon mieux pour cela et c'était vraiment une expérience déchirante de voir tous mes efforts anéantis dès le moindre instant de relâchement ou d'épuisement. D'être perçu instantanément pour une personne malpolie ou irrespectueuse dès que je n'avais plus la force de me surélever au niveau des autres, pour avoir la bonne gestuelle, le bon ton, le bon propos, le bon comportement. C'est une lutte trop inégale. Une lutte démente. Une lutte impossible. C'est dément de l'avoir entrepris tout court mais encore une fois, quel choix avais-je vraiment dans le fond. Tant de personnes autistes renient ce qu'elles sont pour satisfaire les autres, et au final se détruisent insidieusement et durablement en faisant ces efforts, c'est un cercle vicieux qui nous endommage toute notre vie. Il y a des personnes autistes qui s'en sortent très bien et il y en a d'autres qui ne s'en sortent jamais. Moi je n'ai pas su le faire malheureusement, je n'ai pas emprunté le bon chemin. J'ai cette aspiration viscérale de vivre avec les autres comme une personne normale mais c'est une aspiration aussi délirante que validiste. J'ai troqué ma dignité tellement de fois simplement pour pouvoir exister parmi les autres, c'est d'une tristesse. Et je suis loin d'être le seul autiste dans ce cas malheureusement.

Autre conséquence de vivre dans cette terreur permanente de faire le moindre faux-pas et m'exposer aux rejets des autres : le fait de devoir tout intellectualiser, tout analyser à l'extrême, me crée souvent une forme de paranoïa qui m'est très préjudiciable. Étant donné que je suis obligé de considérer les sens de chaque phrase, toutes les intentions possibles d'une personne, de vraiment réfléchir à toutes les possibilités pour essayer de décoder l'information réelle qu'on veut me transmettre, je vais souvent me perdre dans des pensées arborescentes qui vont m'amener à des conclusions, ou des hypothèses, qui sont loin de la réalité ou qui sont bien sombres. Je ne vais pas avoir particulièrement plus d'a priori que les choses vont mal se passer mais je vais agacer tous les gens autour de moi de seulement considérer ces possibilités négatives, ou de perdre un temps fou à me préparer à des situations improbables qui ne vont probablement, statistiquement, jamais se produire. Mais même s'il n'y a qu'une chance sur cent, ce taux est encore bien trop élevé à mes yeux et je vais complètement m'investir pour m'y préparer. C'est très fatiguant pour moi mais c'est surtout très difficile à supporter pour mes proches. Par exemple, j'ai passé plus d'une soixantaine d'heures à étudier la criminalité en Thaïlande, ce qui agaçait grandement mon compagnon, au point de l'affecter et de lui faire appréhender notre voyage. Il trouvait ça malsain de ma part de me plonger dans des documentations sordides et de me préparer à toutes les arnaques et dangers possibles. Mais de mon côté, ces préparations ont toujours eu un effet très positif et me permettent de rester en contrôle lors du moment présent. L'extrême préparation me permet de rendre les choses respirables et praticables. J'ai compris que mon extrême besoin d'anticipation était perçu très négativement en tout cas, on me reprochait souvent qu'étudier ces possibilités était une façon de désirer qu'elles se produisent, ce que j'ai toujours trouvé incompréhensible. Cet excès d'anticipation est très impactant dans mes relations car les personnes peuvent être offensées par les scénarios que j'imagine, il n'est pas normal d'anticiper la mort d'un ami par exemple ou le fait qu'il perde prochainement son travail. J'étais également pris par des crises de panique assez sévères pour une amie partant à l'étranger, et je lui ai répété plusieurs fois de prendre une bombe au poivre pour prévenir un viol potentiel. Je peux être assez dérangeant et invasif.

Paradoxalement, mon excès d'anticipation, qui me permet très honnêtement d'être fonctionnel en société, a donc aussi un effet nuisible, parfois contre-productif. Dans tous les cas, quel que soit le contexte ou les personnes, j'ai toujours constaté que mes préparations inimaginables ne suffisaient jamais. Toute ma puissance cérébrale est insuffisante pour compenser correctement mes lacunes sociales, comportementales et de communication, et pour me préparer aux situations. C'est bien là où se dessinent davantage mes handicaps, il y a des limites flagrantes à ce que je peux faire de mon côté pour réussir à m'intégrer et vivre parmi les autres.

À force de lutter en vain comme un forcené, en étant totalement isolé, en faisant des efforts que personne ne voit, beaucoup de personnes autistes sombrent dans des addictions. J'ai été très surpris en discutant avec d'autres personnes autistes de découvrir le pourcentage d'entre elles qui avaient un mésusage d'alcool, de médicaments ou de stupéfiants, et/ou qui avaient des addictions, particulièrement parce que je pensais être un cas très isolé. Je ne rapporte en aucun cas cela pour prétexter mes propres addictions mais je pense qu'il faut en parler parce que c'est un aspect qui me parait peu étudié des personnes autistes et qui me semble pourtant être symptomatique des souffrances endurées. Je ne doute pas que des études dévoileront beaucoup de choses à ce sujet dans les années à venir et j'espère que cela permettra de meilleures prises en charge, car les addictions ont un impact majeur sur la santé mentale et je ne crois pas qu'un accompagnement puisse être réussi si cet aspect est ignoré chez une personne autiste qui en a.

Personnellement pour parvenir à tenir mes efforts déments pour être à la "hauteur" des autres, et à maintes occasions pour me détourner du suicide, j'ai été accompagné toute ma vie par différentes addictions. Alcoolisme, jeux vidéo (au point de perdre mon travail et mon logement), toxicomanie, des béquilles infernales pour me "soutenir" dans la vie. J'y reviendrai plus en détails dans la seconde partie de mon témoignage car il est impossible de comprendre comment on peut en arriver à chuter dans un usage incontrôlé de drogues dures sans connaître la succession d'événements qui amène à cette extrémité.

Pour terminer, la conséquence ultime de tous ces efforts, mécanismes et autres stratégies pour survivre parmi les autres, c'est le risque sérieux de suicide. Je n'ai pas grand chose à développer à ce niveau, j'ai l'impression d'avoir bien expliqué les fonctionnements de mon autisme, ses conséquences dans la société et pour moi, ainsi que mes efforts pour prévenir cela. Toutes les personnes autistes ne se suicident pas heureusement mais la majorité d'entre elles sont surexposés aux pensées suicidaires (4), et au risque de se suicider tout court (environ 9 fois plus que la population générale, 5, 6). Je ne peux pas parler pour elles, chaque personne à ses propres raisons. Un suicide est le fruit de nombreux facteurs et événements dans une vie.

Je ne sais pas vraiment comment conclure ce chapitre. C'est tellement difficile de trouver les mots pour expliquer ce que j'expérimente, j'espère avoir réussi à transmettre une fraction de ce que je souhaitais communiquer. C'était important que j'explique mon fonctionnement dans cette première partie pour que vous puissiez mieux comprendre la suite de mon témoignage, les décisions que j'ai prise et les situations dans lesquelles je me suis retrouvé, parce que beaucoup d'entre elles sont susceptibles de vous faire lever les yeux au ciel et de vous demander comment il est possible d'être aussi stupide. J'espère que cela vous fera voir avec un peu plus d'indulgence mon parcours de vie.

Chapitre 2 : Une vie à se débattre

Mon histoire n'a rien de spécial, il n'y a vraiment rien de sensationnel dans ce que je vais raconter. Mon témoignage est juste l'une des nombreuses illustrations de la grande fable de la vie, ni plus, ni moins, il n'est pas un baromètre de la souffrance, un concours de misérabilisme, une liste de complaintes pour exprimer ô combien ce que j'ai vécu "vaut" quelque chose. Ce que j'ai vécu ne vaut rien, c'est une vie parmi tant d'autres, c'est tout. Nous expérimentons tous la joie et la souffrance, nous avons tous des beaux moments, nous avons tous nos propres peines, nos propres difficultés. Ce témoignage ne définit pas l'expérience des autres personnes autistes, il est peut-être marginal ou au contraire très commun, je ne sais pas, mais il n'est en tout cas pas à considérer comme le parcours que toutes les personnes autistes auront. C'est mon propre parcours.

Ce témoignage est ma dernière opportunité de raconter la personne que j'étais, les mauvais choix que j'ai fait, les circonstances qui m'ont amené là où j'en suis aujourd'hui. Je m'excuse par avance si le contenu est laborieux à lire, je vais sans doute partir dans plusieurs directions et être trop exhaustif en détaillant mes expériences, je préfère vous prévenir parce qu'on me le reproche souvent. N'hésitez pas à abandonner cette lecture si elle vous est pénible, parce qu'il n'y a pas de grandes conclusions ou leçons à en tirer.

2.1 - Ne jamais être moi-même, à n'importe quel prix

Enfance

Naissance

Je suis né le 15 Mars à 15 heures et 15 minutes (7). Mon chiffre préféré est sans grande originalité le chiffre 15.

Mes parents étaient des adolescents (8), ils étaient aussi passionnés qu'inexpérimentés. Ils étaient beaucoup trop jeunes pour avoir eu le temps de se construire et c'est difficile de leur reprocher leurs lacunes et leur manque de responsabilité à cette époque, même si cela ne changeait pas la réalité qu'ils étaient bien responsables de mon existence. Malgré tout, j'avais déjà un grand-frère, Grégor, qui était né 18 mois avant moi et dont ma grand-mère paternelle s'occupait déjà beaucoup. Ma conception n'avait pas été préméditée et j'apparaissais dans un contexte déjà compliqué.

J'étais un bébé particulièrement difficile et bruyant, qui pleurait beaucoup et qui était inconsolable, ce qui était extrêmement pénible pour mon entourage, particulièrement pour mon père qui avait du mal à gérer l'intensité de mes crises et la difficulté à en voir le bout, sans compter le fait qu'il était déjà une personne de nature très colérique et violente. Mes tantes me racontent souvent comment il me soulevait par la cheville (9) et me jetait contre le mur pour que je "rebondisse" dessus et retombe dans mon berceau, l'une d'entre elles m'en parle quasiment à chaque fois que nous nous voyons tant cela l'avait traumatisé. Les choses étaient très difficiles pour mes parents, ma tante Kally m'a expliqué que la crèche avait fait un signalement à cause des bleus que j'avais sur le corps à cette époque et les services sociaux avaient également visité notre appartement pour vérifier dans quelles conditions je vivais - je n'ai accédé aux photographies qu'à l'âge adulte et elles correspondaient aux descriptions sordides de mon dossier, avec des couches sales sur le sol et des cafards partout au milieu de mes jouets (10) - et il y avait eu beaucoup d'histoires compliquées, c'était vraiment une période très difficile pour tout le monde. Je n'en veux absolument pas à mes parents parce qu'ils étaient très jeunes et complètement dépassés par les événements, et je n'ai aucun mauvais souvenir de tout ça. Je pense même que mon grand-frère en a beaucoup plus pâti que moi car il était plus en âge de comprendre ce qu'il se passait. Ces successions d'événements ont fait que je me suis rapidement retrouvé sous la tutelle de ma grand-mère aux côtés de mon frère car elle avait la possibilité de nous offrir un cadre stable.

Ma grand-mère s'appelait Gisèle mais mon frère et moi l'appelions affectueusement "Grandine", à cause du mot "Grenadine" que nous n'arrivions pas à prononcer correctement et que nous lui réclamions constamment lorsque nous étions petits. Elle a été un pilier essentiel dans notre enfance (11).

Ma grand-mère m'a toujours décrit comme un bébé très difficile, elle ne savait jamais quand j'allais m'arrêter de pleurer. J'alternais des phases de mutisme et des phases d'hystérie, ce qui n'est pas très éloigné des phases que je peux avoir non plus maintenant que je suis adulte, je sais juste les gérer désormais. Elle m'a souvent raconté à quel point je lui faisais peur à cette période parce que je devenais parfois inerte, similaire à un pantin sans vie selon sa description. Je ne luttais plus, je n'avais pas envie de vivre. Lorsqu'elle devait changer mes vêtements, je levais les bras sans dire un mot, en regardant dans le vide, et elle me déshabillait et m'enfilait des habits propres. Pendant une courte période, lorsque j'avais faim, je pouvais m'agiter tellement que j'en tapais la tête contre les murs de façon répétitive. Elle était vraiment très inquiète pour mon développement mais j'avais des hauts et des bas, des périodes passant d'un extrême à l'autre où je pouvais être très colérique ou parfaitement calme pendant des heures, si calme que les adultes pouvaient s'en faire du souci. C'était une période compliquée et floue pour tout le monde, et personne ne savait si j'étais comme ça à cause de la situation de mes parents ou à cause de troubles sérieux dans mon développement, c'était difficile d'évaluer ce qu'il se passait avec moi mais ce qui est certain, c'est que ma grand-mère a fait de son mieux pour que je sois en sécurité et pour me donner de l'amour. Son inquiétude croissait tout de même car elle voyait que ce qu'elle faisait pour moi était insuffisant, et elle s'interrogeait sur mon avenir et les mesures qu'il allait falloir prendre par rapport à mon état préoccupant.

Ma grand-mère m'a toujours répété à travers les années que c'est sa fille, ma tante Kally, qui m'a "sauvé la vie" et c'est sans doute la vérité. Ma tante m'a expliqué que lorsqu'elle m'a rencontré, j'étais un bébé complètement enfermé dans sa bulle, qui ne répondait quasiment plus à son environnement ou aux personnes autour de lui, et que je me balançais constamment. J'étais enfermé dans mon monde et il était de plus en plus difficile d'accéder à ma personne. La plupart des adultes n'y arrivaient plus, ma grand-mère comprise. Elles m'ont expliqué que ma rencontre avec Kally avait déclenché quelque chose de profond en moi à ce moment-là et que son contact m'avait permis de me reconnecter avec le monde. Déjà à cette époque, je supportais très mal les contacts physiques et cela pouvait me provoquer des crises d'hystérie qui semblaient venir de nulle part et qui laissaient ma famille perplexe, il n'y avait que ma mère avec qui j'avais un rapport très fusionnel mais nous ne nous voyions très peu à cette époque. C'était exceptionnel que je puisse avoir ce genre de rapport avec une autre personne et c'est ce qu'il s'est produit avec ma tante Kally, avec qui j'ai tout de suite accepté des rapports tactiles. Elle a alors passé tout le temps qu'elle pouvait avec moi, elle m'a materné, a interagit très intensément avec moi, et cela a marqué des changements notables et très positifs dans mon développement. Je cherchais moi-même la communication avec elle et son contact. Même si j'avais toujours mes spécificités, j'avais quitté cette zone lourde d'inquiétudes pour mes proches qui suspectaient que je m'enferme à un niveau débilitant, ils étaient très rassurés que je sois désormais bien ancré dans la réalité, et j'étais très prompt à interagir avec les autres. Le fait que je me mette à rire a définitivement été une étape importante et une grande réussite pour ma famille, et que je dois à leurs efforts de ne pas abandonner. Avec le temps, ma grand-mère et ma tante me connaissaient beaucoup mieux aussi et s'étaient adaptées à ma façon d'être. Grandine me racontait souvent avec tendresse les souvenirs qu'elle avait de moi tout petit, de la manière dont je me plaçais face à la mer lorsque nous partions à la plage en famille, et que je passais mon temps à faire des gestes majestueux avec mes deux bras pour jouer au "chef d'orchestre contrôlant les vagues" (12). Je trouve ce souvenir attendrissant aussi. Grandine savait vraiment s'y prendre avec moi, elle me connaissait si bien, elle savait que j'adorais les pétales de fleur, je l'enquiquinais souvent sur nos trajets de promenade parce que je voulais caresser les fleurs, alors elle me préparait des fois des assiettes à la maison et y déposait des pétales, et je passais des heures à toucher leur texture, c'était enivrant (13). J'ai de très beaux souvenirs de ces moments, et je les trouve d'autant plus touchants parce que ma grand-mère était vraiment sensible à ce qui me plaisait.

Maternelle

À la maternelle, j'étais un enfant aussi pénible qu'il était possible de l'être. Le personnel avait fini par abandonner de me contraindre aux activités de groupe parce que je pouvais avoir des accès de violence spectaculaire lorsqu'on me forçait contre mon gré. J'étais un enfant toujours dans deux extrêmes, trop extraverti ou trop introverti. Ou je parlais trop et j'étais agaçant pour tout le monde, ou je ne parlais pas et je n'interagissais avec personne, dans les deux cas ma compagnie n'était pas agréable pour les autres et ils me le faisaient bien comprendre. J'étais aussi beaucoup plus intéressé par les images dans les livres que par n'importe quel enfant ou adulte. Ma famille avait toujours des difficultés avec moi sur de nombreux aspects, je refusais par exemple de m'habiller tous les matins - je n'ai jamais supporté de porter des vêtements, hier comme aujourd'hui - alors je criais, je pleurais et il fallait batailler avec moi jusqu'à l'épuisement. C'était une routine vraiment très pénible pour ma famille et qui n'aboutissait qu'à des crises, et des crises, et des crises. Ma tante Kally avait beaucoup d'anecdotes de cette époque parce que je les mettais souvent dans des situations infernales pour de véritables broutilles. Une fois, elle avait passé une heure à essayer de me mettre mes chaussures en présence de ses amis et l'un d'entre eux, qu'elle m'a décrit comme étant habituellement calme et pédagogue, commençait sérieusement à s'impatienter et il avait commencé à lui faire des remarques en lui disant qu'elle ne s'y prenait pas comme il faut avec un enfant "capricieux" comme moi. Vexée et voulant bien l'y voir, elle lui a mis la paire de chaussure dans les mains et elle l'a laissé se débrouiller seul avec moi. Quelques minutes plus tard, elle a entendu un énorme claquement et a accouru pour voir ce qu'il s'était passé. Son ami s'était immédiatement confondu en excuses, il était confus, apeuré et interloqué par son propre geste, il venait de me mettre une énorme claque, totalement excédé par mon comportement et refus irrationnel d'enfiler mes chaussures. Je trouve l'anecdote amusante sur plusieurs aspects parce que les gens, mon père compris, critiquaient beaucoup la patience que ma tante avait à mon égard et elle essuyait très souvent des commentaires désobligeants du type "mauvais mère" parce que les gens surévaluaient complètement leurs propres capacités à pouvoir me gérer. Ils ne réalisaient pas à quel point ma tante était une sainte, elle avait la bonne approche avec moi, même si cela lui coûtait une énergie folle, et des heures entières de sa vie. J'aime beaucoup son anecdote parce qu'elle illustre bien aussi à quel point mon autisme peut transformer la personne la plus gentille du monde en quelqu'un de violent, juste parce qu'elle sera confrontée à un être qui dépasse complètement sa compréhension et sa rationalité qu'elle en sera amenée à manifester de la violence. En tout cas, c'est comme cela que je me l'explique. J'ai souvent subi de la violence simplement parce que mon comportement n'était pas compris par les gens autour de moi et que c'était leur façon de manifester cela. Même si j'ai appris à mieux réprimer mes comportements maintenant que je suis adulte, ce n'est pas un effort que je peux maintenir tout le temps donc ces situations se répètent malheureusement toujours aujourd'hui.

CP

Au CP, mon professeur était d'une patience impressionnante avec tous ses élèves et enseignait avec humour. Tous les élèves riaient beaucoup mais je ne comprenais presque jamais ses blagues. Il s'amusait beaucoup de mon stoïcisme à ses farces d'ailleurs, et il était fasciné par mon assiduité absolue pour remonter en classe. Il me faisait souvent remarquer que j’étais le seul élève qu’il n'ait jamais eu à faire la queue pour retourner en cours avant même que la sonnerie de la récréation ne retentisse.

Addiction au lait - Rapport à la nourriture

À cette époque, j'avais une addiction très importante pour le lait. Le mot peut sembler exagéré mais j'en buvais tellement, de 2 à 4 litres par jour, que ma grand-mère était allée jusqu'à interroger notre médecin de famille parce qu'elle s'inquiétait que de telles quantités soient dangereuses pour ma santé mais il avait fini par la rassurer. Elle m'avait donc laissé consommer autant de lait que je voulais, même si c'était très fatigant pour elle d'acheter autant de briques aussi régulièrement juste pour me faire plaisir, d'autant que j'urinais constamment au lit. Elle a bien essayé de m'empêcher d'en boire le soir mais c'était un combat perdu d'avance, elle n'avait pas l'énergie de gérer une crise d'hystérie de ma part juste pour du lait. Le lait garda une place très importante dans ma routine alimentaire pendant encore de nombreuses années.

J'avais souvent des conflits à cet âge-là autour de la nourriture et il a fallu de nombreuses années avant que ma famille n'abandonne sur ce sujet avec moi. C'était l'un des rares sujets sur lequel ma grand-mère et mon père étaient d'accord, ils exigeaient toujours que je finisse mes plats puis me faisaient des chantages tout à fait raisonnables pour que je mange au moins les trois quart, puis au moins la moitié, puis juste un quart, et cela pouvait finir à seulement "une bouchée", mais je refusais catégoriquement certains aliments et cela était incompréhensible pour eux que je persiste à refuser leurs propositions qui m'auraient permis de me sortir rapidement de cette situation. Ils y voyaient une forme d'insolence ou d'entêtement qu'il fallait "rééduquer" et ils ne comprenaient pas pourquoi je ne me montrais pas raisonnable et que je ne finissais pas par céder, surtout qu'ils me punissaient durement. Ma grand-mère m'interdisait que je quitte la table et je pouvais rester jusqu'à l'heure du coucher devant mon assiette. Si j'étais avec mon père, il parvenait à me faire céder avec une bonne raclée, mais même dans ces situations-là, cela pouvant prendre un temps interminable car je ne supportais pas les aliments dans ma bouche et mon repas s'éternisait à travers des ingurgitations longuement appréhendées et laborieuses. Mon frère était logé à la même enseigne que moi et pouvait se montrer têtu aussi avec sa nourriture, mais rien qui n'était comparable à mon imperméabilité, il finissait toujours par se montrer raisonnable et par passer à autre chose, alors que je restais bloqué devant mon assiette, ce qui ne manquait pas de faire l'objet de ses moqueries mais aussi de sa compassion parfois, où il m'encourageait à manger pour que je sorte de ma situation pénible. Je ne souhaitais manger que des aliments rouges, jaunes et bruns, et je rejetais les aliments verts et roses. Toutes les textures fibreuses et caoutchouteuses m'étaient insupportables. Et pour ne rien arranger, même vis-à-vis des plats que j'adorais, il fallait que la température soit brûlante ou très chaude.

CE1

Au CE1, ma professeure s'était vraiment entichée de moi. Elle avait pourtant l'air de détester tous les enfants, elle criait sans cesse et n'hésitait pas à donner des coups très violents avec sa règle sur le bord de sa table pour exiger le silence. Elle pouvait se montrer d'une grande méchanceté, en disant par exemple d'une élève qu'elle était une fille stupide qui ne ferait rien de bon de sa vie ou d'un autre élève qu'il avait un très mauvais fond et qu’il finirait en prison. Avec moi, elle était d'une générosité sans limite. Elle me chouchoutait de bonbons et de petits cadeaux, ce qui gênait énormément ma grand-mère qui ne l'appréciait pas. Je crois que ma maîtresse appréciait l'attention totale que je lui consacrais et le fait que j'avais toujours les bonnes réponses à ses questions. Un jour, elle avait convoqué ma grand-mère pour lui montrer l'un de mes dessins. Le sujet était de reconstituer un paysage en pointillisme. Lorsque Grandine avait vu mon dessin, elle s'était exclamée que je n'avais pas respecté la consigne. La maîtresse lui expliqua que c'était tout le contraire, que je m'étais si appliqué qu'il n'était plus possible de distinguer le blanc de la feuille. J'avais essayé de reconstituer le Palais des Papes. La remarque de ma grand-mère m'avait fait complètement fondre en larmes et je m'étais enfui de la classe dévoré par la honte.

Les "bonnes leçons" de mon père

Pendant cette période, mon père venait me récupérer deux week-ends par mois, en alternant avec mon frère car nous avions les plus grandes difficultés du monde à coexister ensemble et qu'il valait mieux que je sois seul pour éviter crises et incidents. Même si j'avais une relation très désagréable avec mon père, j'attendais toujours avec impatience mes week-ends avec lui parce qu'il s'absentait souvent pour rejoindre ses amis de jeux de rôle et il me laissait complètement livré à moi-même dans son minuscule appartement, avec du riz ou des pâtes, et surtout avec sa console Playstation. Les jeux vidéo ont joué l'un des rôles les plus importants à mon développement. J'appréciais particulièrement les RPG - role playing game - qui sont des jeux déroulant des histoires et des personnages complexes, et j'avais un intérêt sincère et franchement compulsif pour ces jeux. Pour la première fois, je pouvais étudier les interactions entre les "gens" à mon rythme. À l'époque, la qualité des graphismes dans les jeux était très médiocre et les dialogues devaient expliciter une grande partie de l'action et des émotions entre les protagonistes. J'adorais cela. J'ai appris une quantité impressionnante de vocabulaire en très peu de temps et j'étais moins angoissé à l’idée d’interagir avec les autres. Je considérais de plus en plus la vie comme un jeu interactif et je me devais de trouver les bonnes combinaisons pour obtenir la réussite de « ma mission », c’est-à-dire, la journée en cours. C'était très encourageant pour moi, et les jeux vidéos me donnaient ce courage, tout en m'éduquant.

Mon père essayait autant qu'il pouvait de rester présent pour mon frère et moi, ce qui était très honorable de sa part, mais malheureusement c'était un homme qui ne savait pas comment élever des enfants. Il était très autoritaire et violent, il avait ses propres règles et si nous ne les respections pas, nous en payions le prix. Il avait constamment honte de moi, à ses yeux parfois j'étais trop féminin, je n'étais "pas un homme", je me comportais comme "une fillette", "une tapette", "une mauviette", "une femmelette", parfois j'étais trop autiste alors il me traitait de "débile", de "gogol", il avait toujours ces façons de chercher à m'humilier pour mes comportements, qui ne lui plaisaient pas du tout. Ma grand-mère et ma tante lui sautaient à la gorge à chaque fois qu'il me parlait comme ça, et je pense qu'il regrettait ses propos après les réprimandes des autres adultes, mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Je n'ai aucun doute que mon père m'aimait mais il exécrait vraiment trop violemment mes comportements. Je ne pense pas une seconde qu'il avait une mauvaise intention, il voulait juste que "je sois adapté". J'ai eu un certain nombre de retards sur différents aspects, et l'un d'entre eux quand j'étais petit était celui d'uriner debout. Donc tout naturellement, je me mettais en position assise sur la lunette des toilettes et j'urinais comme ça, ma grand-mère et ma tante n'avaient jamais été dérangées par cela, mais une fois mon père m'avait vu uriner de cette manière et m'avait fait la remarque incisive que j'étais un garçon et que je n'avais pas à "pisser comme une femme". Cela m'avait vraiment troublé, à bien des niveaux, car personne ne m'avait jamais dit cela avant. Je suis tombé dans un trillion de réflexions sur mon sexe, mon genre, mon comportement, alors que je n'étais qu'un tout petit enfant. C'était peut-être des pensées infantiles mais j'étais déjà parasité par des spirales de réflexions. Avec ma grand-mère, j'avais toujours le sentiment d'être parfaitement ordinaire. Avec les autres, j'étais toujours un paria. J'étais déjà habitué à cette différence de comportement entre mes proches et les autres. Mais le commentaire venant de mon père, je l'avais pris à cœur et j'avais commencé à ressentir un énorme mal-être sur qui j'étais. Bien évidemment, j'essayais autant que je le pouvais de faire plaisir à mon père et de me comporter "comme un homme" lorsque j'étais en sa présence, mais j'ai toujours eu des difficultés d'attention et une motricité très discutable, et à cet âge-là je n'étais vraiment pas prompt à cet exercice "d'homme". Je n'arrivais pas du tout à uriner debout et j'en mettais partout, ce qui faisait exulter de rage mon père. Je me souviendrais toujours lorsqu'il m'a attrapé par les cheveux et qu'il a essayé le bord de la cuvette avec mon visage, en me criant dessus qu'il fallait que je me rentre dans le crâne de pisser correctement. C'était très traumatisant pour l'enfant que j'étais, et il m'en a fait voir beaucoup d'autres comme ça. Le pire est que la leçon n'est pas rentrée, les accidents ont continué, et ses réactions étaient plus excédées et violentes les unes après les autres. C'est juste fascinant qu'il ne se soit jamais posé la question de pourquoi j'urinais parfaitement correctement chez les autres sauf chez lui, où j'étais obligé de me tenir debout. Malgré tout, même s'il m'inspirait une grande terreur par son imprévisibilité et parce que je n'arrivais pas à me comporter comme il le voulait, j'ai toujours su que mon père m'aimait. C'est très important parce qu'il a des aspects monstrueux et j'ai clairement des reproches à lui faire, mais il n'est pas du tout monstrueux à mes yeux et malgré ses "erreurs" avec moi, j'ai toujours su qu'il m'aimait profondément. Et il a aussi eu des influences positives sur ma vie. Par exemple, il a été le premier à remarquer que je ne regardais jamais devant moi pour marcher et, à sa manière, il essayait de me "corriger". Il me mettait d'énormes claques sur l'arrière de la tête et il me hurlait dessus pour que je regarde devant moi, et je l'agaçais de plus en plus au fur et à mesure que le trajet se prolongeait car je n'arrivais pas à supporter tous les stimulis simultanés de tout ce que je voyais dans mon champ de vision et j'évitais autant que possible de voir le visage des gens, alors j'avais immédiatement le réflexe de baisser la tête pour ne voir que le sol autour de mes pieds, ce qui pouvait même s'avérer dangereux, surtout quand je l'accompagnais à Rollers. Pendant des années mon père s'est énervé à ce sujet, qui n'était pas pris au sérieux par ma grand-mère qui me laissait être comme je voulais, mais il s'est avéré au final qu'il avait parfaitement raison sur ce point. Des années à marcher en regardant mes pieds ont eu des conséquences sur les vertèbres de ma nuque, au point que ma tante Kally m'emmène voir un spécialiste et que la radio révèle que j'avais effectivement des vertèbres déplacées et qu'il fallait que je rééduque ma posture. Je devais désormais me forcer à marcher en rentrant le menton vers l'arrière et en regardant face à moi. Les premiers mois ont été abominables mais je me suis fais violence autant que possible pour m’assurer d’avoir un physique le plus normal possible, que j’identifiais comme une problématique importante pour réussir mon intégration sociale. J'étais très volontaire pour cette rééducation et elle a porté ses fruits. Maintenant, lorsque mon regard tombe à mes pieds, j'ai parfois le réflexe de relever très vivement la tête, ce qui peut surprendre les gens à côté de moi. Lorsque je suis en crise ou en difficulté dans un lieu public sans pouvoir m’isoler, ma nature revient au galop et je marche en regardant mes pieds et en sortant autant que possible les personnes de mon champ de vision. Comme quoi, mon père n'avait pas été entendu sur cet aspect alors qu'il avait raison, même si sa manière à lui de me rééduquer était sans doute bien trop extrême pour être appropriée. Il faut reconnaître que mon problème aurait sans doute été bien pire s'il ne m'avait pas pourri la vie à ce niveau.

Mon père a aussi joué un rôle fondamental dans la répression de mes nombreux troubles autistiques, j'ai appris dès la plus tendre enfance à contenir mes stéréotypies en public, et tout particulièrement avec lui, parce qu'il me frappait à chaque fois que j'avais le moindre comportement "anormal" pour "m'apprendre" à me comporter en société. Aussi controversé que soit mon avis sur la question, je pense - malheureusement - que son conditionnement violent m'a "dressé" efficacement et a grandement contribué à m'apprendre à "normaliser" le plus possible mon comportement en société, même si de toute évidence c'était très néfaste pour ma santé mentale, cela a été très efficace pour m'apprendre à cacher en public des comportements qui m'auraient valu encore plus de discriminations. Je n'encouragerai jamais ces méthodes parce que je ne souhaite cette souffrance à aucune autre personne autiste mais je n'ai sincèrement aucune animosité envers mon père car, aussi tordu cela soit-il, et ce n'est pas un encouragement à la maltraitance, je considère sincèrement que je n'aurais sans doute pas pu m'intégrer dans la société "aussi bien", notion toute relative, si on ne m'avait pas appris dès l'enfance à cacher ma véritable nature. C'est affreux, dans un monde parfait cela ne devrait pas avoir lieu, mais nous sommes dans un monde imparfait et cruel, et même si je ne suis pas d'accord sur les méthodes, j'ai malgré tout de la gratitude pour les outils que cela m'a donné, même si le prix a été terrible. Je n'avais eu aucun diagnostic à l'époque, j'étais juste un "enfant très difficile" et ma grand-mère ne recevait aucune aide spécifique vis-à-vis de moi, donc je crois vraiment que la "rééducation" de mon père était mieux que rien du tout. S'il ne m'avait pas autant brutalisé et conditionné, il y a de fortes chances que je n'aurais pas été en mesure de socialiser, de travailler et de devenir autonome. Encore une fois, je sais que ce n'est pas quelque chose que je devrais dire, et je dénonce vraiment ces méthodes, qui ont parfois glissé en de la maltraitance, mais je veux aussi partager ma vérité, aussi déplaisante et impopulaire soit-elle, que certes mon père pouvait être monstrueux mais qu'il voulait sincèrement mon bien, et que sans que je justifie ou pardonne la plupart de ses actes, je comprends qu'il voulait bien faire, qu'il n'avait pas les outils, qu'il n'avait aucune aide, qu'il savait ce qui m'attendait dehors, qu'il savait que les gens seraient sans pitié avec moi et qu'il faisait tout son possible pour que j'aie une chance de m'en sortir. Et à bien des égards, il a réussi et contribué à cela. Il a fait ce qu'il a pu avec ses moyens et je lui suis reconnaissant de cela. C'est facile de lui jeter la pierre, et je ne vais pas minimiser le fait qu'il y a un bon nombre de raisons valides de le faire, mais il a aussi beaucoup de mérite sur certains aspects.

Mon amour pour les sciences

Mon amour inconditionnel des sciences a démarré dans cette période-là, par un grand livre sur les animaux dont la couverture était illustrée par la tête dorée d’un lion. J’étais absolument fasciné par les animaux, par leurs variétés et leurs différentes aptitudes. C’était finalement très semblable à mes jeux vidéo. Je fus ensuite très vite captivé par le corps humain, par la technologie, puis par la chimie et pour finir, je découvris mes domaines qui devinrent des intérêts restreints massifs dans ma vie, la physique et la cryptozoologie. J’étais absolument fasciné par l’infiniment grand et l’infiniment petit. Je m’interrogeais vivement sur ces motifs redondants à des échelles aussi différentes, je cherchais la raison pour laquelle la connexion des neurones me paraissait si semblable à celle des constellations. Je pouvais passer des heures à essayer de comprendre l’infini, à réaliser par moi-même qu’il y avait des infinis plus grands que d’autres, et à tenter malgré tout d’en atteindre le bout. Je me sentais soudainement plus ridicule que ce que je me considérais habituellement et c’était une sensation que je trouvais formidable, très juste, très réaliste, parce qu’elle me mettait sur un pied d’égalité avec toutes les autres créatures vivantes. Du côté de la cryptozoologie, mon étude approfondie des espèces répertoriées m'avait mené tout naturellement à m’intéresser aux espèces encore inconnues à ce jour. Je dévorais tous les contenus inimaginables qui abordaient l’épique quête des chercheurs qui découvraient des dizaines de nouvelles espèces à chaque nouvelle plongée sous-marine ou exploration.

Les sciences ont eu beaucoup d'impacts positifs pour moi, je dirais même qu'elles ont été une ligne directrice durant toute ma vie, mais j'en ai aussi tiré du négatif, surtout quand j'étais petit. Par exemple, lorsque j’ai découvert que le soleil était une étoile, que ce dernier était littéralement en train de consumer tous les gaz le constituant et qu'il ne lui restait plus que 5 milliards d’années à exister, cela est devenue une source d’angoisse extrêmement envahissante, qui n'a pas manqué d'impacter ma famille aussi. Mon inquiétude était si grande pour l'humanité et mon hypothétique descendance que je réfléchissais à tous les moyens pour résoudre ce problème colossal et avertir le plus grand nombre de personnes possibles pour qu’ils aident à trouver une solution. J'avais des crises de larmes parce que les gens ne comprenaient pas l'importance de ce que je leur disais, faire survivre l'espèce humaine à la mortalité de notre étoile me paraissait pourtant être le sujet le plus vital qui soit, alors qu'il y avait clairement d'autres priorités que je ne voyais pas du tout étant petit. Je devenais encore plus hystérique quand les gens ne m'écoutaient pas ou ne me prenaient pas au sérieux, c'était vraiment typique venant de moi. Le sujet reste risible pour l’écrasante majorité des gens et je suis arrivé à m’en détacher à travers des raisonnements plus logiques sur le présent et mon rapport à la filiation, mais il m’est impossible de ne pas songer à la destruction de notre système solaire et à la façon dont nous pourrions nous en prémunir. Si toute l’humanité se penchait sur ce problème maintenant, nous optimiserions nos chances de survie pour cet événement inéluctable. C'est rationnel mais c'est aussi irrationnel. Cela m'illustre bien, parce que je n'ai pas du tout le sens des priorités. C'est assez bizarre pour les gens que je considère un problème à 5 milliards d'années devant moi comme aussi essentiel qu'un problème présent, et je comprends leur désarroi lorsqu'ils font face à mes monologues argumentatifs anxiogènes.

Mon amour pour les sciences a aussi dégénéré en d'innombrables expériences. Innombrables. J'étais toujours en train de brûler quelque chose, de faire exploser quelque chose, de mélanger quelque chose, de faire fondre quelque chose, de faire toutes sortes d'expériences inimaginables pour assouvir ma curiosité. C'était vraiment épuisant pour ma grand-mère. J'avais créé une petite mixture qui faisait une détonation au contact du feu et j'avais eu la bêtise d'en faire tomber une petite quantité sur la bougie qui se trouvait dans une petite maison-champignon en argile dans un petit aquarium que j'avais transformé en vivarium et dans lequel j'avais deux petits crabes que j'avais ramené de la plage. Je n'avais fait tomber qu'à peine la quantité d'un bouchon de ma bouteille mais cela avait provoqué une très forte explosion et mon aquarium avait explosé. J'avais entendu ma grand-mère hurler "ALEXANDRE" avant même qu'elle ne déboule dans ma chambre, et comme je n'étais qu'un petit enfant, ma réaction avait été de me cacher sous la couette et de faire semblant de dormir alors que ma chambre était dans une dévastation totale, ce que je trouve très drôle aujourd'hui. Mes crabes n'étaient pas de cet avis, ils étaient morts, et cela a vraiment été l'expérience de trop pour ma grand-mère, elle est devenue intraitable avec moi, ce que je trouvais injuste et excessif à l'époque, mais honnêtement j'ai eu de la chance de ne pas me crever les yeux cette nuit-là, et je n'ose pas imaginer les montagnes russes d'émotion et d'inquiétudes que ma grand-mère pouvait avoir avec ma curiosité sans limite. Mon frère et moi faisions la paire, c'était un aventurier qui n'avait peur de rien, un vrai casse-cou physique, et moi j'étais un casse-cou scientifique, elle était servie. Je n'avais plus le droit d'utiliser de briquet, ni d'avoir accès à la trousse de secours (car j'utilisais l'alcool 90° pour faire des petits dessins enflammés dans des assiettes), ni le bicarbonate de soude, et j'étais naturellement très frustré. Elle m'avait offert à Noël une panoplie pour créer ses propres parfums et j'étais fou de joie, vraiment comblé de pouvoir jouer à l'apprenti chimiste. La nuit même, je faisais détonner une fiole, alors que le jeu était clairement destiné aux enfants. J'avais trouvé complètement par hasard un mélange qui faisait une petite réaction gazeuse et je maintenais un bouchon sur le récipient avec du scotch léger. Au bout d'un moment, avec la pression, il détonnait. Je vous laisse imaginer le désespoir de ma grand-mère alors qu'elle était persuadée m'avoir offert un cadeau lui assurant la sérénité. Elle n'était jamais au bout de ses peines avec moi.

Incidents violents

Cette même année, toujours entre le CE1 et le CE2, un incident important s'était produit avec mon père, qui avait eu de grosses ramifications durant cette période. Lorsque mon père avait ouvert la porte de chez lui, j'avais été si impatient à l'idée de jouer à la Playstation que je m'étais faufilé à l'intérieur de son appartement avant même qu'il ne rentre. Il avait pris ce comportement pour de l'irrespect, ou peut-être avais-je fait quelque chose d'autre pour le mettre hors de lui, il m'avait violemment jeté sous une étagère du couloir. En s'agrippant à celle-ci pour ne pas glisser - car mon père était constamment en Rollers - il m'avait asséné de très violents coups de pied à la tête et sur les bras. Dans ces moments-là - et tous les autres où j’étais mis en difficulté - j'avais pour habitude de sourire. C'était ce que je faisais à chaque fois dans n'importe quelle situation. C'était mon mécanisme de défense pour dire « tout va bien », une façon d'essayer de désamorcer les situations dans lesquelles je pouvais me mettre en énervant les gens malgré moi. Mais mon sourire avait au contraire redoublé la colère de mon père et il m'avait donné une nouvelle salve de coups. Après avoir terminé, il s'était déchaussé en silence et s'était mis à jouer à des jeux vidéo devant son écran. J'ai un souvenir indélébile de cette scène qui m'a toujours inspiré une profonde tristesse, et du dégoût aussi, son indifférence magistrale à mon égard était une autre forme de violence. C'était insoutenable pour moi et malgré la terreur que m'inspirait mon père, je ne sais pas ce qu'il m'a pris à cet instant car je prenais un risque inconsidéré, mais je m'étais enfui de chez lui. J'avais 7 ans. En entendant la porte claquer derrière moi, j'avais entendu mon père hurler et frapper les murs. Il faut connaître mon père pour réaliser la peur qu'il inspire lorsqu'il est en colère, ses frénésies de rage ont quelque chose de vraiment meurtrier, et à ce moment-là, l'enfant que j'étais était persuadé qu’il me tuerait s'il me rattrapait. Ne voulant pas me retrouver piégé, j'avais pris soin de ne pas emprunter l’ascenseur ni de me diriger vers la sortie en descendant l'escalier. J'étais monté d’un étage et je m'étais réfugié dans une toute petite armoire qui cachait des tableaux électriques. Je me souviens parfaitement des bruits terrifiants que mon père faisait dans l'immeuble. Il hurlait mon nom avec une telle férocité, il était dans un état animal, je l’entendais frapper contre les murs. Quelques voisins avaient ouvert leur porte à cause du vacarme mais l'avaient refermé aussitôt, personne ne voulant avoir à faire à un homme pied nu, torse nu, les mains probablement maculées de sang, en train de chercher un individu dans le bâtiment. Les allers-retours de mon père s'étaient poursuivis de longues minutes puis avaient cessé. J'étais très apeuré mais j'avais pris mon mal en patience parce que je suspectais qu’il m'attende au rez-de-chaussée. Après un long moment, j'avais réussi à m'enfuir à l'extérieur et à courir jusqu’à chez ma grand-mère, du haut de mes 7 ans, qui se trouvait à une dizaine de minutes de distance. J'avais le nez en sang et les bras jalonnés de bleus. J'étais fou de soulagement en voyant Grandine m'ouvrir la porte après avoir appuyé comme un forcené sur la sonnette. J'ai peu de souvenirs de la suite, je sais juste que j'étais dans un état épouvantable et qu'elle avait pris des photographies de moi avant de me soigner. D'ailleurs, j'ai demandé plusieurs fois à ma grand-mère de me les donner et elle me disait toujours qu'elle allait me les retrouver dans un carton, pour finalement me dire qu'elle les avait perdu. Je suspecte fortement qu'elle m'ait menti à ce sujet car cela ne lui ressemble absolument pas de perdre quoi que ce soit concernant mon frère et moi. Elle a archivé toutes les lettres, toutes les photos, tous les documents nous concernant, donc il me semble extrêmement improbable qu'elle ait perdu spécifiquement ces photographies, les seules aux contenus véritablement graphiques. Les probabilités pour que cela arrive sont trop faibles pour que ce soit honnête. Je pense que c'était une perte délibérée de sa part, probablement pour ne pas affecter l'image ou l'amour que j'ai pour mon père. Elle a sans doute fait cela pour nous préserver, mon père, mon frère et moi, mais si c'est le cas, je trouve cela dommage car cela ne me paraissait pas nécessaire.

Je ne me souviens absolument pas comment s’est passée la transition entre cet événement et le suivant, mais je sais que ma grand-mère avait pris toutes les précautions pour tenir mon père éloigné le temps que je me remette et qu’il prenne conscience de ses actes.

D’une certaine manière, le second événement fut bien pire alors que je n'en étais pas du tout la victime. Nous étions en train de déjeuner ma grand-mère, mon grand-frère, ma tante et moi lorsque le cri de mon père depuis la rue nous avait interpelé. Il demandait à me voir, coûte que coûte. Il insultait ma grand-mère de tous les noms et lui disait qu’elle n’avait pas le droit de l’empêcher de voir ses fils. Grandine nous avait demandé très calmement de rester assis à table et elle s'était mise à la fenêtre pour demander à mon père de partir, qu’elle était prête à en rediscuter plus tard mais pas dans ces conditions. Un bruit très violent d’éclat de verre et de métal avait retenti en bas, mon père avait défoncé la porte du rez-de-chaussée pour monter. Grandine ordonna à Kally de nous cacher sous la table. Ma tante était toujours une femme rayonnante mais à cet instant là, elle me paraissait totalement méconnaissable. La terreur sur son visage me marqua beaucoup. Elle nous avait attrapé mon frère et moi, et nous avait placé sous la table avec elle, à peine caché par la nappe trop courte. Elle n’arrêtait pas de mettre son index sur ses lèvres pour nous demander d’être silencieux mais elle tremblait et sanglotait tellement que c’était elle qui faisait le plus de bruit. Mon frère avait vraiment une drôle d'expression sur le visage mais je pense que je ne devais pas être mieux. Je ne me souviens pas du tout de ma réaction à ce moment-là. C’est surtout Kally qui m’obnubilait. Je ne l’avais jamais vue comme ça et je ne l'ai jamais revue dans cet état du reste de ma vie. Avec le recul, je pense qu’elle était persuadée que nous allions tous nous faire tuer par son frère. Elle connaissait mieux que quiconque l’étendue de sa violence et elle m'a raconté beaucoup d'histoires sordides de leur enfance, violence, étranglements, je pense qu'elle a expérimenté la terreur de mon père bien plus que je ne l'ai fait, ce qui expliquait sans doute son état ce jour-là. Elle nous protégeait bien sûr, mais elle avait peur. Ma grand-mère était sortie de la cuisine et au lieu de verrouiller la porte de l’appartement, elle l'avait ouvert en grand, parce qu'elle savait que mon père passerait quoi qu'il arrive, et elle l'avait attendu au milieu du couloir. La disposition de l'appartement faisait qu'il ne pouvait pas voir la cuisine et de notre côté, nous ne pouvions voir qu’un pan vide du couloir. Tout s’est passé très vite, je ne me souviens même pas de leur conversation. Il y eu les hurlements de mon père, puis des coups sourds contre le mur de la cuisine, à faire trembler les bocaux en verre de notre côté du mur. L'expression de ma tante Kally est vraiment gravée dans ma mémoire, je ne vais même pas essayer de la décrire. Je pense qu’elle était persuadée que son frère avait fracassé le crâne de sa mère contre le mur. Puis nous avons entendu des bruits de pas descendre les escaliers tandis que ma grand-mère, parfaitement indemne, nous avait fait sortir de sous la table. Il l’avait "juste" plaqué contre le mur et avait assaini des coups à quelques centimètres de l’oreille de ma grand-mère. Elle ne s'était pas dégonflée. Ma grand-mère avait quand même une force surnaturelle pour faire face à mon père. Elle l'avait rassuré qu'il nous reverrait bientôt, ce qu'elle a honoré, et avait réussi à le convaincre de partir sans davantage de violences ou commettre des actes irréversibles.

Les deux événements que je décris ont été exceptionnels dans mon enfance, ils ont eu une forte empreinte sur moi mais il est important de préciser qu'ils ne décrivent en aucun cas mon quotidien. La violence était présente, oui, mais la violence extrême de ces événements-là a été des dérapages très rares et incontrôlés, comme il en arrive dans n'importe quelle famille je pense. J'en parle parce qu'elles m'ont beaucoup marqué, surtout parce que j'étais la source de ces troubles malgré moi, et que c'était très dur de causer ces souffrances à ma famille, j'en porte une forte culpabilité, qui est absurde car je n'étais qu'un enfant, mais elle est là malgré tout et me parait être un élément assez important pour que je l'inclue comme faisant partie des choses m'ayant amené où j'en suis aujourd'hui, mais je ne veux pas méprendre mes lecteurs en insinuant que ces événements marquants ont été représentatifs de toute mon enfance, car ils ne le sont pas.

CE2

Au CE2, je me découvrais une grande passion pour l’écriture. Tous ces jeux vidéo avaient énormément développé mon imagination et j’avais désormais le souhait de ne plus seulement expérimenter passivement des histoires extraordinaires mais d'en devenir moi-même l'auteur. Pendant la récréation, j’avais pour la première fois une véritable activité pour m’occuper et j'avais démarré la rédaction d’une série d’aventures nommée « Les histoires de Khistan ». Mes cahiers se remplissaient les uns après les autres d’une aventure très mal narrée mais qui me paraissait comme étant la meilleure de l'univers dans mes yeux d'enfant : elle racontait l'histoire d’un garçon orphelin dont le village avait été dévasté par un chef de guerre et qui trouvait pour mentor... un serpent qui parle. Il entreprenait alors un long voyage initiatique qui lui donnerait les pouvoirs de se venger mais trouvait à la fin de sa quête la sagesse de ne finalement pas répandre davantage de sang. Oui, j'étais un petit auteur qui se croyait pétri d'originalité. Mais je suis content d'avoir entrepris ces interminables écritures alors que je n'étais qu'un petit garçon, je trouve que c'était un bel accomplissement, et au-delà de ça, je sais que cela me faisait beaucoup de bien. Ma maîtresse de cette époque, que ma grand-mère appelait allègrement "Mon beau miroir" depuis que je lui avais rapporté qu'elle se remaquillait souvent en classe lorsqu'elle nous demandait de "recopier ce qu'il y avait marqué" dans nos livres scolaires. Ce n'était pas une institutrice que je trouvais intéressante, j'avais du mal à communiquer avec elle. Elle n’avait aucune affection particulière à mon égard, je dirais même tout le contraire, mais sous l’influence de la directrice de l'école qui était aussi mon ancienne professeur de CE1, elle m’avait proposé de conter mes histoires à tous mes camarades de classe les vendredi avant la sortie des classes. Ma première lecture me sembla être un désastre absolu mais reçut un accueil inhabituellement chaleureux de la part des élèves, et cela a beaucoup contribué à me faire sortir de ma bulle et à interagir avec les autres. Cela a aussi fait beaucoup de bien à mon estime de moi. Même certains des élèves les plus odieux à mon égard s'intéressaient à mon intrigue, les monstres que je décrivais, les personnages, tout était très stéréotypé mais il ne fallait rien de plus pour des enfants de notre âge je pense. C'est le tout premier souvenir que j'ai de m'être senti utile d'une certaine manière, à ma place, d'accomplir quelque chose aussi. Et ce premier sentiment d'accomplissement est resté inoubliable pour moi.

Une fois, cette institutrice avait interpellé mon père à la sortie des classes parce que j'étais extrêmement indiscipliné et qu'elle n'arrivait pas du tout à me gérer. Pour la première fois de ma scolarité, la localisation de mon bureau faisait que j'étais cerné par mes camarades et j'étais vraiment très perturbé par cela. Ce n'était pas la seule raison de mon indiscipline, je dénonçais avec véhémence toutes les erreurs que faisait ma maîtresse et je n'avais aucune estime pour elle, ce qui me rendait très insolent et irrespectueux. Elle ne méritait pas ce traitement de ma part et je dépassais largement les limites de ce qui pouvait être accepté en milieu scolaire, il était normal qu'elle agisse en conséquence. Je dirais même qu'elle s'est montrée beaucoup plus patiente avec moi que ce qu'elle n'aurait dû. Elle avait du mérite. Mais elle ne connaissait pas du tout mon père et ne pouvait pas présumer de ce qui allait se passer. Pendant qu'elle lui expliquait la situation, je me décomposais silencieusement derrière un arbre, qui était près de la sortie et proche d'une petite barrière en bois qui séparait la cour de récréation des maternelles de celle des primaires. Mon père m'avait ordonné de le rejoindre tout de suite, mais j'étais vraiment terrifié des conséquences de mon mauvais comportement, et il avait dû se répéter plusieurs fois parce que je ne voulais pas bouger, ce qui n'a fait qu'accroître sa colère. J'avais fait deux pas pour ne plus être caché par l'arbre mais ce n'était toujours pas ce qu'il avait demandé, alors il avait pointé du doigt ses pieds et avait hurlé "ICI". Déjà à ce moment-là, la maîtresse n'était pas à l'aise avec cette situation. Je m'étais exécuté, avec une lenteur qui n'aidait pas ma cause, et lorsque j'étais arrivé à l'endroit qu'il m'avait pointé, mon père m'avait mis un coup très furtif au visage, pour que je ne puisse pas l'éviter. J'étais tombé par terre en arrière et je m'étais relevé immédiatement, je n'avais pas pleuré mais je saignais abondamment du nez. Ma maîtresse était vraiment choquée et a commencé à se confondre en excuses auprès de mon père, alors qu'elle n'avait pas à en faire, et puis à minimiser mon mauvais comportement en disant que ce n'était pas si grave, que c'était un tout petit avertissement. Elle adaptait certainement son discours parce qu'elle voyait bien que les ramifications étaient d'une autre ampleur. Je me souviens du père d'un de mes camarades de classe qui a voulu s'approcher, accompagné du père d'un autre enfant que je ne connaissais pas, mais les deux hommes s'étaient arrêtés net après quelques pas seulement, mon père les avait vu approcher et s'était tourné vers eux, et je pense qu'ils avaient simplement pris peur. Je ne sais même pas s'il a eu besoin de dire quelque chose, je ne crois pas. Mon père est vraiment terrifiant lorsqu'il est en colère, il a tous ses muscles qui se bandent et ses veines qui deviennent visibles sur ses tempes, sa carotide qui ressort, il devient vraiment une vision qui réveille vos instincts de survie et qui vous met en garde. Je ne pense pas exagérer du tout, mon père est l'un de ces hommes-là, qui peut devenir complètement berserker, et je crois que cette folie furieuse est perçue par les autres et qu'elle est puissamment dissuasive, j'ai déjà vu des hommes deux fois plus baraqués que mon père avoir peur de lui. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un d'autre comme cela dans ma vie - et ce n'est pas plus mal - mais cela en dit long sur son personnage. Mon père m'avait ordonné de m'excuser, et j'avais fait mes plus plates excuses à ma maîtresse, puis il m'avait essuyé le visage en s'agaçant à haute voix que je saigne tout le temps du nez, ce qui pour sa défense était vrai, je saignais constamment du nez durant mon enfance. Ma maîtresse avait accepté mes excuses et nous étions repartis. Je ne sais pas trop ce qu'il s'est passé par la suite, je ne crois pas que mon père ait été inquiété pour cet incident, mais mon institutrice avait demandé à voir ma grand-mère et elles avaient trouvé toutes les deux un arrangement pour que je prenne le bureau placé contre le mur latéral, et derrière moi j'avais le flanc d'une armoire en bois. Je n'avais donc besoin de me focaliser que sur l'espace en face de moi et à ma gauche. Comme par magie, mon comportement s'est beaucoup amélioré et le reste de l'année s'est bien mieux passé. La dernière fois que j'ai croisé ma maîtresse était 13 ans après cet incident et elle m'avait encore formulé ses excuses pour cela, c'est pour dire à quel point cela l'avait marqué. Je pense qu'elle s'est sentie responsable de ce qu'il s'était passé et je regrette de l'avoir mis dans cette position.

Questionnement sur mon genre

À cet âge, j'avais beaucoup de difficultés à accepter mon genre. Je ne supportais pas mon sexe, je le cachais dès que je me regardais nu devant un miroir, j'avais un mal être profond vis-à-vis de mon corps. Je parle de cette période à des fins purement documentaires, je ne suis pas transphobe, je ne suis pas transgenre, et j'ai la sensation que mon ressenti à ce sujet ne serait pas différent quel qu'aurait été l'ouverture de ma famille là-dessus. Je ne pense pas être concerné sur ce sujet davantage que l'expérience que j'ai vécu et que je vais décrire, je ne crois pas qu'il y ait, dans mon cas, de sujet sous-jacent ou théorie à développer par rapport à cet aspect sur l'ensemble de ma vie, mais ce n'est que mon avis. Je précise juste cela, surtout à l'attention de ma famille, parce que je ne tiens pas à ce que cette partie de mon témoignage devienne une source de spéculations pour expliciter d'autres aspects de ma vie, je ne crois pas qu'il y ait plus à y voir que ce que j'en rapporte, qui accessoirement est peut-être tout à fait commun. Dans tous les cas, je n'ai aucune appréciation négative ou positive là-dessus.

De mes 5 ans environ, peut-être plus tôt, jusqu'à mes 14 ans, j'ai eu énormément de difficultés avec mon corps, et je pense que cette relation difficile était amplifiée par les insultes cinglantes de mon père, et de mon frère qui l'imitait beaucoup. Mon père est un homme paradoxal aussi, il avait une dureté incroyable et des réactions épidermiques dès que je laissais poindre la moindre "féminité" ou "homosexualité" - selon ses critères - alors que je sais pourtant qu'il accepte qui je suis aujourd'hui. Je suis sincèrement certain, malgré ses discours discriminants, qu'il aurait accepté que je sois une femme transgenre si cela avait été le cas. Il avait une façon de me formater selon ses critères de virilité lorsque j'avais cet âge-là mais lorsque je fus plus âgé, il était passé en paix avec qui j'étais et ne m'agressait plus pour les comportements que j'avais, ce qui était un changement notable salvateur. C'était un revirement significatif qui a compté pour moi, et qui m'a montré qu'il avait évolué sur certains aspects, tout comme mon frère qui n'était qu'un enfant à l'époque et qui s'est construit sur ces sujets en vieillissant, il faut dire qu'il n'était pas aidé avec l'exemple de mon père, donc je lui ai pardonné depuis longtemps l'enfer qu'il m'a fait vivre lorsque nous étions enfants, sans que ça annule pour autant le mal qui avait été fait. Nous avons essayé de construire une autre relation par la suite, même si c'était difficile. Ma grand-mère et ma tante étaient toujours sur le qui-vive avec mon père, et il les trouvait trop protectrices avec moi, tandis qu'elles le trouvaient trop violent avec moi, ils avaient vraiment des visions incompatibles sur la façon de me gérer. À mon anniversaire, il m'avait fait un gâteau en forme d'aigle, parce que j'étais dans une période où mon seul intérêt restreint était les aigles royaux et j'en parlais constamment jusqu'à rendre tout le monde fou. J'étais vraiment heureux que mon père me fasse ce cadeau mais il a complètement ruiné ce moment lorsque j'ai commencé à mettre les verres sur la table en ayant le petit doigt levé, et il me l'a tordu en arrière dans un accès de colère en me criant que je n'étais pas une femme. Je m'étais tordu de douleur et enfui dans ma chambre, tandis que ma grand-mère avait vivement réprimandé son fils. Ce genre de correction physique ou verbale de mon père était courante et me faisait m'interroger en permanence sur mon genre, d'autant que j'avais déjà une sexualité très définie à cet âge-là, 8 ans. Je n'avais pas encore le moindre intérêt sexuel, même pas conscience de ce qu'était le sexe entre individus, mais j'étais définitivement attiré par les hommes, et n'ayant pas de notion de ce qu'était l'homosexualité, je me demandais constamment pourquoi je n'étais pas une femme. Je trouvais ma situation illogique. C'étaient des pensées archaïques et infantiles, mais c'était comme ça que je raisonnais à cet âge-là et c'est ce qui me préoccupait. J'étais accablé par moment d'avoir le corps d'un garçon alors que tout le monde disait que je me comportais comme une fille, et qu'en plus de cela, personnellement, je me sentais attiré par d'autres garçons. Il y avait une logique perturbante dans mes réflexions, par rapport à la maigre compréhension que je pouvais avoir. Je passais mon temps à voler les robes de ma grand-mère et j'ai de très beaux souvenirs de cela, j'étais vraiment heureux de pouvoir m'incarner en femme. Grandine me prenait la main dans le sac parfois mais elle n'était pas du tout difficile à ce sujet, elle me réprimandait vigoureusement sur le fait que je ne devais pas aller dans sa chambre et que je n'avais pas à prendre ses affaires sans lui demander l'autorisation. C'était vraiment une excellente approche de sa part, elle n'en faisait pas toute une histoire ou en tout cas elle ne me laissait rien paraître. Avec elle, je me sentais seulement grondé pour les raisons qu'elle me donnait en tout cas, jamais pour le fait de me maquiller et m'habiller en femme. Le carnaval était ma seule occasion de pouvoir devenir une femme en public et je le faisais chaque année avec un immense bonheur. C'était vraiment mon premier choix à chaque occasion pendant des années, même s'il y a eu deux occasions où je me suis déguisé en autre chose, c'était vraiment ce que je voulais être. Je me déguisais en gitane, ou en sorcière, ou en magicienne, il fallait toujours que j'ai une robe en tout cas (14). Je me souviens très bien de certaines réactions gênées de quelques adultes mais elles étaient rares honnêtement. L'un des maîtres d'écoles m'avait dit que les garçons ne devaient pas s'habiller comme ça et je lui avais lancé avec une incroyable candeur "C'est carnaval !", comme si c'était mon laisser-passer ultime pour avoir la paix, et d'une certaine manière cela avait bien fonctionné parce qu'il n'avait rien rétorqué. Ma famille était parfaitement à l'aise avec le fait que je me déguise en femme ce jour-là, même mon père, je pouvais m'exprimer exactement comme je le voulais et ce sont de très bons souvenirs pour moi. Je peux même affirmer que ce sont des moments où je me sentais plus à l'aise que les jours normaux. Je comprends qu'une affirmation pareille puisse éveiller des questions sur mon identité de genre, surtout pour les personnes qui ne sont pas familières avec le sujet de la transidentité, mais ma réponse la plus basique à cela est que je ne suis pas devenu une femme transgenre tout simplement parce que je n'en étais pas une et que je n'en ai pas ressenti le besoin. Même si mes réflexions autour de mon genre ont été très pesantes pour moi et ont fait partie des points qui ont rendu ces années si difficiles, elles ne peuvent pas être comparées aux expériences que traversent les personnes transgenres. Je me sens obligé de le préciser parce que j'ai l'impression que certaines personnes feront forcément une comparaison qui n'a pas lieu d'être, c'est pour cette raison que j'aborde très rarement cette partie de mon enfance, même à mes amis proches, parce qu'il est très difficile de communiquer sur des sujets aussi complexes sans que les gens fassent des raccourcis, consciemment ou inconsciemment, d'autant que la plupart des personnes me paraissent moins éduquées qu'elles ne l'estiment sur ces sujets - moi autant que les autres.

J'ai lu seulement très récemment des études sur la dysphorie de genre chez les personnes autistes et cela m'a procuré un soulagement assez étrange au fond de moi. J'ai soudainement eu un regard beaucoup plus tendre et compatissant envers le petit garçon que j'avais été, et je crois que cela m'a fait beaucoup de bien. Je suis conscient qu'il faut garder du recul sur les études scientifiques, des données sont juste des données sur des échantillons, et ces échantillons ne sont pas forcément représentatif ou à généraliser, il faut du temps pour s'approcher de conclusions qui font consensus, mais je n'ai pas pu m'empêcher de me sentir concerné par rapport à ma propre histoire et mon autisme. Et que cette dysphorie de genre soit confirmée ou non, ces études m'ont réconcilié avec cette partie de mon enfance, non pas que je regrette du tout l'enfant que j'étais, mais cela m'a surtout rassuré sur le fait que mon parcours n'avait rien d'anormal, que j'existais avec d'autres, quelque part, que je me retrouvais dans un échantillon palpable, dans une partie documentée et existante de ce monde. C'était un sentiment très rassurant que j'ai chéri.

Colonie de vacances

Ma grand-mère m’avait envoyé en colonie de vacances avec mon frère pour une quinzaine de jours. Ce fut atroce. Je détestais chaque adulte qui se forçait inlassablement - et de plus en plus à contre-coeur - à tenter de se connecter avec moi et de me faire participer aux activités de groupe. Je trouvais tous les enfants insupportables. Je me souviens de Dylan, le garçon qui s’était assis à côté de moi pendant l’interminable trajet de bus jusqu’à la colonie. Je n’osais pas lui dire qu’il m’ennuyait alors je l'avais laissé parler tout le trajet pendant que je regardais le paysage. Au centre d'hébergement, la promiscuité avec les autres enfants et les bruits dans le dortoir m'empêchaient de dormir. Les stimulis et le changement d'environnement m'étaient insupportables et me rendaient ingérables pour le personnel. Mon frère avait l'air de beaucoup s'amuser et m'ignorait la majorité du temps, mais il venait parfois me demander ce que j'avais, ce qui était de la pure bienveillance de sa part, mais je pleurais de façon irrationnelle et il repartait aussitôt en poussant un soupir exaspéré ou en me faisant un commentaire désobligeant. Ma fragilité et mes comportements erratiques ont toujours été insupportables pour mon frère, qu'il prenait pour du misérabilisme. Je ne participais à aucune activité sportive mais certaines activités créatives qui avaient le bénéfice de me laisser immobile me convenaient volontiers. Un atelier d'art plastique m'avait vraiment bouleversé et l'humiliation que j'y ai vécu me hante encore aujourd'hui, ce qui est absurde, mais encore une fois illustre bien comment mon cerveau joue contre moi. Je vous inflige cette laborieuse lecture insipide de colonie de vacances alors qu'elle ne signifie rien pour personne alors qu'elle a été au passé, et est toujours au présent, retentissante. Lors de cet atelier, une jeune femme nous avait présenté des bocaux vides et des assiettes remplies de poudres colorées. Il y avait deux types de matériaux : d'un côté des assiettes avec différents sables colorés, et de l'autre des assiettes avec des petits cailloux translucides de diverses teintes. Il fallait choisir son type de matériau préféré puis superposer des couches de couleurs différentes dans le bocal pour créer de jolies bandes colorées posées les unes sur les autres. J'avais été le seul de tous les enfants présents à mélanger les deux types de matériau. Après avoir superposé des cailloux translucides multicolores, j'avais inséré du sable. Cela gâcha complètement la création, le sable s'infiltrant entre les petits cailloux et créant un amalgame informe de couleurs mélangées, grisâtres et ternes. Mes camarades m'avaient dénoncé auprès de la monitrice qui avait eu une réaction très inappropriée en me disant que je n’avais rien compris. J'étais confus et je lui avais demandé de m’expliquer ce que je n’avais pas compris et elle m'avait répondu « Voyons c’est logique », ce qui n’était absolument pas une explication pour moi. Dylan, malgré toute l’indifférence que j’avais pour lui, avait eu la gentillesse de m'expliquer que ce n’était pas bien de mélanger des matériaux aussi différents. Ayant désormais compris parfaitement la consigne et ce qu’on attendait de moi, j'avais demandé si je pouvais recommencer mais la monitrice avait refusé en me disant que j’avais déjà gâché trop de matières. Je m'étais effondré en larmes et elle fut incapable de me sortir de la salle sans le recours d’un autre moniteur, un long moment après que l’atelier eut été terminé. L'incident parait ridicule mais j'ai été confronté toute ma vie à des "voyons, c'est logique", des "mais réfléchis" et toutes sortes d'invectives lorsque je demandais simplement des explications, sur des choses évidentes peut-être pour les autres mais pas du tout pour moi. Des choses tellement évidentes que je pense sincèrement que beaucoup de personnes à qui je posais des questions ont pu croire que je me moquais d'elles.

Mort de notre chien Delco

Ma tante Kally avait un Labrit des Pyrénées blanc que j’aimais beaucoup parce que je pouvais être beaucoup plus moi-même en sa compagnie, c’est à dire bien plus bizarre que je ne l’étais en public avec les autres. Il s’appelait Delco et c'était un chien affectueux mais il se montrait quand même parfois très agressif avec moi mais c'était compréhensif car je n'étais pas tendre avec lui non plus, je montais sur son dos comme s'il était un cheval et je pouvais être excessivement envahissant avec mes sollicitations. Ma tante avait amené plusieurs fois Delco chez le dresseur mais ce dernier lui avait dit qu'il était impossible à dresser, ce qui s'avérait vrai la majorité du temps, c'était un chien indiscipliné.

Ma tante avait pris l’habitude de le placer dans sa voiture lorsqu'elle partait faire une course en centre-ville pour qu'il ne puisse pas saccager la maison entre temps. Un jour que nous devions aller brièvement en ville, ma tante l'y avait placé. J'imagine que cela ne pouvait qu'être les prémices d'une catastrophe mais pour la défense de ma tante, il était à l'ombre, les fenêtres ouvertes, avec une gamelle d'eau et de la nourriture, et la température était bonne. Lorsque nous étions rentrés une heure plus tard, ma tante m'avait demandé d’aller le chercher pendant qu’elle montait les courses. J'étais descendu dans la cour, l'avait appelé par son nom avec joie et je n'avais reçu aucun aboiement en réponse. Je me suis approché de la voiture en l'appelant de moins en moins fort, tous les scénarios pouvant justifier son silence me passant dans la tête. Par la fenêtre du véhicule, je m'étais aperçu qu’il était inerte. J'avais ouvert la porte, je l'avais touché, il était chaud mais il ne respirait plus, il n'avait aucun battement de cœur, j'avais ausculté attentivement son corps, et en posant mon oreille sur son ventre, je n'avais entendu que des bruits de fluides. J'avais observé qu'il y avait quelques gouttes d'urines au niveau de son entrejambes. J'étais parfaitement calme et j'avais bien compris qu'il était mort. Le sentiment que j’ai eu à ce moment-là était particulier, c'était la première fois que j'étais confronté à la mort, je comprenais parfaitement qu'il ne serait plus là mais j'étais surpris de mon absence de sensation ou de réaction, je n’avais pas l’impression de ressentir quelque chose, j'étais dans complètement autre chose que l'émotion, dans quelque chose de très cérébral, à « calculer » toutes les conséquences que sa mort aurait, sur ma tante, sur ma famille, sur moi… J’étais en train d’évaluer par cercles concentriques tous ces avenirs qui disparaissaient et tous ceux qui allaient apparaître. J'étais resté là, silencieux devant lui, durant plusieurs minutes, complètement plongé dans mes réflexions et c'était ma tante qui avait fini par m'en extirper en m'appelant très fort par la fenêtre et en me demandant de remonter. Je lui avais répondu très calmement que Delco était mort. Kally m'avait répondu aussitôt que ce n'était plus le moment de jouer et répété que je devais remonter. Je m'étais éloigné de la voiture, rapproché de la maison pour être dans son champ de vision et j’avais levé la tête pour voir ma tante à la fenêtre. Je lui avais répété à nouveau calmement que Delco était mort. Le visage de ma tante s'était décomposé et je lui avais adressé mon habituel sourire, comme pour la consoler de la situation. Je pense qu'elle savait déjà que je lui disais la vérité mais elle s'était tout de même énervée d'un seul coup contre moi, en me demandant d'arrêter, en me disant que cela ne la faisait pas rire. Je ne savais pas quoi faire par rapport à sa réaction ni plus quoi dire alors j'étais resté là à attendre en la regardant. Ma tante s'était mise à hurler plusieurs fois le nom de son chien par la fenêtre, à siffler, puis elle avait disparu de ma vue et je l'avais entendu dévaler les escaliers. J'étais retourné vers la voiture et j'avais pointé Delco du doigt comme pour la guider. Elle m’avait totalement ignoré et s'était effondrée en larmes sur la dépouille de son chien. Elle était méconnaissable, ses traits étaient complètement déformés par le chagrin et son attitude n’avait plus rien à voir avec la Kally que je connaissais. C’était presque comme si elle était devenue folle. Je ne savais pas du tout comment réagir alors je continuais de lui sourire pathologiquement. Son indifférence à mon égard me donnait l’impression qu’elle était en colère contre moi ou que j’avais mal agi, ce qui bien sûr n'était pas le cas, mais c'était la perception égocentrique d'enfant que j'en avais eu à ce moment-là. Lorsque nous étions remontés dans l'appartement, j'étais simplement allé chercher ma Gameboy et j'avais joué sur mon lit. Ma tante et ma grand-mère n'ont fait aucun commentaire mais je me souviens de leur regard, ce n'était pas du rejet mais je voyais une forme de stupéfaction, j'avais saisi en tout cas à ce moment que je n'avais pas un comportement approprié par rapport à la situation. Je n'aime pas du tout raconter cette anecdote car je trouve qu'elle invalide ou minimise mes propos dans la première partie de mon témoignage sur l'empathie, que je préfère largement car je trouve qu'ils me décrivent mieux, mais la réalité, c'est que cet exemple-ci n'est pas en contradiction des autres. Ils ne s'opposent pas, ils sont juste différents, parce que ma façon de traiter mes émotions est très inconstante, et ce n'est pas grave. Mais je pense que c'est important de le signifier et c'est pour cela que j'ai intégré cette anecdote déplaisante dans mon témoignage, je peux être les deux côtés d'une même pièce, et contrairement à ce que je pense être de moi, j'ai indéniablement manifesté aux yeux des autres des comportements très apathiques.

Violences scolaires

L'autisme n'a pas l'apanage du harcèlement scolaire mais il a définitivement joué un rôle dans la perception que les gens avaient de moi, et le fait d'être considéré comme incroyablement capricieux, insupportable, irrationnel et têtu, m'a irrémédiablement amené à subir des discriminations durant toute mon enfance, de la part des enfants comme des adultes. À l'école, j'étais systématiquement le pestiféré et je n'arrivais vraiment pas à comprendre ce qui clochait chez moi. Je voyais bien que ce que je disais ou que ce que je faisais causaient des réactions violentes de la part des autres élèves ou produisaient des situations qui n'étaient pas du tout mon intention, et malheureusement personne ne m'expliquait rien, on me jugeait juste pour ce que j'étais et je devais me débrouiller avec ça. Je m'isolais très souvent parce que j'avais sincèrement peur de faire encore des erreurs, qui me dépassaient, et de subir la violence des autres pour la millième fois, mais la solitude me pesait énormément et finissait toujours par atteindre un point si douloureux que je finissais par préférer m'exposer à la brutalité de mes camarades que de rester seul. Et vice versa, c'était un cycle sans fin, vraiment très sombre, qui a duré toute mon enfance. J'étais très volontaire et appliqué pour essayer de me faire des amis ou avoir même ne serait-ce que de petites interactions, mais je ne savais vraiment pas comment m'y prendre. Les élèves se galvanisaient beaucoup entre eux pour me tourmenter, mais c'est ainsi que les enfants sont, ils ont une forme de pureté et de cruauté brute, qui s'expriment d'autant plus fortement lorsqu'ils sont en groupe et qu'ils ne sont pas encadrés. J'ai le sentiment que les adultes fermaient souvent les yeux sur leur comportement avec moi parce qu'eux-même ne me supportaient pas. Il y avait une vraie forme de punition dans l'indifférence des adultes. Ils m'envoyaient complètement balader sans atermoiement quoi que je leur explique des choses qu'on me faisait subir, ce qui a vraiment eu l'effet pervers de me convaincre que demander de l'aide ne servait à rien. C'est quelque chose qui m'a poursuivi et qui a certainement impacté ma vie durablement. Je pense par ailleurs qu'ils me croyaient sincèrement, c'était difficile d'ignorer ce qu'il se passait, mais ils ne voyaient pas la peine d'intervenir ou ils n'avaient peut être juste pas l'énergie de gérer ces sempiternelles situations dans lesquelles je me retrouvais. La répétition et la disproportion du harcèlement que j'ai subi ont profondément affecté mon développement et ont été déterminant pour me conditionner à réprimer qui je suis. En dehors du simple fait que j'étais différent et que c'était un facteur suffisant pour les autres enfants de me harceler, je m'interroge sérieusement sur la manière dont mon autisme a exacerbé la gravité de ces harcèlements, qui prenaient parfois des proportions dangereuses. Est-ce que j'avais l'air plus vulnérable ? Est-ce que je donnais l'impression de me moquer d'eux avec mes réactions ? Je me retrouvais dans des situations tellement extrêmes et j'étais assez intelligent pour constater qu'ils ne faisaient pas cela à d'autres enfants, ce qui me perturbait beaucoup. J'ai été très surpris d'apprendre, plus de deux décennies plus tard tout de même, que certains élèves se rappellent encore de ce qu'ils m'ont fait à cette époque. Je n'avais jamais pensé qu'ils puissent s'en rappeler eux-mêmes et cela illustre bien à quel point leurs actes avaient été cruels, si cela les avait marqué aussi. J'ai reçu quelques excuses, mais ces "quelques" étaient "beaucoup" pour moi, cela m'a énormément touché. L'une de mes anciennes camarades m'a laissé un commentaire sous l'un de mes articles il y a deux ans, voici un extrait "...Tu étais vraiment un garcon trop bizarre mais je comprends pourquoi maintenant et je culpabilise grave, on était trop horrible avec toi. Je suis désolée d’avoir été aussi cruelle et méchante, tu faisais toujours tes grosses crises devant tout le monde ou tu parlais tout le temps, ca nous tapait sur les nerfs mais tu méritais pas qu’on te fasse tout ca, c’était hardcore. Avec les autres filles on était de vraies connasses, ca nous amusait de te faire pété un cable et tourné en bourrique, je regrette tellement et donc voila je te le dis, je suis désolée alex..." (15). Les filles dont elle fait référence, et elle-même, ont tenté de me noyer dans une toilette remplie d'excréments. Je ne pense pas qu'elles cherchaient à sérieusement me noyer, seulement à m'humilier, mais elles avaient retenu ma tête dans la cuvette et j'étais complètement paniqué, donc j'avais inéluctablement avalé de "l'eau" accidentellement. Elles s'étaient rapidement enfuies et je m'étais retrouvé tout seul. J'étais vraiment en état de choc mais je ne me souviens pas du tout des minutes qui ont suivi, seulement que j'ai réussi à m'enfuir de l'école, ce qui n'a été possible que parce que c'était la pause entre midi et deux, et que le grillage central était ouvert, alors qu'il était fermé durant les récréations du matin et de l'après-midi. Je n'habitais qu'à quelques rues heureusement. Cette fuite m'avait valu évidemment d'énormes problèmes. Mon absence avait tout de suite été détectée par ma maîtresse, et il y avait eu une panique générale, autant du côté de l'école que celui de ma grand-mère qui avait été appelée à son travail. Grandine était arrivée furieuse à la maison, probablement parce qu'elle était folle de panique, elle hurlait mon nom en montant l'escalier pour savoir si j'étais là. Elle avait tout de suite déchanté en me voyant, je m'étais déshabillé et lavé mais j'étais complètement catatonique et je n'arrivais pas à parler, ce qui a doublé son inquiétude et son imagination avait forcément fait les pires suppositions. Elle m'avait demandé ce qu'il s'était passé mais j'étais incapable d'articuler un mot, je ne suis même pas sûr d'avoir croisé son regard, et elle me posait plein de questions mais je n'étais juste pas en capacité de lui répondre. Je ne me souviens plus de tout ce qu'elle a fait ou ce qu'elle m'a demandé mais je me rappelle très bien qu'elle s'était disputée avec l'école au téléphone, puis voulait, ou peut-être était-ce une demande de la directrice, que nous nous y rendions immédiatement. Ma grand-mère a essayé de m'y forcer, brièvement, car elle s'est aperçue que j'étais totalement en incapacité de bouger et que c'était une mauvaise idée de me contraindre. Elle me connaissait très bien et elle a eu la bonne approche, alors que mon père m'y aurait certainement trainé de force. Je ne sais pas combien de jours je suis resté à la maison après cet incident, je me souviens seulement que le dénouement fut affreux à mon retour à l'école. J'avais eu droit à un sermon - ce qui est compréhensif - sur le fait que je n'aurais jamais dû quitter l'école sans la supervision d'un adulte et qu'il était question que je sois potentiellement renvoyé, vis-à-vis de leur responsabilité et du risque que je récidive. Ma grand-mère essayait de tout faire pour que cela n'arrive pas, et même si je comprends parfaitement qu'elle se soit battue pour que je reste scolarisé, son attitude me donnait le sentiment très amer qu'elle était du côté de l'école et non du mien, ce qui me blessait. Elle avait fini par m'extorquer les raisons de ma fuite et avait expliqué ce qu'il s'était passé à la directrice. Les filles impliquées avaient été convoquées mais elles avaient retourné la situation en racontant que c'était moi qui leur aurait fait du mal, deux d'entre elles sanglotaient d'ailleurs, et la directrice m'avait vivement réprimandé. J'étais stupéfait et j'avais cherché l'aide de ma grand-mère en l'implorant du regard mais elle n'a pas dit un mot - probablement parce que ce n'était pas le moment de faire une scène et qu'elle voulait augmenter mes chances de ne pas me faire renvoyer - mais toute la scène qui se déroulait devant moi m'était vraiment incompréhensible et avait généré en moi un sentiment d'injustice et un désespoir abyssal. J'étais très confus mais très lucide à la fois, je ne comprenais pas comment la situation avait pu être retournée contre moi mais j'étais très conscient que c'était moi qui était réprimandé au final, et pas celles qui m'avaient fait avaler de la merde. Désolé pour la vulgarité, mais ça m'est resté en travers de la gorge. Sans mauvais jeu de mots. La directrice m'avait même forcé à formuler des excuses envers ces filles et à promettre de ne pas les embêter de nouveau. Je n'étais qu'un petit garçon alors j'ai fait ce qu'on m'a demandé. À noter qu'elles avaient également été contraintes de s'excuser envers moi. L'affaire aurait pu se clôturer là mais l'une des jeunes filles avait vraiment convaincu ses parents d'être la victime dans cette histoire et ils avaient formalisé une plainte auprès de l'établissement, je ne sais pas sous quelle forme mais elle avait eu un impact notable. J'étais par la suite surveillé de façon très étrange par les professeurs, parfois la directrice m'attrapait le bras et me mettait contre le mur en me rappelant qu'elle m'avait à l'oeil, j'étais traité comme un très mauvais garçon et je ne comprenais vraiment pas ce qu'il se passait. Toute ma scolarité a été douloureuse mais cette année-là a été particulièrement intense. Il y a eu une fois où j'ai été invité à un anniversaire et c'était vraiment un événement pour moi, étant donné que j'étais toujours exclu à cause de ma façon d'être. J'étais fou de joie, je n'avais que cet anniversaire à la bouche, c'était devenu le centre de mon existence. Je me souviens que Grandine m'avait autorisé à acheter un cadeau déraisonnablement cher par rapport à nos moyens, que nous ne nous serions jamais permis d'acheter pour nous-même, mais je pense qu'elle faisait cet effort car elle était vraiment heureuse pour moi et qu'elle voulait m'aider à m'intégrer le mieux possible. Ma joie a vite laissé place à quelque chose de plus sinistre lorsque je suis arrivé à l'anniversaire, les enfants présents avaient fini par m'enfermer dans un grand coffre à jouet, probablement parce que j'avais dû les fatiguer, je ne crois pas que c'était prémédité, du moins je l'espère, et ils m'avaient laissé à l'intérieur, m'ignorant tout l'après-midi, jusqu'à ce que ma grand-mère revienne me chercher. La chambre de mon "amie" était au bout d'un couloir, étrangement courbé d'ailleurs, comme un demi-cercle, et les deux adultes dans la cuisine n'entendaient pas mes cris, à cause de la distance et probablement de l'épaisseur du bois du coffre, mais il y avait quand même l'orifice de la serrure qui était ma seule source de lumière. Lorsqu'ils m'avaient sorti du coffre à l'arrivée de ma grand-mère, j'avais jailli dans un état d'hystérie totale et incontrôlable, j'avais donné des coups de pied extrêmement violent contre le coffre, je me frappais les tempes et le père de Cécile m'avait attrapé d'une seule poigne en me plaquant les bras contre le corps et en me soulevant en l'air pour que j'arrête de frapper le coffre. Ma grand-mère s'était d'instinct interposé immédiatement même si elle ne savait pas du tout ce qu'il se passait, mais elle avait pris peur en voyant cet adulte être physique avec moi. Elle avait demandé à ce que tout le monde sorte de la pièce, l'adulte avait fait un commentaire dont je ne me souviens pas de la nature exacte mais qui avait agacé ma grand-mère qui l'avait aussitôt envoyé balader. Autant dire que la situation devait être très particulière pour cet homme et ma grand-mère, puisque nous étions chez lui. Il avait quand même quitté la pièce avec les autres enfants. Je refusais que ma grand-mère me touche donc elle avait attendu à côté de moi le temps que je reprenne mes esprits et retrouve mon calme. J'avais fini par lui expliquer ce qu'il s'était passé et nous avions rejoint les autres. Tous les enfants faisaient les idiots vis-à-vis de ce qu'ils m'avaient fait, en disant qu'ils ne comprenaient pas et que j'aurais soi-disant joué avec eux tout l'après-midi. Le père avait l'air de les croire mais il était prudent de ne pas s'impliquer, il laissait les enfants feindre l'incompréhension de ma réaction. Je n'étais pas en état de me défendre et je n'avais pas eu besoin de le faire, ma grand-mère avait scandé un "C'est bon, ça suffit" et m'avait sorti de l'appartement en claquant la porte derrière elle. Nous ne nous étions pas dit un mot sur le chemin du retour mais elle était vraiment furieuse. À l'époque, je pensais qu'elle était furieuse contre moi mais maintenant je pense qu'elle savait très bien que je disais la vérité et que je n'avais pas eu cette réaction par magie. Je sais que cette anecdote ne parait pas grand-chose, ces enfants ne m'ont causé aucune violence physique et aucun danger réel, mais cette cruauté là n'était pas isolée, elle est très représentative de ce qu'était ma vie à cette époque et de mes interactions avec les autres enfants. J'étais trop inadapté, je parlais trop ou je ne parlais pas, je prenais trop de place ou j'étais invisible, j'étais trop sensible aux bruits et aux lumières, je ne voulais pas jouer, je ne voulais pas écouter, je n'étais juste pas un enfant qu'il était facile de fréquenter. J'étais déjà difficile pour les adultes alors ce n'est pas étonnant que les enfants réagissent de cette façon à mon contact. Je regrette plutôt que les adultes n'aient pas joué un rôle pour prévenir ces situations ou pour sensibiliser leurs enfants. C'est peut-être un regret qui est présomptueux de ma part, je ne sais pas ce que c'est que d'être parent, je suis mal placé pour faire la leçon aux autres. La seule chose que je sais, c'est que le harcèlement que j'ai subi étant enfant et adolescent m'a détruit sur de nombreux aspects, et qu'il est très répandu, beaucoup d'enfants en sont victimes, et j'ai l'impression que tout le monde le sait, que beaucoup de ces violences sont visibles, mais que les gens ne réalisent pas vraiment leur gravité, l'impact qu'elles ont sur ceux qui en sont victimes, à quel point cela peut les abîmer. J'ai le sentiment que tellement de souffrances pourraient être prévenues si les adultes s'impliquaient, s'ils étaient vraiment à l'écoute des enfants et prenaient des mesures concrètes, mais c'est peut-être un sentiment complètement utopique. En tout cas, j'ai grandi en me sentant totalement désabusé par les adultes et la confiance que je pouvais leur faire, je ne prenais même plus la peine de leur raconter ce qu'il m'arrivait à force de leurs inactions et désintérêts. Je subissais tellement de crasses horribles et de violences mais j'étais impuissant, je ne pouvais rien faire, et j'étais convaincu qu'il ne servait à rien que j'en parle aux adultes, j'avais eu trop de mauvaises expériences, cela se retournait souvent contre moi et ne faisait qu'empirer la situation. Même ma grand-mère était épuisée, je rentrais de l'école dans des états impossibles et elle faisait ce qu'elle pouvait, mais son périmètre autant que son énergie était limitée. La tâche semblait impossible de toute façon, comment me protéger du monde. Je ne sais plus quel âge j'avais à ce moment-là, j'étais encore très petit, mais ma grand-mère m'avait dit une phrase qui a résonné en moi tout le reste de ma vie. C'était encore un de ces jours où j'étais rentré de l'école dans un état exécrable, je me roulais par terre de douleur, mentale, j'étais en crise et je pleurais, j'étais surchargé par tous les stimulis, toutes les interactions, tout ce que j'avais dû endurer durant la journée. Dans ces moments-là, je pouvais même parfois supplier de mourir, j'étais certes dramatique et pas réellement sérieux mais ce n'était pas moins un sentiment sincère sur l'instant, et cela restait préoccupant d'entendre cela de la bouche d'un enfant. Ce jour-là, ma grand-mère était passée dans le couloir, m'avait regardé sur le sol en pleine crise et elle m'avait dit très froidement "Alexandre, ou tu t'adaptes, ou tu crèves" et elle était repartie vaquer à ses occupations. Grandine n'était pas une femme cruelle du tout, et d'ailleurs elle ne me parlait jamais de cette façon, le mot "crève" était vraiment exceptionnel dans son vocabulaire. Mais elle pesait ses mots et elle savait que c'est ce qu'il fallait que j'entende, ou tout du moins elle savait que le monde continuerait d'être sans pitié, égal à lui-même, et qu'il fallait que j'apprenne à vivre dedans quoi qu'il en coûte. J'avais très mal pris son commentaire sur le moment mais c'est une phrase qui m'a marqué au fer et qui eu un impact faramineux sur ma vie, pour le meilleur et pour le pire. Cette phrase a été fondatrice dans ma construction parce que j'ai systématiquement considéré à partir de ce moment que j'étais le seul responsable de ce qui m'arrivait et qu'il fallait que je me surpasse pour surmonter toutes les situations. Cela m'a indéniablement donné une certaine force, une certaine approche de la vie, mais c'est une illusion de croire que l'on peut surmonter son handicap face à toutes les situations, c'est irréaliste et irresponsable. La phrase de ma grand-mère, bien qu'elle soit très réaliste sur la cruauté du monde et prononcé dans le but de me faire "changer", reste une phrase validiste qui a aussi eu des effets très néfastes, cette approche m'a convaincu que tous les problèmes venaient de moi et devaient être résolus par moi, ce qui est faux, tout comme m'a convaincu que je ne pourrais jamais trouver d'aide à l'extérieur. Cela m'a complètement centralisé sur le fait que je devais devenir "valide" et "m'adapter" dans la société quel qu'en soit le prix, en dépit de mon autisme et de mes capacités réelles.

J'ai grandi avec un sentiment d'exclusion phénoménal. Que ce soit à travers le harcèlement scolaire ou l'éducation que je recevais par ma famille, tout le monde paraissait être du même côté d'une ligne invisible, d'une frontière que je n'arrivais pas à traverser. J'ai grandi avec le sentiment constant d'être "anormal" et de devoir changer, et ce sentiment était autant encouragé par la cruauté de ceux qui me voulaient du mal, que par l'éducation de ceux qui me voulaient du bien. J'ai conscience que ce que je viens de dire est très dur, je ne cherche vraiment pas à faire des reproches à ma famille ou à les accuser de quoi que ce soit. J'ai eu l'immense privilège d'être aimé, nourri, logé et bien élevé. Je dis simplement que même des intentions et des conseils bienveillants peuvent avoir des conséquences néfastes, surtout lorsqu'ils sont inadaptés à la situation de la personne qui les reçoit. Ma tante Kally a manifesté une forme de culpabilité lorsque mon diagnostic TSA est tombé, elle n'avait aucun regret sur notre passé, ni moi d'ailleurs, car elle savait qu'elle avait fait tout ce qu'elle pouvait pour moi, mais elle s'était quand même beaucoup mis à se justifier alors qu'elle n'avait pas besoin de le faire, notamment sur le fait qu'on m'avait simplement étiqueté comme un "enfant difficile" à cause de mon histoire lorsque j'étais petit et que c'était une narration qui avait contenté tout le monde, et qu'elle était convaincue que je ne serais pas suicidaire ou toxicomane aujourd'hui si j'avais eu un accompagnement dès le départ. Il m'est impossible d'adhérer à une telle affirmation, je pense que j'aurais quand même sombré dans ma toxicomanie et mes luttes contre le suicide, mais je partage son avis que ma situation aurait probablement été meilleure, particulièrement ma santé mentale. Elle m'a affirmé que mon père n'aurait pas été aussi violent avec moi s'il avait su que j'étais autiste et je la crois là-dessus. Je ne pense pas que les adultes auraient été aussi durs avec moi ni qu'ils auraient autant essayé de me tordre pour être "normal" si mes troubles autistiques avaient été correctement diagnostiqués lorsque j'étais enfant. Je n'ai aucun regret, j'ai reçu de l'amour et une bonne éducation, mais je suis d'accord avec le fait que j'aurais une vie très différente aujourd'hui si on m'avait enseigné que j'avais le droit d'exister pour ce que je suis, alors que tout le monde s'est employé à m'enseigner le contraire. C'est un grand gâchis, c'est triste. Il y a une grande responsabilité de la société à ce niveau. J'aimerais sincèrement que les gens, particulièrement les politiques qui ont des pouvoirs de décision, réalisent le retard des infrastructures en France et l'impact gigantesque qu'un accompagnement précoce à sur la vie des personnes autistes. Et ces décennies de perdues, ces décennies de vies brisées, se répètent et se répèteront tant que la société continuera de fermer les yeux sur nos vies, sur nos familles, sur le manque de soignants, sur le manque d'infrastructure. Je trouve qu'il y a des lacunes quasiment criminelles à ce niveau dans notre pays. Je vais m'arrêter là, j'ai beaucoup à dire mais je n'ai plus assez d'énergie pour parler davantage de ce sujet, je pense que mon opinion est assez claire de toute façon et je n'ai aucune intention de politiser mon témoignage.

C'est à partir du harcèlement scolaire que j'ai commencé à avoir des pensées suicidaires et des réflexions profondes sur l'intérêt de me battre pour une vie aussi douloureuse. J'avais déjà beaucoup à gérer et cette dimension sociale là était de trop, il en découlait des anxiétés et des dépressions très profondes qui demandaient beaucoup d'énergie et d'amour de la part de ma grand-mère et de ma tante, qui devaient continuellement me rassurer et me faire croire que cela irait mieux dans le futur, pour que je persévère.

Fin du Taekwondo

Le Taekwondo avait une place importante dans ma vie d'enfant, je le pratiquais déjà depuis quelques années dans le dojo de mon oncle. C'était le seul moment où je pouvais être avec d'autres enfants qui ne me harcelaient pas et j'étais toujours très enthousiaste à l'idée de les retrouver, même si ce n'était pas forcément réciproque. Les arts martiaux et les maîtres imposent un cadre de respect dont je profitais beaucoup car personne ne s'en prenait à moi et je me sentais préservé dans cet espace, le Taekwondo était un moment très privilégié pour moi, plus pour l'aspect social que l'art martial en lui-même. Malheureusement j'étais trop enthousiaste, comme d'habitude je n'avais pas su mitiger mes curseurs internes, et j'allais beaucoup trop vers les autres, j'initiais frénétiquement des contacts sociaux et je parlais sans savoir m'arrêter. J'avais une envie phénoménale de me faire des amis mais j'essayais beaucoup trop et cela me rendait ennuyeux pour tout le monde.

Lors de l'examen pour passer au dan supérieur, j'avais été le seul élève de la classe à ne pas l'obtenir. Mon oncle m'avait dit que j'avais très bien exécuté les mouvements pour le passage de grade mais que je parlais beaucoup trop et que pour cette raison, il refusait de me passer au dan supérieur parce que j'étais trop indiscipliné.

J'étais encore puni pour mes comportements "anormaux". Cela m'avait rendu incroyablement triste, je ne savais pas quoi dire ou quoi faire, j'avais été gagné par un sentiment d'impuissance écrasant. J'avais abandonné le Taekwondo du jour au lendemain parce que je savais qu'on me demandait quelque chose que je n'étais pas capable de fournir, malgré le fait qu'on me demandait quelque chose de simple, et c'était déchirant pour moi parce que je perdais le rare espace dans lequel j'avais l'impression que ma présence était tolérée. Cela m'a beaucoup isolé et je n'ai pu reprendre les arts martiaux que de nombreuses années plus tard, après avoir pris tellement de choses au visage que j'en avais appris à tenir ma bouche fermée. Tout ça était une leçon chère payée mais l'intention de mon oncle n'était pas malveillante. Vis-à-vis du cadre attendu dans un dojo et en comparaison aux autres enfants, j'étais vraiment très indiscipliné et il voulait m'enseigner une bonne leçon. Je suis persuadé que s'il avait su que j'étais autiste, il aurait eu une autre approche, sans l'ombre d'un doute. J'étais habitué de toute façon, je n'étais pas surpris par sa réaction, ce n'était pas la première et ne serait pas la dernière. J'ai reçu toute ma vie des "bonnes leçons" pour me discipliner et m'apprendre à me comporter différemment en public, et elles partaient toutes de bonnes intentions. Mais c'était un enfer pour moi. Quand on a une rigidité cognitive comme la mienne et une telle difficulté à s'adapter, ces leçons sont complètement contre-productives. Enfin si, elles sont productives pour les autres, pour la société. Mais elles sont destructrices pour moi. Ces "bonnes leçons" n'ont fait que m'apprendre à faire semblant. Comment retenir véritablement la leçon alors que vous ne comprenez souvent même pas le problème ? Vous savez juste que vous êtes réprimandé pour ce que vous êtes, ce que vous faites, ce que vous dites. Vous apprenez donc à la longue, à force d'échecs et de réprimandes, ce qu'il ne faut plus être, plus faire, plus dire. Il n'y a aucune pédagogie là-dedans, aucune évolution, aucune progression. Je dirais que c'est un peu comme si les gens avaient réussi à vous faire passer dans leur moule à grand coups de marteau, et le pire, c'est qu'ils en gardent la conviction de vous avoir fait du bien, de vous avoir fait gravir une marche pour mieux vous intégrer dans la société. Ce qui n'est pas forcément faux. Mais qui n'est pas forcément vrai non plus. Qui intègre-t-on vraiment au final ? Certainement pas une personne autiste, seulement le moule qu'ils auront façonné. Ces "bonnes leçons" ne jouent pas un rôle d'intégration. Elles le prétendent, elles le croient, mais elles ont l'effet inverse, elles vous oblitèrent et vous contraignent à devenir "conforme".

Il n'y a personne à pointer du doigt, ce n'est que mon ressenti, mais ce que je pense de tout ça aujourd'hui est que toutes ces "bonnes leçons" que j'ai reçu à travers ma vie n'ont fait que m'apprendre que je ne pouvais pas être aimé pour ce que j'étais, qu'il fallait sans cesse que je "corrige" ma pensée, mon comportement, mes propos. Et je pense que cela a joué un rôle important, parmi d'autres bien sûr, mais un rôle vraiment important tout de même, dans mes dépressions, mes pensées suicidaires, mes multiples addictions. Le seul conseil que j'aurais à donner, enfin, c'est une supplication plus qu'un conseil, alors je vous supplie, qui que vous soyez qui lisez ces lignes, s'il vous plaît, d'être prudent avec les "bons conseils" que vous prodiguez car sans vous en apercevoir, et cela peut être inconsciemment autant pour vous que votre interlocuteur, vous transmettez le message que cette personne ne peut pas être aimé telle qu'elle est. Cela ne parait peut-être rien, une petite leçon ou un commentaire, et c'est certainement vrai s'ils sont isolés, ponctuels, mais je sais à quel point ils peuvent être infiniment insidieux et destructeur, surtout lorsqu'ils se répètent autant tout au long de la vie. En dehors du fait de faire toujours face à des conseils pour "changer", il y a une usure très réelle à s'entendre répéter toujours les mêmes choses sans jamais parvenir à les corriger. Cela entretient en vous une culpabilité immense et affecte beaucoup votre estime de vous-même. C'était mon cas en tout cas mais je doute que les gens soient très différents. Tous les êtres humains ont une limite dans leur résilience et ils seraient sans doute affectés par des sentiments similaires face à la répétition et l'usure de ces "bonnes leçons".

Noyade de ma grand-mère

Nous nous étions réunis un été avec ma famille laotienne dans un camping. Il y avait une piscine rectangulaire qui était divisée en deux parties immergées, une peu profonde et une profonde. Je ne savais pas encore nager à cette époque et je restais du bon côté. Il y avait toujours du monde, c'était bruyant et mouvementé, mais je passais tout de même un moment agréable dans l'eau. Malgré toute l'agitation, j'avais immédiatement remarqué que quelque chose n'était pas normal de l'autre côté de la piscine. Ma grand-mère laotienne sortait la tête de l'eau puis replongeait aussitôt, puis ressortait une seconde, et replongeait, sans avancer. Elle reprenait sa respiration mais plaçait aussitôt ses mains devant le visage pour se pincer les narines, elle n'était pas en train de nager. La scène me semblait vraiment étrange mais elle ne criait pas et les gens nageaient à côté d'elle sans s'alerter, son comportement n'éveillait pas de suspicion autour d'elle. J'avais décidé de lui parler lorsque sa tête était à nouveau passé au-dessus de la surface mais elle retournait aussitôt sous l'eau et ne semblait pas m'entendre, alors j'avais commencé à interpeller les gens autour de moi en leur disant "Je crois que ma grand-mère est en train de se noyer" mais j'avais un calme et un ton tellement inapproprié par rapport à cette situation que les gens ne m'avaient pas pris au sérieux, ils pensaient peut-être que je leur faisais une blague. Je me souviens distinctement d'un homme qui m'avait répondu "Mais non elle nage". Ne sachant pas nager moi-même, je ne pouvais pas la rejoindre, j'avais commencé à devenir hystérique et à m'énerver sérieusement contre les gens autour de moi parce qu'ils ne m'écoutaient pas, et au final c'est mon frère, et non des adultes, qui m'avait pris au sérieux et qui était allé récupérer ma grand-mère laotienne au milieu de la piscine avec l'aide de ses amis. Elle était bel et bien en train de se noyer, personne ne lui avait indiqué que la piscine avait une partie profonde et elle ne savait pas lire le français, elle n'aurait pas pu le deviner seule et c'est ainsi qu'elle s'est accidentellement retrouvée en danger. Ne sachant pas nager, elle avait passé plusieurs minutes à se propulser de toutes ses forces contre le fond de la piscine pour remonter jusqu'à la surface le temps de prendre une brève respiration et retomber aussitôt dans le fond de la piscine, contre lequel elle se propulsait encore et encore. Cela a dû être une expérience terrifiante pour elle, qui a dû lui sembler interminable. Elle était totalement épuisée lorsque nous l'avons sortie de la piscine.

Par la suite, ma grand-mère racontait fièrement comment Grégor et moi l'avions sauvé de la noyade, et elle a continué de le faire bien des années après. Je raconte seulement cette histoire parce que je me suis toujours interrogé sur ce qu'il se serait passé si je n'avais pas été là, mais aussi si je n'avais pas été autiste, pour repérer son comportement qui n'avait alerté personne mais qui m'avait tout de suite interpellé. De la même façon, c'est seulement parce que mon frère me connaissait et avait compris que j'étais sérieux que ma grand-mère a pu être sauvée de la noyade, parce que personne d'autre ne considérait ce que je leur disais. S'il n'avait pas été là, je ne crois vraiment pas que j'aurais réussi à alerter les gens, surtout vu la façon dont je communiquais l'urgence, qui n'était pas du tout appropriée. Sa gymnastique silencieuse pour respirer aurait perduré encore un moment et elle se serait probablement noyée.

CM2

Au CM2, mon maître d'école avait une méthode pour motiver ses élèves : en partant du meilleur au moins bon dans le classement, il les laissait choisir un par un la place qu'ils souhaitaient prendre au sein de la classe. Les premiers élèves se mettaient systématiquement au premier rang, très fier de pouvoir briller devant tous les autres, et j'avais fait l’erreur la première fois que j'en eu l'opportunité de me mettre au premier rang parce que je voulais expérimenter ce qu’il y avait de si « génial » à être à ces places là. L’expérience fut vraiment très mauvaise, comme au CE2, je ne supportais pas d’entendre des voix derrière mon dos ou de sentir qu’il se passait des choses que je ne pouvais pas voir. Toutes les fois suivantes, je me plaçais sur un bureau isolé des grandes rangées centrales, j’avais à ma gauche une fenêtre très haute qui me donnait vue sur les branches d’un arbre dans la cour et à ma droite, une allée pour avancer jusqu’au tableau. J’étais très heureux à cette place, je pouvais facilement identifier ce qu'il se passait dans la classe tout en vaquant à mes rêveries incessantes, ce qui ne semblait pas le moins du monde déranger mon professeur. Il a eu un rôle très important dans ma vie, c’est difficile de quantifier ou de qualifier son apport mais je sais qu'il a eu un impact profond sur mon développement. Il était d’un calme impressionnant, qu'il conservait même lorsque je le contrariais, ce qui me faisait beaucoup de bien. Durant les récréations, il restait souvent dans la salle de classe pour jouer au Solitaire sur un vieil ordinateur. Je restais près de lui pour le regarder, nous pouvions passer des récréations sans nous dire un seul mot et il avait la bienveillance de ne pas me chasser. Un jour, il m'avait fait remarquer que mon écriture était illisible et qu’il fallait que je fasse un effort. Sa critique m'avait complètement obsédé et j'avais passé les jours et nuits suivants à recopier scrupuleusement l’écriture soigneuse de mes cahiers de lettre de CP jusqu'à totalement changer mon écriture. Il avait été très impressionné de mes efforts et d'avoir rendu mon écriture lisible aussi vite. J'ai conservé cette écriture d'écolier de primaire d'ailleurs, avec un lettrage bien rond et lisible, sans personnalité. Il me laissait m'exprimer plus qu'aucun professeur ne me l'avait jamais permis, et il me laissait faire des exposés sur tout ce qui me passionnait en fonction des intérêts restreints que j'avais sur le moment : la vie des scarabées, la vie des aigles, la vie des dinosaures, l'humanité survivra-t-elle à notre soleil, inconvénients et avantages du transhumanisme, etc. C'était une très belle année pour moi, je n'avais pas d'amis mais j'étais dans ma bulle avec les sciences, et le seul fait que mon professeur me respecte de cette manière me faisait un bien considérable. Ma grand-mère l'observait aussi et me trouvait moins dépressif, plus optimiste pour l'avenir, et le remerciait très souvent pour la patience qu'il avait avec moi (16).

Adolescence

Collège

Mon frère m’avait mis en garde, l’univers du collège était très différent de celui de la primaire, j’allais perdre une partie de mes camarades et personne ne s’embarrasserait à s’adapter à ma personne, il allait falloir que je fasse des efforts supplémentaires très importants si je voulais mitiger les conséquences de mon inadaptabilité sociale. Je savais qu’il avait raison et j'avais débuté pour la première fois une liste des « points à changer » chez moi. C’était une entreprise assez inattendue venant de moi alors que je ne supporte pas les compromis ni les requêtes des autres pour que je change, mais c'était différent cette fois-ci parce que cela venait de moi, c'était mon envie, mon projet. Le premier point important, c’était d’arrêter de me faire des biberons la nuit. Ma grand-mère avait continué de me laisser tranquille là-dessus et ne posait aucune question lorsqu'elle voyait mon biberon apparaître comme par magie dans le lave-vaisselle, mais j'étais souvent la risée de mon frère pour n'importe quel prétexte et il ne manquait pas de me narguer à ce sujet quand il en avait l'occasion. Cela a été très difficile pour moi d’arrêter cette habitude car le lait était une grosse addiction pour moi pendant mon enfance, ainsi que le rituel qui en était associé. C'était un rare plaisir, un moment unique de réconfort à la fin de chacune de mes journées, autant dire que c'était très précieux, très important pour moi. Mais à cette époque, ce qui était encore plus important à mes yeux était de m'intégrer, donc je n'ai pas hésité une seule seconde à me faire violence pour changer cet aspect. J'avais tout raté de mon enfance alors je voulais vraiment réussir mon adolescence. Personne ne le remarqua, personne ne le notifia, ce ne fut un événement pour personne d’autre, mais c'était un grand moment pour moi. Le second point essentiel de ma liste était d’arrêter de faire pipi au lit. Je n'ai pas pris la décision vis-à-vis de ma grand-mère mais il faut avouer qu'elle était très impactée par cet aspect et faisait beaucoup d'efforts pour moi, je la réveillais constamment au milieu de la nuit et elle m’aidait à changer les draps pour que je puisse rapidement me recoucher. Elle ne m’a jamais fait de réflexion sur le fait que ce n’était probablement pas normal de continuer de faire pipi au lit à cet âge. Elle ne m’a jamais jugé mais elle soupirait longuement lorsqu’il fallait qu’elle s’extirpe de son lit au milieu de la nuit, ce qui était bien suffisant pour m’infliger de la peine et des remords. Elle avait essayé de me mettre un revêtement plastique à un moment, dans une tentative de lui faciliter la vie avec les lessives, mais je ne supportais pas du tout la matière et elle avait abandonné. Je suis arrivé à mon objectif en changeant mes habitudes, je m'étais fixé des règles très strictes et j'étais resté discipliné : plus de lait, plus d'eau, interdiction d'aller aux toilettes l'après-midi pour être certain de me vider la vessie avant d'aller dormir. Je m'étais fixé un cadre et des contraintes, ce n'était pas plaisant mais c'était vraiment efficace et rien que cela était une source de satisfaction pour moi, d'accomplissement, car j'avais la preuve que mon organisation et mes efforts donnaient des résultats, c'était quelque chose de très agréable à vivre.

Au collège, j'avais évidemment raté dès le premier jour mon introduction auprès des autres, j'étais redevenu un paria très rapidement, c'était une grosse déception. Mais il y avait quand même des petites marges de progrès, j'étais un peu plus adapté et le contexte était un peu différent aussi. J'ai d'ailleurs eu beaucoup de reconnaissance envers certains parents, qui me prenaient en pitié ou en affection, et qui demandaient à leurs enfants de faire des efforts avec moi et de me donner ma chance. Cela a fonctionné, certains de mes camarades se montraient plus compréhensifs, et certains sont même devenus mes amis avec le temps, après m'avoir apprivoisé. La plupart de mes amis dans ma scolarité avaient une relation très complexe avec moi, alternant entre l'amour et le rejet. Je crois qu'ils pouvaient avoir une tendresse sincère envers moi mais rejetaient intensément ma bizarrerie et l'étrangeté de mes propos ou de mon comportement. On m'avait appelé "le mongolien" une bonne partie de ma scolarité, et j'avais été rebaptisé "Colle-la-menthe-thaï" au collège, surnom qui avait été lancé par un groupe d'élèves en conservatoire de danse parce que je les collais tout le temps et qu'elles ne comprenaient pas pourquoi je cherchais à passer mon temps auprès d'elles alors que je n'étais même pas dans leur classe. Elles pouvaient être parfois cruelles et odieuses avec moi, mais honnêtement, c'étaient celles qui me traitaient le mieux de tous les autres élèves. Au bout de quelques mois, certaines d'entre elles s'étaient relaxées vis-à-vis de ma présence et l'année suivante, la plupart me toléraient bien.

Un très grand changement s'est opéré à cette période de sur-socialisation, j'avais vraiment eu l'habitude jusque là d'être toujours rejeté pour ce que j'étais mais je découvrais vraiment pour la première fois, ou en tout cas je le comprenais enfin, c'était plus visible pour moi, que j'étais toujours récompensé pour mentir, pour incarner quelqu'un d'autre. C'était une réalisation plus consciente. Et j'appréciais ces récompenses, ce sentiment d'appartenance, alors je me suis dit sincèrement que c'était la voie à prendre et j'ai persévéré dans cette direction. Les résultats étaient éloquents. Il y avait toujours une sorte d'amour et de désamour, mais les gens étaient plus à l'aise avec moi dans les interactions sociales car je masquais de mieux en mieux mes réactions, je donnais l'impression que j'étais intéressé par ce qu'on me disait ou par les mêmes choses que les adolescents de mon âge, c'est à ce moment-là que j'ai arrêté de parler de ce qui me passionnait vraiment car c'était toujours un motif de brimade de la part des autres élèves, et cela a très bien fonctionné. Je faisais attention à avoir un vocabulaire moins soutenu, à être plus bête que ce que je ne l'étais, à me standardiser autant que cela était possible et cela fonctionnait très bien. Évidemment, j'étais toujours beaucoup trop atypique pour la plupart des gens mais j'étais arrivé à atteindre un niveau beaucoup plus tolérable et cela m'a permis de me faire des amis. J'étais très méthodique, très volontaire, et j'avais une meilleure réflexion, ou en tout cas, j'observais mieux mon environnement pour adopter les bons comportements, pour choisir mieux ce que j'allais à dire même si c'était un mensonge. J'ai vraiment passé des étapes importantes dans ma socialisation durant cette période remplie de tâtonnements et d'expérimentations.

J'ai continué de subir beaucoup de harcèlement au collège mais je le trouvais beaucoup moins grave que ce que j'avais subi en primaire, cela restait globalement verbal et c'était une différence significative qui a changé la qualité de mon quotidien. Cela aurait pu être complètement l'inverse bien sûr, mais j'ai eu la chance que ce ne soit pas mon expérience, j'étais avec des adolescents qui n'étaient pas dans une cruauté extrême.

J'avais une relation plus complexe et tendue avec mes professeurs durant mon adolescence, il y a plusieurs facteurs à cela mais les principaux sont la validation sociale que je recherchais de mes camarades et le jugement impitoyable que j'avais envers les adultes, je n'étais pas tendre avec leurs opinions ou les erreurs dans leur cours, j'étais pour le moins pointilleux et je n'hésitais pas à leur sauter à la gorge à la gorge, au sens figuré, dès que j'en avais l'occasion.

J'avais été renvoyé plusieurs mois de mes cours d'Histoire-Géographie à cause d'un incident illustrant bien mon attitude, peu adéquate en milieu scolaire. Nous avions abordé le sujet de la colonisation et une élève avait demandé à notre professeur pourquoi est-ce que la France avait fait cela. Il avait répondu que c'était dans la nature de l'Homme. J'ai été immédiatement révulsé par cette réponse, ni scientifique, ni historique, ni pédagogique, et effectivement sans demander la parole, j'ai simplement réagi en disant que j'étais un homme et que ce n'était pourtant pas dans ma nature. Il m'avait viré du cours et exigé que je lui fasse une lettre d'excuse. Je lui avais écrit une lettre d'excuse qui n'en était pas une, en faisant une rhétorique qui pouvait être perçue pour de l'insolence mais qui était vraiment mon opinion, que je "m'excusais" d'avoir un avis divergent du sien et en faisant une mini-thèse civique pour lui manifester mon désarroi quant à sa réponse. Il a refusé de me recevoir en cours tant que je ne lui réécrivais pas une autre lettre d'excuse, ce que je trouvais injuste et totalitaire donc je ne l'ai simplement pas fait, et l'épisode s'est poursuivi ainsi plusieurs semaines jusqu'à atteindre quasiment un trimestre complet. La directrice a dû intervenir pour faire une médiation entre le professeur et moi, et tout l'entretien semblait vraiment l'amuser, elle avait lu ma lettre et ne pouvait pas s'empêcher de me sourire, mais elle essayait de me réprimander en même temps ce qui n'était pas convainquant, et cette attitude irritait beaucoup mon professeur. Elle lui avait quand même fait remarquer que cela prenait des proportions ridicules et il s'en défendait en disant que c'était moi qui refusait de lui écrire une vraie lettre d'excuse, ce qui n'a pas convaincu la directrice qui trouvait toute cette histoire ridicule. Elle m'a réclamé également de faire preuve de raison et de lui écrire la lettre d'excuse qu'il désirait de moi, mais je ne voyais aucune raison légitime de le faire. Il a alors argumenté que je n'aurais jamais dû prendre la parole sans lever la main et j'ai pesé cela, ce que j'ai jugé être parfaitement exact et que j'ai reconnu, et j'ai été prompt à tout de suite lui écrire des excuses par rapport à ça. Je ne pense de toute évidence pas que c'était son motif initial de me virer de tous ses cours pendant tout ce temps, cela me parait excessif, c'est certainement ma lettre qui l'a piqué à vif, mais à ce stade il savait que son seul angle pouvait être ma seule faute véritable et même si je suis un mur 99% du temps, je suis une vraie porte ouverte si on me donne des arguments tangibles. Je pense que cette situation aurait pu se produire avec n'importe quel autre petit merdeux mais qu'elle a été exacerbée très facilement dans cette direction à cause de mon entêtement disproportionné et le peu de compréhension que j'avais des cadres d'autorité et dynamiques scolaires. Cela m'a toujours suivi dans la vie d'ailleurs, j'ai toujours eu le biais de croire que la "vérité", la "raison", la "justice" étaient plus importantes que la communication, les apparences, même la hiérarchie, mais ce n'est pas du tout comme cela que fonctionne le monde. On réussit mille fois mieux en ayant tort mais en maitrisant la communication qu'en ayant raison mais en étant incapable de communiquer et de respecter les cadres sociaux. Cela me parait complètement absurde et contre-intuitif, mais les êtres humains sont des êtres plus sociaux que pragmatiques, donc il y a une certaine logique à cela. C'est juste que cela m'a souvent mis dans des positions bêtes et difficiles parce que je n'étais pas capable d'appréhender cela, pouvant me retrouver acculé dans une hystérie complète et jugé comme ayant tort dans des situations où j'avais parfaitement raison. Situations d'ailleurs qui se seraient probablement conclues correctement si j'avais seulement su communiquer correctement avec les autres.

J'avais poussé à bout ma professeur de français qui avait laissé échapper une remarque qui m'avait vraiment offensé, elle m'avait dit que j'avais été mal élevé par ma mère ce qui n'avait pas manqué de me piquer à vif alors je lui avais répondu au tac au tac que ma mère était morte, ce qui l'avait complètement désarçonnée et elle s'était confondue en excuses. C'était un mensonge peu sympathique vis-à-vis de ma mère, qui peut même paraître cruel mais il faut comprendre, sans que ce soit une excuse, que j'ai passé toute mon enfance à devoir justifier de l'absence de mes parents auprès de tout le monde, les parents, les professeurs, les camarades de classe, et j'ai toujours été excédé de devoir partager mon histoire familiale. J'avais fini par dire que mes parents étaient morts, ce qui était le Saint-Graal de la tranquillité, car personne n'osait me demander quoi que ce soit après une réponse pareille. Cela ne me gênait pas moralement de choisir la facilité en mentant, aussi déshonorable cela puisse l'être vis-à-vis de mes parents, je les ai toujours aimés du fond du coeur et ce n'était pas ce mensonge qui allait changer cela, même si ma mère aurait certainement été profondément blessée, d'autant qu'elle n'y était pour rien. Moi j'étais juste un adolescent et je voulais qu'on me laisse tranquille. J'ai répondu de cette manière simplement parce que son commentaire m'avait vraiment attaqué à un endroit qui me faisait mal et j'avais voulu la mettre dans une position très inconfortable, ce qui n'a pas manqué de fonctionner. Quelques jours plus tard, ma professeur de français m'avait demandé de rester après l'heure de cours et elle jubilait, elle était vraiment souriante, ce qui ne lui arrivait jamais, et elle m'avait annoncé, ravie, que j'étais vraiment ce qu'elle pensait que j'étais - je n'ai jamais compris ce que cela voulait dire - et que je n'allais pas m'en sortir comme ça. Avec une grande euphorie, elle m'avait révélé qu'elle savait que ma mère était vivante. Je lui avais répondu très froidement "Vous avez gagné, elle est vivante, mais elle n'est pas à mes côtés. Vous trouvez ça mieux ?". Son sourire s'était aussitôt effacé et elle n'avait rien ajouté, je n'avais même pas été puni pour mon mensonge finalement. Je raconte cette anecdote parce que je trouve cette interaction fascinante, et qu'elle est aussi un exemple que j'étais un adolescent comme les autres aussi. Je pouvais être un petit con, avoir des réparties insolentes et être très défiant envers les adultes que je trouvais encore plus indignes de confiance que les enfants, mais surtout plus difficile à cerner, trop complexes pour moi à cet âge-là. Je voulais aussi beaucoup plaire à mes camarades de classe, alors j'étais capable d'aller à de sérieux extrêmes avec mes professeurs juste pour faire rire mes camarades et d'avoir le sentiment, quelques secondes, d'être à ma place à leurs côtés.

Au début de ma deuxième année de collège, ma professeur d'anglais m'avait incendié devant toute la classe parce qu'elle pensait que je me masturbais alors que j'avais simplement des stéréotypies que j'essayais de contrôler en gardant les mains en dessous de la table, il faut dire que c'était l'un des premiers jours de classe et j'étais extrêmement anxieux, j'avais encore échoué à m'intégrer auprès des autres élèves lors de ces jours cruciaux et je sentais que cela allait être une autre année épouvantable, j'avoue avoir eu un comportement plus difficile à réprimer que d'habitude. Mais l'incident m'a clairement anéanti, tout comme il a anéanti toutes mes chances de socialiser durant les semaines qui ont suivi, c'était une humiliation vraiment coûteuse. Elle m'avait fait ses excuses, parce que j'étais devenu complètement hystérique pour dénier son allégation, même si je me demande rétrospectivement si ma réaction n'a pas été jugée comme trop disproportionnée pour ne pas être suspecte. Quoi qu'il en soit, c'était une accusation très déplaisante. C'est un exemple simple des violences ordinaires que les personnes autistes peuvent subir en milieu scolaire et qui ne proviennent pas seulement des autres élèves, beaucoup de professeurs ont des réactions inappropriées, malgré eux, car je ne doute pas qu'ils cherchent tous à bien faire, ils ont tellement à gérer déjà qu'il m'est difficile de leur reprocher leur manque de patience ou leur absence de compréhension alors même qu'ils n'ont pas les capacités d'enseigner dans de bonnes conditions aux élèves. Cependant, cela créé un cadre dans lequel ils perpétuent malgré eux beaucoup de discriminations, certaines des remarques les plus cinglantes et validistes durant mon enfance venaient de mes professeurs, qui, ce n'est que ma perception personnelle, sont de véritables fers de lance du "conformisme" et de la "normalité" attendue par la société. Je ne peux pas faire de généralité, c'est juste mon sentiment qui découle de mon propre vécu, mais j'ai souvent trouvé leur pédagogie zélée et autoritaire, écrasante des différences, uniformisante à l'extrême. Le reproche que je fais est peut-être complètement déplacé, il est même possible de considérer que c'est précisément leur rôle d'agir comme ça, que c'est une approche qui est bénéfique à la société, et je peux l'entendre. Je pense tout de même que ce cadre est très nuisible pour les personnes autistes, et probablement pour toutes les personnes neuroatypiques.

J'ai expérimenté l'une des humiliations les plus significatives dans ma vie à cette époque, je ne savais pas comment communiquer mon intérêt pour un garçon qui avait quelques années de plus que moi, et je ne savais pas du tout comment me comporter par rapport aux émotions très intenses que je pouvais ressentir juste en l'ayant dans mon champ de vision. J'étais vraiment obnubilé par cet individu et j'essayais méthodiquement de comprendre d'où me venait cette fascination comme s'il y avait une équation à résoudre, alors j'étais d'autant plus observateur de ses moindres gestes et mouvements. Je ne me rendais pas du tout compte que j'avais un comportement inapproprié. Un jour, il est simplement venu m'ordonner d'arrêter de le suivre et de ne plus jamais le regarder. Je me souviens lui avoir répondu un très simple "D'accord" mais j'étais sincèrement bouleversé, je n'avais pas imaginé une seconde avoir fait quelque chose de déplacé et j'étais mortifié de l'avoir embarrassé. Cela m'avait vraiment énormément affecté, c'est un moment important dans ma vie parce que c'est l'un de ceux qui m'a fait le plus réaliser à quel point mon attitude pouvait être perçue comme une agression alors que je pensais agir "normalement". Cela m'a plongé dans une spirale infinie de réflexions et de remises en question, à décortiquer tous les moments où j'étais dans son périmètre, à essayer de décrypter mes erreurs et ce que je devais changer. Je porte toujours une écrasante humiliation et culpabilité par rapport à cet incident. Je précise que ces sentiments ne sont pas à associer à une déception affective, ce n'était rien de cet ordre, c'est mon inadaptabilité qui en a été la source.

Manger du plastique par amour

Petit anecdote amusante de cette période, Grandine m'avait acheté des rouleaux de printemps pour déjeuner. Ils étaient emballés dans un film plastique alors après en avoir saisi un, j'avais commencé à le déballer par le haut. Ma grand-mère m'avait immédiatement arrêté en me disant qu'il fallait le manger tel quel, ce à quoi je lui avais répondu qu'il s'agissait de l'emballage plastique, mais elle avait insisté en me disant que c'était comestible, pensant qu'il s'agissait de la feuille de riz enveloppant la nourriture. Je n'avais pas contesté et j'avais commencé à manger le rouleau de printemps et à mastiquer les aliments avec le plastique. Elle m'avait demandé si c'était bon, je lui avais répondu simplement que ça avait le gout de plastique et elle s'était énervé contre moi en pensant que je me moquais d'elle sur ce sujet, puis elle avait palper les rouleaux de printemps avec ses doigts et m'avait soudainement arraché le mien des mains, horrifiée. Elle s'était exclamée "Mais ça ne va pas de manger du plastique ?!" mais elle n'était pas en colère, juste paniquée, et je lui avais répondu que c'est exactement ce que je lui avais dit. Et elle avait répondu, comme si j'étais bête, "Oui mais tu avais bien vu que c'était du plastique en mangeant ?", et je lui avais répondu que c'était aussi ce que je lui avais dit. J'étais un peu irrité par la répétition. Elle s'était levée de sa chaise et avait appelé notre médecin de famille pour lui annoncer qu'elle "m'avait empoisonné" en me faisant manger du plastique, elle était un peu dramatique mais elle avait l'air vraiment très préoccupée, et devait sans doute culpabiliser. La conversation téléphonique n'était pas en haut parleur mais notre médecin l'avait apparemment rassuré parce qu'elle s'était calmée rapidement et avait l'air soulagé. Au final, elle avait fini par trouver cet incident très drôle et elle racontait parfois cette histoire à ses amis pour illustrer combien son petit-fils lui vouait "un amour aveugle". Ce qui est sans doute vrai.

J'aime bien cette anecdote, je la trouve drôle aussi. Le plastique ne m'a rien fait, je n'en ai pas avalé beaucoup de toute façon, la mastication était longue et laborieuse. Qu'est ce que j'étais bête quand même, quand j'y repense, je trouve cela tellement absurde parce que je savais pertinent que c'était du plastique, je n'avais pas le moindre doute dessus, encore moins quand je l'avais dans la bouche, mais je ne pouvais pas concevoir que ma grand-mère "mente", c'est vraiment très comique comment concilier des paradoxes dans ma tête me poussent à agir contre ma propre logique et mes propres constats. Cette situation illustre bien avec quelle facilité déconcertante j'accepte presque tout ce qu'on me dit comme une vérité absolue, qui a résulté ici à une situation comique mais à d'autres moments à des situations indésirables, voire carrément dangereuses.

Première violence sexuelle

C'est extrêmement compliqué pour moi de parler de ce que j'ai subi lorsque j'étais petit, particulièrement parce que j'ai accepté ces choses-là par moi-même et que cela les rend encore plus invraisemblables, inexplicables, inintelligibles pour toute personne bien construite. Elles le sont d'autant plus que ces abus se sont répétés de mon enfance à ma vie d'adulte, et je sais que cette répétition me jette d'office un discrédit terrible. C'est l'une des raisons pour laquelle je me suis toujours dissuadé de partager ces moments de ma vie, même avec mes plus proches amis ou les personnes qui ont partagé ma vie. En dehors de ma méfiance de ne pas être cru, j'ai toujours été convaincu aussi que cela ne servait strictement à rien d'en parler, je ne vois pas ce que cela aurait changé pour qui que ce soit, certainement pas pour moi, et je ne voulais surtout pas altérer la perception des autres vis-à-vis de moi, qui était déjà chèrement acquise. Il n'y avait rien à faire par rapport à ces expériences et je n'avais vraiment rien à en dire non plus.

J'ai toujours été dubitatif quant à ces événements. Le mot dubitatif parait peut-être très inapproprié pour parler de violence sexuelle mais c'est vraiment celui qui décrit le mieux mon ressenti. Je ne sais pas quoi faire de ces moments, je ne sais pas vraiment quoi en penser. Il me semble d'ailleurs très important de souligner que je n'ai jamais été violé, pas dans la définition graphique que les gens ont de cet acte dans leur imaginaire en tout cas, je ne sais pas pourquoi cette précision me parait essentielle mais je préfère la donner. Peut-être que je me sens coupable, peut-être que je ne veux pas choquer, peut-être que je ne veux pas être offensant envers des personnes qui ont vécu des circonstances mille fois plus terribles que moi, peut-être que je cherche à trouver des excuses aux personnes qui ont croisé ma route ou à justifier leurs actes en considérant que j'ai ma part de responsabilité, peut-être qu'il y a d'autres raisons que je ne réalise même pas, je ne sais pas et je ne le saurai jamais. Mais je sais que c'est important pour moi de partager exactement le ressenti que j'en ai eu, qui est juste la façon dont j'ai perçu tout ça et qu'il ne faut surtout pas généraliser, parce qu'elle dépeint seulement l'une des nombreuses réactions que peut avoir une personne autiste face aux violences sexuelles, et qu'il y a à mes yeux un immense intérêt de faire connaître cette variété, autant aux professionnels de santé qu'aux individus, car c'est spécifiquement parce que les gens ont une vision tellement stéréotypée des comportements qu'une victime de ces violences est censée adopter que cela crée un contexte qui la réduit souvent au silence, jugé préférable au risque de subir une double peine en s'exposant potentiellement aux reproches ou au déni des autres.

Je n'ai jamais considéré avoir été violé malgré ne pas avoir consenti à ces rapports. Je sais que cette phrase est affreuse sans contexte. Je n'ai aucune intention de minimiser les viols, les agressions, les violences sexuelles, vraiment pas, je sais que cette phrase est une abomination. Je suis vraiment gêné rien que de l'écrire parce que je suis très conscient que c'est mal de dire cela, mais je n'ai pas envie de mentir ni de me censurer, je ressens une vraie pression en abordant ce sujet mais je veux que mon témoignage reste authentique, même si cela signifie partager des choses peu reluisantes sur moi. Je n'aurais pas d'autres occasions ou lieu de le faire, et ma propre vie ne devrait pas être invalidée par les idées reçues des gens, mais la pression est palpable. C'est fou mais c'est là. Et de toute évidence, il faut distinguer les faits de mes ressentis, ce sont deux choses distinctes.

J'avais 12 ans lorsque j'ai eu mon premier "rapport" sexuel. J'allais régulièrement chez mon amie Melinda avec qui j'avais partagé une partie de ma scolarité et qui ne m'offrait son amitié que lorsque nous n'étions que tous les deux car elle ne voulait pas être associée à moi en public. Elle était infecte envers moi à l'école mais était totalement différente avec moi lorsque nous étions sans les autres enfants. Ses parents étaient souvent absents et nous avions l'habitude de profiter de sa maison ensemble. Une fois lorsque nous jouions à cache-cache, galvanisé par l'adrénaline, je suis rentré dans la chambre de l'un de ses grands-frères, Maxime, qui avait 18 ans à l'époque. Ce n'était pas un garçon que j'appréciais, il était systématiquement odieux avec moi parce qu'il me trouvait agaçant et m'envoyait balader avec mes éternelles questions. Il m'avait déjà mis dehors à deux reprises dans le passé, sans que sa sœur ne puisse y redire quoi que ce soit. En rentrant dans sa chambre, j'avais réalisé qu'il était là et je m'étais confondu en excuses, ayant peur des représailles auxquelles il m'avait habitué, en lui expliquant que je jouais avec sa sœur. Ce jour-là, il jouait avec sa Game Boy Advance dans son lit et il était clairement de meilleure humeur. J'allais ressortir quand il m'avait dit que je pouvais fermer le loquet et rester caché dans sa chambre si je le voulais, ce qui m'a paru être une excellente opportunité pour gagner la partie et je n'ai pas hésité une seconde à m'exécuter. Je restais immobile au niveau de la porte en tentant d'écouter Melinda me chercher dans la maison et en ravalant mes ricanements. Maxime m'avait demandé pourquoi je ne venais pas voir le jeu auquel il jouait, car il savait très bien que j'étais obnubilé par les jeux vidéo, l'ayant aidé plusieurs fois dans certains d'entre eux lorsqu'il était coincé. Je ne m'étais pas fait attendre, je m'étais assis à côté de lui dans le lit et je l'avais regardé jouer. Assez rapidement, il m'avait demandé si je voyais bien, ce à quoi j'avais répondu par l'affirmative, mais il avait insisté pour que je m'allonge, ce que j'avais fait, puis il avait ouvert les bras et les avait refermé autour de moi pour que je puisse voir l'écran en étant contre lui. Il y avait certainement de quoi élever des soupçons mais cela ne m'avait pas du tout dérangé, la position était confortable et surtout je n'avais aucune compréhension de la sexualité à ce moment-là, je n'avais aucune idée que cette situation pourrait engendrer quoi que ce soit d'autre. Je sais à quel point ma naïveté peut paraître invraisemblable ou stupide dans un moment pareil, mais pour moi, j'étais simplement en train de regarder le frère de mon amie jouer à des jeux vidéo.

Il avait ensuite commencé à me poser des questions. Il m'avait demandé combien de fois je me masturbais par semaine, et je me souviens qu'il avait rigolé quand je lui avais répondu que je ne l'avais jamais fait. Je savais parfaitement ce qu'était la masturbation, autant qu'un écolier peut savoir ce que c'est en échangeant toute sorte d'insultes et définition des mots dans la cour de récréation, mais mon cerveau autant que mon organe génital étaient très loin d'être prêt pour l'expérience. Après s'être moqué, il s'était vanté de le faire tout le temps. Il m'avait demandé si je voulais le faire, et je me souviens très bien de sa stupéfaction quand je lui avais répondu "Pour quoi faire ?". Il m'avait dit que je trouverais ça bien mais je ne savais pas quoi en penser, de toute façon que pourrait bien en penser un enfant à cet âge, je n'étais ni favorable ni défavorable à la proposition, j'essayais de considérer la chose même si c'était parfaitement abstrait à appréhender. Il avait posé sa console, mis sa main dans mon slip et avait commencé à me masturber frénétiquement. Je n'ai honnêtement rien ressenti à ce moment-là, j'étais plus dubitatif que gêné par l'expérience. Maxime devenait de plus en plus frustré cependant, il s'agaçait car je ne parvenais pas à avoir d'érection, "parvenir" n'est sans doute pas le verbe le mieux choisi, n'ayant aucune idée de ce qu'il était sensé se passer à ce moment-là, il avait cessé son geste, s'était levé pour vérifier si la porte était bien verrouillée, puis était revenu s'allonger à côté de moi en baissant son pantalon pour révéler son sexe déjà érigé. J'avais été très impressionné par la taille de son sexe, alors qu'il était dans des proportions tout à fait normales par rapport à son corps, mais je n'avais aucune comparaison possible à ce moment-là et le phénomène me semblait déjà excessif. Il y avait la disproportion surtout de son corps et du mien, il avait une certaine musculature, même pour un jeune homme de son âge, et moi je n'avais que 12 ans, et j'en faisais sans doute deux de moins tant j'étais frêle à cette époque. Je ne savais pas du tout que j'étais sensé faire quelque chose devant son sexe et il s'en était vite aperçu, il m'avait placé sa main sur la mienne, qui devaient être deux fois plus grande, elles me paraissaient gigantesques, et il s'étaient mis à répéter le même geste sur sa verge. J'étais un peu dégoûté par le premier contact mais j'avais persévéré à imiter son mouvement. Il avait une grimace figée, il avait l'air très concentré. J'entendais Melinda m'appeler plusieurs fois et elle avait essayé de rentrer dans la chambre de son frère, qui lui avait dit d'aller "se faire foutre" comme si de rien n'était. Il avait fini par lâcher un gros soupir, que je pense être d'exaspération rétrospectivement même si sur le moment je ne savais pas bien ce que je faisais qui pouvait le contrarier alors que je suivais ses consignes, je crois que je ne parvenais pas à le faire arriver à un orgasme et il avait décidé de prendre les devants. Il avait crashé sur ses doigts et me les avait glissés dans l'anus. J'avais émis un cri, ou un bruit, ou une intonation, en tout cas j'avais produit un son de surprise assez fort pour qu'il m'ordonne de me taire immédiatement avec une colère manifeste, puis il m'avait retourné sur le ventre et simplement dit qu'il allait me "montrer comment ça se faisait". Je n'avais rien dit du tout. Il avait essayé plusieurs fois de me pénétrer mais il n'y arrivait pas. Il essayait de forcer un passage encore et encore, mais j'étais vraiment minuscule comparé à lui. Cela me faisait très mal et lui peinait de son côté, mais il avait fini par éjaculer à moitié à l'extérieur, à moitié à l'intérieur de moi. Il m'avait dit de ne pas bouger, s'était emparé d'un rouleau de PQ qu'il y avait dans le tiroir de sa commode de nuit, et m'avait essayé les fesses énergiquement. Il ne m'avait même pas dit de me taire cette fois-là, il m'avait nettoyé, s'était nettoyé lui-même, nous nous étions rhabillés et c'était terminé. Puis le plus naturellement du monde, je lui avais demandé s'il pouvait me prêter sa Gameboy Advance, ce qu'il avait accepté "juste pour cette fois". Quand j'étais sorti de sa chambre, Melinda était hors d'elle après m'avoir cherché partout, et ma seule réaction avait été de m'asseoir dans le canapé et de jouer à la Gameboy Advance en l'ignorant complètement, ce qui n'avait pas arrangé les choses avec elle. Quelques temps plus tard, j'avais recroisé Maxime en rentrant du collège et il avait été extrêmement menaçant, il avait l'air très stressé, je pensais même qu'il allait être violent avec moi et je n'arrêtais pas de lui faire mes excuses sans savoir ce que j'avais fait de mal. Je n'avais pas du tout fait la connexion de son comportement par rapport à notre dernière interaction. Il m'avait demandé de promettre de ne jamais parler à personne de ce que nous avions fait, ce dont je lui avais fait aussitôt la promesse. Cela me paraissait facile parce que cela ne signifiait strictement rien pour moi. Après ça, il était devenu très distant et m'évitait à tout prix, mais là aussi, cela n'avait aucune importance à mes yeux car nous n'avions jamais été amis à la base et il ne représentait rien pour moi.

L'expérience ne m'a pas du tout marqué ou traumatisé, c'était très anecdotique à mes yeux. J'étais beaucoup plus préoccupé par le harcèlement dont j'étais victime au collègue et à comment faire pour être mieux intégré socialement. Cependant, j'ai tout de même été affecté par cette expérience dans le sens où cet été-là, je parlais constamment de masturbation aux personnes autour de moi, au point de les dégoûter. Je n'étais qu'un petit garçon et mes questions étaient beaucoup trop précises et précoces pour mon âge, cela mettait les adultes et autres enfants autour de moi très mal à l'aise. La mère d'une camarade de classe m'avait incendié - à juste titre - et m'avait ordonné de ne plus jamais aborder ces sujets avec sa fille, ni avec qui que ce soit. Mes cousines laotiennes avaient été très choquées que je leur parle de masturbation et avaient rapporté mes propos à mes tantes, qui avaient éludé la question en leur disant que "c'est un truc de garçon, c'est normal". Elles ne pouvaient pas savoir que ces sujets sexuels découlaient de mon expérience, et durant cette période, tous les adultes autour de moi ont juste pensé que j'avais une puberté précoce. Je les avais habitué à mes comportements atypiques donc ce n'était pas une étrangeté de plus ou de moins qui allait les alerter. Mais tout de même, il y avait des signes forts, j'avais vraiment été insupportable cet été-là, ma famille s'en rappelle encore car cela avait été une période infernale pour eux, j'avais des comportements beaucoup plus difficiles que d'habitude, à en faire pleurer des membres de ma famille et à m'en faire physiquement violenter, ce qui n'était pas habituel par d'autres personnes que mon père, mais j'ai quand même été étranglé par l'un de mes oncles et pris une claque monumentale par un autre. Il n'y a aucun doute que c'est moi qui les avait poussé au bord de leurs limites, car tout le monde faisait vraiment preuve d'une patience surnaturelle avec moi, il faut vraiment comprendre que j'étais insupportable. Mais je pense que cela illustre que ce j'avais vécu me travaillait inconsciemment même si j'avais le sentiment d'être parfaitement à l'aise avec ça. Et j'ai toujours le sentiment de l'être honnêtement. Quand j'y pense, cela ne génère aucune émotion, aucune rancœur, j'ai une extrême indifférence par rapport à cet événement. J'ai plus l'impression de l'avoir vu que vécu. Mais en dépit de mon ressenti sur tout ça, il y avait manifestement des indications que cela m'avait affecté d'une manière ou d'une autre, puisque factuellement, cela a eu des répercussions sur ma famille qui en avait pâti plusieurs mois.

Abus sexuels

L'année suivante, je me suis retrouvé dans une situation beaucoup plus préoccupante. J'étais dans ma période manga et je me rendais constamment en centre-ville pour lire tous les mangas que je pouvais dans une enseigne généraliste bien connue. Je m'asseyais toujours dans le même coin et je passais des heures à bouquiner, c'était un moment très agréable pour moi. Tout le personnel du magasin me connaissait et était très poli avec moi. C'est dans cet espace que Jean-François m'a abordé. Je n'ai jamais su son âge exact mais il devait avoir autour de 35 - 40 ans, il avait une barbe poivre-sel, il était trapu, il faisait simplet mais était d'une incroyable douceur, même ses gestes étaient doux, je ne saurais pas bien comment décrire cela. Il incarnait la gentillesse et l'empathie. Notre première interaction a été très brève, il m'avait simplement adressé la parole pour me dire que j'avais fait un excellent choix alors que j'étais plongé dans ma lecture. Déjà je supporte extrêmement mal les sollicitations que je n'ai pas su anticiper, mais je les accepte encore moins lorsqu'elles sont futiles. Je n'avais pas su du tout comment réagir, je l'avais regardé brièvement et je m'étais replongé dans ma lecture dans la plus grande indifférence, espérant seulement qu'il s'en aille au plus vite. Sa réaction m'avait marqué. Il avait juste fait un commentaire (dont je ne me souviens plus la nature, une petite phrase) et il avait eu un petit rire sans méchanceté, quelque chose de léger, je ne le sentais pas moqueur. Cela m'avait beaucoup plu parce que les adultes réagissaient en général très mal à mes réactions ou absences de réaction. C'était tout pour cette première interaction, un non-événement en soi. Ensuite je l'y croisais de plus en plus souvent, puis il s'asseyait à côté de moi pour bouquiner, il était plus amateur de bandes-dessinés que de mangas en général. Il me disait tout le temps bonjour mais je suis assez lent pour intégrer de nouvelles interactions ou personnes, et dans ce contexte là il n'y avait pas d'enjeu donc je ne faisais vraiment aucun effort social, il a fallu un certain temps avant que je ne commence à lui dire bonjour aussi. Il me voyait souvent relire en boucle les tomes de Card Captor Sakura et un jour il m'avait simplement tendu le premier tome de X de CLAMP en me disant que cela devrait me plaire. Sans rentrer dans les détails, le manga était fascinant et abordait une relation homosexuelle "platonique" entre les deux protagonistes principaux. J'avais dévoré tout ce qu'il était possible de lire, je ne sais même pas si la série a été terminée depuis mais ce n'était pas le cas à l'époque. Je lui demandais alors d'autres recommandations et il m'en donnait toujours, puis nous passions de plus en plus de temps à discuter ensemble. Il m'avait posé beaucoup de questions sur ma situation personnelle mais ce n'était pas poussif, cela ressemblait aux informations susceptibles d'être abordé dans un échange entre amis et dans mon psyché d'enfant, nous étions en train de le devenir, amis, ce qui rétrospectivement est évidemment hautement suspicieux entre un enfant de 13 ans et un inconnu qui a 3 fois cet âge. Il m'avait demandé où étaient mes parents et je l'avais rapidement renseigné sur ma situation, cependant il ne s'attardait jamais trop longtemps sur des questions personnelles, je ne le trouvais pas du tout invasif ou intrusif. Des fois, il s'éloignait et s'asseyait ailleurs, ce qui me faisait intensément cogiter, je me demandais si je m'étais encore mal comporté ou si j'avais dit quelque chose de mal. Je ne sais plus combien de temps cette période cordiale a duré mais il avait fini par me demander si je voulais regarder des animes chez lui, je lui avais répondu que oui, avec enthousiasme d'ailleurs, et il m'avait donné rendez-vous 30 minutes plus tard devant le Musée du Petit-Palais, à côté du Palais des Papes. Il s'était levé et était parti sans que j'ai le temps de réagir, je n'avais pas compris pourquoi nous n'étions pas partis ensemble à ce moment-là mais j'imagine que c'était pour éviter d'éveiller les soupçons. Je l'avais retrouvé au point de rendez-vous, nous étions descendus un peu plus bas à quelques rues, il n'habitait pas loin. Je me souviens par cœur de son appartement, il sentait fort mais je ne saurais pas décrire l'odeur. Tout était désordonné chez lui mais paraissait rangé d'une certaine manière. C'était un bazar de jeux vidéo, de mangas, de VHS d'anime de toute sorte, de disquettes d'ordinateur, mais ils avaient tous leur tas dédié. Je n'arrive pas à bien me souvenir de ce que nous avions regardé sur son téléviseur la première fois mais je me souviens très bien de son hospitalité. Il m'avait offert un soda et de quoi manger, et nous avions passé l'après-midi à enchaîner des épisodes. C'était quelqu'un qui me laissait beaucoup m'exprimer aussi, et je ne semblais pas "l'user" comme j'avais tout le temps le don avec les autres adultes, je pouvais avoir des monologues interminables avec lui sans qu'il n'en soit jamais fatigué, sur des sujets qui pourtant intéressaient rarement qui que ce soit d'autres que moi. Il me faisait parfois des petits compliments sur ma façon de voir les choses ou d'imaginer des concepts en tout genre, ce qui me flattait. Il ne s'est rien passé au niveau sexuel la première fois, mais je me souviens qu'il m'avait demandé, avec un certain détachement, de ne pas parler de lui à ma grand-mère car elle trouverait cela bizarre, ce que j'avais jugé tout à fait exact en y réfléchissant et je lui avais promis de ne rien dire. J'avais passé un très bon après-midi et j'étais rentré chez moi. Je n'avais pas de téléphone portable à l'époque et nous nous étions simplement mis d'accord sur le jour de ma prochaine visite.

Je n'avais strictement aucune attirance sexuelle ou amoureuse pour cette personne, je ne pouvais même pas considérer l'un ou l'autre scénario. Beaucoup d'enfants de 13 ans auraient eu plus de jugeotte et de maturité que moi dans cette situation, je l'espère tout du moins, mais à cet âge-là je n'avais strictement aucun recul sur rien et j'ai toujours eu une difficulté spectaculaire à considérer les choses d'une autre manière que je les vois. Je vois rarement plus loin que le bout de mon nez, sans vouloir être péjoratif contre moi-même, mais c'est souvent la réalité, cela me demande un gros effort intellectuel de réfléchir à ce que peut penser ou vouloir une personne, et à ce moment-là, je ne réfléchissais absolument pas à ses intentions. J'étais exclusivement dans l'appréciation de ce qu'il présentait de moi. Et puis dans ma tête, j'ai une vision très binaire qui me met souvent des œillères sur d'autres aspects, si cette personne est un ami, elle ne peut rien être d'autre à mes yeux (jusqu'à ce que je m'y casse les dents). Jean-François était toujours très souriant, très doux, il ne pouvait pas être autre chose que bienveillant selon ma perception biaisée du monde. C'était, à mes yeux d'enfant, mon seul "vrai" ami aussi. J'avais d'autres amis, issus du milieu scolaire, mais leurs comportements vis-à-vis de moi pouvaient être extrêmement cruels et imprévisibles, trop instables pour moi, trop teintés d'humiliation et de cruauté, de dynamiques changeantes. Cette relation-là était d'une immense simplicité, comme je n'en avais jamais connu, et je me sentais valorisé et aimé pour ce que j'étais. C'était très agréable pour moi, alors j'étais ravi de sa présence dans ma vie et j'étais toujours enthousiaste de le retrouver.

Au fil du temps, Jean-François est devenu de plus en plus physique avec moi, même s'il n'avait pas été épargné par mes sursauts et réactions épidermiques, car je n'étais pas du tout capable à cet âge-là de cacher mes difficultés aux contacts physiques non-sollicités. Il effectuait ces contacts de façon brève, amicale, comme quelqu'un qui donnerait une tape à l'épaule d'un ami, j'étais gêné physiquement mais il le faisait avec un tel naturel que je pensais que c'était des interactions normales. Il n'avait pas l'air menaçant du tout et il était toujours souriant, je me disais vraiment que tout allait bien, et je n'avais surtout pas envie de passer pour quelqu'un d'ingrat ou d'impoli en lui demandant d'arrêter car je profitais de son hospitalité d'autant plus que j'étais convaincu, faute de référence, que son comportement était parfaitement normal. Rétrospectivement je pense qu'il évaluait soigneusement mes réactions, le risque que je représentais. Je suis convaincu que mon comportement a significativement joué contre moi. Même si je sursautais, je ne lui faisais aucune remarque, je me remettais à ma place comme si de rien n'était, je pense que cela l'a encouragé à aller plus loin petit à petit car il voyait qu'il n'y avait jamais de conséquence, et que même si je pouvais avoir des réactions bizarres, je pense qu'il s'est dit que je ne représentais aucun risque, parce que je reprenais toujours ma position, ne manifestais aucune émotion de rejet et ne lui demandais jamais d'arrêter. Nous avions une routine bien établie et je me sentais vraiment bien chez lui quoi qu'il en soit, j'étais toujours enthousiaste à le retrouver et à regarder de nouveaux films ou animes, d'autant que, même si l'argument va sembler incroyablement risible vu les conséquences, je n'avais pas de téléviseur chez ma grand-mère.

La première fois qu'il m'a fait subir un acte sexuel, l'après-midi avait commencé comme n'importe quel autre. Puis au moment de changer de cassette, il n'avait pas mis la suivante et m'avait dit qu'il me faisait totalement confiance. Je n'avais pas compris pourquoi il me disait cela et je ne savais pas ce que je pouvais répondre à cela alors je n'avais tout simplement rien dit. Il m'avait demandé si je lui faisais confiance. Je lui avais répondu que oui. Il m'avait demandé si j'avais parlé de lui à ma grand-mère ou à qui que ce soit, et je lui avais rappelé, offusqué et comme s'il pouvait avoir oublié, que je lui avais promis de ne rien dire et que je n'avais pas prévu de rompre cette promesse. Il m'avait demandé si je garderais secret tout ce qu'il se passe chez lui, je lui avais répondu à nouveau par l'affirmative. Je sais que cela aurait dû éveiller mes soupçons mais je n'envisageais absolument pas qu'il puisse se passer quoi que ce soit, le registre sexuel était complètement hors d'atteinte de mon imaginaire à ce moment-là et je sais à quel point cela peut sembler invraisemblable alors que j'avais déjà vécu une violence sexuelle l'année précédente. Mais je l'ai déjà dit et je le répète encore, je suis très lent pour intégrer certaines choses et totalement inapte pour voir des signes, et si j'en aperçois un, il est probable que je ne sache pas en tirer la moindre conclusion non plus. Il m'avait dit qu'il m'aimait beaucoup, que j'étais très gentil, très intelligent. Je ne savais pas quoi dire, je ne l'avais même pas remercié pour ses compliments, je l'écoutais, je ne savais pas du tout où il voulait aller avec tout ça. Il m'avait demandé si je voulais continuer de passer du temps avec lui, je lui avais évidemment dit que oui, tout simplement parce que c'était vrai, j'étais bien chez lui à regarder des animes, j'aimais notre relation telle qu'elle était, et je n'avais pas imaginé une seule fois qu'elle puisse devenir autre chose. Il avait alors mis sa main sur mon genou et je crois qu'il attendait une réaction de ma part car il avait l'air d'attendre quelque chose mais je restais indifférent, je n'avais aucune réaction du tout car je ne savais toujours pas ce qu'il voulait ou ce qu'il allait faire. Ce n'était pas un geste assez évident, en tout cas pas dans mon référentiel, qui à l'époque reposait exclusivement sur du cinéma et des mangas. Dans ces fictions, je n'ai jamais vu de violence sexuelle découler d'un contact physique du genou, et je n'avais aucune raison de croire que cela allait se produire à ce moment-là. Pourtant à partir de là, les choses sont allées très vite. Est-ce que mon silence l'a convaincu que j'étais consentant à quelque chose que je n'avais même pas imaginé ? Est-ce que c'est mon regard stoïque qui a pu paraître "insistant", comme on le m'a déjà reproché ? Est-ce que j'avais envoyé des signaux qui disaient que j'étais d'accord pour quelque chose ? Ce qui était certain, c'est que je n'avais pas été capable de signaler le moindre désaccord. Comment être en désaccord avec quelque chose qu'on ne comprend même pas sur le moment de toute façon ? Il s'était allongé sur moi de tout son long, j'étais bloqué autant par son poids que son volume, et il avait plongé sa langue dans ma bouche mais j'étais paralysé, j'étais resté bouche-bée, je me souviens parfaitement d'avoir trouvé ça désagréable, sa langue tournait à toute vitesse, et je sentais partout ses mains sur moi comme s'il en avait dix. Il s'était mis sur moi si brusquement que j'avais eu un réflexe de recul en levant les mains face à moi, mais c'était plus un mouvement de surprise que de défense car je ne me suis jamais senti menacé par Jean-François, je m'étais retrouvé les bras contre son torse et j'avais les mains ouvertes au-dessus de ses épaules, sans savoir quoi en faire. J'étais complètement tétanisé, je n'avais aucune idée de ce que je devais faire, j'étais stupéfait. J'ai vraiment du mal en repensant à tout ça parce que je me trouve infiniment idiot de m'être mis dans cette situation en premier lieu. Je me trouve stupide, stupide, stupide. Je suis très agacé par moi-même, je dirais même révulsé parce que toute cette situation était évitable si j'avais fait preuve de jugeote, et à défaut, si j'avais été capable de formuler que je ne recherchais pas du tout ce qui l'intéressait lui. J'ai vraiment le sentiment qu'il aurait respecté mon souhait si j'avais su lui dire. Quoi qu'il en soit pour revenir à ce moment, il était surexcité, très loin de sa douceur habituelle, mais pas du tout violent pour autant. L'excitation le rendait simplement abrupt dans ses gestes. Il avait le souffle court, je ne sais pas bien comment décrire ça, il haletait bizarrement. Je n'avais vraiment pas le temps de traiter intellectuellement tout ce qu'il se passait, j'étais envahi par les sensations et les pensées, c'était beaucoup trop de stimulis d'un seul coup, j'étais totalement surchargé, avant même de me rendre compte de quoi que ce soit, il m'avait enlevé mon pantalon et mon t-shirt. Je le laissais faire, je ne me débattais absolument pas, et surtout, je ne manifestais pas de désaccord ou de désapprobation. Je pense qu'il n'y avait pas le moindre signe de rejet de ma part, il devait y avoir une perplexité infinie pour sûr, mais certainement pas du rejet. Il se relevait des fois en arrière, me regardait un moment puis m'écrasait à nouveau de tout son long et revenait dans ma bouche, puis recommençait à me regarder et revenait encore dans ma bouche. Après m'être retrouvé tout nu, j'avais juste les bras le long de mon corps, je crois que j'avais peur de mal faire quelque chose ou c'était peut être juste que je ne savais pas quoi faire, sur cette partie-là honnêtement, je ne saurais retranscrire correctement ce qu'il se passait dans ma tête. J'étais juste immobile. Mais je ne me souviens pas m'être senti en danger, j'étais surpris, certainement paniqué même, mais je ne voyais pas du tout Jean-François comme un prédateur, et honnêtement je n'y arrive toujours pas aujourd'hui même si, oui, je sais que c'est factuellement le cas. Et que ce n'est pas normal que je ne sois pas capable de le voir comme tel. Je sais où cela me place, je sais combien cela minimise les souffrances des victimes de pédophilie ou de viols, combien ça minimise d'ailleurs ce qu'il m'est arrivé à moi-même. Je sais que que ça peut nourrir toutes sortes de discours tordus, et que certains pourraient trouver que mon témoignage minimise la pédophilie alors que je cherche sincèrement à partager ce que j'ai vécu pour la dénoncer et informer de ces dangers sous-estimés pour les personnes autistes. Si je n'arrive toujours pas à voir Jean-François comme un prédateur, c'est parce qu'il a été mon ami. Et il n'a jamais quitté cette place dans mon cerveau, même après tout ce qu'il s'est passé. J'ai une difficulté énorme à gérer des émotions et des pensées contradictoires envers une personne : je n'apprécie pas ce que mon ami me fait mais j'aime mon ami, ne devrais-je donc pas aimer ce qu'il aime ? Si c'est mon ami, n'est-il pas normal que je lui fasse plaisir ? Je pourrais lister des centaines de questions de ce genre tant les lignes, comportements, limites, attentes, dynamiques dans une relation me sont complexes et arithmétiques. Je perçois les relations comme des formules mathématiques et chimiques dont je tente de comprendre et de maîtriser le résultat mais je suis pathétique à l'exercice, et ce, même si j'ai appris à exceller pour masquer ce déficit et donner l'illusion d'être en maîtrise. Excellent en apparence, pathétique dans la pratique.

Après un moment, Jean-François m'avait retourné, il avait craché dans sa main, il m'avait dit quelque chose à l'oreille d'inintelligible et je me rappelle parfaitement qu'il s'était allongé sur mon dos et qu'il avait étalé sa sueur sur moi, ce que j'avais trouvé totalement répugnant alors même qu'un autre acte plus préoccupant était en train de se dérouler. J'ai vraiment des appréciations et des priorités étranges, et je n'étais pas différent dans cette situation-là, égal à moi-même. Il essaya de me pénétrer plusieurs fois, je ne sais pas combien de temps cela a duré, il n'arrêtait pas de cracher et de lubrifier jusqu'à ce que son sexe finisse par entrer, et j'avais ressenti une douleur véritablement atroce, foudroyante, mais je n'avais pas fait le moindre bruit cette fois-ci contrairement à chez Maxime. Il faisait ses va-et-vient, il me répétait combien j'étais "bon", il n'arrêtait pas de me demander "tu aimes ? tu aimes ? tu aimes ?" et il me disait beaucoup de choses que je ne comprenais pas mais je saisissais parfois certains mots vulgaires. Il appuyait sur ma tête dans le canapé-lit avec sa main géante, ou c'était peut-être ma tête qui était trop petite, mais je pouvais respirer normalement parce que mon visage était tourné vers la gauche. Il y avait une figurine de Shun, un personnage du Chevalier des Zodiaques, qui était couché dans le même sens que moi sur son meuble alors que les autres personnages étaient debout, mais je ne me souviens pas quoi avoir pensé pendant ce moment, juste de l'avoir regardé. Peut-être que c'était notable pour moi car nous étions tous les deux allongés. J'ai une excellente mémoire des lieux, des objets et des circonstances, de toutes les informations extérieures, mais je n'ai quasiment aucun souvenir de ce que j'ai ressenti ou de ce que j'ai pensé de ce moment, ou même si j'en ai eu tout court car mon cerveau était surchargé et je n'étais sans doute pas en état de traiter toutes ces informations, il y avait vraiment beaucoup à traiter ce jour-là. Les choses sont allées trop vite pour moi et cela a sans doute été à mon avantage car je n'ai jamais ressenti cet événement comme une expérience traumatisante. J'en ai un souvenir extrêmement limpide mais tout cela m'a toujours paru, dès le premier jour, incroyablement distant, un peu comme lorsqu'on vous parle d'un événement qui est arrivé à quelqu'un d'autre, vous avez la description des faits mais aucune connexion émotionnelle. Je me sentais beaucoup plus spectateur qu'acteur. Je savais parfaitement ce qui m'était arrivé - sans le voir d'une bonne ou d'une mauvaise manière, juste factuellement - mais je n'avais pas l'impression d'être concerné, je ne sais pas bien décrire cela et cela rend sans doute mon témoignage encore plus invraisemblable, mais c'est simplement ce que j'ai ressenti de tout cela. Il y a certainement des choses qui se sont opposées dans mon esprit mais le point prépondérant restait que Jean-François était mon ami et cela passait largement au-dessus de cette violence sexuelle et de celles qui ont suivi, qui m'apparaissaient comme des "inconvénients" à cet âge-là.

Après avoir éjaculé, il s'était affalé à côté de moi et m'avait étreint dans ses bras gluants pendant un long moment. Il m'avait demandé si je voulais regarder la suite de l'anime, j'avais répondu favorablement et il s'était levé pour changer la cassette, m'avait resservi un soda et m'avait dit que je pouvais me rhabiller, ce que j'avais fait. Nous avions poursuivi le reste de l'après-midi presque comme si c'était normal, il était tout de même plus tactile avec moi et me répétait que j'avais été "super", que j'étais "très bon", que je lui avais fait "très plaisir", que nous avions "beaucoup de chance d'être amis". Lorsque j'étais parti, il se comportait normalement avec moi et je faisais de même, je ne pense pas qu'il était inquiet que je parle de ce moment à qui que ce soit ou en tout cas il ne l'avait pas du tout montré. Tout était redevenu normal, et il n'y avait pas l'air d'avoir de doute dans son esprit que j'allais revenir pour voir la suite des épisodes et il n'y en avait certainement pas dans le mien non plus. Le seul moment où je me suis senti véritablement mal, c'est lorsque j'avais évacué son sperme une fois rentré chez ma grand-mère, j'en ai un souvenir distinct de dégoût, mais je ne me souviens vraiment pas de ce que j'ai ressenti pour tout le reste, ni de l'appréciation que je pouvais en faire. Je n'avais pas le sentiment d'avoir été abusé sexuellement, encore moins d'avoir vécu quelque chose de grave. Mon esprit binaire biaisait tout recul que je pouvais avoir de toute façon, car j'étais convaincu que ne pas donner son désaccord, c'était être d'accord, et d'une certaine façon, sans doute tordue, cette pensée archaïque et immature m'a énormément protégé au final, car j'ai grandi avec la certitude d'avoir été maître de toutes mes décisions. Rétrospectivement je réalise "la chance" extraordinaire que j'ai eu, car mon autisme n'a pas que des inconvénients et ma binarité a aussi créé de nombreux biais dans ma vie qui m'ont protégé de la réalité. Et je trouve que ce cas-là en est l'une des meilleures illustrations.

À partir de là, c'était devenu normal qu'il me fasse subir des actes sexuels à chaque fois que je venais chez lui mais cela ne me paraissait pas trop problématique, cela ne durait pas longtemps et hormis cet aspect, les moments avec Jean-François me plaisaient toujours, je me rendais chez lui sans appréhension particulière, j'avais normalisé ses comportements vis-à-vis de moi et il avait un discours aussi qui valorisait beaucoup ce que nous "partagions" et il continuait de me valoriser moi-même, ce qui me faisait me sentir bien. Il manifestait cependant de plus en plus sa contrariété par rapport au fait que je n'ai jamais d'érections pendant qu'il faisait son affaire, ses commentaires frustrés là-dessus me faisaient beaucoup culpabiliser sur le moment. Il était devenu de plus en plus didactique sur les gestes que je devais avoir. Il me montrait beaucoup de vidéos pornographiques aussi. Il avait des trips très particuliers qui ont eu une influence insidieuse sur ma sexualité mais dont je vais quand même parler car je ne veux rien censurer même si certains points sont extrêmement humiliants pour moi et que je préférerais les passer sous silence, ce n'est pas exactement le souvenir que j'ai envie de laisser derrière moi. Il ne m'a jamais montré de vidéos pédopornographiques mais il me montrait énormément de vidéos de tournante, généralement d'un jeune minet se faisant restreindre et devenir l'objet sexuel de plusieurs hommes plus âgés. Là encore, maintenant que j'y repense adulte, je suis convaincu que tout cela était pour me préparer petit à petit à ce qu'il prévoyait pour moi pour la suite. Tout son vocabulaire que je n'avais pas compris lors de notre première interaction sexuelle appartenait à un fétichisme très prononcé qu'il avait autour de la séropositivité au VIH, le virus du sida. Il me montrait beaucoup de vidéos de jeunes se faisant supposément contaminer et je n'arrivais pas à comprendre ce qu'il y avait de désirable dans cela mais encore une fois, c'est difficile à 13 ans d'avoir le moindre recul sur ce qui est normal ou non, et je pense que c'est vrai pour n'importe quel enfant, qu'il soit autiste ou non. Il avait vraiment une fascination morbide sur ces contaminations et me forçait à jouer ses fantasmes, il projetait ce fétichisme sur moi allègrement, au point de me dire ce que je devais répondre au moment où il prononçait certaines phrases : "Ca y est je te fous en l'air", je devais répondre "Oh non ne fais pas ça", "Je t'ai souillé le cul, c'est trop tard", je devais répondre "Arrête tu plaisantes" etc. Il était très investi dans ses scénarios et très coercitif pour que je les applique. C'était un jeu de rôle qui devenait de plus en plus élaboré et qui était très mécanique pour moi. À cet âge-là, j'étais déjà bien sensibilisé sur les risques que représentait le VIH mais j'avais résolu la question en confrontant immédiatement Jean-François dès qu'il avait commencé à me soumettre à ses fétichismes sexuels, et il m'avait promis alors que c'était juste des fantasmes, qu'il était séronégatif et que je n'avais rien à craindre. Il m'avait même montré un supposé test médical suite à cette conversation, ce qui m'avait rassuré et je n'en avais plus jamais reparlé. J'avais été parfaitement satisfait par ses éléments de réponse alors que rétrospectivement de toute évidence, cela aurait pu être des mensonges et des falsifications, mais cela ne m'a pas traversé l'esprit à ce moment-là. C'était mon ami, je lui faisais totalement confiance. Je ne pouvais même pas imaginer qu'il puisse jamais me faire du mal, alors même que factuellement, il m'en faisait déjà. Il avait aussi un fétichisme très bizarre avec mes mains, il me demandait tout le temps de le toucher, de les placer d'une certaine façon sur lui, je ne comprenais pas l'intérêt qu'il pouvait avoir pour mes mains, qui ont toujours été très petite, aujourd'hui mes mains font la même taille que celle d'un jeune garçon, alors j'imagine que lorsque j'avais 13 ans, elles étaient vraiment minuscules. J'étais plus ennuyé qu'autre chose, d'un vrai ennui, parce que cela me dépassait complètement mais je trouvais tout de même cela beaucoup moins pénible que ses autres délires.

Un après-midi, un ami à Jean-François était déjà présent lorsque je suis arrivé chez lui. Il m'avait présenté et m'avait demandé si cela me dérangeait qu'il regarde un anime avec nous, je ne m'y étais pas opposé parce que je n'y voyais pas le mal, et de toute façon je n'étais pas chez moi donc je ne pense pas que j'aurais dit quoi que ce soit même si j'avais eu une mauvaise intuition (qui n'est malheureusement jamais arrivé, je pense qu'il est clair à ce stade que je ne suis pas un garçon qui brille pour ses intuitions). Nous étions à peine au début de l'épisode que Jean-François avait sorti son sexe de son pantalon et m'avait pris par la nuque pour me diriger jusqu'à son entrejambe, et je ne me souviens pas trop quoi avoir pensé de faire une fellation devant son ami mais Jean-François était souriant et je ne me sentais pas en danger, donc je faisais comme d'habitude. Son ami avait fini par sortir son sexe également. Je ne pensais pas que je devais faire quelque chose vis-à-vis de lui mais Jean-François m'avait guidé jusqu'au sexe de son ami. Je trouvais ça très inconfortable de faire cela avec cet inconnu, ce n'était pas comme avec Jean-François que j'avais appris à "connaître" et qui était très doux avec moi, avec qui j'étais convaincu que mon comportement était pour le remercier de sa "bienveillance" vis-à-vis de moi, alors que là je devais faire ces actions pour un total inconnu et j'étais très mal à l'aise vis-à-vis de ça, mais Jean-François m'encourageait et m'accompagnait dans l'acte, donc je suivais le mouvement. Son ami avait les mêmes délires fétichistes que Jean-François, en pire, il avait des paroles et des gestes beaucoup plus agressifs et violents. Je ne disais rien mais Jean-François me connaissait parfaitement à ce stade et devait lire mon malaise, malgré n'avoir rien verbalisé, car il avait demandé à cette personne de se calmer. Le type était surexcité et galvanisé en tout cas, il m'avait pénétré sans sommation et sans préservatif, il était très violent mais simultanément, Jean-François restait en face de moi et me dorlotait, c'était très bizarre. Son ami avait éjaculé en moi en vociférant toute sorte de chose autour du fait qu'il me contaminait, et j'avais vraiment commencé à paniquer car je ne connaissais pas du tout cet homme, et je croyais ce qu'il disait sur le moment, ce qui d'ailleurs aurait pu être vrai. Jean-François avait ensuite pris son tour et fait son affaire. Il m'avait remis l'épisode de l'anime en route et ils étaient allés discuter dans la cuisine, je n'ai pas écouté ce qu'ils se sont dits mais ils avaient l'air très contents tous les deux. Au moment de partir, son ami s'était approché de moi alors que je continuais de regarder le téléviseur, puis avait glissé sa main dans mon pantalon un moment, puis voyant que je ne réagissais pas, m'avait mis un doigt dans l'anus, puis c'était allé très vite à nouveau, il était vraiment surexcité, il m'avait à nouveau pénétré, joui en moi, sous la supervision de Jean-François qui se masturbait en regardant mais qui restait à distance contrairement à la première fois. Le type avait fini par partir pour de bon et Jean-François m'avait pris dans ses bras comme à son habitude, il me faisait des bisous sur le front et me disait que j'avais été "super", qu'il était "très content que j'ai été bien avec son ami", que c'était "cool", etc. Je lui avais immédiatement parlé du risque de contamination car je ne pouvais pas me détacher de cette inquiétude, et il m'avait dit avoir vu les tests sérologiques de son ami et que c'était juste un fantasme comme pour lui. Sa réponse m'avait immédiatement soulagé, je lui vouais une confiance totale, mais je ne sais pas aujourd'hui s'il m'avait dit la vérité ou voulait juste me rassurer. Je spécule qu'il disait vrai car je pense qu'il prenait déjà des risques sérieux avec moi et que cela l'aurait exposé à des risques encore plus énormes et hors-de-contrôle si j'étais devenu séropositif, un enfant de 13 ans qui attrape le VIH ne passerait pas inaperçu, mais il y a aussi la possibilité qu'il puisse miser sur le fait que je ne l'apprenne qu'une fois adulte. Je ne sais pas, j'ai longuement réfléchi aux risques que Jean-François a pris vis-à-vis de moi, et je n'ai jamais réussi à les rationaliser car ils me paraissent extrêmement importants, bien trop pour être pris selon moi, mais mon raisonnement est sans importance car en tout premier lieu, ces personnes ne sont pas rationnelles donc il est vain d'essayer de comprendre pourquoi elles ont pris ces décisions. Je ne vois aussi tout cela qu'à travers ma propre perspective et ayant une approche extrêmement préventive - voire paranoïaque - de tout risque, je suis totalement incapable d'imaginer comment un pédophile gère de telles prises de risques. Beaucoup de ces risques sont sans doute aussi occultés par leurs pulsions sexuelles. Bref je ne suis pas psychiatre, je vais éviter de spéculer ou de théoriser sur des choses que je n'ai pas étudié et qui dépassent ma compréhension.

Jean-François avait fait revenir son ami quelques fois, et il y avait eu aussi une troisième personne a deux ou trois reprises, mais cela n'a jamais été plus malgré le fait qu'il parlait tout le temps de "me faire tourner" et de "me faire pourrir par dix mecs" (le chiffre m'avait fait si paniquer que Jean-François m'avait tout de suite calmé). Il n'y avait jamais eu de préservatif pour aucun rapport, et le sexe prenait une place de plus en plus importante dans ces après-midi. Il y avait de moins en moins de dessins animés et cela devenait une source de frustration pour moi, bizarrement une frustration encore plus importante que celle de satisfaire ces hommes. J'avais 13 ans encore une fois, je n'avais pas de recul, je savais ce dont j'avais envie en tout cas, et c'était des jeux vidéo et des animes. Ma relation avec Jean-François était devenue de plus en plus mercantile par la suite, car j'étais frustré de ne pas voir autant d'épisodes que je voulais et nous rentrions alors dans une négociation très simple, lui toujours très souriant, toujours très doux. Nous nous mettions d'accord pour que je regarde un autre épisode si je lui faisais une fellation juste après, qui amenait presque systématiquement à une sodomie mais il savait comment négocier et me convaincre pour m'amener d'une chose à l'autre.

Je n'ai pas choisi de mettre fin à cette "relation" et si on m'en avait donné le choix, je l'aurais certainement, tristement, poursuivi encore très longtemps. Je ne sais pas quel en a été le motif exactement, même si je me doute que la pression, ou la raison, ou les deux, ont eu un rôle là-dedans, mais un jour son ami était devenu furieux, d'une colère explosive et ce fut la dernière fois que je le vis. Son ami avait fini de m'utiliser et je ne sais pas ce qu'il s'était passé de mal mais ils avaient commencé à s'engueuler, puis à se dire mutuellement de faire moins de bruit, puis à s'engueuler à nouveau, puis ils en étaient venus aux mains mais cela ne ressemblait pas à une bagarre, c'était très lent, ils étaient tendus l'un sur l'autre, agrippés, mais ils ne se donnaient pas de coup de poing. Je ne savais pas du tout quoi faire mais cette situation m'agitait beaucoup car j'étais certain d'être la source du problème, je me suis simplement concentré sur le téléviseur mais j'étais tellement troublé que j'avais un important flapping (mouvements répétés des mains) et je me balançais frénétiquement. Je cachais constamment ce genre de comportement autistique habituellement mais j'étais incapable de le réprimer à ce moment tant la situation était ingérable pour moi, j'étais extrêmement stressé et cela se manifestait physiquement. Ils s'étaient agités encore un moment, puis je me souviens distinctement que Jean-François avait dit à son ami de me regarder, ce qui avait eu l'air de le rassurer. À l'époque, je pensais qu'il disait à son ami de me voir pour constater qu'ils me faisaient peur mais j'ai une autre hypothèse aujourd'hui, je me demande s'il ne lui disait pas cela pour le rassurer en "regardant" que j'étais un petit garçon avec des troubles autistiques évidents et que je ne présentais pas de risque. Je ne le saurais jamais, c'est peut-être juste moi qui voit d'autres sens maintenant que je suis adulte. Son ami était vraiment très nerveux mais avait fini par partir, et je ne sais pas pourquoi mais je m'étais mis à pleurer abondamment et Jean-François m'avait pris dans ses bras, embrassé sur le front, sur les joues, et m'avait dit que ce n'était pas de ma faute. Mais je n'arrivais pas à arrêter de pleurer, je ne sais pas du tout pourquoi. Je ne me souviens pas de la suite, j'imagine qu'il a fini par réussir à me consoler ou que je me suis simplement calmé par moi-même en atteignant l'épuisement, comme cela m'arrivait lorsque je faisais des crises. Ce fut mon avant-dernier moment avec Jean-François.

J'ai détesté la dernière fois où nous nous sommes vus pour un certain nombre de raisons. Il avait rasé sa barbe et je le trouvais méconnaissable, cela me déplaisait énormément. J'avais l'impression que j'avais en face de moi une personne totalement différente et c'était très inconfortable d'être en sa présence, et ce malaise était d'autant plus renforcé que je recherchais ce sentiment de confort auquel il m'avait habitué, je souffrais de me sentir si distant de lui soudainement juste pour sa barbe rasée. Il était toujours souriant, avec des gestes plein de douceur envers moi, et me faisait plus de compliments, peut-être 25% de plus qu'à l'accoutumé. J'avais remarqué la différence. Je ne sais plus ce qui avait amené à cette conversation mais il avait fini par m'accuser de vouloir le mettre en prison, et je sanglotais en lui disant que jamais je ne ferai une chose pareille, puis il me disait que nous ne pouvions plus être ami et je m'étais effondré en larmes sur le sol, presque rampant, remuant comme un ver tordu par le chagrin, et je lui suppliais de rester (ce qui était une formulation assez absurde puisque nous étions chez lui). Je n'arrivais pas à croire qu'il pense que je lui veuille le moindre mal et qu'il ne veuille plus être ami avec moi à cause de cela, et je sais bien aujourd'hui que c'était juste les mots d'un pédophile qui commençait à paniquer sérieusement des potentielles conséquences de ses actes, et qu'il plaçait certainement cette culpabilité sur mes épaules pour augmenter ses chances que je ne parle pas de lui, mais il essayait de prévenir des risques qui franchement - malheureusement - n'existaient pas avec moi. Il n'avait jamais eu besoin de me dire ça en réalité, c'était mon seul ami et je ne l'aurais jamais trahi. Il était tellement paniqué qu'il avait même essayé de me convaincre que ma grand-mère irait en prison, ce que je trouvais déjà absurde du haut de mes 13 ans, mais il disait beaucoup de choses qui me paraissaient incompréhensibles ce jour-là de toute façon. J'étais vraiment désespéré de le perdre et j'avais essayé de revenir plusieurs fois chez lui jusqu'à ce que je réalise qu'il avait déménagé. Perdre mon ami avait été extrêmement douloureux et j'avais beaucoup culpabilisé à cet égard, me creusant la tête pendant des heures, des jours, des mois en pensant que j'avais mal agi ou raté quelque chose. Cela n'avait pas été facile du tout pour l'enfant que j'étais, qui était si isolé. Il n'y a aucun doute que c'était une excellente chose qu'il sorte de ma vie mais de mon point de vue d'enfant, ce qu'il m'avait fait subir m'importait peu en comparaison de ce qui était important pour moi, son amitié, et l'avoir perdu m'a vraiment anéanti.

Je ne me suis jamais senti capable de parler de cela à qui que ce soit parce que ce que j'ai vécu à cet âge-là me parait trop atypique pour être crédible, particulièrement la façon dont je l'ai vécu et mes ressentis sur tout ça, ainsi que mon détachement aussi. J'ai eu de nombreuses occasions d'en parler, auprès d'amis à qui j'ai partagé des choses intimes et importantes de ma vie, auprès de mes compagnons, même de ma famille, mais j'avais peur qu'ils aient le même jugement que moi sur tout ça et qu'ils me trouvent stupide. Ou pire, qu'ils ne me croient pas. J'ai aussi eu l'opportunité d'en parler lorsque deux de mes amies m'ont confié avoir été agressé sexuellement mais à ce moment-là j'ai choisi de ne pas le faire, je sentais qu'elles étaient vraiment très traumatisées par leur expérience, que cela les atteignait émotionnellement à une échelle qui était totalement différente de la mienne, et je considérais que leur partager mon expérience serait minimiser la leur donc je préférais ne pas mettre ça sur la table, alors que cela nous aurait peut-être rapprochés ou aurait été utile, mais je ne le crois pas. Cela n'a jamais rien signifié pour moi de toute façon. Tout au long de ma vie, je ne voyais que des raisons de ne surtout pas en parler, je pensais avoir plus à y perdre qu'à y gagner, mais c'était peut-être une erreur de rester seul avec tout ça. Je ne sais pas, je n'en ai pas l'impression en tout cas. Je n'étais qu'un enfant, il n'y a pas grand chose à regretter de tout ça, et je suis même content que ces expériences n'aient pas été un traumatisme à mes yeux. Je suis tellement déconnecté de mon propre corps, du sens des choses, je ne me suis jamais perçu comme une victime de quoi que ce soit, et je ne dis absolument pas que c'est l'attitude qu'il faut avoir si on vit une chose pareille, il ne faut pas le lire de cette façon, ce n'est en aucun cas un jugement de quoi que ce soit, je dis simplement que je pense que mon autisme m'a donné un rapport avec mon propre corps et une perspective tellement éloignée des choses que cela a été pour ce cas-ci, je crois, un avantage. Je n'ai réalisé la gravité de ce qui m'était arrivé qu'en voyant les enfants de ma famille grandir. Lorsqu'ils atteignaient l'âge que j'avais lorsque j'ai vécu ces événements, je ressentais une terreur vraiment impressionnante et je les surprotégeais à outrance, au point d'en être invasif voire irrespectueux avec leurs parents pour m'assurer qu'ils étaient le plus en sécurité possible. Je pouvais les assommer avec mes "recommandations" et consignes paranoïaques de sécurité, je faisais vraiment de l'excès de zèle. Je réalise très bien que même si je considère avoir bien accepté ce qui m'est arrivé, je ne supporterais pas que cela arrive à qui que ce soit d'autre. Cette peur et mes réactions disproportionnées, ainsi que le travail que j'ai pu faire avec mes psychiatres ou même mes discussions avec d'autres personnes autistes, m'ont permis de me confronter vraiment à mes problèmes de consentement. J'ai commencé à regarder ma vie sous un autre angle, un peu comme si on m'en avait donné un nouvel éclairage. Mes réactions viscérales et ma peur extrême que mes cousins ou frères et sœurs ne soient exposés à la moindre situation dangereuse prouvent bien que mon inconscient n'a pas digéré ces événements de la même façon que mon intellect. Je m'étais toujours convaincu d'avoir tout choisi dans ma vie, d'avoir été maître et responsable de toutes les situations dans lesquelles je m'étais retrouvé, que j'avais laissé des rencontres, des contextes, des actions se produire et que je devais vivre avec. Mais c'est en voyant les enfants grandir autour de moi que j'ai réalisé que je me suis fabriqué cette illusion du choix, une narration où j'avais accepté ces situations, pour sans doute mieux vivre avec et cela a été un mécanisme fonctionnel, mais la réalité, c'est que mes "choix" n'étaient même pas le sujet, certainement pas à cet âge. Un abus est un abus. Ce qui est illégal est illégal. Et prendre du recul sur mon affection pour Jean-François pour voir toute cette relation d'une façon plus factuelle m'a beaucoup aidé, autant à absorber mon passé qu'à changer mes réactions au présent aussi, notamment sur ma gestion du consentement. J'ai conscience aujourd'hui que Jean-François était un prédateur même si je n'arrive pas vraiment bien à l'assimiler, mais c'est déjà un premier pas. Un pas vraiment tardif mais un grand pas quand même. Et alors que je ne m'étais jamais posé de questions sur son influence sur moi, j'ai réalisé que Jean-François avait contribué a beaucoup d'aspects néfastes de ma vie : comportements sexuels très soumis et destructeurs, abandon, stratégies d'évitement, sans compter les questions en suspens : a-t-il affecté mon homosexualité ? Je ne pense pas honnêtement mais comment ne pas se poser la question. Serais-je devenu alcoolique et toxicomane sans avoir vécu cela ? Sans doute je pense, j'ai du mal à croire que j'aurais pu y échapper, mais comment savoir. Est-ce que j'aurais lutté autant contre le suicide ? J'ai le sentiment que oui, surtout qu'il était un ami pour moi et que le "positif" contrebalançait beaucoup le négatif à mes yeux. J'ai même la sensation qu'il m'a aidé à traverser le harcèlement scolaire et l'isolement que je vivais, mais à quel prix ? Indéniablement je me pose des questions sur l'impact réel qu'il a pu avoir dans ma vie. Quelle a été son influence sur les innombrables aspects de ma vie. Je suis agacé de me poser ces questions vainement et de savoir que je n'aurais jamais de réponses. Je refuse de m'accabler pour autant, ou d'en faire le bouc émissaire de toutes les mauvaises décisions que j'ai prise et situations que j'ai traversées dans ma vie, mais j'essaie de regarder les choses pour ce qu'elles sont afin d'espérer parvenir à m'en exorciser. Certainement pas pour mariner dedans en tout cas.

Il y a un point très néfaste tout de même, outre son amitié perdue, qui m'a longtemps poursuivi après le départ de Jean-François, c'est la peur des vidéos qu'il avait réalisé de moi. Il m'a filmé à plusieurs reprises et j'ai toujours eu une terreur irrationnelle à cause de ça. J'étais rentré dans son jeu comme pour le reste bien sûr, je voulais lui faire plaisir et à cet âge-là, j'avais peu conscience des conséquences potentielles - et Jean-François avait toujours une manière de me rassurer pour toutes mes inquiétudes - et ces conséquences sont devenues de plus en plus apparentes à mesure que je vieillissais, que je travaillais, que j'essayais de m'intégrer dans la société. J'ai grandi en ayant peur qu'un jour mes proches voient ces vidéos, ce qui est une peur statistiquement totalement irrationnelle, il n'y a aucune chance qu'un membre de ma famille, qu'un ami ou un collègue découvre des vidéos de moi par hasard sur internet, surtout des contenus pareils qui sont sur des réseaux pédophiles sur lesquels il est impossible de "tomber" par hasard. Même s'il est improbable que mon entourage les découvre un jour, leur seule existence m'a toujours pesé et effrayé, me fait me sentir sale. Elles ne sont peut-être même pas sur internet mais la seule idée que des vieux pervers se masturbent sur l'enfant que j'étais et ce qu'on lui faisait me révulse dans des proportions indescriptibles. Mais ma terreur ne vient pas de là, elle vient avant tout de la peur que mon entourage les voit un jour. Je ne pouvais strictement rien y faire, et j'ai fait comme la plupart des gens, si vous voulez avancer dans la vie, vous apprenez à vivre avec vos démons et ce qui vous pèse, et c'est ce que j'ai fait. Il n'y avait vraiment rien à faire ni à dire sur ce sujet.

C'est finalement le contact avec les autres personnes autistes en milieu hospitalier ou associatif qui m'a permis de réaliser une fois adulte que mon parcours de vie, que je pensais si marginal, était à mon grand soulagement autant qu'à ma grande terreur, tout à fait banal pour les personnes autistes. Cela n'était pas une consolation de réaliser qu'il y a d'autres personnes dans mon cas, je ne souhaitais mon parcours à personne, mais cela m'a retiré une énorme culpabilité. D'une certaine manière, cela m'a retiré le poids de la responsabilité de ce que j'avais traversé, parce que j'ai toujours jugé avoir "choisi" et "mérité" mon histoire, tout simplement parce que c'est moi en premier lieu qui suis la cause de mes préjudices, de mes situations, qui n'ait jamais su voir les intentions, peut-être évidentes, des autres personnes, et que c'est toujours moi qui n'ait pas été capable de faire comprendre aux autres quand je n'étais pas consentant. Peut-être que ce n'est pas une bonne chose que je m'autorise à me "déresponsabiliser" de cette façon mais rencontrer d'autres personnes avec qui je partageais le même vécu m'a permis de m'alléger beaucoup du poids de mon histoire, histoire que j'accepte intégralement telle qu'elle est, mais qui n'en est pas moins très lourde. Cela m'a fait profondément du bien de réaliser que je n'étais pas tout seul avec ce vécu, ces secrets, ces réactions inavouables. Je n'ai pas d'intérêt particulier pour la littérature scientifique concernant les personnes autistes mais en écrivant ces lignes, j'ai fait une simple requête google pour savoir s'il y avait des données factuelles pour parler des violences sexuelles sur les personnes autistes, la première étude que j'ai trouvé concerne les femmes autistes et elle est parfaitement éloquente : 14,5% des femmes de la population générale déclarent avoir subi des violences sexuelles, ce qui est déjà un chiffre absolument monstrueux, contre 88% des femmes autistes. Par rapport à mon vécu, ce chiffre ne m'a pas du tout surpris. Ni de lire dans la même étude que l'âge de la première violence sexuelle est inférieur à 14 ans dans 47% des cas (17). Mon témoignage corrobore donc cela aussi malheureusement.

Je tiens à finir ce chapitre en disant que je n'ai aucun regret particulier sur tout ça, ni tristesse par ailleurs. Ce qui est fait est fait, je ne peux pas changer le passé. Mais j'affirme que dans mon cas, cela m'a fait vraiment du bien de voir que d'autres personnes avaient eu des expériences similaires et de me sentir moins "stupide, stupide, stupide" comme je le disais plus tôt. Je sais que mes décisions et jugements laissent à désirer, mais je sais aussi aujourd'hui que je ne suis pas seul dans ce cas, et que tout ne repose pas exclusivement sur mes épaules. Qu'il faut être plus d'une personne pour que ces situations se produisent. Et simplement cette prise de conscience là apporte beaucoup de réconfort, en tout cas dans mon cas.

Malte

Cela faisait des années que ma grand-mère combattait son cancer du sein, c'était une période très douloureuse pour mon grand-frère et moi. Grégor souffrait beaucoup de la situation et avait du mal à rester présent pour assister à sa dégradation impressionnante, il était aussi en pleine crise d'adolescence et d'affirmation de lui-même, il avait du mal à gérer ses émotions autant que son comportement, donc les situations pouvaient être explosives tout comme il pouvait s'absenter soudainement sans donner la moindre nouvelle. Ce n'était pas une période facile pour lui. Ma grand-mère supportait très mal les chimiothérapies. Elle n'a pas pu finir les deux dernières d'ailleurs. Elle souffrait beaucoup trop. Elle n'arrivait parfois plus à se nourrir mais elle avait quand même des réactions vomitives très violentes, elle faisait des bruits impressionnants et je ne pouvais pas dormir alors je venais la rejoindre au milieu de la nuit et elle me demandait de sortir dans un grommellement inintelligible et en faisant un geste de la main. Une fois sur deux, mon inquiétude était plus importante que son autorité, et je m'asseyais au pied de son lit et je restais là sans rien dire. Il y avait eu de nombreux soirs, ou nuits, où elle se mettait à la fenêtre et elle contemplait la rue de gauche à droite, en espérant voir mon frère, et je lui tenais compagnie en lui réchauffant du thé. Nous ne nous parlions jamais dans ces moments-là, nous n'avions rien à nous dire, mais lorsqu'il s'agissait d'attendre Grégor, elle ne me demandait jamais d'aller me coucher. Elle me laissait rester avec elle.

Elle était devenue beaucoup trop faible pour s'occuper de deux adolescents, et nous étions chacun une charge très difficile pour différentes raisons. Il fallait absolument qu'elle puisse se reposer et se soigner correctement alors sa fille nous a accueilli chez elle dans son appartement. Ma tante Kally avait déjà ses enfants, son mari, et se retrouvait avec deux adolescents à gérer et sa mère malade à s'occuper, c'était énormément et elle a eu beaucoup de mérite de le faire. C'était une situation très difficile pour tout le monde. Ces changements étaient déjà importants pour moi mais j'arrivais à les absorber parce que je connaissais déjà bien l'appartement de ma tante et que cela restait ma famille proche, malgré la promiscuité et la suite d'événements, je m'y sentais relativement à ma place et j'étais encore stable à cette période. Ma tante nous a alors informé qu'elle avait décidé d'aller vivre à Malte et que nous étions les bienvenus pour les suivre là-bas. Il n'y avait pas vraiment d'alternatives, il m'était impossible de retourner auprès de ma grand-mère et je n'envisageais pas d'aller en Ardèche chez ma mère ou en Angleterre rejoindre mon père. Ma tante était la personne avec qui je me sentais le plus accepté pour ce que j'étais et même si Malte représenterait certainement un changement majeur, je préférais rester auprès d'elle parce que j'avais plus de chances de préserver un certain nombre de mes routines et d'avoir mon espace privé, et de recréer, je l'espérais rapidement un environnement dans lequel je puisse me sentir bien. Ma tante m'avait prévenu longuement à l'avance pour que je puisse assimiler tout cela et cela m'avait permis de me préparer du mieux que je le pouvais.

J'avais commencé à photographier tous les objets, tous les lieux et surtout toutes les personnes que je connaissais. La plupart des gens trouvaient ça bizarre, surtout les personnes qui étaient détestables avec moi mais à qui je demandais quand même leur autorisation pour que je prenne une photographie d'eux, j'imagine que ce n'est pas commun qu'une personne avec qui vous n'entretenez aucune amitié vous demande de prendre une photo de vous, mais j'arrivais généralement à convaincre la plupart. J'avais un besoin impérieux de capturer tous les visages de mon quotidien et j'employais beaucoup de temps et d'efforts à cela (18). Après avoir fini ce projet laborieux et développé ces centaines de photographies, je m'étais senti beaucoup mieux. Cela m'a énormément apaisé d'avoir reconstitué aussi précisément "mon quotidien" en photographie et de pouvoir l'emporter avec moi. Et ce long et pénible projet s'avéra extrêmement important pour m'acclimater à ma vie à Malte, car je ne passais pas un seul jour sans être dans mes photographies, sans revivre dans ma tête mon quotidien en France avec toutes ces personnes. C'était une source d'apaisement, une façon de me replonger dans des routines qui n'existaient plus en réalité, cela avait un effet rassérénant.

Malte a été une expérience extrêmement pénible. Les gens qui me connaissent savent à quel point le moindre changement de température peut m'insupporter, et le climat là-bas était complètement différent. J'avais énormément de difficulté à supporter la chaleur, cet environnement fait rêver tous les vacanciers mais il était extrêmement désagréable pour moi, du moins à cause de mon adaptation limitée. Ma tante avait vraiment fait des efforts remarquables pour m'accommoder le mieux possible, j'avais la sensation parfois qu'elle en faisait plus pour moi que pour ses propres enfants. J'avais ma propre chambre tout au fond de l'appartement, avec ma propre douche. Je m'y sentais relativement bien et j'y passais l'écrasante majorité de mon temps, avec mes photographies et mon piano numérique. Ma tante me forçait cependant à les joindre dans leurs expéditions en famille pour visiter l'île et c'était très difficile pour moi, c'était trop pour mon rythme, et déjà que je pouvais être très pénible en France pour des activités parfaitement similaires, je l'étais bien plus à Malte. Tout le monde pâtissait de mon incapacité à m'acclimater, je n'avais aucune endurance pour aucune activité, j'étais hystérique dès qu'on me forçait à faire quelque chose, il était impossible d'avoir une conversation avec moi sur des sujets que je n'étais pas prêt à aborder. Ma famille était bien habituée à mon hypersensibilité mais celle-ci prenait des proportions qui me rendaient trop désagréable à leurs yeux, et cela a commencé à dégrader nos relations car leur patience avait atteint ses limites et les aménagements qu'ils pouvaient me faire aussi, ce qui était normal. La situation continuant à se dégrader, le mari de ma tante commençait à avoir une attitude de plus en plus agressive vis-à-vis de moi tandis que je devenais totalement impossible à supporter, impossible à communiquer, impossible à toucher, impossible à interagir de quelque façon que ce soit. Il ne manquait pas une occasion de m'humilier non plus, que je sois seul ou que ce soit en famille, et à ce stade personne n'avait plus de compassion à mon égard vu mon "hystérie", même ma grand-mère était dure vis-à-vis de moi pour ne pas faire "assez d'efforts". Les pensées suicidaires étaient omniprésentes, je ne sais pas si j'aurais été capable de les concrétiser mais elles semblaient très réelles en tout cas à ce moment-là, elles me pesaient chaque minute de la journée, je me sentais très isolé, j'étais vraiment à un point incroyablement sombre pour un adolescent aussi jeune, je ne voyais aucun chemin d'amélioration possible pour moi. J'étais un enfant et je ne pouvais rien faire pour améliorer cette situation, que je savais pourtant être la meilleure comparée au peu d'options que j'avais. C'était une période où je me faisais beaucoup de mal à moi-même, je m'infligeais des blessures très douloureuses à l'intérieur de la cuisse et je me frappais contre le mur de la salle de bain, je n'ai aucune idée de pourquoi je faisais cela, c'était stupide mais je me sentais hors de contrôle et au final, c'était certainement le cas.

Il est arrivé un événement culminant, après une nombreuse série d'autres qui n'étaient pas anodins non plus à mes yeux mais que je préfère épargner à ce témoignage si j'espère arriver au bout un jour, qui a fait que j'ai quitté Malte. J'avais eu une dispute avec le mari de ma tante, en présence de mon frère et de ma grand-mère, et je l'avais tellement excédé qu'il m'avait violemment jeté dans la piscine et m'avait empêché de rejoindre le bord tout me repoussant de la surface avec ses pieds pour me faire couler. Je ne me souviens honnêtement pas des détails, c'est ma grand-mère qui m'en a reparlé par la suite avec son propre point de vue et ressenti, mais ce moment m'a paru durer une éternité alors qu'il n'a probablement duré qu'un instant, tout ce dont je me souviens, aussi absurde cela soit-il, est d'avoir vraiment eu peur de me noyer lorsqu'il me donnait des coups de pied pour m'empêcher de sortir la tête de l'eau. Je n'avais jamais été terrifié comme ça par un autre homme que mon père, jamais. Mon frère était là, je n'arrive pas à me souvenir s'il essayait de me défendre ou s'il rigolait de la situation, car il n'en pouvait plus de moi non plus à cette période, mais ma grand-mère était intervenue pour qu'il arrête et que je puisse reprendre ma respiration, ce qu'il avait fait. Je n'ai pas le moindre doute que je n'aurais jamais terminé noyé dans cette piscine et je ne peux pas présumer de si c'était un jeu pour lui qui a dégénéré mais je pense que, comme j'ai l'habitude produire cet effet chez les gens, il était arrivé à un point d'exaspération tel avec moi qu'il a complètement perdu les pédales et qu'il a eu cette réaction extrêmement violente et primitive à mon égard. Aujourd'hui je suis un adulte, j'ai du recul sur tout ça. Je me mets à sa place et je ne peux plus lui en vouloir pour ces moments. Je ne vais pas lui chercher des excuses non plus, mais sa réaction n'était pas gratuite. Il avait sa propre femme et ses propres enfants à prendre soin, son propre foyer, sa propre vie à prendre en main dans un tout nouveau pays. Et j'arrivais dans un package non négociable avec mon frère pour nous installer avec eux, et déjà en soi ce seul point était déjà énorme, il avait déjà du mérite rien que pour essayer de gérer cette situation-là. Mais alors avec un enfant aussi difficile que moi dans le lot, je ne peux pas lui reprocher que ça n'ait pas fonctionné. Je pense sincèrement qu'il a fait les efforts qu'il pouvait à ce moment-là, qu'il avait beaucoup de choses difficiles à gérer et que j'étais vraiment de trop. Suite à cet événement, ma grand-mère m'avait dit qu'il fallait que je m'en aille. Elle ne l'avait pas dit d'une manière méchante ou qui sous-entendait que j'étais un intrus, mais elle m'avait dit avoir compris en voyant le regard de son gendre pendant l'incident que je ne pouvais pas rester. Cela ne m'a pas beaucoup interrogé sur le moment, j'aurais sauté sur la moindre opportunité pour m'enfuir de ce que je considérais être un cauchemar (mais qui factuellement n'en était pas un, cela aurait pu être un paradis si j'avais pu assimiler ces changements comme une personne normale), mais c'était surprenant que ma grand-mère soit aussi impérative sur le fait que je doive partir, quoi qu'elle ait vu, elle considérait qu'il valait mieux pour tout le monde que je ne sois plus là-bas. Je ne sais pas si c'était pour moi, si c'était pour sa fille, si c'était pour tout le monde, mais elle avait changé de discours, et elle avait arrêté aussi de m'accuser de ne pas faire assez d'efforts.

Je n'ai aucune idée des conversations qu'ont pu avoir ma grand-mère et ma tante à ce moment-là, cela a dû être extrêmement difficile. Je venais d'avoir 15 ans et cette nouvelle vie avait été un fiasco énorme pour moi, et je pense qu'elles étaient toutes les deux sincèrement inquiètes pour mon avenir. À l'époque, j'avais été très surpris que Kally ne me retienne pas. Elle n'avait pas eu le moindre argument pour me faire rester et honnêtement, aussi hypocrite que cela soit alors que j'étais celui qui voulait partir, j'avais été profondément blessé qu'elle ne cherche pas à me garder auprès d'elle, je l'avais sincèrement vécu comme un abandon. En réalité, je quittais Malte simplement parce que je voulais retourner dans mon quotidien d'avant, ce qui était irrationnel et impossible. C'est moi qui fuyais mais je me sentais abandonné par elle. Complètement absurde. Elle avait toujours été là pour moi, plus présente pour moi qu'aucun de mes deux parents réunis, et je ne comprenais pas à cette époque pourquoi est-ce qu'elle n'essayait pas de me garder auprès d'elle. Je me suis dis que même elle n'en pouvait plus de moi après ces mois infernaux, mais je pense que, tout comme son mari, elle avait besoin de se concentrer sur sa propre famille, sa propre vie, ce qui est tout à fait sain et normal. Je n'ai plus de griefs aujourd'hui mais je témoigne de ces événements parce qu'ils ont affecté l'enfant que j'étais et la façon dont je me suis construit et protégé par la suite. Je sais que tout le monde a fait de son mieux et au final, je sais aujourd'hui que mon départ leur a fait énormément de bien à tous. J'aurais volé trop de moments à ses enfants, à son couple, je prenais trop de place et je ne dis pas ça pour m'apitoyer, au contraire, c'est autant de moments que je leur ai rendus en partant, même si je ne le voyais pas du tout comme ça à cet âge-là bien sûr.

Mon frère avait eu l'air d'apprécier Malte mais il souhaitait retourner en France aussi et rester proche de ses amis, il avait donc décidé d'aller vivre chez ma mère et même si elle était secrètement mon premier choix, je me savais incapable de me plonger dans une nouvelle famille avec ses innombrables interactions, surtout après mon fiasco dans la famille de ma tante. J'avais donc décidé de rejoindre mon père en Angleterre, que je n'avais pas vu depuis des années et qui vivait seul. Je m'étais dit que je serais beaucoup plus tranquille et que n'avoir à gérer les interactions qu'avec une seule personne me serait plus confortable et me permettrait d'avoir un comportement plus tolérable. J'avais beaucoup idéalisé les retrouvailles avec mon père, j'étais persuadé qu'il était devenu plus mature ou qu'il me traiterait différemment parce que j'avais moi-même vieilli, mais je me trompais.

Angleterre

Mon père avait promis à ma tante et à ma grand-mère de me scolariser en Angleterre, et pour sa défense, il m'avait emmené une fois dans une école qui avait exigé divers papiers administratifs, ce qui découragea tout de suite mon père qui abandonna rapidement. Mais je ne lui ai jamais reproché et je ne lui demandais jamais où il en était à ce sujet, car j'étais incroyablement heureux de pouvoir être livré à moi-même. Nous vivions dans une seule pièce de 5m² environ qui avait un trou dans le mur donnant sur le jardin extérieur. Nous logions dans une petite maison qui accueillait des résidents sur quelques étages, avec une seule salle de bain et une cuisine. Malgré la précarité, et parfois le dégoût extrême que je pouvais avoir lorsque je me réveillais et que je marchais sur une limace car plusieurs d'entre elles venaient se réfugier dans l'appartement durant la nuit, ce temps chez mon père m'a vraiment permis de me reconstruire. Mon père travaillait constamment et j'avais une routine parfaitement tenue, ce qui m'a fait un bien fou. Peu importe les conditions dans lesquelles je vivais, le calme et mon quotidien millimétré m'ont redonné des couleurs après des mois de turbulences et de changements. J'appréhendais quand même les moments avec mon père, qui était toujours violent et imprévisible, mais il faisait beaucoup d'efforts pour moi malgré tout. Il essayait de me sortir parfois, alors que lui-même n'est pas sociable du tout, mais il voyait bien que j'étais complètement hermétique au monde extérieur. Je reprenais mes mauvaises habitudes de regarder mes pieds, il était irrité par le fait que je marche toujours derrière lui plutôt qu'à ses côtés, par le fait que je ne veuille pas communiquer ou pour certains de mes comportements qui ne lui allaient pas.

C'est aussi une période dans laquelle je me suis beaucoup épanoui professionnellement et personnellement. J'étais greffé à l'ordinateur que me prêtait mon père jour et nuit, je me suis fais énormément d'amis, une réputation de plus en plus importante sur des forums de jeux vidéo et de créations, j'avais déjà créé mon propre forum de création de jeux quelques années plus tôt et mon deuxième blog commençait à réunir de plus en plus de lecteurs, et surtout j'avais démarré une collaboration - en mentant sur mon âge - avec des créateurs de jeux vidéo, certains très influents. Je montrais à mon père régulièrement ce que je faisais, les projets dans lesquels je m'investissais, ce qui marchait, ce qui ne marchait pas, ce que je voulais essayer, et il était sincèrement impressionné par tout ce que je faisais et il me motivait à continuer ce que j'entreprenais, ce qui me rendait très fier car j'avais eu peu d'opportunités jusqu'à présent d'avoir l'approbation visible de mon père dans quoi que ce soit. Le fait d'avoir pu redevenir moi-même, dans un cadre extrêmement monotone et routinier, et m'épanouir autant dans tout ce qui m'intéressait à l'époque, a vraiment été salvateur et m'a donné un répit précieux sur mes pensées suicidaires.

Malheureusement cette routine s'est brisée après un grave incident avec mon père, nous en avions eu déjà quelques uns mais celui-ci avait été vraiment trop violent et les autres résidents avaient du intervenir de peur que mon père me fasse du mal, et j'avais dû me réfugier chez un voisin jusqu'à ce que mon père doive partir au travail pour pouvoir rentrer chez moi. Je ne sais même plus la raison, j'avais peut-être dit quelque chose d'inapproprié ou eu un mauvais comportement ce jour-là, mais dans tous les cas, il avait été trop violent avec moi et avait terrifié tout le monde. J'avais appelé l'une de mes tantes laotiennes au milieu de tout ça et avant même que j'ai pu demander ou organiser quoi que ce soit avec ma mère, ma tante avait immédiatement acheté un billet d'avion pour que je rentre en France, et cela m'avait beaucoup soulagé car la situation commençait à devenir hors de contrôle avec mon père et je ne voulais pas que ça dégénère davantage.

Je crois que mon père a été profondément blessé que je m'en aille. Il n'a jamais été conscient de sa violence et de la peur qu'il instigue chez les autres ni du danger réel qu'il représente lorsqu'il se met en colère, car il devient vraiment dément. C'était la bonne chose à faire de partir car cela ne serait allé qu'en se dégradant, mais j'ai rarement senti mon père aussi triste. Il ne m'a pas dit un mot en prenant le train avec moi mais nous nous sommes quand même dit au revoir à l'aéroport. Il avait le cœur lourd, cela se sentait. Et pour que je le sente, cela devait vraiment être quelque chose. J'ai beaucoup de compassion pour mon père car c'est un homme qui veut sincèrement bien faire mais qui est d'une certaine manière maudit par sa fureur incontrôlable qui peut jaillir à tout instant, et qui l'a handicapé toute sa vie dans sa relation avec les autres et avec ses enfants. C'est juste triste, et je trouve que d'une certaine manière, nous avons ce point commun d'être "quelque chose" qu'on subit autant pour nous que pour les gens qu'on aime.

Retour en France

J'étais vraiment heureux de retrouver la France. J'avais demandé à ma tante laotienne si je pouvais venir vivre avec elle parce que même si elle ne me comprenait pas toujours, je me sentais toujours en sécurité auprès d'elle, mais il semblait plus logique pour tout le monde que j'aille chez ma mère, ce qui était dans l'ordre des choses en effet, même si j'étais terrifié de me retrouver à nouveau dans un contexte familial trop complexe à gérer pour moi, avec trop d'interactions à gérer et de "bons" comportements à adopter. Je m'étais donc retrouvé en Ardèche chez ma mère. L'environnement était relativement stable au début mais les choses ont été bouleversées dans tous les sens assez vite.

J'aurais énormément de choses à dire sur cette période mais il serait irresponsable de ma part de les partager. J'ai pu partager les anecdotes avec mon père parce que je sais qu'il peut y faire face. Ma mère est l'une des femmes les plus fortes que je connaisse, mais également l'une des plus sensibles. Mon témoignage n'est en aucun cas dans le but de blesser, même si indéniablement j'ai conscience que certains aspects puissent être blessants pour ma famille. Je ne souhaite en aucun cas leur nuire ou leur causer des tourments, je souhaite leur donner les éléments de compréhension qui m'ont amené où j'en suis aujourd'hui, en espérant que cela leur donne du recul et d'une certaine manière une forme de réconfort par rapport moi, car je crois vraiment qu'ils ont fait de leur mieux et que j'ai eu de la chance de les avoir. J'ai beaucoup de choses sur le cœur que je voudrais partager et je n'avais pas l'intention d'épargner des détails, mais ma mère est trop importante pour moi pour que je revienne en détails sur cette période car cela a aussi été très douloureux pour elle, et je ne veux pas raviver de vieilles douleurs. Ce serait irresponsable de ma part. Je vais donc résumer cette partie de ma vie sans m'épancher.

J'étais un adolescent, j'allais avoir 16 ans, je reprenais ma scolarité en plein milieu d'année, mon grand-frère était souvent absent, je m'occupais beaucoup de mes petits-frères. Ma mère venait aussi de m'annoncer son cancer et était très malade, je faisais tout ce que je pouvais pour l'aider, et à bien des égards, bien plus d'efforts que tout ce que j'avais fait pour ma tante ou pour mon père. Ma mère avait besoin de moi, mes petits-frères aussi, et c'était ma dernière chance, je n'avais nulle part où aller ensuite, il fallait que je la saisisse et pour cela, il fallait que je change sérieusement. J'ai fait un travail énorme pour cacher mes comportements autistiques et mes difficultés aux yeux des autres, et j'avais certainement l'air d'être un adolescent heureux, j'étais très souriant au début, très actif, j'amorçais les interactions et je donnais l'impression de bien les supporter. J'étais à un point où je n'avais pas le droit à l'erreur, et je ne pouvais pas me permettre d'être moi-même au risque de fatiguer tout le monde autour de moi et de me retrouver dans une situation impossible. Je m'en croyais capable et j'y mettais toute mon énergie, il est certain que j'étais quand même très difficile par moment mais globalement je pense m'en être vraiment bien tiré durant cette période.

Du jour au lendemain, je m'étais retrouvé dans un nouvel environnement. Ma mère nous avait présenté son nouveau compagnon, en même temps que sa nouvelle maison, tout s'est fait d'un seul coup. Elle a probablement pensé que c'était la meilleure façon de faire, et c'était peut être le cas, mais j'avais été complètement soufflé. Ces changements abrupts m'ont vraiment bouleversé et j'étais extrêmement préoccupé au point de ne plus parvenir à jouer l'adolescent heureux et à rapidement me replier sur moi-même, et à rejeter ces changements, qui factuellement étaient importants et positifs pour ma mère et sa nouvelle famille. Ma relation avec mon beau-père était très difficile, pour sa défense il était très jeune et se retrouvait à devoir endosser beaucoup de responsabilités d'un coup, d'autant que je n'étais pas une personne avec qui il était possible de communiquer par des voies normales et j'étais à fleur de peau, extrêmement sur la défensive pour quoi que ce soit, même quand il n'y avait rien de préoccupant ou aucun sujet de litige. Je n'étais juste pas en capacité de communiquer et c'était difficile pour ma mère autant que pour mon beau-père de savoir quoi faire, car il essayait de forcer la communication là où il valait mieux me laisser m'isoler. C'était une période vraiment très sombre, je m'étais enfui plusieurs fois de la maison, j'étais à nouveau dans une phase complètement suicidaire, j'avais essayé de me jeter sous une voiture sur un chemin de Roquemaure et la conductrice avait vraiment eu la peur de sa vie, elle était incompréhensible lorsqu'elle était sortie de sa voiture, elle me criait dessus et elle s'était mise à pleurer, je m'étais senti immédiatement incroyablement misérable et stupide. Je ne sais même plus ce qu'elle m'avait dit mais elle était restée avec moi un moment. Quand j'y repense, je me dis que j'étais vraiment monstrueux d'avoir eu un geste aussi désespéré et irresponsable au point d'impliquer et potentiellement gâcher la vie d'une parfaite inconnue. J'étais un adolescent mais ce n'est pas une excuse, j'étais en âge de réfléchir aux conséquences de mes actes. Le désespoir guide vraiment vers des actes inimaginables. Je suis heureux de ne pas avoir gâché la vie de cette pauvre femme. J'ai honte de moi.

Après plusieurs mois très difficiles, mon beau-père et moi avions fini par atteindre un point de rupture. Lors d'une violente dispute, j'étais monté dans ma chambre et il essayait de rentrer parce qu'il voulait continuer notre conversation, et je repoussais la porte contre lui de toutes mes forces pour essayer de la fermer. Après une petite lutte, il m'avait laissé refermer la porte mais pour avoir le dernier mot, il m'avait glissé "Tu devrais avoir plus de gratitude parce qu'on s'occupe de toi alors que ta grand-mère a fait semblant d'avoir un cancer pour t'abandonner". Sur le moment, j'étais devenu totalement hystérique mais j'avais eu l'excellente répartie de lui répondre qu'elle devait être une excellente actrice pour simuler une ablation des seins. Information qu'il n'avait probablement pas car il n'avait pas surenchéri ou répondu. C'était vraiment cruel de me dire une chose pareille. Je sais que j'étais un enfant difficile mais ce n'est pas quelque chose qu'on peut dire à un enfant, c'est juste cruel. Mais encore une fois, j'étais un garçon avec qui il était très difficile de communiquer, et je ne sais pas trop ce que j'ai fait pour mériter ces propos ignobles, j'imagine que j'étais trop "ingrat" à son goût et je l'étais sans doute, alors disons que nous avions chacun beaucoup de couleuvres à avaler. Il était vraiment très jeune et inexpérimenté à l'époque mais je l'ai en haute estime aujourd'hui car il est un excellent père pour mes frères et soeurs, qu'il prend soin de ma mère et qu'il a su fonder une famille qu'il protège courageusement aujourd'hui, donc il n'est certainement pas défini par ce seul moment où il a pu dire quelque chose d'insoutenable pour moi parce qu'il était simplement trop énervé cette fois-là, qui plus est par ma faute.

Quoi qu'il en soit, c'est à partir de ce jour-là que j'ai compris que je n'étais pas le bienvenu ici non plus. J'étais de trop pour cette famille. C'était comme pour ma tante Kally. Ma mère avait besoin de refaire sa vie avec cet homme, et ils étaient en train de construire leur propre famille, construire leur propre histoire, et j'étais vraiment une trop grosse complication pour eux. Ils avaient fait beaucoup d'efforts pour moi, j'avais même ma propre chambre alors que mes trois frères et soeurs étaient entassés dans la même pièce, il avait clairement fait des aménagements pour mes besoins spécifiques mais c'était très insuffisant malheureusement - ce qui n'était ni leur faute ni la mienne - et le fait que je me plaigne continuellement de souffrir de ceci ou de cela ne faisait que renforcer leur idée que j'étais un adolescent ingrat qui n'arrivait pas à me contenter de ce qu'ils avaient à m'offrir, alors que j'aurais peut-être juste eu besoin d'une année ou deux de stabilité pour retrouver mes marques. J'étais juste un être inaccessible, incompréhensible et irrationnel pour eux et ils avaient atteint leur limite, notre relation ne pouvait que se détériorer à ce stade, mon aura d'usure avait fait son office, je les avais trop usé malgré moi et ils n'avaient plus de patience ou d'énergie, ce qui avait fait poindre inéluctablement les élans de méchanceté et de rejet. Ce n'est pas de leur faute, ils ont sincèrement fait ce qu'ils ont pu jusqu'à ce qu'ils n'y arrivent plus. J'avais 16 ans quand je suis parti de la maison.

J'avais redemandé à ma tante laotienne si je pouvais vivre avec elle mais son compagnon ne le souhaitait pas, ce que j'ai toujours parfaitement compris, c'était plus une demande désespérée que sérieuse. Ils m'avaient tout de même hébergé pendant une grande période, puis j'avais réussi à aller dans un internat. Malheureusement cela n'avait pas duré longtemps, il avait rapidement fallu que je trouve un moyen d'en sortir pour impérativement m'isoler seul pour pouvoir retrouver des routines saines pour moi. Je pense que personne n'a compris ce que je faisais. Ni ma mère, ni mes tantes, ni les assistantes sociales. J'imagine que pour tout le monde, j'avais l'environnement idéal pour m'épanouir mais en réalité être enfermé en milieu scolaire 24h/24 était vraiment très nocif pour moi. C'était trop extrême, la quantité d'efforts nécessaires pour faire semblant d'être normal avec tout le monde, et surtout le fait de n'avoir aucun endroit où relâcher la pression et être moi-même, même le soir, c'était trop insoutenable. J'avais largement surestimé mes capacités, j'étais persuadé que j'en étais capable et pourtant je me suis effondré en quelques semaines seulement.

J'étais tout de même déterminé à m'en sortir et je n'avais pas abandonné, loin de là, j'avais cherché toutes les solutions possibles pour moi. J'avais trouvé une chambre minuscule qui ne pouvait contenir qu'un lit et un petit bureau mais dont le loyer était très accessible. J'avais déjà rencontré la propriétaire. J'avais essayé de convaincre ma mère mais elle n'était pas d'accord, j'avais saisi un organisme avec une assistante sociale et le juge des affaires familiales pour m'assister dans ma situation, ce qu'il n'était vraiment pas prompt à faire vu que j'étais déjà hébergé et scolarisé. Personne ne souhaitait m'aider dans ce projet mais il était vital pour moi, même si tout le monde prenait cela pour un caprice adolescent. Pour eux, quelle différence cela pouvait-il faire que je sois dans une chambre à côté de mon établissement scolaire que dedans ? Sans compter mon jeune âge et les risques que cela pouvait impliquer d'être livré à moi-même. J'avais tenté d'inclure tout le monde dans ce projet et je ne m'imaginais honnêtement pas avoir la force d'aller contre eux mais j'étais acculé et j'étais très conscient que cela allait mal finir pour moi si tout le monde persistait à ne pas m'écouter. Ils m'avaient même envoyé chez une psychologue qui m'infantilisait et qui avait osé me dire que ce que je vivais était "la puberté" et que "j'exagérais" ce que je ressentais parce que je n'étais "pas assez motivé", alors que je lui avais confié sincèrement mes difficultés et mes incapacités, qu'elle avait complètement ignoré. En dépit que tout le monde y soit défavorable, j'avais fini par prendre la chambre car j'avais de quoi payer les deux premiers mois de loyer et cela avait finalement contraint ma mère ainsi que le juge des affaires familiales d'accepter ma situation qu'ils le veuillent ou non, ce qui était assez extraordinaire en soi. Ils m'ont aussi aidé financièrement pendant quelques mois avant d'arrêter mais j'ai pu compter sur l'aide précieuse de l'un de mes plus proches sur Internet, qui est toujours mon ami à ce jour, et sans qui je n'aurais jamais survécu à cette période. Il a été mon seul soutien lorsque personne ne croyait en moi et a été ma seule source d'encouragement pour que je ne me suicide pas, que je garde la tête haute, que je m'accroche.

Être seul dans ma chambre était grisant et incroyablement réparateur. Au point d'en abandonner tout ce que je faisais à l'extérieur. J'en suis arrivé à ne plus aller plus en cours, je ne voyais plus mes camarades, je ne voyais plus ma famille, je m'étais complètement isolé du jour au lendemain, ce qui a forcément engendré des situations très compliquées par la suite. De toute évidence, ce n'était vraiment pas malin de ma part alors que j'avais déjà tous les adultes à dos, mais ce n'était pas quelque chose de conscient, ce n'était pas un choix délibéré. Sur le moment, j'étais en transe. C'est difficile de décrire le bonheur de ces jours-là. Une paix éphémère, certes, mais quelle paix fabuleuse. Je ne m'étais jamais senti aussi bien de toute ma vie. Je pouvais sauter à pieds joints autant que je voulais et je m'en donnais à cœur joie, je me balançais du matin au soir, je passais des heures et des heures dans tout ce qui me passionnait, je n'étais plus obligé de porter de vêtements, dont je supporte mal la matière sur ma peau, être seul me permettait vraiment de vivre dans les conditions qui me sont idéales. C'était une période très libératrice, complètement préservée du monde extérieur, j'étais sincèrement heureux.

J'étais incapable de songer au futur cependant car il y avait tant d'inconnues et de choses imprévisibles que je m'effondrais immédiatement par terre ou sur mon lit rien qu'en essayant d'imaginer ce que j'allais devoir affronter pour survivre, alors je profitais autant que possible du moment présent, ce qui est quelque chose d'incroyablement rare pour moi. Il n'y a pas eu d'autres périodes dans ma vie où j'ai pu autant être dans le présent. Il m'a fallu encore des années pour seulement assimiler tous les changements qui m'étaient arrivé depuis mon départ à Malte - oui, je suis définitivement lent pour tourner les pages - mais clairement cette période a été cruciale pour réparer mon âme torsadée et pour me redonner confiance, lentement mais sûrement, en l'avenir. Du point de vue extérieur, tout le monde était inquiet de mon isolement et tentait de m'en faire sortir de force, au point que le juge des affaires familiales décide de me retirer son aide financière car je n'écoutais pas ses propositions et que je n'allais plus en cours, donc il refusait de soutenir un adolescent "en crise qui n'avait aucun projet" et qui plus est avait une mère indiquant être disposée à l'héberger, même si nous savions elle et moi que ce n'était pas possible pour notre bien à tous. J'avais été très honnête sur mes difficultés et les raisons pour lesquelles je n'arrivais plus à rester scolariser, et ce que j'avais bêtement identifié comme étant de l'agoraphobie à l'époque était en réalité des anxiétés sociales et généralisées, mais j'avais beau communiquer avoir de vrais problèmes, personne ne les prenait au sérieux.Pour les adultes, j'étais juste un enfant "capricieux" qui s'inventait des excuses pour pouvoir rester enfermer dans sa chambre. Le fait que l'État me coupe toute assistance a clairement aggravé ma précarité, ma mère ne pouvait pas compenser cette perte, mais même si je n'étais pas satisfait de sa décision, je comprenais que le Juge des Enfants m'abandonne parce que mes besoins étaient totalement irrationnels pour lui, comme pour les autres adultes. La seule chose qui me fait m'interroger sur tout ça, c'est le processus de simplement abandonner un mineur à son sort parce qu'il n'était pas capable d'aller à l'école. Et je ne doute pas que ma situation donnait sans doute l'impression que j'étais de mauvaise foi, j'avais toujours été capable d'aller à l'école dans mon enfance, mais le contexte n'était plus le même et je n'avais plus le moindre équilibre, le moindre espace dans lequel je me sentais en sécurité pour être moi-même, ou dans lequel je me sentais aimé et désiré. Je ne trouve pas cela correct qu'on m'abandonne parce que je n'avais pas le comportement "normal" qu'ils souhaitaient tous et que je n'étais plus capable de soutenir ces efforts pour répondre à ces standards. Je trouve sincèrement qu'il y a eu de nombreux problèmes dans le traitement de mon dossier car personne ne s'est jamais enquis non plus de ce que j'étais devenu suite à cette décision, je n'ai plus été appelé ou reçu, même l'assistante sociale a cessé tout contact avec moi, et je suis convaincu que si j'avais été écouté sérieusement à cette époque et non pas traité comme un enfant têtu et insolent, j'aurais pu recevoir un suivi adapté, avec l'accompagnement de psychiatres et de personnes qui m'auraient aidé à travailler sur mes difficultés monstrueuses dans mes interactions avec les autres et pour peut-être réussir à me réintégrer en milieu scolaire, cela aurait pu changer énormément de choses pour moi. Sans compter tout le travail sur moi que j'aurais pu faire par rapport à mon acceptation et les aménagements autour de mes troubles autistiques. L'État a failli à ses devoirs à mes yeux. J'ai juste eu l'impression d'être traité comme une personne adulte normale qui n'avait pas honoré sa partie du contrat et qui devenait persona non grata du jour au lendemain. Je précise que j'avais globalement bien supporté la décision du juge à cette époque, j'en subissais les conséquences directes mais j'étais trop focalisé sur mes moyens de survivre au quotidien pour perdre mon temps sur, c'était le sentiment que j'en avais à cette époque, tous ces adultes qui se déresponsabilisaient toujours de moi en justifiant leur abandon parce que mon comportement était inadapté. Alors que je ne faisais de mal à personne, j'étais juste un enfant qui était fragilisé par les événements, qui ne savait pas gérer cet océan de stimulis et d'interactions, et qui était simplement en grande souffrance. Mais c'était facile de se laver les mains de mon existence parce que j'étais "difficile" et "têtu", que je n'avais pas l'air de vouloir être aidé puisque je n'avais jamais l'air de progresser ni de "faire des efforts". C'était tristement ironique. Je n'ai jamais reproché à personne ma situation, j'ai accepté la décision du juge et j'ai fait avec. Malgré tout je trouve regrettable que si peu d'efforts aient été fournis pour un mineur livré à lui-même, quand bien même aux yeux des adultes ce mineur se soit mis dans cette situation tout seul. Cela m'attriste profondément pour tous les mineurs dans notre société qui sont aujourd'hui dans des situations difficiles, parce que je doute que mon histoire soit un cas isolé. De mon point de vue, les moyens et les motivations d'aider sont vraiment maigres, et les mineurs trop pénibles ou compliqués voient leur préjudice s'aggraver pour ce seul aspect, ils voient leurs soutiens retirés, leurs aides financières coupées, leurs moyens de subsistance et de stabilité enlevés, parce qu'ils ne sont pas en mesure de répondre aux exigences de l'État alors même qu'ils ne sont pas en mesure de les honorer. Et ce n'est que mon avis, mais à mes yeux, créer volontairement du préjudice envers un mineur qui a déjà une vie compliquée, ce n'est pas faire de la pédagogie coercitive, c'est juste ajouter un préjudice sur un autre, c'est tout. C'est le sentiment amer que m'en a laissé mon histoire en tout cas.

Ma grand-mère suggère de me faire diagnostiquer

Durant cette période, ma grand-mère Grandine s'inquiétait énormément pour moi. Elle savait mieux que quiconque, parfois mieux que moi-même, à quel point cette étape de ma vie représentait un challenge important. Même si elle était trop malade et ne pouvait plus s'occuper de moi, parmi tous ces adultes qui ne comprenaient pas mon comportement, elle était la seule à vraiment écouter ce que j'avais à dire, et elle en comprenait une partie. Bien sur, en primo réaction, elle me brutalisait comme les autres adultes pour que je "fasse plus d'efforts" et que "je m'adapte coûte que coûte" mais elle me connaissait et elle savait bien que ce genre de conseils n'était pas approprié, qu'il y avait quelque chose de plus profond et de plus complexe, alors elle passait du temps à réfléchir avec moi à des façons de me permettre d'évoluer dans la vie malgré mes spécificités, et ce n'était pas une chose facile mais nous étions pragmatiques, donc nous élaborions des stratégies et des méthodes pour que j'y parvienne. C'est à cette époque que ma grand-mère a insisté pour que je me fasse diagnostiquer mon autisme, afin d'obtenir des aides et un accompagnement. C'était exactement ce qu'il aurait fallu faire mais j'ai eu la réaction la plus ignorante qui soit, et qui était même complètement discriminante, j'étais devenu fou furieux contre ma grand-mère. Sa recommandation était pour moi inaudible, impertinente, complètement absurde, selon mes critères ignorants ainsi que la vision étriquée et caricaturale que j'avais de l'autisme à cet âge-là. Je m'étais vraiment senti insulté, je me sens vraiment horrible de rapporter cela mais je n'étais qu'un adolescent. J'ai honte d'avoir eu ce sentiment mais il illustre bien le manque d'éducation que j'avais reçu de ma famille, de l'école et de la société, tristement je m'étais senti incroyablement dénigré par ma grand-mère, c'était un affront pour moi d'être associé à l'autisme. J'ai eu une réaction faramineuse, si disproportionnée qu'elle en était suspicieuse, j'avais peut-être la réalisation inconsciente qu'elle avait raison, cela avait été de loin la plus grosse crise que j'aie jamais faite à ma grand-mère et elle en avait pourtant vu beaucoup. Je me sentais insulté qu'elle me voit comme une personne handicapée (quelle phrase discriminante et affreuse à écrire, je m'excuse sincèrement, c'est insupportable de relater de ma stupidité à cette époque mais je ne peux pas me permettre d'altérer ou d'enjoliver) et qu'elle "justifie" mes difficultés de cette façon. Même si je me savais différent depuis que je suis né, premièrement je n'avais pas relié tous les points, tous les problèmes que j'avais rencontré dans ma vie ne me paraissaient pas du tout reliés et je n'avais pas non plus assez de recul sur la vie des autres, je n'avais pas encore compris que la majorité des gens ne fonctionnent pas du tout comme moi et je ne comprenais pas du tout les situations de rejet que je vivais, je me disais juste que je n'étais pas à la hauteur et qu'il fallait que je m'améliore. Ce qui me fait venir sur le second point. J'ai eu la chance de naître avec une combattivité hors-norme, c'est l'une de mes rares qualités. Et tous ces problèmes, aussi dantesques pouvaient-ils être, et qui parfois pouvaient m'amener à traverser des temps très sombres et dangereux pour moi, je les percevais avec une grande candeur d'esprit, une vraie ingénuité. Je me disais que si les gens ne m'aimaient pas et si je me retrouvais tout le temps dans ces situations, c'est parce que j'étais une personne indésirable et qu'il fallait que je progresse. J'avais une vision très impitoyable, et certainement trop dure à mon égard, mais de l'autre côté, j'avais une forme d'optimisme complètement délirant. Un fou désir de vivre, de m'intégrer, de devenir désirable, de devenir autonome. Je savais que je me débattais sévèrement avec la vie, mais c'était ma "normalité", mon seul quotidien est un combat infernal, et à cet âge, j'avais vraiment la conviction incroyable que j'allais "soigner" ma différence, que j'allais parvenir à dresser ma vie, que j'allais changer, j'étais absolument persuadé que j'y arriverai et surtout j'avais encore cette énergie fabuleuse, j'étais guidé par cette volonté de réussir à m'intégrer un jour, qui, je crois, était d'autant plus renforcée parce que j'avais toujours échoué jusque là. La suggestion de ma grand-mère d'aller faire diagnostiquer mon autisme allait diamétralement à l'opposé de ma façon de penser, et plus fondamentalement de ce que j'aspirais devenir. Tout ce que j'ai toujours voulu, c'est d'être normal. Je n'allais pas laisser qui que ce soit me poser une étiquette. C'était la conviction de l'adolescent que j'étais. Et je regrette du plus profond de mon être d'avoir réagi de cette façon, de ne pas avoir été mature, de m'être discriminé moi-même, d'avoir rejeté ma grand-mère qui m'a pourtant élevé et qui savait mieux que moi l'aide dont j'avais besoin, elle était ancrée dans la réalité et j'étais en total déni. Je regrette de ne pas avoir fait mon diagnostic lorsque cela m'a été recommandé car cela m'aurait sauvé des années d'horreur, d'interactions ratées, de situations abusives. Tous les outils et l'accompagnement que j'ai reçu lorsque j'ai fait mon diagnostic des années plus tard auraient été d'une aide inimaginable à cette époque-là.

Si vous êtes dans la même situation, ou une situation proche, ne faites pas la même erreur que moi. Quel que soit le résultat d'un diagnostic, vous n'avez rien à perdre. D'un côté, vous penserez peut-être avoir perdu votre temps mais je pense que vous aurez au moins éloigné cette possibilité et vous aurez une meilleure connaissance de vous-même, de l'autre vous aurez enfin une réponse claire à vos questions, mais plus encore, une voie dans laquelle vous pourrez petit à petit arrêter de culpabiliser et de vous martyriser de ne pas être "à la hauteur". J'étais persuadé que je pourrais résoudre tous mes problèmes tout seul et j'ai perdu un temps précieux, vital même, ne faites pas la même erreur.

Pour revenir à ma grand-mère, ce fut l'une des rares fois où je lui ai manqué de respect. Je l'avais insulté verbalement de tous les noms, j'avais jeté mon verre sur le mur derrière elle et j'avais frappé plusieurs fois la table jusqu'à m'en blesser le poignet (geste que je répète souvent quand j'ai des crises). C'était vraiment une scène explosive dont je ne suis pas fier du tout. Ma grand-mère n'était pas le genre de personne à se laisser faire, elle avait une énorme répartie, un caractère bien trempé, la gifle facile si vous lui manquiez de respect. Cette fois-là, elle n'avait pas dit un mot, ce qui ne lui ressemblait pas. Je m'étais enfui de chez elle en l'injuriant. Cela m'a tellement travaillé les jours suivants, j'étais dans une colère noire et je n'arrivais pas à redescendre, que je lui avais écrit une lettre interminable. Des pages et des pages à lui détailler, rubrique par rubrique, point par point, argument par argument : 1) les raisons pour lesquelles je n'étais pas autiste, 2) les raisons pour lesquelles elle devrait avoir honte de suggérer que j'avais un problème, 3) les raisons pour lesquelles j'avais honte d'elle et que je refusais désormais d'être son petit-fils, et X autres rubriques où je déblatérais sans fin des arguments complètement insensées sur toute cette situation, mais qui m'apparaissaient très sensés à ce moment-là, parfaitement justifiés. J'étais coincé dans ma tête pendant des jours, typique de ma part, parce que je n'arrivais pas à surmonter la suggestion de ma grand-mère, qui était inconciliable avec mes "valeurs" de l'époque, qui ne cohabitait pas avec mes intentions et mes objectifs, alors mon mécanisme a simplement été de tout rejeter en bloc, ma grand-mère avec, qui était pourtant la seule à véritablement me comprendre et prendre le temps de m'écouter. Je lui avais laissé ma lettre dans sa boîte aux lettres et je ne lui avais plus adressé la parole pendant l'année qui a suivi, puis il a fallu plusieurs années pour que nous puissions communiquer ensemble à nouveau et nous reconnecter. C'était un traitement terriblement injuste de ma part et je sais qu'elle a énormément souffert de cela, alors même qu'elle se battait pour survivre à son deuxième cancer, mais je pense honnêtement que je me suis distancé d'elle avec une telle violence et de façon si disproportionnée seulement parce que j'étais dans le déni de ce que j'étais. Me distancer d'elle était la seule manière de ne pas avoir à me confronter à la réalité, et j'ai gâché beaucoup de choses précieuses en faisant cela.

Homosexualité et sexualité

Je ne savais pas vraiment où placer ce chapitre dans mon témoignage, d'autant que je n'ai aucune envie de l’écrire, mais j’ai lu peu de littérature à ce sujet et même si je trouve embarrassant de parler de mes expériences, je pense que c'est un aspect que je dois documenter aussi.

Je tiens à préciser encore une fois qu’il ne s’agit que de mes propres ressentis, il n’y a aucune règle ou vérité absolue dans ce que je raconte, je ne suis pas le porte-parole des personnes autistes ou homosexuelles, tout ce que je vais dire n’engage que moi. Désolé pour cette note informative mais je sais que certains lecteurs pourraient s’insurger de ce que je vais partager et je ne voudrais pas qu'il fasse de mon histoire un cas général pour entacher un groupe ou un autre. Je ne pointe personne du doigt, l’autisme n’a pas défini ma sexualité, encore moins mes comportements sexuels et mes propres réactions ou démarches autour de cela, chaque individu est unique et influencé par d'innombrables facteurs, mon histoire n'est pas du tout une description absolue de ce qu’est la sexualité d’une personne autiste. Je ne suis juste qu’un exemple, et peut-être atypique. Je vais sans doute partager des idées et sentiments controversés aussi mais il faut comprendre qu’ils ne sont pas du tout dirigés contre qui que ce soit, ils sont propres à mon vécu et ne doivent pas être utilisés pour faire des généralités.

Mon sentiment sur ma sexualité

Je trouve assez désespérant d’être homosexuel, parce que je trouve les hommes beaucoup moins appréciables que les femmes. Je dirais que 95% des personnes qui ont été bonnes envers moi ont été des femmes. Elles étaient beaucoup plus patientes, bienveillantes, douces et compréhensives, et pour être honnête, j’ai généralement des conversations bien plus passionnantes avec elles qu'avec les hommes. Je ne pense en aucun cas qu’elles soient meilleures qu'eux, mais elles ont généralement des qualités qui me siéent mieux. Et de toute évidence, si je retrouvais ces qualités chez un homme, je l’aimerais de façon équivalente, mon constat est purement statistique par rapport à mon vécu et à mes propres attentes surtout, le genre d'une personne n’a aucune influence sur l'intérêt que je porte à ses propos et sur l'appréciation que j'aurais de son comportement. C’est exactement pour cette raison que j’ai été si souvent contrarié de mon homosexualité car, statistiquement, les femmes que je rencontrais dans ma vie me semblaient presque toujours mieux me correspondre que les hommes. Il y a de nombreuses fois dans ma vie où je me suis trouvé dans la situation de vouloir développer une relation sérieuse avec une femme mais sachant que j'étais totalement incapable d’avoir une relation sexuelle avec elle et que je ne pouvais leur offrir qu'une relation platonique, cela me faisait me sentir vraiment… ennuyé par moi-même, pas en colère mais frustré, contrarié, à me faire des réflexions du type “Mais bon sang, tu ne pourrais pas être hétérosexuel ?!”. Je crois que le débat du "choix" de la sexualité apparaîtra toujours à travers les âges mais dans mon monde, ce constat a toujours été une preuve indéniable que ma sexualité n'était définitivement pas un choix. Toute ma vie, j’ai rencontré des femmes qui auraient été des partenaires beaucoup plus intéressantes pour moi, et pourtant j'étais inconditionnellement attiré sexuellement par les hommes, que je trouvais néanmoins beaucoup plus difficiles à comprendre et avec qui interagir, très souvent incompatibles avec ma nature. Ce que je dis a l'air terriblement sexiste et je ne nie pas qu'il y a eu des femmes qui m'ont rendu malade et des hommes qui se sont montrés très patient avec moi, mais c'est majoritairement ainsi que j'expérimentais les contacts avec les femmes et les hommes. C'était frustrant pour moi de ne pas pouvoir contrôler cette attraction et me diriger vers le groupe avec lequel j'avais le plus d'affinités, mais en même temps, j'ai su très jeune que j’étais attiré par les hommes, déjà au CP j’étais très franc sur le fait que je voulais me marier avec l'un des garçons de ma classe, donc il y avait malgré tout quelque chose de très évident en moi que j'acceptais relativement bien. Je pense cependant que mon homosexualité a vraiment beaucoup plus compliqué ma vie et m'a exposé à des situations beaucoup plus dangereuses qu'elles ne l'auraient été si j'avais été hétérosexuel.

L’homosexualité est une épreuve pour n’importe quel homosexuel, même pour une personne dans un contexte idéal, elle traversera toujours des étapes difficiles et importantes à ce sujet. Personne n'y échappe je pense, il faut apprendre à digérer d'être différent, d'être discriminé ou moqué dans la société, d'arriver à s'accepter soi-même puis à s'émanciper d'une certaine façon, à s'aimer tel qu'on est, malgré le rejet des autres, parfois de sa famille, parfois même de soi-même, c'est un sacré voyage.

Je pense que mon autisme est totalement indifférent de ce que mon homosexualité m'a fait traverser et vice-versa. Je crois que cela a aggravé significativement mes difficultés, et je ne dis absolument pas ça d’une manière à me victimiser, je pense vraiment factuellement qu’avoir ces deux aspects m’a fait cumuler les préjudices de chaque, le premier n'a pas annulé comme par magie les mauvais aspects du second, ils se sont cumulés ensemble. Je ne peux pas regretter quelque chose que je n’ai pas choisi mais je pense que ma vie aurait été beaucoup plus facile si j’avais été hétérosexuel, c'est ce que je présume tout du moins, et je vais donc expliquer les points compliqués que j’associe à la coexistence de mon autisme et de mon homosexualité.

J’ai une vision extrêmement utilitariste de la vie parce que j’ai un pragmatisme exagéré en des proportions extrêmes (jusqu’à rendre une réflexion irrationnelle tant elle est rationnelle, même si je ne suis pas sûr de me faire comprendre, tous mes proches comprendront ce que je dis là pour l'avoir subi). J’ai une façon si étroite et têtue que je vois chaque chose comme des carrés magnétisés les uns aux autres dans une harmonie parfaite avec l’univers, mais c’est une vision totalement irréaliste du désordre et du chaos qu’est la vie. J’ai toujours eu un attrait immense pour le processus de procréation et de parentalité, et chacun de ses sujets est aussi parfaitement légitime pour une personne homosexuelle, je sais très bien que je ne suis pas moins “capable” ou "compétent" qu’un hétérosexuel sur ces questions, mais je dois avouer que cela a été une lutte très profonde durant mon enfance et adolescence, qui m’a très souvent amené à avoir des pensées suicidaires. J’avais le sentiment d’être moins valable que les autres en sachant être homosexuel. C'était très dur de vivre avec ce sentiment, qui était particulièrement entretenu par les gens autour de moi. Mon frère et mon père ont été les derniers à découvrir mon homosexualité parce que je ne les avais même pas inclus dans mon coming-out auprès de ma famille, ils m’ont tellement brutalisé vis-à-vis de ma féminité et de ma sexualité toute mon enfance et adolescence, j’avais vraiment absorbé leur rejet et je m'étais moi-même rejeté pendant longtemps à cause de cela. Je pense que la plupart des homosexuels, surtout les jeunes, qui sont rejetés par les gens qui leur sont chers, ont voulu à un moment ou à un autre “changer” pour eux. Mais mon frère était un adolescent lui aussi, sa haine était un mime de la société, c’était la réaction “typique”, et mon père n’est même pas homophobe dans son cœur, il l’était dans ses mots parce qu’il voulait juste me mouler à son image, parce qu'il avait une idée précise de ce qu'il voulait que je sois. Mais enfant, je n’avais bien entendu pas le recul que j’avais aujourd’hui, et des propos homophobes sont des propos homophobes, indépendamment du contexte et de leur auteur.

Il y a un long processus à traverser pour toutes les personnes LGBT+ et je pense que j’avais vraiment beaucoup trop de choses à gérer déjà avec mon autisme. Mon homosexualité était de trop. Je suis un esprit qui erre dans des infinités d’univers de questionnements et de recherches de sens, et ma sexualité me rendait complètement malade. Beaucoup d’études scientifiques m’ont apaisé sur ces questions, notamment l’omniprésence de l’homosexualité dans la nature, mais cela a été un long processus de recherches scientifiques, sociales, philosophiques, économique même, pour que je parvienne à me mettre en paix avec moi-même. Cela n’a jamais enlevé le fait que j’ai toujours été contrarié de ne pas être hétérosexuel car, je pense, je ne fais que spéculer, que j’aurais eu beaucoup moins de crises existentielles et de remises en question de mon rôle dans cette société. J'aurais aimé être inclus dans le processus biologique de mes parents, grands-parents et de tous mes ancêtres, et cette seule pensée a quelque chose d'écrasant et d'excluant qui dépasse mon entendement. En mettant mon autisme de côté, cela a toujours été difficile pour moi de ne pas me dire que j'étais "moins" en voyant tout ce qui étaient évident pour les autres mais qui me paraissait inaccessible pour moi juste à cause de ma sexualité. Et c'est d'autant plus difficile en sachant que vous appréciez beaucoup plus la compagnie des femmes que des hommes, c'est entre l'ironie et la tragédie grecque.

J’aurais aimé au moins avoir une relation platonique avec une femme mais ce n’est pas quelque chose d’évident à trouver, et puis j’ai aussi besoin d’une intimité tactile au sein du couple, et je n’arrive même pas à embrasser une femme, donc je n’ai jamais pu arriver à créer la moindre relation amoureuse avec l’une d’entre elles. L’une de mes meilleures amies dormait souvent avec moi dans mon petit appartement quand j’avais 16 ans, et une fois, elle avait pris mes doigts et s’était masturbée avec. Je n’étais pas dérangé par l’expérience honnêtement mais elle était vraiment devenue furieuse au bout d’une minute parce qu’elle voyait que j’étais totalement indifférent à ce qu’il se passait, et elle avait scandé un “Oh t’es vraiment gay toi !” puis avait arrêté. J’ai eu une seule autre interaction avec une femme par la suite, mais comme pour la première fois, c’était une femme qui m'utilisait alors que je n’avais rien demandé, j’étais sous l'influence de la drogue cette fois-ci et cette personne en a profité pour se masturber sur moi alors que j'étais semi-conscient. Pour sa défense, elle était intoxiquée aussi et elle ne m’a pas causé de dommages corporels donc je n’ai vraiment aucun grief à son égard. Je n’ai pas vraiment de souvenirs détaillés, je sais juste ce qu’elle a fait mais je n’ai pas d’appréciation particulière sur la chose, ce n’était ni plaisant ni déplaisant, j’en garde une grande indifférence.

Les rapports sexuels

Au sujet du sexe, j'ai trouvé beaucoup de satisfaction dans les rapports sexuels, rien à voir avec le plaisir charnel mais vis-à-vis du sentiment d'accomplissement, parce que je n'arrivais pas à me faire d'amis, je n'arrivais pas à réussir les interactions de la vie courante, j'enchainais les échecs pour tout, mais pour le sexe, j'étais une source de contentement pour les autres et c'était très gratifiant pour moi. Non seulement ce sont des interactions très codifiées, très simplifiées en comparaison aux interactions complexes du milieu amical, familial ou professionnel, mais en plus je me sentais aimé, valorisé. C’était à la fois les seuls moments où j’étais apprécié et les seules interactions sociales que j’arrivais à réussir. Il m'est arrivé très souvent dans ma vie de me contraindre à des rapports sexuels exclusivement parce que je savais que c'était ma seule façon de trouver un contact humain dans lequel je ne me ferai pas rejeter. Cela a l'air d'une excuse pour justifier la proportion que le sexe a pu avoir dans ma vie mais ce n'est pas le cas. Vis-à-vis de la quantité de mes relations sexuelles, j'ai couché avec plusieurs milliers d'homme, je sais qu'on pourrait facilement me coller l'étiquette "d'accro au sexe", ce dont je n’aurais pas honte si c’était le cas mais ce n’est juste pas ma situation, la réalité est que j’ai vraiment très peu d’intérêt pour les relations sexuelles. Je n'aime pas les contacts physiques, j'ai rarement du plaisir dans l'acte, j’ai souvent des difficultés à avoir des érections, j’ai un orgasme une fois sur vingt environ, mais je sais parfaitement jouer mon rôle de passif (gay réceptif à la sodomie) et donner la performance recherchée par mes partenaires. Il y a eu quelques exceptions bien sûr mais globalement, c'était vraiment cela mon rapport au sexe, pas intéressant du tout pour moi sur l'aspect physique, mais j'en tirais quelque chose de valeur pour l'interaction sociale réussie et le sentiment de contenter les autres pour une fois, la valorisation que j'en retirais. 99% des hommes qui ont eu des rapports sexuels avec moi étaient focalisés sur leur propre plaisir, donc ce n'était jamais un problème pour eux si je n'avais pas d'érection ou d'orgasme. Ils étaient aussi largement satisfaits par le fait que je n'émettais jamais d'opposition s'ils avaient besoin de recommencer plusieurs fois ou s'ils avaient des envies particulières, donc vraiment malgré mes propres dysfonctions ou désintérêts sexuels, cela n’a jamais été un handicap vis-à-vis de mes partenaires, la majorité ne s’en rendent même pas compte, ils sont tellement dans leur propre plaisir, et honnêtement je pense que c’est difficile de le réaliser, car j’ai une bonne expertise pour émuler du désir, de l’excitation, de la soumission, j’ai à la fois eu un certain "enseignement" plus jeune malgré moi, mais je me suis aussi éduqué moi-même sur la question à travers la pornographie, qui n'est pas représentatif de la sexualité réelle, mais j’étais prompt à vouloir apprendre comment me comporter d’une façon qui plaise à mes partenaires et j’imitais ces comportements au maximum. Malgré le peu de plaisir charnel et d’intérêts que j’ai dans ces rapports sexuels, je les recherchais énormément, je dirais même désespérément, et je crois qu'il était vital pour ma santé mentale de réussir des interactions, même si elles étaient de cet ordre. Je sais que c'est dur à imaginer mais il faut comprendre que pendant très longtemps, c'étaient vraiment les seuls moments où je ne risquais pas de me faire rejeter et c'était salvateur pour moi d'interagir sans cette pression et peur phénoménale, cette épée de Damoclès habituellement omniprésente. Je me suis souvent interrogé sur la bizarreté de ma vie sexuelle, parce que je n'ai jamais entendu personne témoigner avoir des rapports sexuels simplement pour avoir un contact social avec des gens, mais c'est peut-être en réalité très commun.

Dans mes relations, je fonctionne uniquement par mimétisme. J’ai été parfaitement capable de répondre tous les jours aux besoins sexuels d'un partenaire, tout comme ne pas avoir de relations sexuelles du tout durant des mois pour un autre partenaire qui n’était pas intéressé par cet aspect, ce qui honnêtement avait ma préférence et était idéal pour moi. Je suis la plupart du temps quasiment asexué et je n’ai aucun problème avec cela, mais j'ai tout de même parfois des moments où j’ai moi-même envie de sexe sans avoir besoin qu’un partenaire me sollicite pour cela. Je dirais que 95% de mes rapports sexuels sont pour satisfaire les besoins des autres, que 4% sont quand je recherche du sexe moi-même en étant intoxiqué par de l’alcool ou des drogues, et que le 1% restant est lorsque je suis sobre et qu'une envie de sexe passe miraculeusement devant mes envies de regarder des séries ou jouer à des jeux vidéo. Ces statistiques approximatives sont représentatives de l’ensemble de mes expériences, mais il y a eu quelques exceptions notables et j’ai rencontré trois hommes dans ma vie pour lesquels j’ai eu de sincères impulsions sexuelles. Ce n’est que depuis quelques années que je suis à l’aise avec mon propre désir, ou absence de désir, et que j’ai su construire des relations avec des personnes qui acceptent globalement ma façon de fonctionner à ce niveau.

Je pense malgré tout que mes comportements sexuels ont pu être un frein pour certains de mes compagnons. Étant donné que personne ne m’a jamais appris à faire l’amour et que mes enseignements étaient très pornographiques, je n’ai jamais vraiment su “partager” correctement une relation sexuelle, une complicité avec l’autre personne à travers le sexe, je ne l’ai quasiment jamais eu. J’ai toujours été utilisé comme un objet par mes partenaires, et c’est un rôle très commun partout, certainement dans la communauté homosexuelle en tout cas avec les "top/actif” (homme initiant le rapport anal) et “bottom/passif” (homme recevant le rapport anal), et cette simplicité dans les codes m’allait à la perfection et tout le monde y trouvait son compte, les hommes obtenaient leurs orgasmes et de mon côté j’avais réussi une interaction avec un autre humain, c'était parfait. Mais je pense que ce comportement qui me réussissait avec des partenaires occasionnels était dommageable avec les rares personnes qui ne cherchaient pas simplement de la gratification sexuelle avec moi justement, cela a pu être troublant pour certains de mes compagnons, qui étaient peut-être emballés au début par mes comportements sexuels mais qui finissaient par être lassé de m’avoir toujours avec tous les curseurs au maximum, à émettre une excitation totale sortie d'un film pornographique, avec exclusivement cette surenchère de soumission et de plaisir par rapport à ce que mon partenaire était en train de me faire. C’est vraiment très efficace pour un rapport occasionnel mais c’est beaucoup plus compliqué d’avoir une vie sexuelle épanouie sur la durée avec une personne comme moi, qui ne sait rien faire d’autres - et qui ironiquement n’aime même pas ça. J’aurais vraiment apprécié qu’on m’apprenne à faire l’amour je pense, j’ai sincèrement de la curiosité à ce niveau, même si je doute que cela aurait changé quoi que ce soit à mes envies personnelles. Je pense que cela m'aurait aider à devenir un meilleur partenaire à ce niveau.

Autre point vis-à-vis des rapports sexuels, je n’ai jamais réussi à demander à aucun partenaire de mettre un préservatif, ce qui n’exempt en aucun cas ma responsabilité. Je trouve ça important de le rapporter parce que cela a énormément affecté ma vie. J’ai eu quelques années soucieuses et insouciantes à la fois, à naviguer adolescent avec de sacrées frayeurs et des prises de risques, et dès que je suis devenu jeune adulte après une exposition sérieuse au VIH à cause des tromperies de mon petit-ami, je suis devenu beaucoup plus conscient des risques que cela représentait pour moi. La PrEP n’existait pas à l’époque (médicament qui se prend de façon préventive lorsqu’on est séronégatif pour se protéger du VIH) mais j’étais très conscient que mon incapacité à solliciter des préservatifs de mes partenaires m'exposaient à des risques considérables, alors pour mitiger cela, j’enchainais à l'hôpital les TPE (traitement post-exposition d’urgence après une prise de risque). Je faisais ce que les médecins appelaient de la “PrEP sauvage”, en allant chercher moi-même les molécules dans les hôpitaux pour diminuer mes risques d'infection. C’était très dangereux d’opérer ainsi car les médicaments utilisés pour les TPE n’étaient pas les mêmes en fonction des hôpitaux ou des périodes, et il fallait que je sois vigilant de recevoir les médicaments dont l’effet prophylaxique était prouvé. Je jouais donc aux apprentis chimistes et je changeais d’hôpital si nécessaire, je m’assurais d’avoir du STRIBILD notamment (19), qui est une trithérapie, alors que la PREP utilise du TRUVADA qui est une bithérapie. C’étaient donc des traitements assez forts, qui en plus exigeaient une énorme astreinte avec des prises de sang répétés sur un laps de temps très réduit. Ce n’était pas agréable du tout mais je savais que je n'avais pas d'alternative si je ne voulais pas finir infecté, parce qu'il n'était juste pas réaliste de ma part d'espérer être capable de refuser un rapport sans préservatif, ou de demander moi-même à mon partenaire d'en mettre un tout simplement. Je n’avais aucun problème par ailleurs à ce que mes partenaires en mettent, mais s'ils ne le faisaient pas, j'étais incapable d'émettre quoi que ce soit à ce sujet durant le rapport, d'autant que je suis perpétuellement dans mon rôle de vouloir satisfaire la personne en face de moi, il y n'y avait aucune chance que je la contrarie, donc cette PrEP sauvage était ce qui me paraissait être ma seule option pour éviter d’être contaminé, et même si c’était dangereux d’opérer comme un apprenti chimiste, je n’avais pas d’alternative médicale. J'ai tout de même réussi à rester séronégatif grâce à cela, merci la science. C’était une entreprise sacrément chronophage et éprouvante, et j'imagine que n’importe qui de sensé se dirait qu'il serait quand même mille fois plus simple de déployer un dixième de cette énergie pour se contraindre à utiliser le préservatif et verbaliser son usage, mais c’est tellement quelque chose indépendant de ma volonté, j'ai toujours suivi le mouvement de mes partenaires, et j'assume parfaitement ma responsabilité dans le fait d'avoir accepté ces situations, il faut deux personnes pour avoir une relation non-protégée consentie. J’ai donc agi exactement là où je le pouvais et heureusement que cela m’a réussi durant de nombreuses années, jusqu’à ce que la PrEP soit officialisée en France et que je puisse y adhérer dès le mois de sa mise à disponibilité, je n'ai pas attendu une seconde. Sans avoir fait cette PrEP sauvage puis la PrEP officielle, je n’ai vraiment aucun doute que j’aurais contracté le VIH. J'ai autant de rapports sexuels que les personnes partagent de cafés avec leurs amis, donc la quantité absurde de ces prises de risques auraient définitivement eu des conséquences. J’ai beaucoup de chance d’être en France et d’avoir eu les moyens d’accéder à ces médicaments, cela n'aurait pas aussi bien fini si j'étais né quelques années en arrière et si je n'avais pas été à jour des études scientifiques, j’en ai parfaitement conscience. Par ailleurs je tiens encore à souligner qu’il n’y a pas besoin d’être autiste pour avoir des problèmes avec le préservatif et que ce n’est absolument pas ce que je dis ici. Je ne fais pas de causalité et je n’ai pas de conclusion moi-même à dresser. Je ne suis pas compétent pour cela. Je pense tout de même que mon autisme a affecté mon rapport au sexe, et il a tellement affecté mon consentement sur tous les aspects de ma vie que je ne peux que m'interroger de son impact ici. Pour donner un autre ordre d’idée, je n’ai jamais pu refuser les choses que mes partenaires me demandaient, même les choses les plus dégradantes. C’est compliqué d’évoluer dans la vie en étant consentant pour tout, il y a une pénibilité incroyable à tout le temps faire des choses que vous n'avez pas envie mais que vous faites quand même, et dans mon cas en plus, avec le sourire.

Prédation

Le dernier point à propos de l’impact de l’homosexualité sur ma vie est certainement le plus controversé et problématique, donc j’avertis très fermement qu’il ne faut pas en faire une généralité, c’est mon propre vécu et impression, je ne veux surtout pas nourrir les détracteurs anti-LGBT+ et dégrader la perception des homosexuels, mais c’est malheureusement ce que je risque de faire malgré moi. J’aurais voulu faire de la rétention à ce niveau parce que j'ai toujours été un militant investi pour la cause LGBT+ et j'ai des pensées conflictuelles à l'idée de poursuivre à ce sujet mais je ne peux pas l'occulter parce qu'il a été important dans ma vie, donc s’il vous plaît ne soyez pas offensé ou blessé par ce que je vais dire, ce n’est que ma piètre expérience et je n’ai que de maigres comparaisons, qui sont en plus certainement biaisées par mon autisme et mes troubles perceptifs, donc vous devez vraiment prendre en considération toutes ces choses et traiter ce que je vais dire avec des pincettes. Je ne suis qu'une personne.

J’ai constaté personnellement que les hommes gays avaient des comportements sexuels beaucoup plus poussifs, où la ligne entre séduction et prédation était très mince. Je pense que cela pose un énorme problème vis-à-vis de moi, mon extrême servitude dans toutes les situations et interactions sont systématiquement en ma défaveur parce que j’envoie tous les mauvais signaux aux hommes qui cherchent à étancher leurs besoins sexuels. Je ne sais pas bien comment expliquer cela mais il n'y a aucun doute que mes problèmes de consentement et mes troubles comportementaux m'ont rendu très vulnérable dans la vie, et que je constate que cette vulnérabilité a été exploitée très rarement par des femmes et presque tout le temps par des hommes. Je me suis souvent dit, peut-être à tort, que j'aurais rencontré moins de problèmes dans ma vie si je n'avais pas été homosexuel, que je me serai retrouvé dans beaucoup moins de situations difficiles si j'avais plutôt rencontré des femmes, et je sais que ce sentiment est incroyablement discriminant et diabolisant, je m'en excuse. Je ne suis pas une victime pour autant, c’est un aspect très compliqué je trouve, car je pense que ces situations sont vraiment facilitées à cause de mon autisme et des comportements qui en découlent surtout, qui sont des indicateurs très forts pour les prédateurs mais aussi pour n’importe qui d’autre qui a un attrait sexuel pour moi, et ces personnes engagent naturellement une série d'actions pour assouvir leur besoin avec moi et l’obtiennent sans la moindre difficulté ou résistance de ma part. Il n’y a vraiment pas besoin qu’un individu soit par définition un prédateur sexuel pour être réceptif à ce que je dégage, une forme de facilité qui met en appétence. C’est comme si j’avais une aura ou un comportement qui me rendaient plus facilement identifiable des prédateurs ou personnes, pas forcément malveillantes, mais qui ont des besoins à assouvir. C’est une situation très complexe à gérer parce que, par exemple vis-à-vis de ces derniers, je ne considère pas qu’ils soient fautifs, je n’ai pas su leur dire non et ils ont probablement pensé que j’étais partant. Il n'y a rien d'évident. Je ne peux pas leur jeter la pierre, je parle de ce problème parce qu'il me touche et me perturbe beaucoup mais je ne les blâme en aucun cas. C'est d'autant plus difficile de vivre avec cela qu'à travers les années, j'ai toujours eu du mal à comprendre comment je pouvais me retrouver autant de fois dans les mêmes situations, inlassablement. Ce n’est pas un hasard. Je ne peux pas rejeter la faute sur les autres alors que cela recommence tout le temps. Mais je sais aussi que tout n’incombe pas non plus sur mes épaules même si je suis une grosse part du problème. Je dirais que je suis le problème au démarrage, que la plupart de mes problèmes n’existeraient même pas si je n’avais pas ces comportements ou traits qui me rendent si vulnérables, et cette caractéristique qui fait que je ne me défend jamais et que je glisse souvent dans ces situations inextricables. Ma naïveté me fait très souvent tomber dans des pièges absolument évidents, parfois ces pièges n’en sont même pas, ce sont juste des manœuvres grotesques de séduction, mais je n’arrive pas à les identifier du tout comme tel et je ne vois pas la requête implicite de sexe derrière, donc je me jette vraiment tête la première dans des situations qui n’ont rien à voir avec celles que j'imaginais. J’ai déjà été contrarié d’avoir des relations sexuelles avec des amis alors que je n’en avais pas eu l'envie, mais une fois devant le fait accompli sans l'avoir vu venir, c'est impossible pour moi d’aller dans une autre direction, surtout que je me demande tout le temps si j'ai fait quelque chose ayant conduit à cette situation, alors je ne veux mettre personne dans l’embarras, je préfère donc à cela un acte sexuel non désiré. J’ai eu énormément de désagréments de ce type mais très honnêtement, ce genre d'incompréhension entre amis était les meilleurs cas, car généralement découlant de personnes qui n'étaient jamais mal intentionnées à mon égard. C'était vraiment une autre histoire avec des personnes dont j'étais une cible délibérée.

Ma naïveté m’a mis de nombreuses fois dans des situations beaucoup plus préoccupantes. Par exemple une personne sur une application de rencontre m’avait invité chez lui, à une époque où j’acceptais de le faire ce qui n’est plus le cas aujourd’hui - quand je suis sobre tout du moins - pour des raisons évidentes, et je lui avais posé une série de questions pour m’assurer de ma sécurité, ce qui était en soi inutile vu que j’avais à faire à un inconnu mais cela me semblait suffisant pour me rassurer. Je lui avais demandé s’il était seul, il m’avait assuré que oui, et quand j'étais rentré dans son appartement, ils étaient quatre. Et j’étais complètement soufflé. J’étais sincèrement surpris. Il m’avait dit qu’il était seul et il était devenu complètement impossible dans mon esprit qu’il puisse être autre chose que seul, il me l’avait affirmé, c’était impossible qu’il en soit autrement. Pourtant je sais bien que les gens mentent. Et je sais bien qu’il y a des risques avec des personnes virtuelles. Mais je ne sais pas pourquoi, mon cerveau a vraiment quelque chose qui ne tourne pas rond, je peux passer des heures à sombrer dans des spirales paranoïaques à prévenir des risques et à réfléchir à toutes les situations possibles, ce qui semble incompatible avec cette situation, mais j’ai aussi ce mécanisme très contradictoire de croire complètement ce qu’on me dit. Si la personne m’affirme quelque chose, peu importe les doutes que je peux avoir à son sujet, ils sont oblitérés car ce que cette personne m’aura dit deviendra une vérité absolue, je lui aurais posé une question, elle m’aura donné une réponse, et le problème sera résolu pour de bon dans ma tête. Et peu importe la quantité de risques, la dangerosité, tout ce que j'aurais pesé sur cette question, elle se sera complètement envolée dans mon esprit si la "réponse" m'aura été fournie. Le plus troublant est que j’ai conscience de ces risques, et que j’ai bel et bien une liste de questions, et que je me prépare à ces situations, et que je me méfie des gens, mais toutes ces précautions sont en fait complètement inutiles parce que je prends toujours ce qu’on me dit pour argent comptant, et j’aurais beau poser chacune de mes questions pour me sécuriser, tout ce à quoi cela me servira est d’être satisfait que toutes les cases soient cochées puis je me jetterai dans la gueule du loup avec tout l’entrain du monde. C’est vraiment contrariant car cela m'est arrivé une fois, deux fois, trois fois, dix fois, cinquante fois, et je ne comprenais pas. Les situations étaient différentes bien sûr mais le problème de fond était toujours le même. Une perpétuelle boucle de perplexité, de stupidité et de culpabilité. Et systématiquement une fureur incroyable contre moi-même. Je ne compte pas le nombre de fois où j'étais juste excédé par moi-même, fatigué de refaire encore et encore les mêmes misérables et grotesques erreurs, de constater que je n'apprends rien. C'est juste infernal. Et doublement infernal lorsque cela vous conduit à devoir endurer des actes sexuels que vous n'aviez pas anticipés et pas désirés.

J'aimerais cependant quand même préciser que dans mon “malheur”, je considère avoir eu beaucoup de chance au final. Tout n'est pas à jeter. J’ai une telle dissociation mentale avec le sexe, je pense que cela m’a probablement énormément protégé tout au long de ma vie. Cela m’a aidé à travers des expériences très désagréables, certaines qui auraient été sans doute très traumatisantes pour d’autres personnes, mais qui d’une certaine manière ont glissé sur moi sans grand heurt parce que j’ai un rapport tellement déconnecté à mon corps et une perception tellement différent sur les choses, j’ai la sensation d’avoir été préservé. Quand je lis le récit d’autres personnes qui ont vécu des choses similaires et qui sont profondément abîmées d’une façon à laquelle je ne peux pas m'identifier, je réalise vraiment à quel point j’ai de la chance parce que ces événements n’ont pas été des freins dans ma vie. Mon corps ne représente absolument rien pour moi, l’adage “un trou est un trou” ne saurait pas mieux décrire l’opinion que j’en ai. Je suis très indifférent de ces hommes qui sont passés sur moi à différents âges de ma vie. C’était honnêtement juste un mauvais moment à passer, dont je me suis toujours imputé de toute façon une large responsabilité, et puis je rentrais chez moi, je me faisais un lavement, je prenais une douche et je me mettais sur un jeu vidéo. Ces situations non-désirées étaient clairement des échecs à mes yeux, mais pas des traumatismes, et si je me mettais à pleurer parfois, c'était dans presque tous les cas contre moi plutôt que contre les personnes qui m'avaient fait passer ces moments. J’étais toujours agacé de m’exposer à ces situations mais je ne m’en suis jamais considéré victime, je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir été violé lors de rapports non-consentis parce que je n'ai jamais rien refusé. Il y a sans aucun doute eu des hommes qui en ont profité plus que d’autres et qui étaient capable de très bien identifier mon incapacité à dire non à quoi que ce soit, mais l’écrasante majorité de ces hommes ne cherchaient qu’à satisfaire leurs besoins sexuels, il n’y avait pas de malveillance. Il n'y a vraiment pas grand chose que je puisse faire, je ne peux pas changer la façon dont les gens se comportent sur ces sujets, ni ma façon de me comporter moi, donc je rapporte mon ressenti sans vraiment avoir grand chose à apporter de constructif. J'aurais rêvé qu'une loi exige l'utilisation d'une application pour déclarer officiellement un intérêt sexuel et demander le consentement de son interlocuteur pour un rapport sexuel. Si un tel usage existait dans les mœurs, cela m'aurait épargné un nombre inimaginable de relations sexuelles et de situations pénibles. Mais je sais bien que je divague et que ce monde-là n'existera jamais, mais il correspond à ce qui serait le plus adapté pour me protéger de ces situations. J'en reviens toujours au fait que c'est moi qui suis inadapté.

Je terminerai sur deux points plus légers à documenter. Le premier est que mes amis rigolent souvent du fait que j’ai une attraction “psychiatrique” pour les “vieux gros”, ce qui m’a toujours semblé être une analyse pertinente et qui me faisait rire aussi. Je me demande l’influence que Jean-François a eu par rapport à cette attraction, c’est une réponse que je n’aurais jamais, mais je trouve intéressant de souligner que je n’ai quasiment jamais eu d'attirance pour quoi que ce soit d'autres que des mecs âgées, en surpoids et barbus en effet. Après, tous les goûts sont dans la nature et c’est très bien comme ça.

Le dernier point est le fait que j’ai toujours voulu donner l’impression à mes amis d’avoir une sexualité normale. Lorsque j’étais adolescent, je disais que j’étais puceau et c’était quelque chose de très plaisant pour moi parce que j’adorais glousser, ricaner, minauder autour de ce sujet, de raconter à mes amis combien perdre ma virginité allait être un moment “important" et “spécial” pour moi. J’aimais vraiment beaucoup ces discussions avec mes autres amis adolescents en ligne, c’était de très beaux moments de complicité, et je pense que c’était l’un de mes meilleurs mensonges parce que cela m’a permis de partager d’une certaine manière une “expérience” très typique d’adolescent, et que cela était très bon pour ma santé mentale. J’ai eu “officiellement” un dépucelage avec un autre adolescent (c’était terriblement médiocre, mais c’était génial de pouvoir raconter cela à mes amis par la suite), il y avait une forme de rite que j’avais accompli, normal cette fois-ci. C’était vraiment chouette.

Premier petit-ami

Vers mes 17 ans, j'ai eu la chance de rencontrer un garçon formidable appelé Nicolas. C'était vraiment une belle personne et il m'aidait beaucoup par rapport à ma situation très précaire. Après quelques mois ensemble, il me proposa d'aller vivre en Bourgogne avec lui car il devait y déménager pour le travail. J'étais très flatté, et nous vivions déjà quasiment ensemble dans une chambre chez ses parents qui étaient des personnes incroyablement généreuses et bienveillantes. C'était une très belle période de ma vie. Un moment de calme dans la tempête. J'avais en quelque sorte trouvé une famille prête à m'accueillir tandis que la mienne n'avait pas pu le faire.

Petite anecdote "amusante" dans la maison des parents de Nicolas, j'avais eu l'idée - audacieuse - de cuisiner des frites tandis qu'il était sous la douche. Lorsque l'huile était brûlante, sans lire la notice, j'avais simplement sorti les frites congelées du sac et je les avais jetées dans la casserole. De toute évidence, l'huile a explosé, la déflagration était impressionnante et j'ai échappé vraiment de peu à de graves brûlures. L'huile avait explosé tellement haut qu'elles s'étaient étalées jusque sur le plafond. Des petites flaques d'huile continuaient de brûler, au sol, sur des morceaux de bois de la cuisine et des recoins du mur. J'avais eu la réaction la plus absurde du monde, j'étais sorti calmement de la cuisine, j'avais traversé le salon en marchant, puis le couloir, puis à portée de la douche, j'avais dit à Nicolas que la cuisine était en feu. Il avait rigolé et je me tenais en travers de la porte en l'attendant, je ne savais pas quoi faire, et j'avais répété une nouvelle fois que la cuisine était en feu. Il m'avait demandé si je rigolais, je lui avais répondu que non, et il avait traversé la maison à toute vitesse pour constater les dégâts. Quand il était arrivé, il restait des flammes et il avait réussi à tout éteindre. Il s'était montré incroyablement patient et compréhensif avec moi, et nous avions nettoyé au maximum la cuisine, il me montrait même certains recoins inattendus qui avaient brûlé. Nous pensions avoir tout bien nettoyé mais sa mère avait instantanément réalisé qu'il y avait eu un souci dans la cuisine dès son arrivée, mais elle s'était montrée aussi très compréhensive avec moi. Il n'y avait que des dégâts superficiels au final mais un incendie sérieux aurait pu se déclarer si j'avais été seul dans la maison, parce que c'était Nicolas qui avait eu les bons réflexes. J'ai vraiment eu une réaction très inadaptée par rapport au danger réel et à l'urgence. J'y repense avec le sourire mais c'était vraiment un accident qui aurait pu prendre des proportions gravissimes, et qui était en plus évitable. Malheureusement j'ai remis le feu à une autre cuisine quelques années plus tard, qui a failli beaucoup plus mal finir, mais j'ai eu, comme cette fois-là, une chance inouïe.

Ma relation avec Nicolas n'a duré que quelques mois mais j'étais follement amoureux de lui, tandis que de son côté, je ne crois pas qu'il ait véritablement désiré que je l'accompagne, mais c'est quelqu'un qui avait vraiment la main sur le cœur et qui voulait m'aider du mieux qu'il pouvait à me sortir de mon extrême précarité, c'était vraiment noble et touchant de sa part. Je vivais exactement de la même manière qu'il m'avait rencontré, dans ma bulle, constamment dans ma routine millimétrée, mes jeux vidéo, mes séries. Je n'avais aucun ami réel et je m'en portais très bien. Je pense qu'il était incroyablement malheureux de notre relation et moi paradoxalement j'en étais incroyablement heureux. Je n'étais pas du tout à l'écoute de ses besoins, j'étais encore très immature, et je profitais de chaque seconde de l'instant présent parce que je n'avais pas de réelles visibilités sur l'avenir. Sur la fin de notre relation, je l'avais trompé plusieurs fois et c'était très déshonorant et irrespectueux vis-à-vis de lui, j'ai longtemps regretté de lui avoir fait cela, pas pour une question morale parce qu'en devenant adulte, j'ai compris que je n'étais pas quelqu'un attaché à l'exclusivité sexuelle dans le couple, mais c'était surtout parce que je le savais attaché à ces valeurs-là. En dépit de la morale ou de ses valeurs, j'avais aussi pris des risques inconsidérés avec un inconnu, à une époque où je ne prenais aucune prophylaxie, et je lui ai transmis une gonorrhée, maladie sexuellement transmissible. Cela aurait pu avoir des conséquences bien pires pour lui si cela avait été le VIH, et même si j'étais mineur, je n'avais aucune excuse d'exposer une personne aussi bienveillante à un risque pareil. Même si ça n'a pas eu de conséquences au final, je ne me le suis jamais pardonné. Il m'avait bien évidemment quitté suite à cela et s'était mis à me montrer une facette cruelle, mais je ne méritais rien d'autre pour être honnête, je récoltais ce que j'avais semé. Il m'avait laissé quelques semaines pour m'en aller, cela m'avait paru à la fois interminable et très rapide. Il était tombé amoureux d'un autre garçon et cela me perturbait beaucoup, je n'étais plus du tout moi-même de toute façon durant cette période, je n'arrivais pas à consolider mon mental pour faire face à la situation, j'étais irrationnel, stupide, délirant dans mes propos ou dans mes projets, en perte totale de contact avec la réalité. Je ne sais plus pour quelle raison nous nous étions disputés, ou si c'était une dispute d'ailleurs, mais quelques jours avant que je ne parte, il m'avait dit "Qui pourrait aimer quelqu'un comme toi de toute façon". Et encore une fois, soyons honnête, c'était presque une méchanceté gentille face à mon infidélité et à ce à quoi je l'avais potentiellement exposé. Mais cette phrase a vraiment percé mon être, je contemplais l'abîme qu'il y avait en moi, cela m'a vraiment mis dans une introspection très profonde. Et je ne sais pas bien comment formuler cela... Disons qu'il y a de bonnes introspections et qu'il y en a des mauvaises. Et cette introspection-là m'a sans doute fait perdre des années précieuses de ma vie. Parce que je suis arrivé à une mauvaise conclusion. Ce n'était pas de la faute de Nicolas, son commentaire était légitime. Mais cela m'a convaincu que je devais changer, que je devais incarner quelqu'un d'autre que moi. C'est déjà ce qu'on demandait de moi depuis longtemps mais cette fois-ci, c'était flagrant. J'ai regardé ma vie, j'ai regardé pourquoi je me retrouvais systématiquement seul, loin de ma grand-mère, loin de ma mère, loin de mon père, loin de mes tantes, loin de mes frères, soudainement loin de l'homme que j'aimais ce moment-là (et que j'avais traité avec si peu de respect au final). Je n'étais pas la victime d'un grand complot cosmique, j'étais juste ma propre victime. Je constatais que ce schéma se répétait tout le temps et je ne pouvais plus mettre la faute sur les autres. J'ai vécu tous ces événements comme des abandons, j'ai tenu ce discours longtemps, il m'a fallu des années pour m'émanciper de cette vision biaisée d'enfant blessé, c'est seulement une fois adulte que j'ai pu voir les choses pour ce qu'elles étaient. Mais à cet âge-là, je n'étais pas adulte. Je savais que j'avais un problème mais je n'étais pas capable de mettre le doigt dessus. Et avant que Nicolas me dise cela, je considérais que la majorité des choses qui m'étaient arrivées, les drames, les échecs, les abandons, venaient de l'extérieur, avaient des motifs qui pour la plupart m'étaient obscurs et incompréhensibles. Je voyais bien qu'il y avait une hostilité envers moi, peut-être une méchanceté même, j'avais une vision très victimisée de ma vie à cet âge-là, j'étais encore un enfant. Mais quand il m'a dit ça, j'ai vraiment eu la réalisation profonde que les gens n'étaient hostiles à mon être qu'à cause de ce que je suis, ce que je dis, ce que je fais, et que j'étais le seul à m'incarner moi-même. Je ne pouvais pas me cacher derrière moi-même, j'étais seul dans ce rôle, je n'avais pas d'excuse et personne n'en trouverait pour moi. Le problème, c'était moi. Et pour le résoudre, j'ai entrepris le projet le plus stupide de ma vie : celui de devenir quelqu'un d'autre complètement. D'être tout sauf moi. Le début d'une longue et gigantesque catastrophe.

Arrivé à Paris et début de mon alcoolisme

Je suis arrivé d'une drôle de façon à Paris. C'est un plan cul de Nice qui a fait le trajet jusqu'en Bourgogne pour ensuite m'emmener jusqu'à Paris. Je n'avais nulle part où aller et c'est l'une de mes tantes laotiennes y habitant qui accepta de m'héberger en urgence, alors même qu'elle vivait dans un 11m² rue Daguerre au-dessus d'une poissonnerie. J'imagine à quel point cela a dû être compliqué pour elle de se retrouver à cohabiter avec l'enfant de sa sœur, un mineur complètement désœuvré et immature. J'étais devenu très bon à cet âge-là pour masquer mes comportements autistiques évidents mais j'avais toujours d'énormes lacunes sociales qui restaient très visibles. La situation était franchement injuste pour ma tante et je n'ai vraiment apprécié son geste que des années après, quand j'ai pu refléter mon comportement et mes difficultés de l'époque. Il y avait une dynamique assez particulière dans notre relation car nous n'avons qu'une douzaine d'années d'écart, j'étais un adolescent et elle était une jeune femme active, une vraie parisienne. Elle essayait de me motiver à trouver des dispositifs d'urgence, des moyens de m'insérer professionnellement et socialement, à la fois pour m'aider mais aussi pour libérer son espace de vie et retrouver son indépendance. Elle avait beau me marteler ce que je devais faire, chercher des solutions pour moi, j'étais totalement incapable d'être réceptif. Tout mon environnement avait changé à nouveau et je n'étais pas en capacité de prendre le pas. J'étais très confus, en grande souffrance mais comme à mon habitude, je restais très souriant, ce qui devait encore une fois me donner un air désinvolte et insolent, alors que j'étais sur une pente raide, elle s'agaçait souvent de mes réactions, et je la comprends parfaitement.

En parallèle de la partie professionnelle, ma tante m'insérait autant que possible socialement. C'était probablement la partie la plus agréable pour nous deux car cela nous permettait de souffler dans un cadre festif. Nous sortions constamment en boite de nuit et avons vraiment vécu toutes sortes de péripéties que nous nous amusons souvent à nous remémorer. C'était très fun et très alcoolisé, ma tante pouvait souffler de ses journées de travail titanesques et je pouvais boire allègrement. Je me faisais d'ailleurs offrir de l'alcool en quantité astronomique, ce qui arrangeait bien ma tante et moi, nous ne dépensions généralement que l'entrée puis nous nous faisions arroser toute la soirée. C'était agréable, autant qu'on peut se l'imaginer d'une vie festive parisienne. Nous allions à des before, des soirées, des afters, nous rencontrions toutes sortes de personnes, vivions toutes sortes d'aventures et d'amitiés aussi intenses qu'éphémères, nous riions, philosophions parfois, et buvions beaucoup. On me proposait souvent de la drogue mais j'étais totalement révulsé à l'idée d'en prendre, ce n'était même pas une considération possible pour moi à cette époque, et heureusement car les substances illicites sont devenues un problème sérieux pour moi des années plus tard, et je ne pense pas que j'y aurais survécu à cet âge-là. Ma tante avait une bonne influence aussi pour ces choses-là car elle a toujours été contre les drogues, d'autant qu'elle ne supportait déjà pas quand j'étais trop alcoolisé.

Cette période s'est déroulée sur un laps de temps assez court mais c'était dense. Et l'alcool me permettait de tolérer ma situation autant que toutes ces situations sociales insipides, qui me demandaient une certaine ingénierie sociale, qui était assez facile dans le monde de la nuit tant les interactions sont superficielles et mécaniques, mais que j'appréciais malgré tout, car même si tout était simple et tout était faux, c'étaient des interactions que je réussissais avec brio. Cependant l'alcool prenait une place de plus en plus importante dans ma vie, et je commençais à sortir et boire sans ma tante, je rentrais complètement bourré à n'importe quelle heure et je me jetais dans le canapé-lit que nous partagions dans son minuscule appartement, la réveillant forcément, même durant la semaine alors qu'elle travaillait. Je vomissais souvent, j'avais vomi sur son mur, vomi sur le sol, vomi sur le canapé, vomi sur la housse, vomi DANS la housse, vomi dans les toilettes, vomi à côté des toilettes. Je n'étais pas du tout respectueux de l'hospitalité qu'elle m'offrait et j'avais plus qu'excédé sa patience à ce stade. Quelques jours après avoir eu mes 18 ans, elle m'avait demandé de partir, ce que je comprends parfaitement aujourd'hui mais que je comprenais assez mal à l'époque. Certes je venais de devenir majeur mais je ne voyais pas la différence avec le fait d'être un mineur, je n'ai pas ressenti ni compris que j'étais devenu un adulte, et je n'avais pas eu l'opportunité les années précédentes de vraiment grandir sur ces aspects. L'autonomie a toujours été une difficulté majeure dans ma vie et le fait de devenir majeur n'a rien résolu, si ce n'est ajouter des pressions supplémentaires car je n'avais plus de filet et plus personne pour m'aider. Me mettre dehors n'a pas dû être une décision facile pour ma tante mais je sais que c'était la bonne décision, j'étais ingérable et elle n'avait pas à subir mon énième catapultage dans la vie des gens. Elle a vraiment fait beaucoup d'efforts pour m'aider mais elle était limitée dans ce qu'elle pouvait faire et j'avais largement abusé de son hospitalité.

Début de l'âge adulte

Survivre, mentir, se prostituer

L'ancien compagnon de ma tante avait eu la gentillesse de me dépanner quelques jours mais je n'avais plus aucun endroit où aller, j'étais acculé, alors nécessité faisant loi, malgré mon état, j'avais réussi à trouver en moi l'énergie de me remonter les manches pour trouver des solutions. Je commençais à utiliser des sites de rencontre gay pour proposer des plans culs en échange d'un bref hébergement, cela fonctionnait très bien, cela m'offrait parfois quelques jours, dans certains rares cas même une semaine ou deux. Il y avait parfois de vrais bons samaritains, même si je devais donner de ma personne, il y avait des hommes sincèrement inquiets par rapport à ma situation. Parfois au moment de partir, ils me glissaient un petit billet ou ils me disaient que je pouvais revenir dormir une ou deux nuits dans quelques semaines si je ne trouvais rien, certains essayaient de m'aider dans mes démarches mais c'était impossible pour les organismes de me suivre sans adresse postale et moi-même je n'étais pas encore capable d'assurer la continuité de mes démarches. C'était très erratique et j'étais tellement obnubilé de trouver le prochain endroit où je pourrais dormir que je n'avais plus la moindre énergie pour autre chose. J'étais d'ailleurs dans un état exécrable physiquement et psychologiquement, j'étais perpétuellement en représentation pour que les personnes qui m'offraient l'hospitalité ne prennent pas peur avec moi et ne me mettent pas dehors si elles voyaient des signes "d'anormalité" chez moi, et je devais mentir constamment pour augmenter mes chances d'être hébergé. "Mon copain m'a largué et m'a mis dehors, peux-tu m'héberger deux jours juste le temps que je m'organise ?", "Mon père a appris mon homosexualité et m'a mis dehors", etc. Mon histoire était beaucoup trop longue, c'était impossible de tout récapituler auprès de chaque homme qui voulait une relation sexuelle avec moi, et c'était de toute façon trop pénible d'aborder mon histoire, je donnais des mensonges simples et compréhensifs, et je recevais généralement de l'aide. Les mensonges étaient inoffensifs et n'impliquaient personne, mais ils étaient efficaces pour m'aider dans la situation critique dans laquelle j'étais. Je suis un piètre menteur et toujours facilement pris la main dans le sac, au point que ça en est grotesque, mais je pense que la plupart de ces hommes n'avaient pas envie de poser plus de questions même s'ils savaient que je mentais, ils voyaient juste que j'étais à la rue et avait décidé de m'aider, contre du sexe bien sûr, en dépit de leurs doutes. Je pouvais me retrouver dans des situations très conflictuelles avec certaines d'entre eux parce que j'essayais constamment de repousser mes dates de départ, j'ai énormément de remords mais pas vraiment de regrets de ma malhonnêteté et des mensonges que j'ai vomi pendant cette période. La misère et le désespoir m'ont tellement avili et m'ont poussé à de telles extrémités pour survivre. J'ai tellement honte de ce qu'il m'a fallu dire ou faire pour survivre, c'était juste délirant. Je ne vais pas énumérer tout ce que j'ai pu raconter ou faire pour gagner la pitié des hommes qui acceptaient de m'héberger, ne serait-ce que pour gagner un jour, mais c'était profondément humiliant. Les mensonges me permettaient aussi de sauver la face vis-à-vis de mes amis d'internet ou de mon association de jeux vidéo. C'étaient probablement les dernières personnes avec lesquelles j'aurais eu besoin de mentir mais j'avais vraiment honte de moi et je préférais leur dire que j'avais un super appartement et un travail qui me plaisaient. Nous nous voyions même parfois en ville et j'étais toujours pimpant, voire pompeux, souriant à mon habitude, sans doute à trop essayer de socialiser au point d'être agaçant, mais personne ne pouvait se douter dans quelle misère je me trouvais.

Forcément si j'étais capable de m'offrir sexuellement pour obtenir un hébergement, j'étais prêt à faire de même pour obtenir un peu d'argent. J'avais la sensation de ne pas avoir d'autres choix alors qu'en toute honnêteté, ma famille ne m'aurait jamais laissé me prostituer, peu importe les fois où j'avais été rejeté ou les fois où l'on m'avait demandé de partir, je ne crois pas qu'un seul membre de ma famille m'aurait refusé quelques nuits, je me suis mis tout seul dans cette situation, je n'ai aucun reproche à leur faire sur mon parcours de vie. C'est dur à croire mais je préférais me prostituer que de me retrouver une énième fois dans un endroit où je n'étais pas le bienvenu et où je causerais de la pénibilité pour les autres, et de la détresse pour moi. C'était préférable autant pour moi que pour mes proches, que j'aime sincèrement et qui m'aiment, cela n'a jamais été la question. Au moins je savais à quoi m'en tenir dans cette situation et le risque me semblait en valoir la peine, même si certaines situations ont été très difficiles, cela n'a été que de rares occasions, donc je n'ai pas eu à me plaindre au global, je m'en suis sorti la tête haute et indemne, ce qui n'est pas le cas de tous les jeunes qui se retrouvent dans la même situation. J'ai eu de la chance. J'ai beau avoir eu des difficultés et des drames dans ma vie, je crois sincèrement que j'ai eu énormément de chances, dans énormément de situations, des situations parfois vraiment très dangereuses. Je ne suis vraiment pas du genre à me plaindre de mon sort au fond de moi parce que je sais à quel point je suis chanceux, et habile aussi, pour sortir relativement indemne de situations critiques. Même si je faisais mon possible pour être aussi précautionneux que possible et que j'évaluais la dangerosité des hommes avec une absurde confiance en moi, par leur faciès et en analysant quelques unes de leurs phrases. J'ai toujours eu conscience d'avoir une bonne étoile, particulièrement à cette période parce que je m'exposais à une grande quantité d'inconnus et que je m'alcoolisais beaucoup pour rendre ma vie supportable. Ce n'était pas un travail, c'était occasionnel quand je n'avais pas d'autres choix, et malgré tous mes efforts, je n'arrivais pas systématiquement à me mettre à l'abri. Ce n'était pas aussi simple que je l'imaginais.

J'étais dans un cycle extrêmement précaire dans lequel je ne savais pas comment sortir, je n'avais aucune aide, aide que j'aurais probablement reçue si j'avais fait correctement les démarches à cette époque, que j'avais pourtant entrepris avec divers assistants sociaux mais jamais suivi correctement. C'était entièrement de ma faute, je n'arrivais pas à gérer tout en même temps. C'est grâce à l'aide de Ferdinand que j'avais pu sérieusement sortir de ce cercle infernal. Fred était un entrepreneur ayant fondé une énorme société de production et de distribution d'animation, et immédiatement après m'avoir rencontré, il m'avait loué un petit appartement temporaire de 15m² pour une durée d'un mois, le temps que j'avance dans mes démarches et que je cherche du travail. Il n'y avait aucune transaction sexuelle, ce qui m'avait vraiment bouleversé à l'époque, positivement, et même s'il ne pouvait pas être présent car il était toujours en déplacement à l'étranger ou accaparé par son travail, il m'encourageait dès qu'il le pouvait. J'ai vraiment eu une chance inespérée de croiser son chemin. Encore une fois, je n'ai pas été en mesure de remplir ma partie du contrat, du moins au démarrage. Je venais de vivre des mois épouvantables et me retrouver seul dans un espace clos m'a immédiatement permis de, premièrement m'effondrer, pour ensuite me reconstruire. Les 15 premiers jours, je n'ai rien fait d'autres que de m'isoler et de recréer enfin des routines stables, même si malheureusement j'avais aussi invité l'alcool depuis un bon moment maintenant dans mon quotidien et j'étais incapable de passer une seule journée sans. Après avoir un peu repris ma respiration, je pouvais sérieusement consacrer mon temps à trouver du travail et avancer dans mes démarches (qui restaient bancales par rapport à mes capacités). À la fin du mois, Ferdinand avait constaté que malgré mes efforts, je n'avais pas encore eu de pistes sérieuses. Il avait eu l'immense générosité de me louer un nouvel appartement pendant quelques semaines supplémentaires, en plus de me trouver une mission en tant que créateur de jeux, ce qui était inespéré. J'aurais toujours une infinie gratitude à son égard. La mission s'était très bien passée, surtout la première partie. Ils m'avaient demandé de leur faire une petite étude de marché sur les jeux occasionnels grand public ainsi que quelques concepts de jeux. J'étais revenu quelques jours plus tard avec un dossier de plus de 100 pages, ainsi qu'une dizaine de concepts de jeux, chacun étayé de plusieurs pages d'illustrations et d'explications (20). Ils étaient vraiment impressionnés par le travail rendu, et même si je doute de la qualité des concepts pour le simple adolescent que j'étais, je m'étais vraiment investi dans ma mission. Malheureusement j'avais rendu quelque chose de beaucoup moins inspiré pour la seconde partie et j'avais senti qu'il y avait eu de la déception de la part de mes employeurs, surtout en comparaison de ce que je leur avais donné auparavant. J'avais bu énormément les jours précédents et je ne m'étais vraiment pas investi correctement pour cette partie, c'était totalement de ma faute. Même lors du rendez-vous, j'avais l'air si malade qu'ils m'avaient demandé si j'allais bien, j'étais pétri de honte et clairement pas à la hauteur de cette entrevue professionnelle. Cependant même si mon travail était inégal, ils m'avaient très bien traité et avaient considéré que j'avais mené à bien cette mission, j'avais été rémunéré en conséquence. Le montant n'était pas mirobolant mais c'était énorme pour une personne qui n'avait rien du tout, et cela m'a énormément aidé les mois qui ont suivi. Il avait toujours été convenu que la mission soit unique, même si j'espérais forcément faire mes preuves et peut-être décrocher un autre contrat, et il n'y eut donc pas de projets supplémentaires avec eux. Je quittais l'appartement à la date prévue avec Ferdinand, il avait été incroyable avec moi et j'avais eu la décence de ne pas lui supplier le moindre jour supplémentaire, malgré ma terreur de me retrouver dehors à nouveau. Il n'aurait pas mérité ça, même si j'étais terrifié de n'avoir nulle part où aller encore une fois. Je lui avais assuré que j'avais trouvé quelque chose, tout comme à ma tante parisienne d'ailleurs qui prenait de mes nouvelles de temps en temps, je disais toujours que j'avais tout sous contrôle pour n'inquiéter personne.

Un gentil banquier m'a hébergé quelque temps chez lui, puis j'ai réussi à partager une chambre minuscule de 9m² avec deux vieilles dames dans le quartier chinois. C'était incroyablement précaire mais malgré la promiscuité et vétusté des lieux, je m'y sentais vraiment bien. Les deux femmes étaient très âgées, ne parlaient pas un mot de français et me faisaient de la peine parce que j'aurais vraiment aimé les voir vivre dans de meilleures conditions, mais je crois que je leur faisais de la peine aussi parce qu'elles devaient bien se demander ce que faisait un garçon aussi jeune que moi avec elles, placé là par notre marchand de sommeil qui m'a malgré tout permis de me loger à un coût gérable pour moi et de retomber sur mes pieds. Elles me gardaient toujours une portion de riz de côté et je leur faisais quelques courses aussi, ce qui amenaient parfois à des situations amusantes car elles regardaient certains aliments que je rapportais avec de gros yeux ronds, elles n'avaient clairement pas l'habitude de l'alimentation française. Nous avions une relation très douce, très respectueuse, cela m'a beaucoup plu, c'était simple. La barrière de la langue avait l'air inexistante. J'arrivais parfois à trouver un petit boulot ou faire une petite mission dans mon domaine, c'était souvent du travail ingrat et peu intéressant, mais j'acceptais absolument tout, ce qui m'a fait valoir de me faire arnaquer par quelques personnes durant cette période, notamment deux personnes qui m'ont fait faire des applications et des sites internet sans jamais me rémunérer. Rien d'étonnant pour un jeune inexpérimenté mais c'était très pesant de traverser cela car c'était aggravé par ma situation précaire, tout ce temps et ces efforts perdus ne me seraient jamais rémunérés ni rendus. Même si je commençais à accumuler de l'expérience professionnelle, j'avais toujours les mêmes incapacités dans mes interactions sociales et je pouvais avoir des conflits très sévères avec les personnes qui m'employaient, je ne comprenais pas l'origine de ces disputes ni comment les résoudre, c'était très perturbant. Je donnais toujours mon avis et j'argumentais de façon très exhaustive, parfois avec une infinité d'arguments, quel que soit mon interlocuteur, même si c'était mon supérieur ou même mon employeur. J'avais une compréhension de ce qu'était la hiérarchie, je n'étais pas idiot, mais j'étais incapable de l'appliquer et je ne comprenais pas l'intérêt de me recruter si c'était pour que je reste silencieux. Je manquais d'expériences et de maturité, mais surtout je manquais d'un accompagnement étroit vis-à-vis de mon autisme pour m'apprendre les spécificités du cadre professionnel et pour créer des aménagements adaptés pour moi. Déjà que j'avais un décalage abyssal dans les relations personnelles, autant dire que je n'avais quasiment aucune chance de m'adapter dans la sphère professionnelle. Le monde amical et le monde professionnel n'ont strictement rien à voir et personne ne me l'avait expliqué.

À cause de mon handicap et de mon incapacité à m'adapter ou comprendre cet environnement, je me suis clairement porté énormément de préjudices à moi-même, sans que ce soit la faute de mes employeurs. Un ami m'avait trouvé un travail dans une société informatique et avait été choqué que je démissionne après avoir refusé d'exécuter un ordre de mon patron si ce dernier ne l'exprimait pas sans crier, car c'était une personne très colérique et tout le monde acceptait de se faire crier dessus, ce qui était en dehors de mes capacités. J'étais dans une précarité extrême, j'avais besoin de ce travail plus que tout au monde et j'aurais sincèrement voulu être capable de gérer ce type d'interactions mais c'était hors de ma portée. Mon ami m'a même supplié de rester car cela le mettait dans une position très inconfortable, et je voulais vraiment rester, mais je suis incapable de communiquer avec des personnes qui me crient dessus, cela me rend totalement inapte physiquement et mentalement. Je suis passé pour un garçon capricieux qui ne voulait pas faire d'efforts, pour mes proches aussi qui n'ont pas compris ma démission, alors même que j'étais le seul à pâtir de ma décision. Si je l'ai prise, c'est que je n'avais pas d'autres choix, mais cela n'a pas été perçu comme cela. C'est l'un des préjudices les plus pesants de l'autisme à mes yeux, l'écrasante majorité des gens ne comprennent jamais vos "choix" ou ne considèrent pas que vous souffrez réellement de choses qui ne représentent rien de bien pénibles pour eux. C'est juste deux mondes tellement différents, et c'est frustrant de ne serait-ce que tenter d'expliquer vos prises de décisions car la plupart de vos interlocuteurs vont généralement immédiatement saper votre handicap en comparant la situation à ce qu'ils auraient fait eux-mêmes, en vous disant combien c'est "simple en réalité", qu'il suffisait de faire ceci ou de faire cela pour que tout soit réglé. Cependant, je ne dis pas que la réaction de mes amis n'était pas sensée, j'étais parfaitement d'accord avec eux que c'était délirant de "choisir" la misère à un travail stable et bien payé, et cela me faisait mal de ne pas être capable de faire comme tout le monde, je me causais du tort à moi-même, ce qui était incompréhensible quand on voyait à quel point je travaillais dur pour me sortir de la misère.

À noter qu'à cette période, sans qu'il y ait eu à mes yeux de déclencheur particulier, j'avais décidé de rester enfermé dans mon appartement (je ne vivais plus avec les deux dames âgées depuis que j'avais trouvé mon nouveau travail). La logistique n'était pas compliquée du tout pour faire venir la nourriture, c'était les poubelles qui l'avaient été au début mais j'avais fini par payer la concierge pour qu'elle me les descende deux fois par semaine (et il avait fallu qu'une voisine aille le lui demander pour moi, cela avait été toute une organisation). Je n'avais plus aucun désir de sortir à l'extérieur et d'interagir avec qui que ce soit, et sans en avoir acter la décision, j'étais resté enfermé durant 117 jours. J'arrivais à mieux gérer mes pensées suicidaires grâce à World of Warcraft en ce temps-là, j'étais dans une guilde et je m'y étais fait un très bon ami avec qui je pouvais parler des heures de mes idées, concepts, envies, sans me museler, c'était très bénéfique pour moi. C'était une période apaisante, les jours ont défilé à toute vitesse, même si j'ai fini par me faire violence pour me réaligner à mes objectifs d'intégration, car je prenais clairement la direction opposée. J'avais quand même bien rechargé mes batteries et j'avais pu, suite à cette cure d'isolement total, beaucoup plus facilement m'investir dans un nouveau travail et avec de nouveaux collègues.

Quelques mois plus tard, je m'étais à nouveau mis dans une situation gravissime, encore une fois. Je ne pouvais plus contrôler mon addiction aux jeux vidéo, qui était généralement réduite à seulement 4 heures au réveil et 4 heures avant de me coucher. Là mon addiction était devenue complètement hors de contrôle au point que je perde mon travail et que je me retrouve à nouveau à la rue, car je n'avais plus aucune économie. C'était vraiment spectaculaire de me retrouver dans une telle situation aussi vite après avoir déployé autant d'efforts pour m'en sortir. Je comprends que cela ait l'air totalement invraisemblable et que cela ressemble à un pur sabotage, et à l'époque j'étais sincèrement hébété de me retrouver dans cette situation parce que je n'avais rien vu venir. J'étais dans un déni total du monde autour de moi et je m'étais laissé dévorer par mes univers virtuels. Aujourd'hui je sais exactement ce qu'il s'était passé, je faisais tout pour surmonter mon handicap pour parvenir à un certain niveau d'autonomie, qui a bien des égards avait beaucoup progressé, mais c'était juste une quantité d'efforts trop phénoménaux sur un laps de temps trop court et je n'ai pas été capable de les soutenir. Je m'étais à nouveau effondré et replié sur moi-même, et ma seule façon de préserver ma santé mentale a été de me réfugier dans les jeux vidéo. Cette protection a saboté toute ma progression au final. C'était fou comme moment mais je n'avais aucun recul de rien à cette époque, j'étais juste en mode survie. J'étais à bout, je pensais que c'était la fin pour moi, je ne me sentais honnêtement pas capable de tout recommencer, j'avais plein d'ambitions et de rêves mais j'étais si merdique, si pathétique, j'étais si jeune et pourtant si faible, je n'en pouvais plus. J'avais galéré des années pour réussir à gagner un semblant d'autonomie et de stabilité, et je me retrouvais à nouveau sans rien du jour au lendemain. C'était plus que désespérant. J'avais toute la bonne volonté du monde mais je n'arrivais pas à surmonter mes handicaps, et je me causais du tort parce que je n'arrivais pas à m'adapter et être autre chose que moi-même. Je me détestais, je me haïssais même. C'était trop de violence, trop de difficultés depuis trop d'années et je n'avais juste plus la force de vivre ou de me battre, me retrouver sans rien après tous ces efforts était insoutenable, il n'y avait aucun doute pour le jeune garçon que j'étais que c'était le clap de fin pour moi, j'avais essayé avec ferveur et échoué lamentablement à trop de reprises, j'allais me suicider. Ce qui serait sans doute arrivé si je n'avais pas reçu l'aide de mes amis à Paris, de vrais amis qui m'ont hébergé sans transaction sexuelle d'aucune sorte. Et aussi difficile à croire que cela puisse l'être, me retrouver à nouveau sans rien n'a pas été un électrochoc suffisant pour me ramener dans la réalité, absolument pas. J'étais toujours dans mes addictions d'alcool et de jeux vidéo à ce moment-là, et je ballottais d'amis en amis comme un fantôme sans quitter mon ordinateur des yeux et sans être capable d'interagir correctement avec eux. J'ai perdu beaucoup de mes amis à cette époque qui n'ont pas compris la façon dont je me comportais mais j'ai indéniablement une immense gratitude à leur égard car ils m'ont sauvé la vie en m'évitant de retourner dans la rue et en m'offrant un répit, même si j'utilisais ce répit uniquement pour retrouver une "respiration" même si c'était à travers des formes d'intoxication, et que je ne consacrais pas une seule seconde pour retomber sur mes pieds. J'avais finalement reçu l'hospitalité d'un ami de beuverie, Bastien, qui est devenu l'un de mes meilleurs amis depuis. Nous avions seulement convenu d'une date de départ et il me laissait vivre dans son salon sans commenter quoi que ce soit de mon comportement autistique. Bastien est une personne très sociable et très apprécié par ses amis, il organisait régulièrement des soirées chez lui et j'appréciais qu'il ne me force jamais à rien. L'inconvénient de ne me forcer à rien, c'est que du coup, je ne faisais vraiment rien. Au-delà du bonjour, je n'interagissais pas avec ses invités, sauf s'ils me posaient des questions directement bien entendu. Je restais cloîtré sur mon ordinateur, même dans le cas où le salon était rempli de ses convives. Bien que je me souvienne très bien de cette période, je n'en suis pas moins resté bouche-bée quand Bastien m'a envoyé une vidéo de l'une de ses soirées. Difficile de faire plus autiste (21). Ce n'est vraiment pas la même chose de se voir d'un point de vue extérieur, et à cette époque, malgré tout ce qu'il se passait, j'étais toujours en total déni de qui j'étais. Je savais que j'avais des difficultés, j'en subissais tous les jours les conséquences, mais je n'avais pas le recul pour comprendre pourquoi, ni à quel point. C'est très déplaisant de voir ces images parce que j'ai une forme de compassion pour qui j'étais et j'aimerais pouvoir remonter le temps pour pouvoir me glisser à l'oreille d'aller trouver de l'aide et un vrai accompagnement, pas juste de l'aide pour manger et me loger, mais une aide pour fondamentalement m'aider à appréhender la vie et à être le plus fonctionnel possible sans tomber dans des phases interminables de crises autistiques et suicidaires, d'isolement, d'addictions, de pertes totales de contrôle sur ma vie.

Cette période chez Bastien m'avait fait beaucoup de bien et m'avait permis de retrouver des forces pour tenter de reprendre ma vie en main. J'avais quitté son logement à la date prévue mais nous sommes restés amis et même si j'avais continué à enchaîner les logements de fortune, j'arrivais à être fonctionnel et j'avais réussi à décrocher des jeux vidéo, tout du moins je ne passais plus que 6 à 8 heures par jour dessus au lieu de 16 à 18h. Je vivotais toujours très difficilement mais je considère que c'était plutôt une bonne période pour moi, j'arrivais à me débrouiller sans avoir à passer par des transactions sexuelles et je développais de plus en plus mes compétences sociales, notamment en lisant des livres comme "Comment se faire des amis" par Dale Carnegie. Ces types de lecture m'ont beaucoup aidé à faire moins de faux-pas dans mes interactions sociales mais je dois avouer que cela n'a fait que renforcer le sentiment d'être un extraterrestre. Je construisais une meilleure base de connaissance sur le comportement à adopter et sur ce que je devais dire, mais cela ne rendait pas du tout la chose plus compréhensible pour moi. Par exemple, il y avait une indication comme quoi s'intéresser sincèrement aux autres permet de se faire plus d'amis en deux mois qu'en deux ans. Le problème c'est que j'ai beaucoup de mal à me connecter avec ce que disent les gens, je trouve les sujets de conversation inintéressants, les mondanités ennuyeuses, les complaintes absurdes, etc... Donc comment puis-je suivre un conseil pareil dans ces conditions ? J'ai bien compris que c'est moi le problème, mais du coup pour me faire des amis, je m'efforçais de suivre des recommandations, certes très pertinentes, mais très très très très difficiles pour une personne comme moi. Et je n'arrivais qu'à les émuler, pas vraiment à les exécuter. La majorité des gens parlaient de choses inintéressantes pour moi et je devais feindre de m'intéresser "sincèrement", alors que j'avais juste envie de m'enfuir. Je me suis employé méthodiquement à décortiquer ce qui permettait d'être apprécié et à assimiler toutes ces recommandations. Malgré l'inconfort extrême, mes efforts ont fini peu à peu à payer et j'étais incroyablement récompensé. En faisant semblant d'être normal, en devenant complètement quelqu'un d'autre, en faisant semblant de m'intéresser à ce qui ne m'intéressait pas, en faisant semblant d'être à l'écoute alors que je n'aurais jamais perdu mon temps normalement sur ce qui m'était dit, en m'obligeant à lancer des conversations sur des sujets ayant l'intérêt de mes interlocuteurs mais surtout en me forçant de me réprimer sur mes sujets de prédilection, en faisant "tout ce qu'il fallait", j'ai réussi à me faire beaucoup d'amis. Et à ce moment-là de ma vie, j'étais honnêtement heureux. C'était vraiment beau de se faire un cercle d'amis que j'arrivais à maintenir à peu près dans le temps pour une fois, et je ne voyais que les bénéfices de mon petit manège et aucun préjudice. J'étais un mensonge ambulant, j'incarnais une personne totalement différente de qui j'étais vraiment mais j'étais enfin aimé et cela m'a rapidement plongé dans un cercle vicieux qui me paraissait parfaitement vertueux à l'époque. J'étais aimé quand je mentais sur moi-même et cela m'encourageait dans cette direction, et j'ai développé un personnage qui était prêt à être n'importe qui, à faire n'importe quoi, à dire n'importe quoi, juste pour avoir la compagnie des autres. Aujourd'hui je vois ça avec beaucoup de tristesse car je ne pense pas que j'aurais pris ce chemin si on m'avait aimé pour ce que j'étais et si on m'avait enseigné un peu d'amour propre, mais je ne regrette pas d'avoir fait ces mauvais choix car ils m'ont offert une période précieuse où je me suis senti aimé et où je me croyais à ma place, même si je ne faisais que mentir pour obtenir cela. Et même si le prix à payer a été phénoménal à la fin.

Même si je devenais meilleur, je dirais même très bon, pour intellectualiser mes rapports avec les autres avec la littérature et toutes les références que j'avais rassemblées, je me confrontais quand même à des situations inédites dans lesquelles je pouvais faire des faux-pas gigantesques qui choquaient mes amis. Deux exemples tout bête : j'étais allé à la Marche des Fiertés avec mon groupe d'amis et nous avions commencé à nous séparer vers la fin du défilé jusqu'à ce que je ne sois plus qu'avec mon ami Charles, avec qui nous avions prévu de rentrer ensemble. Il m'avait demandé de rester l'attendre devant une statue pour qu'il puisse faire un aller-retour rapide pour dire bonjour à d'autres amis à quelques rues de là. Il était quasiment 18h. Je l'avais attendu jusqu'à minuit environ car il était injoignable sur son téléphone. Toute l'expérience avait été abominable et il s'était pétri d'excuses lorsqu'il avait rechargé son téléphone chez lui et réalisé que je l'avais attendu presque jusqu'au dernier métro. Il avait simplement présumé que je serai rentré de moi-même au bout d'une demi-heure. C'est probablement ce qu'une personne normale aurait fait. Je lui en avais beaucoup voulu sur le moment, mais honnêtement, nous en rigolons aujourd'hui, et je trouve que cela illustre tellement bien le genre de situations cocasses dans lesquelles je peux me retrouver parce que je ne suis pas capable de raisonner ou de réagir correctement pour une situation donnée. Le deuxième exemple est simplement quand j'ai dit à mon amie Sarah, enceinte, pourquoi je pensais que son compagnon n'était pas du tout la bonne personne, ni pour elle, ni pour son fils. Ma dissertation argumentée s'est bien entendue très mal terminée, je pensais à tort qu'il était possible de tout se dire entre amis proches mais il y a définitivement des sujets de conversation inabordables et des opinions inavouables, je l'ai appris au prix de nombreuses amitiés, dont cette amie qui était très chère à mes yeux.

Je m'épanche sur quelques interactions ratées mais j'essaie surtout de communiquer le fait que même si c'était la meilleure période socialement pour moi, aucun livre, aucune série, rien n'a jamais suffi à compenser mon décalage. Et toutes les références du monde me permettent seulement d'accumuler une base de connaissance très théorique qui ne signifie en rien que je m'en sortirai dans la pratique. La moindre situation inédite m'expose à des faux-pas et autant dire que la vie en est peuplée, ce qui rend le quotidien très éreintant.

Pour finir ce chapitre sur cette période, ma vie était de mieux en mieux. Mon tissu social me permettait également de mieux rebondir face à mes soucis de logement et m'aidait même à trouver des petits boulots. Je m'étais éloigné petit à petit du domaine des jeux vidéo pour travailler dans celui des sites internet et applications mobiles, puis j'ai fait une rencontre qui a complètement changé ma vie.

L'amour fou

Hisham a été une personne extraordinairement importante pour moi, et dont l’impact et l’influence ont eu autant de conséquences positives que négatives sur ma vie. Nous nous sommes rencontrés sur une application de rencontres et, même si nous avions une quinzaine d'années d'écart, cela ne me dérangeait pas du tout, au contraire, je recherchais le maximum de stabilité possible et c'est ce qu'il m'inspirait. J’avais été très ouvert sur ma situation, à la fois personnelle et professionnelle, et sur le fait que je me démenais pour me sortir de la précarité, et il m’encourageait à poursuivre mes efforts. Il avait l'air sympathique, j'aimais discuter avec lui. Il avait fini par me proposer de le rejoindre un soir dans ses bureaux, parce qu’il travaillait toute la journée et n’avait pas d’autres moments pour me recevoir, afin que je lui montre tout le travail que j’avais réalisé dans le passé et qu’il puisse me donner des conseils. Cela ne s’était franchement pas très bien déroulé, j’avais été incroyablement blessé lorsqu’il m’avait accusé d’avoir volé les travaux que j'avais réalisés pour le studio de jeux vidéo. Mais Hisham a toujours été maître de la novlangue et des désamorçages de situations, il peut dire les choses les plus odieuses en étant le plus aimable et parfois l’inverse aussi. Malgré une très mauvaise première impression de Hisham et d'avoir eu en travers de la gorge son accusation, j'étais convaincu qu’il avait vraiment envie de m’aider et j'ai vite passé outre l'incident. Il m’envoyait des messages tous les jours, frénétiquement, et j’y répondais avec autant de ferveur. Il était farouchement intéressé par qui j’étais et il me faisait beaucoup penser à Jean-François, autant physiquement que dans son attitude, durant la période où il cherchait activement à me séduire tout du moins. Il me disait constamment combien il aimait ma façon unique de voir le monde, il semblait incroyablement respectueux de l’être que j’étais. Personne ne me portait une telle affection et un tel respect, et avec tout le rejet et l'isolement auquel j'étais habitué, cela me faisait beaucoup de bien. Il avait un compagnon depuis 4 ans mais cela n’avait aucune importance pour moi. Je n’avais strictement aucun problème vis-à-vis de son existence ou de la moralité de la situation, c’était une période dorée dans ma vie, très courte mais certainement l’une de mes plus heureuses, parce que je croyais sincèrement tout ce que me disait Hisham : je cite, que j’étais “tout pour lui”, qu’il ne “trouverait jamais quelqu’un de plus fabuleux que moi”, qu’il “comprenait ma façon d’être”, qu’il “me trouvait parfait”. Il faut comprendre aussi que j’ai rencontré Hisham à mon paroxysme du masquage de mon autisme, donc même s’il voyait bien que j’étais très atypique et différent, il voyait surtout l’aspect créatif. Il n'était pas confronté à mes stéréotypies ou troubles comportementaux. De mon côté, je surjouais complètement le personnage d’un jeune adolescent très enthousiaste et très sociable. Je surjouais aussi une hypersexualité et un intérêt pour le sexe qui était vraiment la dernière chose que je voulais pratiquer à cette époque, surtout vu que l'aspect social du sexe pour moi avait laissé place à un aspect financier pour survivre les années précédentes, mais Hisham est quelqu'un de très investi dans sa sexualité et je voulais le combler autant que je le pouvais à ce niveau. Mais cela n’était en aucun cas de la faute de Hisham, j’avais vraiment très envie de lui faire plaisir et je jouais ce rôle à la perfection, honnêtement c’était un rôle facile pour la partie sexuelle, beaucoup plus complexe pour la partie sociale, mais j’avais encore une belle énergie à cette époque, d’autant plus que je croyais vraiment que c’était la bonne chose à faire. J'étais déterminé. Faire semblant me réussissait vraiment, et j’avais l’air d’aller dans la bonne direction avec Hisham. J'étais sur un petit nuage et je pensais qu'il était sincèrement amoureux de moi. Je n’avais absolument pas compris que Hisham séduisait en fait tous les garçons qu’il rencontrait, j'étais beaucoup trop jeune et immature de toute façon pour discerner ce genre de comportement, et même aujourd'hui je ne suis même pas certain que je m'en serais rendu compte. Il me disait combien j’étais incroyable et important pour lui, et je le croyais unilatéralement, mais il avait le même discours avec d’autres jeunes avec qui il voulait entretenir des relations sexuelles.

J’étais totalement dans une bulle avec Hisham, et il faisait et disait tout pour me maintenir dans cette bulle. Il m’envoyait des dizaines de messages par jour, il faisait des aller-retours dans ses journées de travail juste pour venir me faire l’amour, il me prenait dans ses bras et passait des matinées à me dorloter quand son compagnon était parti. Il lisait presque tout ce que j’écrivais sur mon blog, et très ironiquement, il adorait particulièrement l’une de mes nouvelles relatant d’un petit garçon triste assis dans le noir et que le ciel venait consoler avec ses étoiles, il voyait dans ce récit une belle amitié, une belle leçon sur comment "on s'accompagne" dans la vie comme il le dit si souvent, manquant complètement ce que le récit raconte en réalité, celle d'un petit garçon enfermé dans une cave qui s’imagine un ciel étoilé pour “s'évader” de ses violeurs. Le texte est parfaitement évident lorsqu'on le sait, sa lecture si poétique devient alors dramatique, beaucoup de lecteurs s’en apercevaient dès la première lecture, mais Hisham l'aimait tellement et je me sentais sincèrement flatté, je ne voulais pas altérer ses sentiments positifs sur mon texte et en faire une expérience négative. D’ailleurs, petite aparté, la plupart de mes histoires, nouvelles, poèmes, chansons à cette époque relataient de viol d’une façon ou d’une autre, et je m'étais fais une petite réputation avec les années sur mon blog avec des nouvelles très violentes, graphiques, qui incluaient constamment des enfants étant victime d’adultes. J'étais un adolescent et je pense que l'écriture, tout comme la musique, m'ont permis énormément d'exorciser ce que j'avais traversé, alors même que, en toute honnêteté, je n'avais même pas la maturité et les outils pour vraiment comprendre ce qui m'était arrivé et consciemment, je n'y prêtais aucune importance. Pour revenir à Hisham, je pense qu'il me voulait sincèrement du bien mais il n’était pas du tout honnête vis-à-vis de notre relation, il me promettait des choses qu’il ne pouvait pas honorer, probablement en espérant que je passe à autre chose ou que j’aie la maturité de me dire que ce que nous avions était temporaire, mais de mon côté, je prenais vraiment au mot chacune de ses déclarations d’amour. J’étais très littéral, comme toujours.

Pour que je puisse gagner de l'argent tout en continuant de chercher du travail dans mon domaine, il m'avait offert un poste dans un fast-food qu’il avait créé avec son compagnon et que ce dernier tenait. C’était franchement une configuration tordue mais je ne me suis pas laissé désirer, je ne pouvais pas me permettre de refuser cette opportunité, j’avais besoin de payer mon loyer et ma nourriture, et il va sans dire que je préférais y parvenir en faisant des sandwichs plutôt que des fellations. J’ai toujours eu une extrême gratitude envers Hisham de m'avoir donné cette opportunité. Je m’attendais à ce que le travail dans le fast-food soit trop difficile pour moi mais c’était tout le contraire, il y avait énormément de règles et de timing à suivre, et j’excellais parfaitement pour les respecter. Même mes interactions avec les clients se passaient bien, ce qui était une surprise pour moi, je découvrais qu'elles étaient finalement très codifiées et presque toujours les mêmes. Ce n'est pas comme s'il y avait 10 façons différentes de me demander de mettre de la salade dans un sandwich, et cela a beaucoup diminué ma charge mentale. J’étais devenu très à l’aise très rapidement avec ce travail. Mes collègues n’appréciaient pas ma personnalité mais adoraient travailler avec moi parce qu’ils savaient que tous les légumes seraient coupés, toutes les viandes décongelées, les pains dans les fours, les sols nettoyés, les étiquettes de DLC à jour, que le travail avant, pendant, après les clients serait fait. Mes seuls conflits avec mes collègues étaient autour de la fermeture, parce que Hisham m’avait dit être en grosse difficulté financière avec ce fast-food et je faisais tout pour générer le plus de revenus possibles. Je continuais de servir des clients bien au-delà de l'heure de fermeture, rajoutant beaucoup de pressions à mes collègues et leur faisant prendre le risque d'accumuler du retard. Je m’engueulais souvent avec eux car ils avaient peur de rater leurs derniers métros à cause de moi, je dépassais les bornes et faisais clairement de l'excès de zèle pour servir des clients, ce qui n'étaient vraiment plus la priorité de mes collègues. C’était vraiment la seule source de conflit, qui s'était résolu après que le chef d’équipe m’ait pris par les épaules et m’ait dit que contrairement à lui, je n’allais pas rester dans ce fast-food, que cela n’allait pas être le reste de ma vie, et qu’en mettant la barre aussi haute, c’était pourrir la vie de ceux qui resteraient et qui en subiraient les conséquences. Cela m’avait vraiment scotché parce que je n’y avais pas du tout pensé. Il n'était pas du tout méchant en me disant ça, je dirais même qu'il y avait quelque chose de triste dans sa remarque, mais j'ai pris à cœur sa critique que j'ai jugée constructive. Je ne pensais à personne d’autre que Hisham jusque-là et j’exultais toujours de joie quand je lui donnais les bons résultats de chiffres d’affaires le soir. Mais je n’ai plus jamais excédé les horaires par la suite parce que j’avais enfin compris le reproche qui m’avait été fait par le reste de l’équipe. Je me demandais souvent si Hisham ne m’avait pas placé là aussi pour que j'espionne son compagnon, il me demandait tout le temps si ce dernier était présent dans les bureaux. Mais dans tous les cas, j’étais très heureux de ce travail et je n'avais pas de problèmes moraux à faire ce que Hisham me demandait, je m’exécutais avec plaisir. J'avais vraiment envie de l'aider autant que possible et je le faisais de tout mon être.

J'avais fini par quitter le fast-food lorsque l’un des meilleurs amis de Hisham m’avait proposé de travailler dans l’une de ses boutiques. Son ami est quelqu’un que j’admire énormément, j’ai été très bien traité à ses côtés, et nous avons eu plusieurs occasions de travailler ensemble les années qui ont suivi. Hisham avait fini par officiellement quitter son compagnon et cela faisait déjà plusieurs mois que nous avions notre propre relation, il m’avait présenté à ses amis proches et certains membres de sa famille. C’était très éprouvant de toujours être en représentation sociale, je pense encore une fois qu’il devait être visible que je faisais trop d’efforts dans ce sens, mais globalement cela se passait bien. J’étais, aussi délirant que cela puisse sonner, vraiment persuadé que Hisham et moi allions nous marier. Nous n’en avions absolument pas parlé mais Hisham m’avait demandé une fois si je me voyais vieillir à ses côtés et je lui avais répondu par l’affirmative, et il m’avait répondu que lui aussi, donc j’étais vraiment serein sur notre relation, aveuglément serein. Pourtant, j’imagine que d’un œil extérieur, il y avait des signes qui auraient dû alerter. Hisham avait de grosses altercations avec son ex-compagnon, avec qui il m’avait dit que tout était fini, ce qui était une grosse étape pour nous, mais c'était loin d'être la vérité. Je pense aussi que Hisham n’était pas du tout prêt en réalité à se mettre dans une relation juste après avoir passé des années avec quelqu’un, et qu’il était vraiment coincé avec moi parce que je l'aimais inconditionnellement, mais qu'il essayait encore de joindre ses actes à ses paroles, ce qui devenait de moins en moins évident. Je pense que je suis devenu de plus en plus inconvénient pour lui à mesure qu’il réalisait qu’il n’était pas du tout amoureux de moi, qu’il avait eu ce qui l’intéressait et qu’il voulait passer à autre chose. Et cela me semble tout à fait correct, le seul problème est qu’il n’a pas été capable d’être honnête avec moi là-dessus, et je peux comprendre pourquoi, la peur de se retrouver seul peut-être, la peur de me blesser, ou peut-être était-il incertain de ses sentiments, je ne le saurais jamais. Il commençait à devenir extrêmement instable avec moi, il me disait qu’il m’aimait, puis juste après il me disait qu’il n’était pas la bonne personne pour moi, puis faisait toute sorte d’allers-retours incompréhensibles. C'était une période très stressante et beaucoup trop instable pour moi, cela atteignait déjà un stade dangereux pour mon équilibre et ma santé mentale. Il avait même essayé de me fourguer à l’un de ses amis en me disant que je serais mieux avec lui (ce qui est quand même sidérant quand on y pense), et le pire est que j’avais joué son jeu en espérant le rendre jaloux. Post-it : si votre petit-ami cherche à vous offrir à l'un de ses amis, aucun risque que vous le rendiez jaloux de quelle que façon que ce soit. Cette période était un véritable enfer, je l'aimais unilatéralement et je ne comprenais pas la dichotomie entre ses grandes déclarations d'amour et ses revirements, j’avais des crises de panique incroyablement intenses. Je me disais que tout recommençait, que je n’avais pas été à la hauteur et que j’allais encore être abandonné. C’était vraiment très difficile à vivre parce que je n’avais jamais mis autant d’efforts pour “être parfait” qu'à cette époque-là, c'était le point culminant de ma version du garçon parfait, toujours positif, toujours à bien me comporter, pour tout le monde, et particulièrement pour Hisham. J'étais très confus par ses changements de comportement et je voulais savoir de quoi il en retournait alors je n’avais pas hésité à consulter son téléphone pendant qu’il dormait. La moralité avait peu de place par rapport à ma détresse. Je n’ai jamais été capable de le confronter par rapport à ce que j’ai trouvé dans son téléphone, j'étais complètement anéanti. Nous étions en couple exclusif et il n’avait jamais été question que nous puissions avoir des relations extraconjugales. J’étais très jeune. Je n’ai aucun problème avec la notion de couple libre aujourd’hui, mais je n’étais pas prêt à cela à cette époque, et le problème résidait vraiment dans la confiance complètement brisée. J’étais oblitéré au-delà de ce qui était imaginable. Je n’ai jamais pu réconcilier mon “Hisham” du vrai “Hisham”. J’ai toujours conservé dans mon cerveau la version qu’il m’a présenté, pleine de promesses, de sécurité, de réconfort. Et en fait il était loin d’être cette personne. Mais je dirais qu’il est juste humain, il a ses défauts et ses qualités. On en revient encore à mon incapacité à m’adapter et à ma naïveté. Je n’ai jamais réussi à oublier ses promesses vis-à-vis de moi, et ce n’est pas de sa faute, il n’y a que moi qui me cause ce tort-là. Mais c’est indélébile, je n’y peux rien. J’ai essayé de surmonter cela mais je n’y suis jamais arrivé, même 10 ans plus tard, c'est assez fou. Je suis figé dans le temps. Et à ce moment-là, je ne pouvais pas me prendre la réalité de qui il était vraiment en plein visage, qui il était vraiment était tellement irréconciliable avec la version de lui auquel je croyais et que j'aimais d'un amour sidéral. C’était vraiment une expérience terrifiante et traumatisante de lire ses messages. C’était sordide. Il y avait vraiment beaucoup de garçons. Beaucoup de cul. Des sites de plan express et autres. Des rencontres réelles. J’étais effrayé et paniqué. Je m'étais infligé cela à moi-même, c’est moi qui était allé regarder dans son téléphone pour m’assurer de son amour, et j'étais servi. Je me retrouvais avec beaucoup trop d'informations et de déceptions, la réalité était insoutenable autant que la position dans laquelle je me retrouvais. Je ne voulais certainement pas le confronter parce que cela aurait révélé ma propre trahison, et malgré tout ce que j'avais découvert, je ne voulais pas risquer de le perdre. J’étais à ce point désespéré.

Pendant les semaines qui ont suivi, je continuais de rentrer dans son jeu mais c’était de plus en plus malsain pour moi. Je savais qu’il recherchait du sexe alors je surenchérissais dans l’hypersexualité, j’essayais de produire des contenus pornographiques en photo ou vidéo parce que c’était quelque chose qui lui plaisait énormément, alors que je n’aimais vraiment pas ça, mais je le faisais en y mettant tous mes efforts parce que j’étais prêt à tout pour qu’il reste avec moi. C’était franchement pathétique de ma part. J’allais jusqu’à racoler les jeunes hommes qu’il trouvait beau, et nous en avions ramené plusieurs à la maison, cela lui plaisait beaucoup et il changeait de comportements avec moi, il était plus tendre, clairement encourageant dans cette direction, mais il restait une vraie girouette et d'un jour à l'autre, il pouvait me dire combien je comptais pour lui et l'autre, se montrer glacial. Il y a eu plusieurs semaines où il ne savait pas quoi faire de moi, il avait beaucoup de complications avec son ex-compagnon et je pense que j’étais un paramètre de trop dans sa vie, donc il avait essayé plusieurs fois de me repousser mais j’étais incapable de comprendre ou d’accepter ses rejets. Dans la boutique de son meilleur ami où je travaillais, je m'étais effondré en larmes dans la remise au sous-sol, j'avais été incapable de travailler, les collègues essayaient de me toucher ou de me réconforter mais j'étais dans un état émotionnel vraiment sévère, ils avaient fini par abandonner. Il avait fallu du temps, et de la patience de la part de l'ami de Hisham, pour que je retrouve mes esprits. Je n’arrivais pas du tout à gérer cette pression monumentale et le comportement indécis de Hisham. Il devenait incroyablement indifférent, puis soudainement il venait me prendre dans ses bras et me faisait l’amour, puis il redevenait indifférent, c’était vraiment un comportement d'une grande dangerosité pour moi. Je ne doute pas que ce type de comportement est très commun dans la vie mais il est définitivement toxique pour une personne comme moi qui a une telle difficulté à comprendre des choses simples, alors des choses aussi compliquées, et dont les enjeux sont aussi importants, c'était bien plus que ce que je ne pouvais endurer. Je perdais de plus en plus ma composition, je n’arrivais plus à maintenir mes efforts pour faire semblant, à maintenir ce personnage toujours souriant, toujours enthousiaste pour tout, alors que les choses n’allaient pas bien du tout. Je dévissais sérieusement physiquement et mentalement. Je sais que c’est extrême, mais je n’avais plus confiance en Hisham et j’étais dans une insécurité totale, il m’avait dit très tard dans la nuit être encore au travail, alors j’avais pris un vélo pour le rejoindre dans ses bureaux. Ils étaient fermés. J’étais alors allé le rejoindre chez lui, il y avait un premier accès pour se rendre dans la résidence et deux fenêtres de son appartement étaient visibles dans cette allée, une fois la grille passée. Je m’étais tenu là et je l’avais vu avec son ex-compagnon. Je m’étais enfui, complètement hébété et terrorisé. C’était vraiment des semaines épouvantables parce que je savais ce qu’il faisait mais je n’étais pas capable de le confronter, et certainement pas capable de prendre la décision saine et logique de le quitter. Cela a vraiment abîmé mon âme et fait fondre mon cerveau. J’étais tout seul dans la vie et je croyais vraiment que Hisham était la personne avec qui j’allais vieillir, même malgré toutes ces “contradictions”, je ne les assimilais pas, je croyais dur comme fer aux promesses qu'il m'avait faite, qu’il serait toujours là pour moi, que nous traverserions cette période compliquée quoi qu’il arrive, et ce, malgré tout ce que j'avais vu de mes propres yeux. J’étais pourtant convaincu que nous pourrions affronter toutes les turbulences devant nous, même si les présentes étaient largement trop que ce que je pouvais déjà gérer, c’est certain.

Je savais depuis plusieurs semaines qu'il couchait encore avec son ex, en plus d'autres garçons, mais je m'accrochais en espérant qu'il "redevienne comme avant", en ayant strictement rien compris que j'attendais une illusion et que j'avais le vrai Hisham sous mes yeux. Pour le coup, à ce stade, il n'y a que moi qui suis en faute. J'avais les preuves de ses mensonges, j'avais les preuves de ses tromperies, à un moment, il fallait arrêter les frais. J'étais certes inconditionnellement amoureux mais je ne me pardonne pas d'avoir continué de ramper à ses pieds - et d'avoir continué les dix années qui ont suivi - c'était un énorme gâchis de ma part. Hisham est juste un homme. J'aurais vraiment dû faire preuve d'un meilleur jugement, surtout à partir du moment où je savais ce qu'il faisait. Je ne me le pardonne pas.

Malgré le fait de savoir qu'il me trompait, il ne m’avait jamais traversé l’esprit qu’il puisse prendre des risques et m’exposer à quoi que ce soit. Ce n’était même pas improbable pour moi, c’était inimaginable. Je ne savais pas du tout, et ne suspectait pas, que Hisham puisse me tromper sans utiliser de préservatif. Ce qui en soi était déjà complètement débile de ma part puisque nous n'avions jamais eu de rapports protégés nous-même, alors même qu'il était encore avec son compagnon, ce qui aurait quand même dû me mettre la puce à l'oreille. Je n'étais qu'un hypocrite sur cette question j'imagine, ou je présumais que cela ne pouvait arriver qu'aux autres. Son ex-compagnon m’avait alors accusé de lui avoir transmis le VIH. J’avais fait une crise autistique très sévère en apprenant cela, elle avait été très impressionnante, je m'étais vraiment fait peur ce jour-là. Et quand j’ai repris mes esprits, j’avais foncé retrouver Hisham et je lui avais ordonné de nous emmener sur-le-champ à l’hôpital, ce qu’il avait accepté de faire sans dire un mot. Ce moment était si étrange. Éthéré. Hisham est quelqu’un de très extraverti, bavard, toujours lumineux, qui a toujours le dernier mot, il prend toute la place dans une pièce. Je ne l’ai jamais vu aussi silencieux, petit, rabougri de toute ma vie. J’étais vraiment blessé et furieux contre lui, mais aussi contre moi parce que je savais éperdument ce qu’il faisait derrière mon dos et je m’étais laissé exposé à un risque pareil malgré tout. J'étais accablé par ma stupidité et mon désespoir. C'est l'un des très rares moments, qui se compte sur les doigts d'une main, où j'ai pu confronter frontalement Hisham par rapport à notre relation. Je lui avais dit que jamais je ne lui aurais fait courir un danger pareil, jamais. Il avait rentré son menton dans son cou et avait acquiescé. Il avait l’air vraiment accablé et triste, et cela avait séché ma colère aussi, mais j’étais désabusé par la situation et il l’était certainement aussi. Son ex-compagnon avait continué de m’accuser et avait instrumentalisé sa contamination, c’était vraiment affreux, mais nos tests étaient revenus négatifs et je pense que Hisham avait aussi réussi à mettre le holà à un moment parce que son ex avait finir par arrêter ses histoires, ou en tout cas Hisham avait cessé de me les rapporter.

Cela faisait déjà un moment que je ne travaillais plus avec son ami, Hisham et son associé m’avaient recruté dans l'une de leur entreprise web, et "l'incident" avec son ex avait rendu nos rapports très étranges, autant dans la vie qu'au travail. Hisham faisait beaucoup plus d’efforts envers moi pendant cette période, je pense qu'il culpabilisait beaucoup. L'incident avait beau être passé, j’avais la tête ailleurs, j'essayais toujours de digérer tout ça et de réconcilier des choses irréconciliables, j’avais le cerveau fracturé par la suite des événements. J’étais déjà dans un équilibre précaire avant de rencontrer Hisham mais là j’étais vraiment en éclat. Je me réfugiais de plus en plus dans l’alcool, j’étais de plus en plus instable mentalement, j’allais de plus en plus dans des extrêmes pour savoir ce que faisait Hisham derrière mon dos. J'étais devenu paranoïaque, enfin je pense que le mot est mal choisi parce qu'il faisait exactement ce qui m'inquiétait, et avec l'exposition au VIH mes inquiétudes étaient devenues hors de contrôle, disons plutôt que j'étais devenu obsessionnel et je passais mon temps à le surveiller pour confirmer ce que je savais pourtant déjà. C'était extrêmement malsain de ma part, j'étais déjà en souffrance et je me remettais la tête dedans encore et encore, sans en tirer la moindre leçon, j'étais vraiment dans une boucle de déni, de perplexité et d'espoir délirant aussi. Je lui parlais à travers de faux profils sur les sites de rencontre qu'il utilisait et j’essayais désespérément d’avoir des informations sur sa situation, ses intentions, ses sentiments. C’était grotesque et il s’en est aperçu tout de suite, je suis un piètre menteur de toute façon, mais c'était ma seule façon d'essayer d'éprouver la confiance que je pouvais lui faire et de me rassurer. Je lui demandais à travers ces profils s’il avait un petit-ami, s’il était amoureux, s'il comptait rester avec cette personne ou non, etc. J’essayais d’obtenir toutes les informations possibles parce que je n’arrivais pas à savoir ce qu’il voulait faire de moi, j’étais sur la sellette et c’était insoutenable d’être suspendu à ses désirs et envies, dans un brouillard d’indécision. J'étais allé jusqu'à lui présenter un ami imaginaire via internet, dont je lui avais donné le numéro de téléphone, au hasard, d’un hôtel américain - oui encore une fois je le répète, je suis un piètre menteur - et Hisham avait compris en un coup de fil qu’il n’y avait personne à ce nom là-bas. C’était vraiment n’importe quoi mais il n’y avait aucune intention de ma part de nuire à Hisham, c’était juste des tentatives pathétiques d'essayer de savoir s’il m’aimait vraiment, c'était triste plus qu'autre chose. Son immense indifférence était pourtant déjà la réponse, mais apparemment ce n’était pas une réponse suffisante pour moi et j’ai persisté dans mes tentatives pour espérer obtenir une réponse claire. En l’espace de deux petites semaines, j’étais devenu complètement instable. J’avais énormément bu à l’anniversaire d’un ami à Hisham (celui avec lequel il voulait me mettre) et pour être honnête je n’ai pas de souvenir de ce que j’avais fait sur place mais j’aurais fait semblant de sniffer de la cocaïne, et je n’ai aucune raison de douter des personnes présentes ayant affirmé cela, aucun doute que je puisse faire une telle connerie dans l’état dans lequel j’étais, ce qui avait fait que Hisham m’avait emmené à l’hôpital pour une analyse. J'ai toujours trouvé cela curieux en soi parce que je n'étais pas du tout dans un état grave, même pas préoccupant, j’étais juste alcoolisé, hypothétiquement intoxiqué à une drogue mais il n’y avait aucune urgence sanitaire. Je pense qu’il voulait saisir l’opportunité de me confronter à mes délires désespérés pour avoir son attention ou des informations. Les analyses sont évidemment revenues sans stupéfiant et seulement avec une intoxication à l’alcool. J’avais aussi raconté à Hisham que j’avais eu un accident de voiture avec mon ami imaginaire. Des délires sur des délires.

Finalement notre dernière conversation en tant que couple fut dans sa cuisine, il m’avait simplement demandé point par point, si mon ami était réel et si j'avais vraiment eu un accident. Je lui avais répondu la vérité à chaque fois. J’avais pété les plombs ces dernières semaines et je n'avais pas l'intention d'inventer des excuses. Mais je ne lui ai jamais dit que je l’avais vu avec son ex dans son appartement, ni que j'avais fouillé dans son téléphone et que je savais depuis plusieurs mois qu’il me trompait. Bizarrement à ce moment-là, j'estimais que tout était de ma faute. Et la fin de notre couple l’était incontestablement. Mais je suis lucide sur le fait que notre relation n’avait jamais eu aucune chance dès le départ, j'étais amoureux de la version que Hisham m'avait présenté de lui et cette version-là n'avait jamais existé, je me suis investi dans quelque chose qui n'était pas réel en premier lieu, et j'ai continué de macérer dans ses promesses parce que je suis quelqu'un pour qui les mots ont un poids phénoménal, et je ne doute pas que cela l'ait pris de court aussi. Il s'était sans doute laissé porter par le désir de me séduire et avait réalisé trop tard à quoi cela l'avait "engagé". Il savait très bien l’amour inconditionnel que je lui portais et que j’étais prêt à tout et n’importe quoi, et beaucoup de n’importe quoi, pour espérer recevoir son amour en retour. Il n’y avait rien de récupérable dans cette histoire. Même si j'ai clairement perdu la boule pour conclure notre relation, Hisham était loin d'être une figure de sainteté et il n'avait vraiment pas de quoi se vanter, ce qu'il a pourtant fait plus tard auprès de ses proches et auprès des miens, comme si j'étais seul responsable de cet incroyable fiasco, mais ce n'est pas bien important. C'est déshonorant pour moi, mais pas important. Avant que je ne quitte son appartement pour la dernière fois, il m’avait dit en jubilant “Tu ne t’es même pas fait abandonner par ta famille”, comme s'il remportait une immense victoire, ce qui m’avait laissé vraiment sans voix. C’était comme avec ma professeure au collège. Mais cette fois-ci, je n’ai pas eu de belle répartie et je n’ai pas dit un mot. J’ai juste trouvé ça cruel et ironique. Avec ou sans ma famille, il savait très bien où j’en étais. Et il n’avait aucune idée de tout ce que j’avais traversé pour survivre jusque là. J'étais profondément écœuré mais j’avais jugé l’avoir mérité après mes mensonges débiles. Je ne sais pas pourquoi j’ai perdu les pédales comme ça et ait été aussi loin dans ma stupidité, j’étais complètement l’ombre de moi-même et complètement instable ces quelques semaines-là, mais c'étaient quelques semaines de trop. Aujourd'hui je ne m’en veux plus vraiment honnêtement, je regarde cela avec plus de recul et de sagesse. Je ne faisais du mal qu’à moi-même au final, et mes actions ont finalement été ce qui a permis de mettre un terme à cette relation extrêmement toxique, parce que Hisham était incapable de le faire sans me rebaiser quelques jours après dès qu’il se sentait seul. Cela a définitivement mis un terme à cette boucle qui ruinait mon coeur autant que ma santé mentale. J'ai été bête, je le reconnais, mais je sortais à peine de l'adolescence, et avec mes lacunes et mon parcours de vie, autant dire que j'étais loin d'être capable de gérer une situation pareille, ni une telle souffrance, je ne m'en veux plus aujourd'hui d'avoir eu ce comportement-là, même si j'ai toujours porté le poids d'une énorme culpabilité vis-à-vis de Hisham, et que j'ai continuellement essayé de me racheter auprès de lui, ce qui a sans doute nourri encore une décennie de toxicité.

J’avais posé ma démission lors de notre séparation, ce qui était la décision la plus saine et sensée que j'ai jamais prise vis-à-vis de Hisham, et j’avais été vraiment extrêmement surpris par sa réaction. Il n’y avait aucune ambivalence sur le fait que nous ne nous remettrions pas ensemble mais il était vraiment insistant pour que je reste travailler pour lui. Je pense en toute sincérité qu’il n’était pas du tout intéressé par ma présence dans son entreprise, au contraire même, mais il devait être très effrayé que je me retrouve sans emploi. Je n'étais pas serein mais je savais ce que je faisais et ce dont j'avais besoin, j’avais assez touché le fond comme ça en sa présence et je ne me voyais pas persévérer même si ce n'était "que" dans la sphère professionnelle, je savais très bien que j’allais retourner dans mes difficultés mais je préférais ce scénario que passer mes journées avec l’homme que j’aimais, que j'avais déçu et qui m'avait quitté. Je n'étais pas masochiste, je savais que c'était mauvais pour moi de rester auprès de lui. J'avais maintenu que je partais et Hisham s'était de plus en plus énervé contre moi, il essayait de me “réveiller” sur ma situation, que je ne pouvais pas me permettre de démissionner, que je faisais "encore n'importe quoi", que j'allais me "retrouver dans la merde", mais il se heurtait à un mur parce que j’étais résolu et que je ne voyais aucune raison valable de rester. Même le fait que ce soit mon moyen de subsister n'était pas une raison valable à mes yeux comparée à ce que cela me faisait de rester près de Hisham. Preuve qu’il me connaît bien, il avait fini par trouver un angle avec moi, ce que presque personne n'aurait été capable de faire, il avait commencé à m'attaquer très agressivement sur le fait que Joseph, son associé, avait refusé d’autres personnes exprès pour me recruter moi, que je le mettais donc gravement en difficulté, que j’étais très irrespectueux et peu professionnel, et cela m’avait beaucoup perturbé car je n'étais pas au courant qu'il y avait eu d'autres candidats à mon poste. J’avais considéré l’argument et l'avait trouvé pertinent, alors même que rétrospectivement, je me demande si Hisham n’a pas menti sur la chose simplement pour me convaincre coûte que coûte, j'estime que c'est probablement le cas. Quoi qu’il en soit, il m’avait convaincu, je me sentais très mal de mal agir et de faire cela à Joseph s'il comptait sur moi. Ce cas illustre encore très bien à quel point je n'ai aucun sens des priorités et une échelle de valeur complètement atypique. Je restais parce que l'opinion de Joseph, que je ne connaissais même pas à l'époque, avait plus de valeur à mes yeux qu'un moyen de subsistance, sur lequel j'avais parfaitement tiré un trait pour partir. Je ne reprocherai jamais à Hisham d'avoir cherché par tous les moyens de me retenir et d'avoir réussi à trouver le bon angle pour y parvenir, car je suis certain qu'il avait les meilleures intentions du monde, et factuellement vu ma situation, c'était le plus rationnel de nous deux sur des critères logiques, mais je ne saurais jamais si rester a été une bonne ou une mauvaise décision pour moi, tant son impact a eu des retentissements positifs et négatifs sur ma vie à travers les années. Quoi qu'il en soit, j'ai accepté de rester.

Dissociation sévère

Tout n'était pas résolu pour autant de mon côté. Tous ces événements successifs - dont j'avais parfaitement ma part de responsabilité - m'avaient causé de très graves séquelles. Ce n'est pas une exagération. Mes capacités cérébrales surchargent même avec un quotidien millimétré remplit de routines, alors autant dire que cette relation imprévisible m'avait complètement détruit le cerveau. Ce n'est pas du tout de la faute de Hisham, c'est un être humain, mes mensonges, ses mensonges, les tromperies, ce n'est certainement pas la plus belle facette de l'humanité mais tout cela n'en reste pas moins très commun. C'est moi qui suis inadapté à ces situations, aussi désagréables que banales soient-elles. Je trouve ça important de le préciser parce que je refuse de me victimiser et de placer le monde, les autres, Hisham, comme des entités qui ont de mauvaises intentions à mon égard et seraient responsables de mes problèmes. Je ne crois pas du tout que les gens soient malintentionnés ni qu'ils aient conscience du monde qui nous sépare. Pour eux, des inconvénients ou de mauvais moments ne sont rien d'autres que cela, alors qu'ils prennent une proportion pour moi hors de tout ce qui est appréhensible pour une personne normale. Et ce n'est pas un choix, ce n'est pas psychologique, c'est neurologique. Je ne choisis pas comment mon cerveau perçoit une information, je ne choisis pas comment il me bombarde de pensées envahissantes, de fractales infernales de réflexions stériles à laquelle j'essaie de donner du sens, de choses irrationnelles pour les autres mais qui sont si rationnelles pour moi.

À cause de tout ce qu'il s'était passé, mon cerveau ne fonctionnait plus du tout. C'est difficile de décrire à quel point perdre mes capacités intellectuelles et cognitives a été une expérience terrifiante pour moi. À remettre en cause toutes mes décisions, mes relations, mes combats pour être la personne que j'étais à ce moment-là, j'en étais allé jusqu'à remettre en cause toute mon existence. C'était un moment indescriptible où je n'étais même plus capable de distinguer la chronologie de ma propre vie, je ne savais plus quand j'étais arrivé à Paris, depuis combien de temps je ne vivais plus avec ma grand-mère, combien de frères et sœurs j'avais. Je n'arrivais même plus à épeler mon nom de famille, j'avais même dû sortir ma carte d'identité pour vérifier à deux reprises, c’était grave à ce point-là. J'avais toujours eu une mémoire fabuleuse et du jour au lendemain, je ne pouvais plus compter sur elle, et toutes mes pensées, tous mes souvenirs, tout était flou, je doutais de tout, j'étais complètement perdu, cassé. Habituellement aussi, j'arrivais à gérer mes troubles de perception et je parvenais à rester bien ancré dans la réalité, mais durant cette période sans mes capacités intellectuelles, j'étais complètement en roue libre et je n'arrivais plus à fonctionner à l'extérieur. Les phrases n'avaient plus aucun sens, les gens étaient devenus inintelligibles. C'est comme si je m'étais téléporté dans un pays étranger. C'était très impressionnant, très alarmant. Je pensais même parfois, et cela me faisait paniquer, que j'avais une tumeur au cerveau ou un début de démence, je spéculais dans toutes les directions et mon imagination pour trouver des réponses n'était pas joyeuse. Je n’avais jamais vécu une chose pareille et j’étais terrorisé d’être “bloqué” dans cette énorme régression. J'avais essayé de me débrouiller tout seul mais mes incapacités avaient atteint un niveau tellement grave que je fus obligé de retourner en urgence auprès de ma grand-mère Grandine et de ma tante Kally. Elles ont tout de suite réalisé à quel point c'était grave et nous avions fait de nombreuses sessions sur plusieurs jours pour qu’elles me réexpliquent point par point mon histoire. Je les avais enregistrées, en notant scrupuleusement tout ce qu'elles me disaient, j’avais scanné tous les documents me concernant que ma grand-mère avait conservé, les jugements de la justice, mes cahiers scolaires, les lettres de mes parents, des centaines de photographies… Me réunir avec ma famille pour réaliser ce travail fastidieux m’a considérablement aidé. Ce laps de temps très court mais très bénéfique avait été salvateur pour ma santé mentale et cognitive, tout avait repris sa place dans mon cerveau et j’avais retrouvé toutes mes facultés. C’était très impressionnant de vivre cela, le contraste était renversant, c'était comme si le rouage manquant dans ma mécanique fragile avait été replacé et tout s'était remis en marche comme par magie. Ce fut une véritable libération parce que je n'étais pas optimiste du tout en traversant cette épreuve, j'étais à un endroit très sombre, j'avais perdu toutes mes capacités durement acquises, et plus encore celles qui m'étaient innées, j'avais vraiment la terreur de ne plus jamais redevenir “apte” de ma vie, alors retrouver mon cerveau a été une immense bouffée d'air et d'optimisme, de bien être, de soulagement, c'était un très très beau moment pour moi.

Ma famille m’a vraiment évité de me suicider à cette période, j'avais mis tellement d'efforts pour être "normal", être un garçon désirable, être digne de l'amour de Hisham, j'avais tellement travaillé pour être aimé, j'avais fait une dissociation vraiment sévère, et je m'étais vraiment fracassé à la réalité lorsque ma rupture avec Hisham m'a fait réaliser que je n'étais ni aimé pour ce que je suis, ni aimé pour ce que j'étais quand j'y mettais tous mes efforts, c'était vraiment à se tirer une balle dans la tête. Ma dissociation et le fait que je frôle le suicide a tout de même eu une conséquence très positive. Très étonnamment, paradoxalement presque, c’était cette même famille qui m’avait fait ressentir un tel sentiment d’abandon qui avait répondu présente au moment où j’avais eu le plus besoin d'aide, dans un état vraiment critique où je ne pouvais plus masquer, plus faire semblant, plus m’adapter, et elle a été là pour recoller les morceaux, pour faire preuve de patience. En dehors d'obtenir à nouveau les détails factuels de mon histoire, je pense que c'est aussi le fait de ressentir leur compréhension qui a eu un tel effet curatif.

Encore une fois, Hisham n’y est vraiment pour rien, j’étais déjà beaucoup trop fragile lorsque je l’ai rencontré puis j'étais tellement épuisé pour être un bon petit-ami "normal", je n'avais pas une once d'énergie pour faire face à ses tromperies, l’exposition au VIH, mes mensonges, ses mensonges, tout ça a explosé dans un bordel impossible à gérer pour mon cerveau. J'ai très mal géré tout ça. J'avais été tellement rejeté pour ce que je suis, puis j'avais mis tellement d’efforts dans ce que je ne suis pas pour être finalement quand même rejeté à la fin - et certainement à juste titre -, c'était juste toujours cette même guerre, une guerre sans fin, mille approches différentes pour inéluctablement le même résultat. Une folie à vivre et revivre. Et rien qu'entreprendre d'incarner une autre personne est une folie en soi, mais quel choix avais-je vraiment, c'est clairement le choix qui me permettait de subir le moins de rejet possible des autres. Mais c'est juste un choix qui n'est pas tenable pour sa santé mentale, je ne crois pas qu'il y ait vraiment "d'équilibre" possible. En tout cas de mon côté, j'ai clairement rompu à ce moment-là entre mon personnage et moi-même.

Ce n’est que des années plus tard, en côtoyant d’autres personnes autistes, que j’ai appris que je n’étais pas du tout un cas isolé et que des dissociations comme celle-ci arrivaient. C’était un épisode très honteux pour moi et découvrir l’expérience d'autres personnes m’a permis d’en avoir une meilleure compréhension et de faire la paix avec cet épisode de ma vie. Cela m’a aussi permis, même si c’était une leçon chère payée, de comprendre que faire autant semblant et de faire autant d’efforts pour espérer répondre aux critères des gens, particulièrement des gens que j’aime, était beaucoup trop nocif et dangereux pour moi. C'est l'école de la vie cependant, on apprend en faisant des erreurs, et incarner à tout prix une personne "normale" en était une grosse.

Après avoir retrouvé un certain équilibre grâce à ma famille et m'être repris en main autant que possible, j'étais retourné travailler. J'étais beaucoup plus circonspect sur mes relations, je savais que je ne pouvais pas me faire confiance et je ne faisais pas confiance aux autres, donc je me concentrais sur le travail que je faisais pour Hisham, sur le blog scientifique et technologique que j'avais lancé, et sur mon association LGBT+. C'est durant cette période que j'ai analysé en détail mes lacunes et que j'ai décidé d'y remédier point par point avec la technologie, notamment en mettant un place une véritable organisation pour gérer mes relations au sein de mon calendrier (que je décrivais dans la première partie de mon témoignage), ce qui m'a énormément aidé dans le maintien de mes relations sur la durée.

Après mon épisode de dissociation, j'ai incarné un personnage certes beaucoup moins dans l'extrême mais clairement je ne m'autorisais toujours pas à être moi-même. Le curseur était sans doute mieux positionné, il y avait des réussites et des échecs, j'essayais d'avoir l'air un peu moins "forcé" et plus naturel dans mes interactions, mais ce serait difficile de dire si je réussissais correctement ou non. Personne n'était dupe en tout cas, tout le monde savait très bien que je mentais pour me donner de la carrure et pour tenter d'exister parmi les autres, donc cela avait en réalité l'effet inverse, me rendait tout petit plus qu'autre chose. Mais très honnêtement, même si cela peut sembler absurde, ce résultat était quand même bien moins pire que le rejet total auquel j'étais habitué lorsque j'étais moi-même. J'étais bien mieux intégré, et toléré, en tant que jeune homme menteur gonflant le torse qu'en tant qu'autiste qui se balance, qui a ses flapping, et saute à pied joint au milieu de l'open-space. Ce n'était pas une intégration géniale, je pense que beaucoup la jugeraient même exécrable, mais je revenais d'extrêmement loin et je m'en contentais largement. Il a fallu de nombreuses années encore à partir de là, que j'atteigne mes 25 ans environ, pour vraiment m'émanciper de la surenchère socio-professionnelle, j'avais plus de bagages et d'accomplissements aussi, c'était plus simple de m'intégrer sur ces acquis-là. Et puis j'avais accumulé une grosse quantité de références et de réactions sociales aussi, ma fameuse "cartographie de la compréhension", j'étais beaucoup plus doué pour réussir mes interactions par la suite, mais aussi pour doser leur quantité et durée dans ma semaine.

Le travail

Dans le passé, j'avais déjà subi beaucoup de discriminations dans les différentes boîtes dans lesquelles j'avais travaillé. Lorsque je suis trop concentré derrière mon écran, je perds parfois le contrôle et j'oublie de faire semblant, je me remet alors à me balancer et mes stéréotypies peuvent jaillir dans toutes les directions. Je ne m'en rendais compte que lorsque j'entendais les ricanements de mes collègues et je me reprenais immédiatement, liquéfié de honte à l'intérieur. En travaillant dans l'entreprise de Hisham, je savais qu'il fallait absolument que je me contrôle mieux pour éviter ces situations et j'ai fait énormément d'efforts en ce sens, je m'en sortais bien mieux et les personnes réagissaient mieux en ma présence. Je buvais encore beaucoup d'alcool durant cette période, et si cela peut paraître contradictoire sur la notion de "contrôle" du corps puisque ses effets désinhibent, cela réduisait considérablement les stimulis et mes anxiétés, ce qui mécaniquement réduisait mes stéréotypies. J'avais également toujours un jeu au tour par tour sur mon deuxième écran ce qui permettait de bien canaliser mon attention et mon cerveau, j'étais beaucoup plus productif et beaucoup moins anxieux en étant accompagné par mes jeux vidéo toute la journée mais je devais cacher cela autant que possible, surtout de mes employeurs. J'avais eu des réflexions de quelques-uns de mes collègues au démarrage mais ils se sont vite habitués, ils voyaient que j'étais très sérieux dans mon travail et ils se fichaient pas mal de ce que je faisais sur mon ordinateur. Il y avait aussi une grosse boule en plastique qui servait de siège pour qui le désirait dans l'open-space et je passais mon temps à bondir dessus en travaillant, jusqu'à ce que généralement ma collègue en face de moi me demande d'arrêter de lui donner "le mal de mer", sans aucune méchanceté. Alcool, jeux vidéo et ballon gonflable ont été de très bons compagnons pour m'aider à réprimer le plus possible mes comportements autistiques, mais même si cela m'aidait à sauver les apparences, cela ne changeait rien du fond. Je me heurtais comme d'habitude à d'énormes difficultés pour interagir avec les autres et j'essayais de toutes mes forces, mais cela ne me rendait que plus artificiel à leurs yeux.

À ce moment-là, mes deux seuls objectifs étaient de réussir à cacher mon autisme coûte que coûte et que Hisham soit satisfait de mon travail. J'ai toujours porté une énorme culpabilité vis-à-vis de nos dernières semaines ensemble. Mon désir d'être à la hauteur de ses attentes crevait les yeux de mes collègues et je l'illustrais avec une ferveur effrayante dans mon travail. L'une de mes collègues m'avait dit que je lui faisais de la peine parce que j'avais l'air de n'avoir rien d'autre dans la vie, ce qui n'aurait pas pu être plus vrai. J'étais éperdument amoureux de Hisham - et je le suis toujours resté, je n'ai jamais su comment faisaient les gens pour désaimer une personne, même si j'envie grandement ce sentiment - et j'espérais devenir assez utile pour qu'il me redonne une quelconque importance. C'était un désir immature mais j'étais dans cet état d'esprit à cet âge-là. Cela avait au moins le mérite de me galvaniser dans mon travail, même si c'était pour des raisons affectives.

Le travail était très difficile, je manquais d'expérience et j'avais beaucoup à apprendre, j'étais ravi et volontaire pour cela mais le gros problème était souvent que je ne comprenais pas ce qu'on me demandait. Cela me mettait souvent dans des situations grotesques où j'étais obligé de faire trois fois le travail dans trois directions différentes en ayant l'espoir que l'une d'entre elles corresponde à ce qui m'avait été demandé. C'était épuisant mais cela me permettait de sauver la face la plupart du temps. Un jour, Joseph, l'associé de Hisham, m'avait demandé frontalement si je comprenais bien les demandes qui m'étaient faites, ce qui m'avait pris par surprise et m'avait complètement tétanisé. J'étais conscient que s'il me lançait sur ce sujet, c'est qu'il était insatisfait de mon travail et qu'il avait de fortes suspicions de mes difficultés, enfin à ce stade ce n'était pas des suspicions, sa question mettait parfaitement le doigt sur le problème, mais je ne le connaissais pas du tout et j'étais terrifié qu'il considère que je sois incompétent, alors j'ai feint de ne pas comprendre. Il n'avait pas été dupe de ma réponse, ou tout simplement était-il déjà convaincu du problème, et il m'avait sommé de poser des questions lorsque je n'étais pas sûr à 100% de comprendre ce qui était abordé ou ce qui m'était demandé. J'étais clairement décomposé par cette interaction en sortant de son bureau mais je ne m'étais pas senti jugé ou en danger par rapport à cela, je restais très surpris qu'il se soit rendu compte de mon problème, parce que personne ne s'en rendait compte habituellement, mais globalement je trouve que son approche a été libératrice pour me permettre de progresser. Cela m'avait permis de passer d'une unité de production semi-compétente à une vraie force de production et de proposition au sein de l'entreprise, sans doute déliant ma langue beaucoup trop (mais comme toujours, les curseurs chez moi...). Malgré tout, il y avait toujours ces mêmes situations où je devais finir par me taire après avoir posé plusieurs fois la même question, et avoir eu plusieurs fois la même réponse sans qu'on me fournisse les éléments dans un angle nouveau pour permettre à mon cerveau de démêler le problème, mais j'avais déjà appris depuis tout petit à naviguer avec ces "trous" de compréhension donc je m'en sortais relativement bien.

À cette époque, je n'avais pas encore de traitement pour gérer mes troubles de l'attention, d'ailleurs je ne savais même pas que mes difficultés à ce niveau pouvaient être adressées. J'ai toujours fonctionné de la même façon alors c'était difficile de seulement imaginer que je pouvais avoir une marge de progrès sur quelque chose d'aussi intime et profond dans le fonctionnement du cerveau. Je compensais donc mes difficultés avec mes propres méthodes et cela a toujours très bien fonctionné. Avant que les montres high-techs soient disponibles, je mettais simplement des alarmes toutes les 5 minutes sur mon ordinateur (dans de rares cas, toutes les 2 ou 3 minutes si la journée était compliquée ou s'il y avait beaucoup d'animations ou de bruits dans l'open-space). Cela me permettait de me ramener très efficacement sur la tâche que je devais réaliser car mon attention se diffusait constamment, inlassablement. C'était harassant mais bien pire si je ne m'aidais pas avec cette organisation millimétrée.

Cependant même si c'était efficace, cela restait insuffisant pour compenser, je prenais beaucoup plus de temps que n'importe quel autre collègue pour faire le travail et j'étais obligé de travailler constamment pour arriver à faire ce qu'on me demandait. Ni Joseph ni Hisham ne m'ont jamais demandé de faire ces heures supplémentaires, je tiens à le préciser, et ce n'était pas le travail qui m'était demandé qui était plus chronophage que pour d'autres employés, c'était juste moi qui était en difficulté pour le réaliser. En journée, j'étais beaucoup moins productif que la nuit parce que je devais constamment faire attention à ma façon de me comporter, à gérer les stimulis et mes troubles perceptifs, à traiter les informations qu'on me partageait, à bien réussir les interactions avec les autres, c'était juste impossible de travailler efficacement. Je travaillais sérieusement bien sûr, très sérieusement, mais je n'arrivais pas à être aussi efficace que les autres et c'était seulement après le départ des collègues en fin de journée que je pouvais vraiment être productif. Je rentrais presque tous les soirs au dernier métro, ou j'étais obligé de prendre un vélo si c'était encore plus tard dans la nuit, alors pour me faciliter la vie, je dormais au minimum 2 fois par semaine au bureau, et heureusement cela ne dérangeait personne. Tout le monde en riait au contraire. Sauf peut-être l'une des femmes de ménage qui m'a réveillé une nuit en hurlant parce qu'elle avait sans doute cru tomber sur un cadavre. En tout cas, cela ne surprenait personne, j'étais dévoué à la tâche. J'avais même dû demander à Joseph en pleine nuit comment fermer les Velux parce qu'il neigeait dans les bureaux et que j'étais frigorifié. Pas le genre de conversation habituelle qu'on a avec un employé mais pas inhabituelle du tout avec quelqu'un comme moi. Pendant des années, mes collègues en arrivant le matin prenaient parfois des photos de moi sous mon bureau, me les envoyaient ou les publiaient sur leurs réseaux sociaux en me charriant, c'était bon enfant et je n'étais pas du tout offensé, je me prêtais aussi au jeu (22), je dirais même que c'étaient des interactions agréables avec eux parce que cela me donnait le sentiment que nous étions amis. J'étais affectueusement leur "petit chinois" et cela m'allait très bien. Le fait d'être toujours à la traîne dans mon travail m'empêchait d'avoir une vie personnelle mais en toute honnêteté, cela n'avait aucune importance pour moi à cette époque, j'étais extrêmement focalisé sur le fait d'être à la hauteur pour Hisham, mais aussi petit à petit, lentement mais surement, je me convainquais que c'était pour moi aussi. J'arrivais à conserver un travail sur une longue durée pour la première fois, de côtoyer des gens qui me toléraient, je parvenais à conserver mon autonomie et ma dignité. Tous mes week-ends au travail, presque tous les soirs et quelques nuits étaient un prix plus qu'acceptable à mes yeux, vraiment. J'avais encore une tonne d'énergie et par rapport à tout ce que j'avais vécu auparavant, honnêtement, cela valait la peine de tous ces sacrifices. Je ne dis cela que par rapport à toutes les difficultés que j'avais déjà vécues bien sûr, je ne tiens absolument pas à recommander cette folie à qui que ce soit, je sais à quel point mon exemple est nocif, je parle juste du sentiment que j'en ai eu. En comparaison à tout ce que j'avais connu, c'était une sorte de paradis pour moi. Je n'ai aucun souvenir notable de cette période, je n'ai développé aucune amitié, je ne faisais que travailler et masquer, mais je ne m'en plains absolument pas parce que c'était une période où je me sentais en sécurité. Ces efforts étaient impossibles à tenir sur la durée, mais le fait d'avoir l'énergie de tenir cette cadence pour rester "employable" même si cela me demandait de travailler sans discontinuer, cela m'a vraiment offert un répit et une stabilité qui était bienvenue et que je n'avais jamais connu jusqu'à présent. C'était précieux et je me battais pour conserver cela, et c'était tout à mon mérite, cela ne reposait que sur mes épaules et je réussissais à maintenir mon autonomie.

Globalement j'arrivais à adopter un comportement adéquat la plupart du temps mais il y avait quand même de nombreuses situations où mon contrôle m'échappait. J'avais dû animer une petite présentation d'une heure auprès de toute l'entreprise, nous n'étions qu'une vingtaine à l'époque, et à la fin de la présentation, plusieurs collègues m'avaient interpellé pour me demander pourquoi j'avais sursauté en faisant des mouvements bizarres avec mes pieds pendant toute la présentation. J'étais complètement mortifié en apprenant cela parce que je n'avais absolument pas réalisé ce que je faisais (j'ouvrais les pieds en reposant mon poids de leur plante à leur tranche, me faisant faire un drôle de mouvement de vagues). Je sais que c'est quelque chose que je fais chez moi en plaçant mon front contre ma fenêtre et en regardant les passants, mais je n'aurais jamais imaginé manifester ce comportement en public, et certainement pas devant mes collègues en pleine présentation d'entreprise. Je ne savais plus où me mettre, c'était vraiment une expérience humiliante.

Je pense que je pouvais avoir l'air complètement lunatique pour mes collègues, parce qu'ils pouvaient rire et sympathiser avec moi, mais dès que nous passions dans le cadre du travail, je devenais cinglant et impitoyable. Cela pouvait donner la perception que j'étais quelqu'un d'hypocrite ou à double face, alors qu'en fait, c'était simplement dû, premièrement à ma façon de compartimenter le monde social du monde professionnel, alors qu'il est en réalité très lié, deuxièmement à mes lacunes sociales et professionnelles, et troisièmement au fait que je n'arrive jamais à avoir le bon ton ou le bon comportement pour faire passer mes messages. Je les transmettais de façon trop brutale. Cela pouvait être très effrayant et très dur, notamment pour les personnes qui ne me connaissaient pas. Mais ceux qui travaillaient avec moi depuis longtemps savaient que je ne pensais pas à mal, au pire c'était de l'excès de zèle à leurs yeux, au mieux c'était de la maladresse. Je tiens à dire que mes collègues ont eu beaucoup de mérite parce que ce n'était pas évident de travailler avec une personne comme moi. Et je ne dis pas ça pour offenser qui que ce soit, certainement pas les personnes autistes, mais c'est juste la réalité, ce n'était vraiment pas facile de me supporter au travail. Je pouvais apporter une grande satisfaction professionnellement mais ma façon d'être et mes propos n'étaient vraiment pas appréciés, et je souffrais beaucoup de ce rejet flagrant, naturel je dirais même, parce que je faisais déjà tellement d'efforts pour essayer de faire le pont entre eux et moi, ce n'était vraiment pas facile de constater que c'était toujours insuffisant. Et personne ne vous donne jamais de mode d'emploi, tout le monde a toute sorte de réactions mais attend que vous compreniez ce que vous avez mal dit ou mal fait, ce n'est vraiment pas évident de progresser quand tout le monde vous reproche quelque chose mais ne le verbalise pas clairement, et c'est un problème que j'ai beaucoup plus rencontré dans le milieu professionnel qu'amical, et qui m'a causé beaucoup de torts et de pensées envahissantes, à essayer de démêler à l'infini mes interactions ratées. Je partais dans des spirales infernales de réflexion sur les erreurs que j'avais pu commettre, et malheureusement le pire dans tout ça, c'est que j'étais exclusivement focalisé sur le fond. Il ne me venait jamais à l'idée, vraiment jamais, de me dire que le problème n'était pas le fond, mais la forme. C'est un aspect dans lequel je suis tellement déficitaire que je ne le considère même pas, parce que j'ai déjà tellement de mal à le percevoir - si je le perçois tout court - chez les autres que le considérer naturellement chez moi est juste risible tant c'est inconcevable. Enfin risible pour moi, infernal pour les autres. Je pense que le monde professionnel est un terrain miné pour tout le monde, mais les troubles de perception, de compréhension et de communication sont définitivement des handicaps sévères pour le traverser. C'est une montagne sacrément raide à escalader et la moindre petite erreur a des conséquences désastreuses.

PRISE DE RESPONSABILITE

Le fait d'être totalement dévoué à mon travail m'a permis de progresser très rapidement au sein de l'entreprise et de prendre plus de responsabilités. Mon évolution venait systématiquement de Joseph, Hisham faisait d'ailleurs preuve de beaucoup plus de circonspection et d'hésitations, en tout cas face à moi, ça n'avait jamais l'air de lui faire plaisir, il émettait toujours une certaine résistance à mes augmentations de salaire ou mes prises de responsabilité, ce qui me blessait toujours dans des proportions complètement absurdes, alors qu'il n'y avait peut-être rien de personnel et qu'il prenait juste sa posture d'entrepreneur, et il en était un épatant. Je ne supportais simplement pas qu'il ait cette attitude alors que je me démenais comme un fou pour lui, pour ses entreprises, pour ses projets, et que je n'obtenais presque jamais de gratitude de sa part, c'était très douloureux. Mais c'était une douleur de mon côté, c'était moi qui recherchait quelque chose qu'il n'avait aucun devoir à me donner. Quoi qu'il en soit, même si Joseph avait certaines réserves aussi par rapport à mes particularités et mes points difficiles, il me remerciait et me récompensait pour le travail que je faisais, qui ironiquement n'était pas pour lui mais pour Hisham, mais c'était gratifiant quand même pour moi.

Rétrospectivement, je ne pense pas que c'était une bonne idée de me mettre en charge d'autres personnes sans m'accompagner et me former convenablement. J'ai le sens des responsabilités et je sais me montrer à la hauteur de la confiance qu'on m'accorde, mais j'avais trop de lacunes sociales évidentes pour qu'on m'attribue des responsabilités incluant d'autres êtres humains. J'aurais clairement eu besoin au minimum d'un mentor pour les assumer correctement. Attention, Joseph et Hisham ne sont pas particulièrement à blâmer, ils avaient la charge de plusieurs entreprises, avaient des dizaines de salariés, beaucoup de choses à gérer en même temps, et surtout, ce serait très hypocrite de ma part de leur reprocher m'avoir fait confiance alors même que j'étais le premier d'entre tous à demander qu'ils me confient plus de projets et plus de responsabilités, j'étais très vindicatif pour leur être le plus utile possible. Ma remarque n'est pas particulièrement dédiée à eux mais est un conseil plus général pour les personnes autistes, ou pour les employeurs de personnes autistes. Il était déjà flagrant pour tout le monde que j'avais des difficultés extrêmes pour communiquer et fonctionner avec les autres, c'était d'ailleurs à la limite du running gag pour mes collègues et mes employeurs. J'avais des défauts extrêmement visibles et impactant pour l'entreprise, mais j'avais des qualités également indéniables, ce qui a pesé sur la balance pour me permettre de rapidement prendre des responsabilités. Le problème avec cette approche, c'est qu'en ayant des qualités qui compensent les défauts mais sans adresser ces derniers, je me suis vu dans des positions qui m'étaient exponentiellement inconfortables et complètement inadaptées à mon autisme. J'étais catapulté pour encadrer des équipes sans avoir les moindres outils pour le faire, et surtout, sans la moindre intelligence sociale qui aurait pu servir dans une situation pareille à compenser le manque de formation. J'excellais dans le traitement des demandes, l'organisation et la répartition des tâches, et je pouvais donner des deadlines très précises parce que j'avais une vision à 360° des besoins et demandes de toutes les entreprises de Joseph et Hisham qui étaient dans une folle expansion. Ils bénéficiaient avec moi d'une visibilité extrême, très détaillée, et ils savaient que le travail avançait quoi qu'il arrive, même s'il y avait des ratés et des erreurs, parce que j'étais une force de détermination. Ils savaient qu'ils pouvaient compter sur moi. Mais ils devaient aussi faire face aux plaintes des employés qui n'étaient pas satisfaits du tout - à juste titre - de la façon dont je leur parlais ou de mes critiques sur leur travail, donc Joseph et Hisham me convoquaient régulièrement pour me demander d'être plus souple mais ils étaient aussi très soigneux de ne pas non plus me dire de baisser la barre, ils étaient conscient que j'avais un impact important sur la productivité générale et je crois que cela a beaucoup affecté leur approche avec moi, je pense qu'ils considéraient que cette productivité était trop avantageuse pour le développement de leurs entreprises et qu'ils ont privilégié cela, au détriment de ce que leur remontaient leurs employés et de mon incompétence sur certains aspects. Ils me partageaient le mécontentement des équipes mais il n'y avait aucun véritable enseignement de management derrière, il y avait peu de pédagogie au-delà des reproches et je sortais de ces réunions sans vraiment savoir ce que je devais changer dans mon approche. Ou en ayant des concepts très théoriques que je n'arrivais jamais à mettre en pratique, ou que je mettais en pratique avec un tel pragmatisme et une froideur mécanique que cela était contre-productif. J'étais focalisé exclusivement sur le travail, et le travail était fait, donc j'avais énormément de mal à comprendre ce qu'on me reprochait. Ce n'était pas du déni ou de l'insolence, je ne comprenais vraiment pas les reproches qui m'étaient adressés. J'avais fini par être excédé des reproches de Joseph et je lui avais répondu, bien entendu à côté de la plaque par rapport à ce qui m'était reproché, que je faisais tout le travail qu'il me demandait et plus encore. Il m'avait répondu très froidement, mais sans la moindre méchanceté, que ce serait toujours insuffisant si je n'étais pas à la hauteur socialement. Et j'avais trouvé cette remarque extraordinairement instructive parce que personne ne m'avait dit que l'aspect social était si important en milieu professionnel jusqu'à présent. Je n'avais jamais fait la connexion. C'était sous mon nez, sans doute évident pour le monde entier, mais je n'avais jamais considéré que c'était un critère dans la réussite professionnelle. Cet échange avec Joseph était véritablement intéressant et très important dans ma construction. Et je trouve que toute la situation illustre à quel point il y a, déjà à la base, même quand chaque partie souhaite le meilleur, un préjudice de base entre une personne neurotypique et une personne neuroatypique. Tout le monde s'attend à ce que vous compreniez ces règles, ou que la "logique" vous amène aux mêmes conclusions, alors qu'en réalité, vous naviguez complètement dans le flou, en imitant et simulant ce que vous voyez autour de vous sans comprendre les tenants et aboutissants, et même si vous assimilez beaucoup de règles de cette manière, il y en a beaucoup trop qui sont implicites et qui passeront toujours inaperçus à vos yeux. C'est très perturbant de découvrir après des années dans le milieu professionnel, et après avoir eu autant de responsabilités, et autant d'interactions avec autant de personnes, de découvrir au milieu d'une simple conversation qu'on a complètement raté un aspect fondamental et évident pour tout le monde. Cela donne une vision vertigineuse des faux-pas passés et de ses lacunes. Je suis une personne qui fait des listes d'arguments interminables pour expliquer soigneusement ses positions, ce qui me donne souvent l'air têtu, mais indéniablement Joseph m'expliquait quelque chose que je ne savais pas et même si cela me contrariait beaucoup, j'ai vraiment pris en compte ce qu'il m'avait dit. Je souffrais beaucoup que les personnes avec qui je travaille se plaignent de moi - et je ne remet pas du tout en cause leur légitimité là-dessus, absolument pas, c'était moi qui était problématique - , qu'elles me percevaient comme un paria, comme quelqu'un qui ne faisait que de l'excès de zèle, qui était odieux et déshumanisant dans le travail, qui, à cause de ce comportement là, donnait l'impression de ne penser qu'à lui. On me reprochait souvent de ne pas fonctionner avec les autres. Mais par définition, j'étais pourtant celui qui était le plus investi dans le travail d'équipe. Je sais que je ne leur donnais pas les émotions, le ton, le comportement attendu en milieu professionnel, peu importe tous mes efforts là-dedans, je sais que cela n'était jamais suffisant et que je payais cher ces lacunes-là mais je prenais énormément de leur travail sur moi lorsqu'ils avaient du retard, et j'en prenais toujours les responsabilités auprès de Joseph et Hisham, je défendais toujours avec ferveur mes collègues, j'argumentais constamment pour qu'ils aient des augmentations de salaire, je plaidais beaucoup plus en faveur de l'équipe qu'en ma faveur. Je ne me débinais pas face aux erreurs qui étaient commises, je m'en excusais au nom de tous mais mes engagements pour les réparer n'engageaient que moi. Je pouvais être d'une froideur extrême dans le cadre du travail mais je n'étais pas le genre de personnes à jeter les membres de mon équipe sous un bus lorsqu'ils n'arrivaient pas à faire leur travail dans les temps, ne vous y trompez pas, je ne manquais pas de verbaliser que j'étais furieux, mais je ne me contentais pas d'en rester là, quoi qu'il arrive, je me remontais les manches et je les aidais à rattraper leur retard. Je sacrifiais énormément de mon temps sur des choses qui n'avaient rien à voir avec mes tâches ou même mes compétences pour pouvoir les aider, j'étais très prompt à faire le travail des autres, et c'est d'ailleurs grâce à ce critère que mes collègues ont fini par s'apaiser avec moi, ou en tout cas par accepter mes défauts sur le long terme, parce qu'ils constataient qu'aussi directs et inappropriés puissent être mes propos et comportements, ils pouvaient toujours compter sur moi, que je ne me dégonflais jamais pour les aider et que je n'hésitais pas à reprendre leur travail à la fin de la journée pour qu'ils puissent partir. J'étais très sensible aux personnes dans l'entreprise mais nous n'avions pas du tous les mêmes critères pour juger du trav ail d'équipe, et mes lacunes dans ma communication et mon comportement m'ont causé un préjudice disproportionné - mais pas injuste, je sais que la société fonctionne comme ça - alors que mes contributions étaient sincères et bien plus importantes. Je pense que personne n'échappe au fait d'être plus jugé pour ses défauts que ses qualités, mais c'est particulièrement dommage pour quelqu'un comme moi qui a de si gros défauts et de si belles qualités, car si c'est le négatif qui est retenu, il est disproportionné chez moi et il n'est pas étonnant que ma présence soit si déplaisante pour les autres.

Je remontais des statistiques mois par mois ultra précises à Joseph, qu'il ne m'avait même pas demandées par ailleurs, juste parce que je cherchais à lui remonter les données les plus détaillées possibles pour qu'il sache exactement ses charges les plus importantes et ses retours sur investissement, ainsi que la productivité et rentabilité de chaque membre de mon équipe (23). Mon autisme a indéniablement une influence sur mon besoin viscéral de statistiques et de rapports détaillés au-delà de ce qui est raisonnable, mais cela a vite été sapé par des amis qui m'ont averti que c'était cruel de faire des statistiques sur les personnes avec qui je travaille, et je n'ai jamais compris pourquoi mais j'avais fini par arrêter de le faire parce que je ne voulais pas faire quelque chose que les gens trouvent immoral ou inapproprié alors même que j'essayais d'être le plus normal possible. C'est un bon exemple de la façon dont j'adapte toujours plus mon comportement, au fur et à mesure des remarques qui me sont faites. Je pense qu'il y avait un côté surveillance, un peu orwellienne, qui n'était pas confortable pour les membres de l'équipe. J'ai apporté beaucoup de structure et de cadre, mais sans doute trop aussi, comme partout où je vais de toute façon. Je suis excessif dans mes protocoles et recherche d'optimisation ou de conformité. Cela peut vite devenir écrasant pour les gens autour de moi, que ce soit mes collègues ou mes employeurs, et même pour mes proches car je ne suis jamais loin de sortir un tableau excel.

Je terminerai par la partie la plus difficile. Et la plus importante je pense. Il m'a fallu beaucoup de travail et de temps pour comprendre que mon comportement était très inadapté au travail, et qu'à cause de mes lacunes importantes, j'ai pu avoir un comportement abusif envers les personnes avec lesquelles je travaillais. Il n'y a aucune excuse à cela et je n'amène certainement pas ce sujet pour m'en laver les mains, peu importe ce que j'explique dans ce témoignage, je suis seul auteur de mes actes et à cet égard j'en serai toujours responsable. Je ne veux pas que mon autisme soit une excuse, et encore moins jeter une mauvaise perception sur les autres personnes autistes. Mes comportements et abus sont propres à ma personne. Je ne voyais pas du tout la dimension sociale dans le milieu professionnel, et même si je faisais des efforts sur cet aspect, dès que nous nous mettions au travail, le vernis craquait vite et les personnes se heurtaient immédiatement au mur de béton que j'étais. Je ne prenais aucune pincette et je pouvais faire des critiques d'une violence vraiment inouïe, et très honnêtement, je ne m'apercevais pas de leur gravité, car même si c'est horrible de ma part de le reconnaître, je pensais exactement ce que je disais, je communiquais simplement le fond de ma pensée. Voici quelques exemples : "Si une heure de mon temps vaut une journée du tien, tu ne vas pas rester longtemps dans cette entreprise." - "C'était pourtant indiqué sur ton CV, tu as menti sur tes compétences ?" - "Je n'ai jamais rien vu d'aussi mauvais de toute ma vie" - "Ce n'est pas avec des excuses que tu rattraperas ton incompétence" - "Je ne te referai jamais confiance après ces erreurs". C'était extrêmement dur, et je comprends qu'une forme de cruauté puisse être perçue dans mes propos. Ce n'est pas quelque chose que je vois de prime abord, mais je peux m'en apercevoir en y réfléchissant. Je dois vraiment faire un énorme effort pour me mettre à la place des autres et comprendre que je peux être très blessant. Je déteste mes remarques spontanées parce qu'elles sont d'une violence pure pou les autres et qu'elles sont immensément contre-productives, elles massacrent en une seconde des relations que j'ai mis des mois ou des années à construire, c'est un auto-sabotage assez terrifiant. Et le pire, c'est que je réalise souvent avoir dit une bêtise ou une chose cruelle des mois, parfois des années plus tard, souvent lorsqu'un ancien collègue rediscute avec moi ou que je repense à ces situations après avoir fait mes groupes d'entraînement aux habilités sociales avec les autres autistes et en réalisant que j'aurais eu des réactions et des façons de communiquer très différentes aujourd'hui. Le pire dans tout cela, c'est que mes collègues savaient parfaitement que je n'étais pas une mauvaise personne, et cela les faisait tolérer ces abus. D'une certaine manière, cela les aggravait, dans le sens où je les mettais dans une position où ils enduraient ces mauvais moments plutôt que de me remettre à ma place, tout simplement parce qu'ils ne voulaient pas me faire de mal. Il n'y a aucune excuse à cela. J'ai des remords infinis par rapport à tout ça. À chaque étape de ma vie, à chaque occasion que j'ai pu apprendre à mieux faire, je l'ai appris et je l'ai appliqué. Mais j'ai vraiment le sentiment que je n'aurais jamais dû recevoir de telles responsabilités sans formation et sans accompagnement. Ce type de catapultage est certainement un moyen très efficace et fonctionnel pour beaucoup de gens, et j'aurai toujours de la gratitude pour avoir reçu cet honneur et confiance, mais j'apprends tellement lentement et d'une façon telle atypique, apprendre sur le tas n'était pas possible pour moi et mes employeurs savaient déjà à quel point je me débattais avec cet aspect, et ils m'ont continuellement vu me débattre des années durant, c'est incompréhensible qu'ils ne soient pas intervenus. J'ai le sentiment que j'aurais dû recevoir plus de conseils, d'être guidé et assisté soigneusement, mais je comprends aussi que les patrons n'attendent pas de vous tenir par la main. J'ai réussi les missions qui étaient importantes pour eux en tout cas, sinon ils ne m'auraient pas gardé, mais je regrette d'avoir échoué humainement parce que c'était quelque chose d'important pour moi. J'ai juste un immense regret pour tout ça parce que je sais que beaucoup de moments difficiles auraient pu être épargnés pour mes collègues si on m'avait aidé, ou si on m'avait proposé un cadre plus adapté en termes d'interactions et de hiérarchie avec les autres.

Je ne veux pas être hypocrite en tout cas, je ne cherche pas à parler de cela pour faire dans la victimisation, j'ai des critiques et des analyses, qui j'espère seront utiles pour d'autres personnes, mais il y a des critiques très concrètes à faire vis-à-vis de moi aussi, celles que j'aborde mais sans doute des centaines de choses qui ne m'ont même pas effleuré l'esprit et des torts que j'ai causés dont je n'ai même pas idée. Je ne cherche pas à dépeindre un tableau en ma faveur ou en la défaveur des autres, d'autant plus que ces personnes font partie de celles qui m'ont supporté au final, qui ont toléré ma présence, alors je ne veux surtout pas donner l'impression que je suis ingrat de la patience qu'elles ont eue à mon égard. J'ai beaucoup de regrets en tout cas vis à vis de mon expérience dans le monde du travail, beaucoup d'échecs dans mes interactions, dans mes comportements, dans mes relations, beaucoup de complications qui, j'ai le sentiment en tout cas, auraient pu être évitées si j'avais été guidé et accompagné. J'ai essuyé les échecs et les remises en question, mais sans mode d'emploi, j'ai répété beaucoup d'erreurs et perdu un temps précieux. Mais c'est sans doute irréaliste aussi d'imaginer être accompagné à une telle échelle, ce n'est pas exactement une vision réaliste ou réalisable de la vie.

Mon association LGBT

J'étais très investi depuis 2008 dans une communauté de jeux vidéo accueillant les joueurs LGBT+. Il y avait deux autres fondateurs au démarrage mais ils avaient fini par s'éloigner pour se préserver des difficultés et drames communautaires qui se répétaient souvent, il y avait une très forte toxicité sur les forums et c'était très difficile de gérer les conflits permanents entre les joueurs, les débats virulents, les disputes qui suivaient les parties de jeux vidéo ou des rencontres privées. Il y avait du bon mais vraiment énormément de mauvais, et à cette époque nous essayions de plaire à tout le monde mais ce n'était pas la bonne approche, je me retrouvais en esclavage dans une spirale éternelle de doléances, de plaintes et de conflits à résoudre, c'était très difficile, surtout que c'était inintéressant. J'ai imposé dès le démarrage ma vision de ce que je voulais réaliser avec cette communauté, même avant d'en reprendre officiellement les rênes, mais je me confrontais exactement aux mêmes problèmes qu'en entreprise. J'étais beaucoup trop rigide pour le commun des mortels, ultra protocolaire, ultra autoritaire, j'avais - et j'ai conservé - une idée très claire des valeurs que je voulais inscrire et de l'association que je voulais construire avec les années, mais je me confrontais à beaucoup de rejet envers ce que j'essayais de faire, autant dans le fond que dans la forme. Globalement, je pense que les gens avaient plus de problème avec qui j'étais en tant que personne qu'avec ce que je faisais pour l'association. Les cinq à six premières années de l'association ont été extrêmement difficiles, en grande partie par ma faute, mon inadaptabilité, mon incapacité à communiquer d'une façon acceptable pour les autres, mon incompréhension des comportements humains. C'est assez paradoxal qu'une personne autiste ait érigé une association aussi importante, devenue la première association de France pour joueurs LGBT+, mais cela s'est vraiment fait dans le feu et le sang, avec beaucoup de pénibilité pour tout le monde. Mes proches n'ont jamais compris pourquoi j'ajoutais ces difficultés à celles que je surmontais au quotidien, j'étais déjà dans un tel épuisement physique et mental, c'était incompréhensible que je me jette corps et âme dans ce projet associatif, si social et si éloigné de ma nature. Mais je voulais absolument que cette communauté puisse devenir avec le temps un espace véritablement qualitatif pour des personnes qui souffrent de l'isolement social et/ou qui ont des pensées suicidaires, c'était vraiment moteur dans ma motivation et c'est ce qui m'a permis de tenir durant 12 ans en tout, et de passer le flambeau à une équipe de bénévoles formidables. Ce que j'avais traversé dans le passé était définitivement au cœur de ma détermination, si je pouvais empêcher à quelqu'un de vivre ce que j'avais vécu, rien qu'un tout petit peu, cela en valait vraiment la peine.

Je pense qu'il n'y a pas besoin d'être autiste pour se heurter à la solitude du monde associatif. On ne peut quasiment pas compter sur les autres, la plupart des personnes qui s'engagent à faire quoi que ce soit ne font pas ce qu'elles disent ou abandonnent très vite, les événements et projets ne se montent presque jamais si on ne les fait pas soi-même, on réalise rapidement qu'une association comprend plus de gens qui veulent profiter de ce qu'elle a à offrir que d'y placer des efforts, ce que je comprends tout à fait, mais cela crée une situation où nous nous retrouvons souvent isolés et en nombre insuffisant pour faire fonctionner l'association correctement, alors cela exige de nous de brasser toute notre énergie et beaucoup de sacrifices pour la maintenir à flot. Cela a été très longtemps un énorme investissement solitaire, non pas que j'étais seul, il y avait d'autres personnes qui s'investissaient, et certaines depuis le début, mais elles n'avaient pas forcément le temps et l'énergie, ni le même niveau d'investissement. Il faut avouer qu'il est rare de rencontrer des personnes aussi maladivement investies que moi, elles font preuve d'un meilleur jugement et équilibre que moi. Mais c'était déjà un honneur d'avoir des bénévoles qui pouvaient contribuer comme ils le pouvaient, et certains m'ont même aidé moi-même, personnellement, à grandir et progresser. Ce qui était vraiment difficile était les bénévoles qui annonçaient des projets auprès de toute la communauté et qui disparaissaient du jour au lendemain, et je me retrouvais avec leurs projets sur les bras à réaliser alors que je n'avais rien demandé, mais je me sentais contraint d'assumer ces responsabilités à l'égard de nos adhérents, cela est arrivé plusieurs fois et c'était très pénible. La partie humaine dans l'association était ce qu'il y avait de plus difficile pour moi, et je pense que c'était vrai dans les deux sens, les bénévoles ne comprenaient pas que je puisse devenir malade si mes protocoles pour gérer les événements, les réseaux sociaux ou la modération des forums n'étaient pas respectés. Ils prenaient sans doute cela pour de la rigidité voire du totalitarisme mais ils ne comprenaient pas que c'était ma seule façon de pouvoir collaborer avec eux, de trouver un terrain qui soit fonctionnel pour tout le monde, et particulièrement pour moi, parce que les autres étaient très souples en réalité. Les bénévoles me demandaient souvent des tutoriaux, alors je réalisais pour eux des documentations ultra précises, à la fois en texte et en vidéo, mais je réalisais ensuite que personne ne les consultait, c'était très frustrant de consacrer autant d'énergie pour rien. On me demandait souvent des choses à faire ou à mettre en place, puis je le faisais, et il ne se passait rien, mais je pense que c'est parce qu'ils étaient décontenancés aussi par l'extrême précision de mes retours. Il y avait sans doute quelque chose d'accablant dans ma documentation. Beaucoup de bénévoles ne s'investissaient pas à cause de mes protocoles et de mon comportement, ou du fait que je refusais de faire des exceptions aux règles en place, j'ai pu avoir des conflits très impressionnants avec certains d'entre eux qui voulaient tordre nos règlements pour répondre à des besoins spécifiques. Il n'était pas impossible de transgresser ces règles, mais presque. Il fallait m'exposer des arguments particulièrement solides et que nous en débattions avec les autres bénévoles pour peser les pour et les contre, et ce processus était trop laborieux et vite insupportable pour la plupart des gens, c'était excellemment démocratique et réfléchi, mais autant de procédures administratives pour prendre la moindre petit décision n'était ni raisonnable ni fonctionnel. J'étais extrêmement vigilant que nous ne créions pas des injustices dans l'association et des jurisprudences qui puissent par la suite créer plus d'injustices encore ou se retourner contre nous. Certains bénévoles étaient furieux contre moi, souvent en m'accusant d'un excès de prudence, ce qui était certainement le cas, mais à maintes reprises cette prudence fut prouvée déterminante pour survivre à des situations très compliquées, situations que produisent toujours les rassemblements entre humains. Certains bénévoles étaient aussi furieux contre moi pour de très bonnes raisons, certes, je me battais pour défendre les valeurs et actions de l'association, c'était tout à fait honorable de ma part, mais cela ne signifiait en aucun cas que j'étais une personne adaptée pour répondre à tous ses besoins. Je faisais de mon mieux mais il aurait clairement fallu que je reçoive de l'aide sur les aspects les plus importants : la communication et la compréhension humaine. J'ai fait énormément "d'erreurs" parce que mes décisions étaient trop théoriques et déconnectées des besoins réels des membres de l'association. Il est bien normal qu'il y ait toujours des personnes qui trouvent leur compte et d'autres qui n'apprécient pas les politiques menées, mais les débuts ont clairement été plus laborieux par ma faute et il m'a fallu beaucoup de temps, d'échecs, et de travail sur ma rigidité cognitive, pour m'assouplir et diminuer le nombre de procédures dans l'association, même si je pense que du point de vue des autres personnes, ces progrès n'étaient toujours pas suffisant.

Outre la difficulté de fonctionner avec moi, les bénévoles étaient aussi simplement dissuadés par la pénibilité du travail associatif. Il est harassant. Il faut constamment faire preuve d'indulgence et de patience avec les personnes qui participent aux événements ou au sein de la communauté, faire de la prévention est un travail très répétitif et nous sommes souvent confrontés à énormément de bêtises qu'il faut patiemment écouter et défaire avec pédagogie. C'est juste sidérant d'écouter un adolescent, à notre époque, vous expliquer que le virus du sida est un mythe et de devoir tout reprendre à zéro. C'est particulièrement là où il faut être patient, ne pas s'énerver, ne pas traiter la personne avec mépris, juste avoir un échange calme et argumenté, ce qui pour le coup est une partie que je maîtrise très bien. Mais c'est pénible d'entendre toujours les mêmes bêtises, les mêmes réactions, et aussi les mêmes discriminations entre personnes LGBT+ qu'il faut systématiquement corriger en plein vol lorsqu'elles passent sous nos yeux. Beaucoup plus pénible que tout ce que j'aurais pu imaginer, mais essentiel malgré tout. Le travail associatif vous fait rencontrer toutes sortes de public et vous cherchez à accompagner le maximum de personnes que vous le pouvez, à informer, à réconforter, à apporter le même service à tout le monde. Et je dois reconnaître qu'il était très déplaisant d'avoir à offrir la même aide aux personnes qui se montraient extrêmement ingrates ou méchantes, ce qui arrive parfois, mais je le faisais sans broncher parce que je croyais sincèrement aux valeurs que nous essayions de véhiculer au sein de l'association et de nous élever à des standards honorables.

Au fur et à mesure des années, je ne parvenais plus à soutenir le poids de l'association et cela faisait longtemps que j'avais atteint mes limites, mais je persistais dans mes sacrifices et mes efforts parce que les enjeux pour l'association, et surtout pour ses membres, me paraissaient bien plus importantes que moi. J'implorais de plus en plus l'équipe pour qu'elle m'assiste ou me remplace, certains bénévoles le faisaient un peu, d'autres me promettaient de me remplacer mais s'avéraient absents, tandis que ma santé se détériorait vraiment très sérieusement. C'était infernal de devoir porter l'association dans ces conditions, je n'étais vraiment pas en état de m'en occuper mais je le faisais de toutes mes forces car il n'y avait personne pour assurer la continuité. L'un des administrateurs m'avait promis de reprendre les rênes et cela m'avait beaucoup soulagé, mais il avait finalement disparu sans prévenir personne et je m'étais retrouvé écrasé, à devoir continuer de porter l'association, alors que je gérais en parallèle mes épisodes suicidaires, ma toxicomanie, mes difficultés critiques au travail, c'était une période très sombre et violente. Mais je le faisais parce qu'il n'y avait pas d'autres choix. Je n'étais pas en état et je n'aurais pas dû le faire, mais si je ne répondais pas à ces personnes qui me parlaient de leurs envies de suicide, de leur dépression, de ce qui les affectait dans leur vie, il n'y avait personne d'autres disponible pour le faire à ma place. Pendant de longues années, il n'y avait quasiment que moi pour leur répondre, pour leur consacrer véritablement du temps. Mon sens des responsabilités et mon engagement m'ont permis de fournir cette aide et ce soutien, mais je me tuais clairement à la tâche, ce n'était pas une dynamique saine pour moi, même si pour le plus grand nombre, elle était bénéfique.

C'est vraiment quelque chose de particulier que d'aider des personnes qui en ont besoin, de recevoir leur gratitude. Il y a quelque chose de très égoïste et grisant dans leur reconnaissance, elle me fait me sentir utile, elle me donne l'impression d'exister et cela me rend heureux. Je ne crois pas que je me serais autant détruit en aidant les autres si cela n'avait pas été sincère bien sûr, mais je crois qu'il y avait aussi un aspect de moi qui acceptait d'endurer cette situation toxique et dangereuse juste parce que cela me permettait d'être utile pour les autres et de me sentir intégré dans la société. J'en tirais une gratification visible qui me rapprochait de mon but d'exister parmi les autres. Je ne crois pas, je n'espère pas en tout cas, que c'était ma motivation première, mais j'ai reconnu certains parallèles dans les sacrifices déraisonnables dont je pouvais faire preuve à l'égard des membres de mon association, très similaires à ceux que je pouvais avoir pour paraître "normal" et "exister en société".

J'étais sincère en tout cas dans mon désir d'aider les autres, et j'étais accablé lorsque j'apprenais le suicide de l'un de nos membres, c'était terrible, mais cela me donnait encore plus d'ardeur à la tâche, c'était une fuite en avant pour moi, je fournissais encore plus d'efforts pour créer encore plus d'événements associatifs, de moments pour réunir les personnes, du tissu social, cela me déterminait à faire plus et mieux, alors que ce n'était pas raisonnable pour moi de soutenir de tels efforts. Mais j'étais terrifié de baisser les bras et que cela ait des conséquences sur qui que ce soit, une occasion manquée, un verre, une simple conversation qui aurait évité le suicide d'une personne. Je sais que c'est n'importe quoi de raisonner de cette manière, c'était me mettre beaucoup sur les épaules mais c'était comme ça que je voyais les choses. Je me sentais responsable pour ceux qui étaient partis et pour ceux qui risquaient de le faire.

Je n'ai aucun regret vis-à-vis de ce que m'a coûté l'association, que ce soit financièrement, mentalement ou physiquement. Je trouve que cela en valait la peine. Il n'y avait pas d'enjeu personnel, je n'étais pas payé, je n'avais pas de patron à satisfaire, simplement d'aider un maximum de personnes possibles, le travail associatif est vraiment un pur don de soi. C'était l'expérience la plus gratifiante, et probablement utile, de ma vie.

Première décision sérieuse de me suicider

J'avais 21 ans lorsque j'ai commencé à réfléchir sur une façon efficace de me suicider. J'étais à l'aube de ma vie d'adulte et j'étais déjà complètement éreinté. Je commençais aussi à réaliser que je n'arriverais pas à "soigner" mon autisme, que je ne pourrais pas compenser mes handicaps comme je l'avais toujours imaginé. Mes illusions et mes espoirs commençaient sérieusement à s'étioler face à la réalité. Mes efforts et mon optimiste n'étaient pas de taille. C'était une période où je n'étais pas triste, je n'étais pas dépressif. J'étais même vraiment très calme, je dirais même serein d'une certaine façon. Je suis quelqu'un d'extrêmement pragmatique et je ne crois pas à la vie après la mort, faute de preuves scientifiques. En considérant que je n'avais qu'une vie, je voulais m'assurer de ne pas la gâcher, alors j'avais fait vraiment tout mon possible pour voir si elle en "valait le coup". J'avais aimé, voyagé, travaillé, fait tout ce que je pouvais, mais il n'y avait vraiment rien qui me permettait de justifier de faire autant d'efforts et d'endurer autant de souffrances au quotidien. Je ne comprenais pas pourquoi m'infliger tout cela. Et j'en suis là aujourd'hui pour cette exacte raison d'ailleurs. Cela illustre bien à quel point ma lutte contre le suicide a été longue et laborieuse. À ce moment de ma vie, j'étais en paix, j'avais l'impression d'avoir fait le tour de la question. Si je venais du néant et que je terminerais au néant, pourquoi ne pas faire un raccourci des deux pour m'épargner tout l'épuisement et la souffrance au milieu. Personne n'avait pu me trouver une bonne raison d'endurer cet Everest quotidien, aucun proche, aucun médecin, ni moi-même qui avait déjà passé toute ma vie à chercher une raison en vain. J'étais allé voir ma grand-mère Grandine pour lui dire adieu d'une certaine manière, j'étais persuadé que ce serait la dernière fois qu'on se verrait. Elle avait bien vécu, eu beaucoup de malheur dans sa vie, alors j'estimais que s'il y avait bien une personne qui pourrait me donner une bonne raison, ce serait elle. Je lui avais simplement demandé quel était le sens de la vie. Je m'attendais à ce qu'elle me donne les motifs habituels : l'amour, les enfants, etc. Mais elle me connaissait mieux que personne d'autre et je pense qu'elle a compris, consciemment ou inconsciemment, que ses mots auraient une signification importante pour moi. Elle avait pris un moment pour réfléchir puis m'avait dit le plus naturellement du monde que la vie n'avait aucun sens. Je ne m'attendais pas du tout à cette réponse mais elle me convenait parfaitement. Elle validait mon intention de me suicider. Je n'avais aucune intention de vivre sans but, surtout si c'était pour souffrir tous les jours. J'étais satisfait de sa réponse même si je ne m'attendais honnêtement pas à cela. Mais elle m'a ensuite posé une question à son tour en me demandant quel était le sens de l'eau. Cela m'avait pris par surprise, et j'y avais longuement réfléchi mais je n'arrivais pas à trouver de réponse factuelle. Ce n'était pas "Qu'est ce que l'eau", ou "À quoi sert l'eau ?", c'était "Quel est le sens de l'eau ?". C'était une énigme impossible à résoudre pour moi. Puis elle m'avait dit que l'eau n'avait aucun sens et que c'était pareil pour la vie. Que je cherchais du sens là où il n'y en avait pas, l'eau est un état, la vie est un état, il n'y a pas de sens.

C'est dans ces moments-là que je réalisais à quel point ma grand-mère avait une connaissance extraordinaire de mon cerveau et de mes spécificités autistiques. Elle parvenait souvent en quelques mots à me sortir de dédales de réflexions et d'impasses dans ma tête. Et ce jour-là, elle m'a littéralement sauvé la vie en me sortant d'une boucle dans laquelle je n'arrivais pas à sortir, elle a brisé ma quête de sens et de rationalité dans un monde qui n'a pas de sens et qui n'est pas rationnel. Ma grand-mère était vraiment fabuleuse parce qu'elle savait communiquer avec moi, passer à travers mon pragmatisme disproportionné, et changer ma perspective alors que je suis la personne la plus têtue et rigide de l'univers. J'ai eu beaucoup de chance de l'avoir dans ma vie.

Elle a réussi à me faire gagner deux ou trois années grâce à sa réponse, qui m'avait convaincu que je devais persévérer à "vivre" cet état même si cela signifiait souffrir. Mais quand la souffrance est chronique, l'endurance ne suit pas, et après quelques temps, je me suis retrouvé rapidement à la case départ à lutter à nouveau contre le suicide. Peu importe mes résolutions, mes thérapies, mes efforts, toute la persévérance dont j'ai fait preuve, l'épuisement du quotidien m'a toujours rattrapé et avec lui, le désespoir, la dépression et le suicide.

Automédication avec les drogues

Ce chapitre traite du début de ma consommation de stupéfiants. Je n'en fais absolument pas la publicité, je relate de ce qui m'a fait débuter et de ce que j'ai jugé être des bénéfices au démarrage, mais il me parait important de rappeler les risques majeurs pour la santé, même à petites doses, même pour une première fois. Mon témoignage n'est pas une invitation à m'imiter, c'est d'ailleurs tout le contraire, ce n'est vraiment pas une voie enviable et elle a toujours des conséquences.

Je n'étais pas du tout satisfait de ma dépendance à l'alcool, qui était pourtant très efficace pour me permettre de traverser les jours en société avec assez de succès. Cela faisait déjà cinq ou six ans que j'étais enfermé dans cet usage quotidien pour répondre à mes besoins socio-professionnels, et mes sevrages avaient tous été catastrophiques, notamment celui qui avait rendu hors de contrôle mon addiction aux jeux vidéo et qui m'avait fait tout perdre. J'ai toujours été très volontaire pour essayer d'arrêter de m'alcooliser mais je n'étais vraiment pas prêt à mettre en danger ma stabilité actuelle, mon travail et mon logement de 12m², en me sevrant à nouveau au risque de me refaire perdre à nouveau l'équilibre et sombrer une nouvelle fois de façon incontrôlée. Cela peut sonner comme une excuse mais je m'étais déjà retrouvé à la rue une fois à cause de mon incapacité à gérer mes addictions et j'étais terrifié de me remettre, par moi-même, dans cette situation à nouveau, donc ma consommation d'alcool de l'époque était un moindre mal, elle ne me satisfaisait pas mais j'étais stable avec elle et je savais à quoi m'en tenir. J'étais très prudent pour trouver des solutions.

Après avoir lu beaucoup de littérature scientifique sur la dépression et l'utilisation de champignons hallucinogènes, je m'étais rendu au Pays-bas où il est légal d'en consommer et j'ai expérimenté en espérant que cela m'aide comme j'en avais eu l'exemple dans certaines études que j'avais lues. Ma première expérience a été très positive et a eu un effet durable sur ma santé mentale. Le cadre était rassurant et sécurisé, et j'étais accompagné de personnes bienveillantes et expérimentées. L'expérience m'a offert une abstraction radicale par rapport aux difficultés de mon quotidien. J'ai vraiment eu une diminution significative de mes pensées suicidaires pendant une longue période. Je n'ai pas d'approche spirituelle avec les psychédéliques, je les perçois vraiment comme de la pure biologie et chimie, j'avais une bonne compréhension des mécanismes biologiques de la psilocybine mais aucune littérature scientifique ne peut réellement vous préparer à l'expérience, j'ai été totalement époustouflé, je me suis senti grandi sur le plan personnel et étonnamment sur le plan spirituel, ce qui était une grosse surprise pour moi qui suis souvent cloisonné dans mon extrême rationalité et pragmatisme. Les champignons hallucinogènes m'ont accompagné pendant une dizaine d'années, jusqu'à ce que je fasse une overdose de LSD sans corrélation avec les champignons hallucinogènes, mais me provoquant un syndrome post-traumatique qui se déclenchait systématiquement durant les années qui ont suivi mon overdose, et je ne pouvais plus en consommer pour m'éviter des sessions cauchemardesques. C'était une grosse perte pour moi de ne plus pouvoir consommer de champignons hallucinogènes parce qu'ils étaient une roue de secours très efficace lorsque j'avais des bouffées suicidaires trop violentes. Cela m'aidait beaucoup à recréer une abstraction assez forte pour me donner une "bouffée d'air".

Si les champignons hallucinogènes m'aidaient à gérer mes grosses crises suicidaires 3 ou 4 fois par an, ce ne sont pas des substances qu'il est possible de consommer en restant fonctionnel socialement ou professionnellement, donc à l'inverse de l'alcool, je n'en consommais que très rarement. Cependant les effets, dont je n'avais eu que le revers positif à l'époque, m'avaient encouragé à poursuivre mes investigations dans les substances qui seraient susceptibles de m'aider, que ce soit pour gérer ma dépression chronique ou mes difficultés quotidiennes.

J'avais déjà lu des études scientifiques sur l'utilisation de la MDMA pour des patients autistes, notamment aux États-Unis, mais j'avais une opinion résolument négative sur les drogues dures et il m'était impossible de considérer la prise de ces substances. J'étais très polarisé sur le sujet et si j'étais relativement ouvert pour essayer des drogues douces pour voir si certaines d'entre elles pouvaient m'aider à affronter mon quotidien, j'étais résolu à ne jamais essayer de drogues dures. Je n'avais aucune attraction vis-à-vis d'elles, aucun intérêt ou fascination, et j'incendiais d'ailleurs mes frères ou mes proches qui consommaient des stupéfiants en leur délivrant un exposé en 3 actes et avec des infographies. L'aspect récréatif, drogue douce ou drogue dure, n'avait jamais été le but de mes recherches non plus, aucun de mes amis n'était consommateur - à ma connaissance - et j'étais plutôt le genre de personne à juger, à cette époque, avec un énorme mépris, les personnes qui consommaient des drogues dures. Même en m'éduquant de plus en plus sur le sujet, je n'arrivais absolument pas à comprendre comment il était possible de démarrer une consommation impliquant de tels risques et cette incompréhension me faisait porter un jugement très discriminatoire. Quoi qu'il en soit, j'ai fini par accumuler une connaissance encyclopédique sur les substances licites et illicites, je dirais même que cela a été l'un de mes principaux intérêts restreints, alors même que je n'étais pas encore consommateur. Finalement ce sont les témoignages d'autres personnes autistes qui racontaient leurs expériences avec la MDMA qui m'ont convaincu de tenter l'expérience. Cela peut paraitre contradictoire avec le jugement très tranché que j'avais sur ces substances, et cela l'est sans doute, mais il faut comprendre que j'arrivais à ce moment de ma vie au bout de mon endurance, j'étais dans un état de grand désespoir et désarroi, et je commençais à devenir beaucoup trop instable et être de moins en moins capable de soutenir mes efforts, donc mes incapacités redevenaient de plus en plus apparentes, même au travail, ce qui était une grosse source d'anxiété supplémentaire. Cela n'est pas une excuse pour ne pas avoir cherché d'autres aides ou solutions, mais il ne faut pas croire que choisir de tester la MDMA était un choix facile non plus. J'étais extrêmement conscient des risques, peut-être plus encore que n'importe quelle personne de mon âge, et j'étais si inquiet que j'avais payé un infirmier gay rencontré sur une application de rencontres pour surveiller mon état pendant ma première prise de substance, juste pour m'assurer que je ne fasse pas une réaction dangereuse. Je voulais le cadre le plus médicalisé et protégé possible pour réduire les risques au maximum. C'est très inhabituel d'élaborer un tel contexte mais encore une fois, je ne cherchais pas quelque chose de récréatif, c'était une recherche thérapeutique, et je prenais cela très au sérieux.

Cette première expérience a été extrêmement traumatisante pour moi. Est-ce possible d'être traumatisé par une bonne expérience ? Oui, cela est possible. Cela l'a été pour moi. J'ai toujours su que j'étais différent, on me le rappelait en permanence, je m'en rendais compte constamment, c'est une évidence qui m'a brutalisé tous les jours de toute ma vie. Et je savais très bien comment les gens fonctionnaient, je le voyais dans les séries télévisées, je le lisais dans les livres, j'avais une certaine compréhension de leur comportement et de leurs mécanismes de pensée, mais tout cela était très théorique pour moi. J'avais toujours irrémédiablement le biais de penser que finalement nous étions pareils, que nous pensions pareil. Je ne sais pas comment c'était possible d'oublier une chose qu'on me rappelait tous les jours, mais vraiment, j'oubliais souvent et j'oublie encore aujourd'hui que les personnes n'ont pas le même cerveau que moi. Par exemple, j'avais énormément de mal à croire qu'il est possible de ne penser à rien. Que les gens ne sont pas du tout, comme dans mon cas, envahis par un tsunami de pensées arborescentes, empiriques, infinies. Et je parle de tout ça parce que la MDMA a eu des effets extraordinairement spectaculaires sur moi. D'un seul coup, tout le "bruit" continu de pensées dans ma tête que j'ai matin, midi, soir et nuit, tout a disparu dans un silence incroyablement réconfortant. Mes anxiétés sociales étaient réduites de 90%. J'étais capable de toucher les personnes sans avoir à y penser, sans avoir à me préparer à leur contact tactile, et plus encore significatif, sans souffrir de ce contact. Cela n'a l'air de rien mais c'était spectaculaire pour moi. Spectaculaire. J'étais capable de parler à une personne sans y réfléchir. C'était vraiment l'expérience la plus incroyable et la plus déroutante de toute ma vie. Après que nous ayons passé un bon moment au calme chez moi, et comme tout avait l'air de bien se passer, j'avais demandé que l'infirmier m'accompagne à l'extérieur, et nous étions allés acheter des éclairs au chocolat. J'étais rentré de moi-même dans un lieu que je ne connaissais pas, sans m'y préparer, sans préparer ce que j'allais dire, et j'ai eu toute une conversation avec la jeune femme au comptoir, c'était vraiment incroyable pour moi. L'infirmier était un peu étonné par mes réactions mais je l'avais payé pour simplement m'accompagner et tout se passait bien, donc il ne m'avait pas fait de remarques particulières. Je ne lui avais pas dit que j'étais autiste, juste que je voulais tester pour la première fois cette drogue, donc mes explorations sociales étaient peut-être un peu étranges pour lui. Moi j'étais extatique. Je découvrais pour la première fois comment c'était d'être "normal", d'une certaine façon. D'un seul coup, je pouvais faire tout ce que les autres personnes faisaient naturellement. Et c'est ça qui a été si traumatisant pour moi au final. Cette expérience a été un choc d'une violence vraiment inouïe, parce que je me savais à la traîne, mais je n'avais jamais réalisé à quel point. Je n'avais pas deux pas de retard, il y avait un véritable ravin entre les personnes normales et moi. C'était vraiment une expérience très déroutante, je ne m'y attendais pas du tout. J'étais profondément bouleversé honnêtement, c'est difficile de décrire le sentiment que j'avais.

À partir de là, j'avais pris la décision d'intégrer cette drogue dure dans mon quotidien. J'avais très bien mesuré les dangers auxquels je m'exposais. À cette époque-là, cela m'avait semblé être la seule solution que j'avais, mais de toute évidence cela n'était pas vrai. J'aurais pu trouver de l'aide ailleurs et j'ai choisi de me débrouiller seul, dans une forme d'automédication que je m'estimais à la hauteur de contrôler. J'étais si fort pour contrôler l'incontrôlable, mes stéréotypies, mon langage, sur tant d'aspect pour faire semblant d'être normal, alors me gérer avec cette substance me paraissait complètement à ma portée, et c'est une présomption banale qu'ont beaucoup de gens qui tombe dans la drogue au final et je n'y ai pas échappé.

J'étais toujours extrêmement répressif vis-à-vis de mon autisme à cette période et la MDMA était devenue une alliée spectaculaire dans cette bataille insensée. Elle avait beaucoup plus d'avantages que l'alcool, et, durant les premières années, beaucoup moins de désavantages aussi. Surtout que le seuil d'efficacité était extrêmement faible comparé au seuil récréatif, je pouvais vraiment rester moi-même sans être méconnaissable du tout, je microdosais en matinée et en début d'après-midi, et je devenais simplement "un meilleur humain", plus sociable, plus agréable, moins erratique, moins disséminé. Je suis arrivé à rester dans une consommation parfaitement contrôlée pendant des années, mais de toute évidence, je surestimais complètement mes capacités à contrôler cela et surtout, point essentiel, je n'anticipais pas que ma vie puisse prendre des tournants. C'était pour le moment une période dorée, j'avais une approche très médicale de ma situation, j'avais des difficultés, j'avais trouvé une substance pour en résoudre une grande partie, et "tout se passait très bien dans le meilleur des mondes". Le rejet de mon autisme m'empêchait complètement de considérer recevoir la moindre aide extérieure de spécialistes, c'était juste une démarche que je n'étais pas du tout prêt à entamer à ce jeune âge. Je n'en voyais, sincèrement, pas l'intérêt. Je n'étais pas prêt à vivre avec mon autisme à cette époque, je vivais en le réprimant autant que je pouvais. Malgré la présence de la MDMA dans mon quotidien et depuis un certain nombre d'années, j'étais sous contrôle et je le suis resté un certain temps, je faisais l'erreur d'estimer que ce contrôle resterait le même parce que je pensais que ma vie resterait la même aussi. J'étais très conscient d'être passé d'une énième addiction à une autre, mais c'était celle qui avait le meilleur ratio bénéfice/préjudice sur mon quotidien, bien que c'était aussi la plus dangereuse de toutes celles que j'avais connues à ce moment-là. Je suis resté très fonctionnel pendant des années avec la MDMA, c'était de très loin les années où j'ai été le plus sociable et le plus performant professionnellement. Le fait de ne pas être dans des quantités récréatives me permettait de ne vraiment pas souffrir de syndrome de manque ou même de descente, jusqu'à ce qu'un "accident de la vie" me fasse perdre complètement le contrôle de mes consommations et que la drogue devienne une véritable spirale de destruction. J'y reviendrai un peu plus loin dans mon témoignage mais je voulais parler de cette première expérience d'abord, parce que je veux documenter de quelle manière une personne est susceptible de passer d'une consommation mesurée à une descente aux enfers hors de contrôle. S'injecter des drogues par voie intraveineuse n'est jamais un premier choix. Ce n'est même jamais un choix considéré tout court au démarrage, et pourtant, certaines circonstances et mauvaises décisions y conduisent.

Quentin, le garçon qui m'a évité de me suicider

Quentin a été une rencontre très importante dans ma vie. Il a tout de suite compris que j'étais un garçon différent. La première fois que je l'ai rencontré, je lui avais demandé quelle était sa rémunération mensuelle car je ne voulais pas me mettre dans une relation avec une personne qui ne puisse pas être indépendante. Je lui avais dit que je travaillais dur pour être millionnaire à mes 25 ans car je ne pensais pas pouvoir continuer de travailler beaucoup plus longtemps et qu'il fallait que je puisse rester autonome pour la suite. Ce n'est clairement pas la meilleure première impression qu'il est possible de faire à quelqu'un mais il en rigole encore quand nous en reparlons et il m'a toujours répété que cela ne l'avait pas dérangé, que ma candeur avait même au contraire attisé sa curiosité. Physiquement, je le trouvais vraiment déplaisant car il avait un physique de mannequin suédois et j'ai toujours eu beaucoup d'inconfort face aux personnes musclées, pour lesquelles j'ai des préjugés idiots parce que je n'arrive pas à appréhender le temps qu'elles passent en salle de sport. C'est tout à fait stupide et discriminatoire mais c'est ce que je ressens avec les gens musclés, et pour cette raison, j'étais persuadé que rien ne se passerait entre nous. Je dirais même que j'étais déterminé à ce qu'il ne se passe rien. Mais dès qu'il avait ouvert la bouche, je l'avais trouvé tout simplement brillant. Son intelligence a vite balayé mes préjugés, et ce qui m'a fait irrésistiblement tomber amoureux de lui, c'est son extraordinaire attitude, qui lui permettait de calmer mes crises autistiques à une vitesse inégalable. À cet âge-là, je n'étais pas du tout ouvert sur mon autisme, j'étais encore enfermé dans la terreur de mon éducation et du rejet des autres, de ma scolarité et du monde professionnel, alors je réprimais énormément mes comportements en sa présence mais il était impossible qu'il y échappe car nous vivions ensemble presque tous les jours et je rentrais souvent dans des états déplorables du travail, à des heures impossibles, et j'étais coincé dans mes spirales de réflexions sur mes interactions avec mes collègues, en pleurs ou en colère, entre mille émotions et pensées qui allaient dans tous les sens, et il m'aidait point par point par décortiquer tout ce qu'il s'était passé dans ma journée pour m'aider à tout comprendre. Je l'avais surnommé mon "Google Human Translate" car il me traduisait tout. Il m'a permis de respirer dans des situations tout à fait normales pour le commun des mortels, mais suffocantes et insoutenables pour moi. Je passais des heures à lui expliquer toutes les situations que je traversais ou les propos de mes collègues, ainsi que mes interprétations de tout ça. J'étais souvent dans le faux et il m'aidait à beaucoup mieux comprendre mes interactions avec les autres. Il avait aussi une façon très théâtrale de tout dédramatiser et cela m'aidait à me sortir des abysses dans lesquelles je m'enfonçais car n'étant jamais capable de rien prioriser, je prenais tout au sérieux. Il traduisait vraiment le monde pour moi et c'était inestimable. Il m'a vraiment sauvé la vie avec sa patience et son amour, et m'a offert des années supplémentaires que je n'aurais pas obtenues sans lui. Et c'est facile de dire cela, ou d'imaginer que ce sont des choses "romantiques" qu'on peut dire, mais j'étais vraiment au bout de mes capacités à endurer la vie. J'étais jeune mais déjà sacrément abîmé, et tout ce temps qu'il m'a consacré à décrypter mon quotidien m'a clairement permis d'augmenter mon niveau « d’adaptabilité sociale ». Il voyait mon extrême détresse et épuisement au quotidien, et il essayait de m'aider du mieux qu'il pouvait. Il constatait à quel point mon travail me détruisait et il avait été le premier à m'encourager à créer ma propre entreprise, à m'émanciper de ces relations professionnelles trop difficiles pour moi, et je n'aurais jamais entrepris cela sans qu'il m'y pousse. Il était très rassurant et pesait les pour et les contre avec moi, et il m'avait rassuré sur le fait qu'il serait là quoi qu'il arrive, même si mon entreprise s'avérait être une aventure catastrophique, ce qui est le plus beau cadeau qu'on puisse faire à quelqu'un qui n'a aucun parachute dans la vie, il m'offrait une garantie de sécurité et j'ai eu une infinie gratitude à cet égard.

Nous n'avions aucun attrait pour le sexe et cela m'allait vraiment très bien, surtout après avoir passé des années à satisfaire des hommes ou à feindre cette hypersexualité avec Hisham. Mes années avec lui étaient quasiment asexuées et c'était merveilleux, ce n'était jamais un sujet pour nous et nous étions parfaitement heureux comme ça. Je n'ai plus eu l'opportunité de revivre une relation de ce type mais j'aurais beaucoup apprécié je pense, je trouve que les dynamiques autour du sexe sont vraiment trop difficiles et j'ai du mal à doser l'intensité et l'excitation de ce que je dois donner, c'est beaucoup plus facile s'il n'y a pas de sexe du tout.

Comme nous vivions ensemble, je ne pouvais pas masquer tous mes troubles autistiques mais cela n'a presque jamais été un problème pour Quentin. C'était mon repli social qui était le plus pénible pour lui mais il acceptait vraiment bien cela malgré tout. Il pouvait inviter ses amis pour jouer à des jeux de société, parfois j'avais la force de joindre à eux, souvent je participais un peu et je me remettais sur mon ordinateur, parfois je restais complètement dessus pendant qu'ils jouaient tous ensemble à côté de moi, cela me convenait très bien. Je l'ennuyais énormément la nuit parce que je trouvais l'air irrespirable, trop sec, trop humide, trop quelque chose, et je théorisais sur tout ce que cela pouvait être et tout ce que nous pourrions faire pour corriger cela, et il se moquait de moi gentiment. Il ne voyait pas trop ce qu'il pouvait faire tandis que cela prenait parfois des proportions énormes et je ne pouvais pas dormir de la nuit. Cela pouvait être très difficile. Il était parfaitement habitué à mes spasmes ou mouvements répétés, à mes époussetages du lit frénétiques et inlassables au milieu de la nuit. Il rigolait lorsqu'il me voyait me brosser les dents, parce que je saute sur place pour me distraire des sensations dans ma bouche. Brossage des dents marsupial. Il se heurtait souvent à des murs avec moi mais il avait toujours cette façon très noble d'absorber les chocs sans me les faire ressentir et sans ressentiment par la suite. Vraiment, Quentin est une personne formidable et était un conjoint parfait. Ma famille l'adorait, ma grand-mère Grandine n'arrêtait pas de répéter que c'était l'homme de ma vie, mais j'avais plus de réserve parce qu'une partie de moi était toujours amoureux de Hisham et que j'avais une amitié assez spéciale avec un garçon qui jouait vraiment avec notre relation d'une façon qui était malsaine pour moi et avec qui j'ai fini par couper les ponts, mais je pense que j'avais déjà pas mal de "bruits" dans mes relations et je n'étais pas certain que Quentin soit la bonne personne pour moi ou que je sois la bonne pour lui. C'était l'une des meilleures personnes dans ma vie et cela l'est resté pour sûr, mais je n'étais pas certain que nous allions passer notre vie ensemble et je ne lui avais jamais rien promis de la sorte d'ailleurs, même si de son côté il était plus convaincu que moi que nous étions fait pour être ensemble.

Nous ne nous sommes jamais vraiment disputés Quentin et moi, à l'exception d'une fois dans un restaurant. J'avais vraiment été choqué par une série d'événements ce soir-là, nous avions attendu très longtemps sans être servi, il y avait eu une altercation avec le restaurateur, nous nous étions retrouvé à payer nos repas sans n'avoir rien mangé (ni été servis), car le gérant menaçait d'appeler la police tandis que je lui répétais les articles de loi spécifiant qu'il n'était pas légal de nous faire payer ce que nous n'avions pas consommé, toute la situation était ubuesque, nous avions attendu déjà une heure et j'étais excédé par la tournure des événements. Il ne m'était jamais arrivé une chose pareille et je gère très mal les situations inédites, particulièrement celles qui sont aussi stressantes. Mais ce soir-là, Quentin m'avait crié dessus à la sortie du restaurant. C'était beaucoup trop que ce que je pouvais endurer. Je sais que cela a l'air, encore une fois, très exagéré, mais j'ai vraiment été traumatisé par cet événement et cela a beaucoup affecté ma relation avec Quentin. C'est l'énorme préjudice de ma mémoire et de mes pensées envahissantes. Les moments violents de cette soirée surgissaient dans ma tête à n'importe quel moment et dégradaient sérieusement des instants partagés avec Quentin. Nous pouvions être au cinéma ou en train de marcher, et je le voyais à nouveau en train de me crier dessus dans ma tête, et cela me faisait perdre mes moyens, me crispait ou faisait monter mes larmes, et c'était très injuste comme situation car nous ne passions que des bons moments ensembles, il n'y en avait eu qu'un seul de mauvais mais il était malheureusement indélébile, envahissant, oppressant. Cette réminiscence gâchait complètement ce que nous partagions ensemble. Cela m'a tellement traumatisé que c'est devenu un point critique pour toutes mes relations suivantes : mes partenaires devaient bien prendre en compte qu'il ne fallait jamais lever la voix sur moi parce que cela affecterait pour toujours notre relation. Ce n'est pas une plaisanterie, et autant dire que c'est une condition vraiment lourde dans un couple. Presque une décennie plus tard, j'ai toujours la réminiscence de cette soirée lorsque je suis en compagnie de Quentin, parfois au point de devoir quitter son appartement, parce que je ne supporte pas de le voir me crier dessus alors que nous partageons pourtant un moment agréable tous les deux dans le présent. C'est vraiment triste comme situation mais heureusement, cela n'arrive pas souvent. C'était tout de même un gros point noir sur toute la seconde moitié de notre relation.

J'avais attendu plus d'un an pour quitter mon propre appartement, alors que nous vivions déjà ensemble quasiment dès le premier jour, cela s'était fait très facilement, nous aimions simplement être ensemble à la maison, tranquilles. Je n'avais absolument pas prévu de le quitter, j'étais très bien avec lui, mais encore une fois à cause de mon manque de discernement et mes lacunes en communication, j'ai complètement raté une interaction avec lui qui a mené à notre rupture (qui je pense était inéluctable de toute façon). À la fin d'un épisode de The Walking Dead, nous parlions simplement de la mort et des relations, et il m'avait demandé si je pensais que nous allions mourir ensemble, et je trouvais cela absurde, déjà parce qu'il est factuellement physiquement impossible de mourir au même moment, mais qu'en plus de cela, je ne pouvais pas donner une réponse favorable qui m'engagerait dans quelque chose à laquelle je n'étais pas certain. Il a réagit de façon très émotive, et j'avais beaucoup de mal à savoir comment réagir moi-même, il était vraiment méconnaissable, je ne comprenais pas du tout ce qu'il se passait, je n'avais pas l'impression d'avoir dit quelque chose de méchant, je ne savais pas quoi ajouter. C'était vraiment un moment terrifiant parce qu'il était inconsolable et qu'il n'arrivait pas à articuler. C'était une situation inédite pour moi et je ne savais pas comment réagir, alors je lui avais tapoté l'épaule mais il m'avait repoussé, il ne voulait pas que je le touche, il avait l'air révulsé, probablement par le chagrin, mais je ne comprenais toujours pas ce que j'avais pu faire de mal. Il faut noter qu'il est 14 ans plus âgé que moi et que notre relation avait certainement plus d'enjeu pour lui que pour moi, consciemment ou inconsciemment, à cause de l'espérance de vie restante. Ou c'était peut-être juste à cause de l'amour. Je ne sais pas. Il a pointé du doigt l'utilité de cette relation dans ces conditions puisque je ne me voyais pas avec lui dans le futur, et c'est vrai que sa question était pertinente. Et j'avais été parfaitement sincère et transparent avec lui. Mais je ne m'attendais absolument pas à ce que nous nous séparions, c'était vraiment une interaction dont je n'aurais jamais imaginé une telle conclusion. Si je l'avais su, j'aurais probablement menti. Je ne me voyais pas vivre avec qui que ce soit d'autre, je venais juste de rendre mon appartement pour vivre avec lui, et je ne m'imaginais pas vivre ailleurs qu'auprès de lui. Non seulement sa réaction m'avait pris par surprise, mais il m'avait ensuite demandé de partir de chez lui du jour au lendemain, ce qui avait été une expérience épouvantable. Bien évidemment, c'était bien plus épouvantable pour lui. Mais encore une fois je me retrouvais dans une situation que je n'avais pas su anticiper du tout et j'étais complètement hébété, déboussolé. Je n'en revenais vraiment pas. Et il n'y avait aucune méchanceté de la part de Quentin, il était juste dévasté par ma réponse et il était incapable de rester une seconde dans la même pièce qu'une personne qu'il aimait profondément mais qui ne partageait pas les mêmes sentiments ou objectifs. Ce que je respecte parfaitement.

La possibilité d'une rupture est toujours présente lorsqu'on s'engage dans une relation, donc je m'y étais préparé aussi, mais je ne m'attendais pas à ce que cela se fasse de cette façon. Pour dire à quel point j'étais à mille lieux d'une pensée normale, j'étais personnellement persuadé que, suite à cette séparation, nous continuerions de vivre ensemble encore une année ou deux. C'est le temps qu'il m'aurait certainement fallu pour assimiler correctement ce qu'il se passait, mais ce n'est pas comme cela que se déroulent les séparations dans le monde réel. Bien évidemment, tous mes amis, toute ma famille, tout le monde a dit que j'étais complètement "délirant" et que Quentin avait eu raison de me mettre dehors, et je me suis senti isolé pour sûr, mais je me sentais surtout encore une fois complètement désespéré et perplexe. Millionième illustration de mon infinie stupidité. Tout cela m'avait vraiment pris par surprise, la chute a été d'autant plus brutale que j'avais eu l'impression d'avoir "beaucoup progressé" vis-à-vis de mon autisme et pour gérer ma vie sociale, et d'un seul coup je réalisais que je manquais toujours autant de discernement et que j'étais toujours autant déconnecté des sentiments et des réactions réelles des gens. Le sevrage a été très violent, son absence insupportable, nous étions tous les jours ensemble et je ne comprenais pas pourquoi nous ne pouvions plus nous voir du jour au lendemain. Je me sentais trahi, même si je comprends bien que c'était moi qui l'avait fait souffrir et que je ne m'étais pas plaint de la situation, j'avais fait tout ce qu'il désirait parce qu'il était plus important que moi et je ne voulais surtout pas le faire souffrir d'avantage. Je lui demandais qu'on se revoie et nous avions essayé une ou deux fois, mais c'était trop douloureux pour lui et il a fallu attendre une année pour qu'il soit capable de supporter ma présence à nouveau. J'étais vraiment désorienté de le perdre de cette façon, je ne m'y attendais pas, et je me sentais aussi trahi parce qu'il m'avait promis d'être à mes côtés alors que je lançais mon entreprise et d'un seul coup, je me retrouvais tout seul et sans parachute, ce qui m'avait vraiment mis en grande détresse. Mais il n'avait pas trahi cette promesse en réalité, il avait juste besoin de temps pour digérer tout ça. De mon côté, j'ai mis plusieurs années aussi à digérer cette séparation, elle m'a vraiment traumatisé. C'était beaucoup trop violent. Mais j'étais profondément heureux que nous puissions nous retrouver par la suite, c'est l'une des personnes qui me connaît le mieux au monde et son amitié est inestimable pour moi. Il m'a soutenu autant qu'il le pouvait à travers tous les enfers que j'ai traversés par la suite, en me prêtant de l'argent, en m'aidant à lutter contre ma toxicomanie, en ayant toujours une place dans ses bras pour me réfugier. C'est une relation immortelle, inaltérable, et c'est ce que j'apprécie le plus. Savoir qu'il est avec moi jusqu'au bout dans cette dernière étape est quelque chose de très précieux pour moi. J'ai beaucoup de chance.

2.2 - Une dague dans le coeur, une aiguille dans le bras

Monter mon entreprise

La création de mon entreprise a été une erreur importante dans mon parcours de vie. Cela m'a engagé sur un chemin beaucoup trop complexe par rapport à mes capacités et à mon endurance réelle, mais en même temps, je suis bien conscient que c'était une décision motivée par le fait que j'étais totalement à bout et que mes crises suicidaires m'auraient sans aucun doute mené à un passage à l'acte si j'avais continué de travailler dans ma précédente boîte, je ne voyais pas d'autres alternatives. Non pas que les gens étaient particulièrement méchants là-bas, mais tout était beaucoup trop difficile pour moi, sauf le travail en lui-même. Je ne comprenais rien de mes collègues, rien de ce qu'on exigeait de moi, rien des interactions, j'étais accablé par les efforts pour "bien me comporter", j'étais sur le qui-vive en permanence, depuis des années, c'était un véritable enfer. J'avais beau être très souriant, j'étais dans une grave détresse. C'était vraiment une nécessité de m'extirper de l'environnement dans lequel j'étais, qui était sans doute parfaitement normal. C'était moi qui n'étais pas adapté, et mes efforts étaient efficaces pour satisfaire - à peu près - les autres mais étaient très inefficaces, voire contre-productifs, vis-à-vis de moi.

Je suis quelqu'un de très créatif et ambitieux dans mes projets, personne ne m'a poussé ou contraint dans cette direction. J'ai toujours entrepris de grands ouvrages depuis que je suis né, construit des centaines de choses, c'est profondément dans ma nature, j'avais même écrit le nom de mon entreprise dans mon cahier de CE1, et c'est le nom qu'avaient finalement accepté mes associés après quelques aller-retours sur d'autres idées. Même si je sais que construire a toujours été dans ma nature, je sais aussi que ma sécurité est largement plus importante à mes yeux que tout le reste et que si j'avais eu l'opportunité d'être en sécurité, respecté et accepté pour ce que je suis, où que ce soit ailleurs, j'aurais largement préféré être un simple employé que de devoir endosser ces responsabilités, dont je savais qu'elles risquaient de grandement me compliquer la vie. Mais j'étais acculé par ma situation immédiate et bien que conscient que cela serait difficile, j'étais convaincu qu'en travaillant corps et âme, j'y parviendrais. J'y croyais vraiment. J'étais très déterminé pour lutter contre mes idées suicidaires et j'étais très motivé à surmonter mes difficultés, devenir autonome, m'épanouir, réussir à vivre.

Démarrage difficile

J'étais très jeune et très effrayé de monter cette entreprise, les enjeux étaient vraiment élevés, ma survie en dépendait, et j'ai naturellement recherché à mitiger ce risque en m'associant avec un ancien collègue, pensant que cela nous donnerait deux fois moins de chance d'échouer. De plus, il avait d'excellentes compétences d'illustrateur et je le trouvais très talentueux, il était un associé idéal pour mener à bien nos projets qui étaient un retour aux sources pour moi car ils gravitaient à nouveau autour des jeux vidéos et des contenus interactifs. Nous avions pour projet de lancer un outil pour aider les illustrateurs à créer des livres numériques, et nous voulions nous-même publier un livre pour enfants en l'utilisant. Nous avions également commencé à travailler sur un petit jeu mobile avec l'intention d'en développer d'autres, petit à petit. Mon associé était aussi jeune que moi, et avait sans doute des inquiétudes similaires aux miennes face aux enjeux, et nous avions cherché à nous associer à nos anciens employeurs, Joseph et mon ex Hisham, en espérant qu'ils nous aident à nous développer et à réussir, comme ils le faisaient si bien pour eux-mêmes. Nous n'avions pas réussi à lever d'argent auprès d'eux mais nous avions cédé des parts en échange de deux ordinateurs et de jouir d'un espace dans leur immeuble pour nos propres bureaux, ce qui semblait être une super opportunité sur le moment mais je pense que rétrospectivement, c'était beaucoup leur donner pour quelque chose qui ne représentait pas grand chose. Mais nous partions de rien donc je comprenais parfaitement qu'ils ne veuillent pas investir d'argent dans l'entreprise - qu'ils auraient d'ailleurs perdu - donc ils avaient fait preuve de discernement.

J'avais essayé de faire en sorte que cela fonctionne avec mon comparse illustrateur mais nous étions trop différents et je n'étais pas confiant pour la suite. Nous pouvions rire ensemble et nous entendre sur certains sujets mais il n'était pas du tout rigoureux dans son travail. Il surestimait beaucoup sa productivité, bien que les illustrations qu'il réalisait étaient vraiment très belles, son retard avait beaucoup de conséquences sur la mise en œuvre de nos projets. Il avait prévu un à deux mois pour réaliser les 24 pages de notre premier livre numérique et il n'est arrivé à complétion qu'une année plus tard. Nous n'avions pas du tout la même perception de l'entrepreneuriat, j'étais presque toujours seul au bureau, il n'était pas souvent là et lorsqu'il venait, il arrivait tard le matin et partait tôt dans l'après-midi pour aller faire ses séances de musculation, ce qui me dépassait complètement, alors que nous accumulions un retard catastrophique. Il n'était pas investi du tout. En parallèle je tapais des mains et des pieds pour maintenir l'entreprise à flot, alors même que nous ne produisions aucune valeur, et je me retrouvais à faire des prestations, en parallèle d'essayer de développer notre projet initial, ce qui est vite devenu un cercle vicieux. J'ai laissé beaucoup de temps s'écouler parce que j'avais encore espoir qu'il réagisse, surtout qu'il avait un très bon caractère et disait toujours avec optimisme et enthousiasme que cette fois-ci, c'était la bonne, qu'il aurait tout fini dans les jours qui viennent, et ce discours a persisté des mois et des mois, et je l'acceptais à chaque fois en étant persuadé que c'était la vérité. Ce n'était pas que lié à ma naïveté je pense, j'avais vraiment envie d'y croire moi-même. Il était, à mes yeux, indissociable de ce que nous voulions réaliser ensemble. C'était très pénible qu'il ne soit jamais là, jamais investi, je faisais tout pour nous donner les moyens de réussir mais il paraissait incroyablement désintéressé. Il y avait une grande contradiction entre ses propos et ses actions. Peut-être que lui-même ne savait pas trop ce qu'il voulait, ou qu'il avait perdu confiance en ce projet depuis longtemps et qu'il n'avait pas trouvé le courage de me le dire, mais dans tous les cas, je me retrouvais avec quasiment toutes les charges de l'entreprise sur les bras et notre survie n'a dépendu que de mon travail au final. À la toute fin, il m'était devenu impossible de détourner le regard, j'étais acculé et il a fallu que je fasse intervenir Joseph et Hisham, qui ont cherché à de nombreuses reprises à résoudre la situation et avancer ensemble, mais il ne tenait pas plus ses engagements auprès d'eux qu'auprès de moi, et nous avons fini par concilier qu'il était mieux de nous séparer.

Après son départ, j'avais été contraint de remettre complètement en question les projets de mon entreprise puisque je n'avais plus d'illustrateur et qu'il était impératif de redresser la barre immédiatement. J'avais déjà vendu mon média technologique et scientifique à Joseph et Hisham bien avant de créer mon entreprise, et leurs employés en avaient la charge depuis que j'avais quitté leur structure mais je gardais un œil sur tous les articles qui étaient publiés, même si je n'avais aucun bénéfice personnel à le faire. Je me sentais incroyablement mal de voir la qualité des articles se dégrader et les erreurs qui étaient commises. J'ai toujours eu une immense affection envers mes lecteurs et voulu être à la hauteur de l'intérêt qu'ils nous portaient, alors je rapportais tous les jours les erreurs qui étaient commises sur le site et cela ne plaisait évidemment pas du tout aux personnes qui étaient en charge désormais. Mais malgré le fait que mes commentaires détaillés étaient une grande source de conflit entre leurs employés et moi, Joseph et Hisham me laissaient intervenir parce qu'ils avaient subi une baisse d'audience abrupte depuis mon départ et mon aide était la bienvenue. Vu ma situation et la leur, nous avons tous trouvé logique que je reprenne mes responsabilités sur le site. Cela résolvait des problèmes pour chaque partie, c'était une bonne idée. Cependant, alors que je pensais récupérer les parts de mon associé illustrateur, tout simplement parce que j'étais inexpérimenté et ignorant sur le sujet, je me suis retrouvé dans une négociation qui est toujours resté incompréhensible pour moi, et que je pense que je n'aurais pas dû accepter parce qu'elle n'était pas cohérente du tout avec mon objectif de devenir autonome et de m'émanciper des pressions exercées par des personnes au-dessus de moi. À la base avec mon associé illustrateur, nous étions majoritaires sur l'entreprise par rapport à Joseph et Hisham et c'était un grand soulagement pour moi, c'était une source de tranquillité même lorsque je devais faire le travail pour deux. J'étais extrêmement affecté par l'échec de mon projet d'entreprise et je me retrouvais dans une posture très précaire, je n'avais aucune marge de manœuvre et de négociation possible. Non seulement je n'avais pas pu reprendre ses part, alors même que c'était l'entreprise que j'avais créée, que j'avais nommée, que j'affectionnais, qui correspondait à mon projet de vie, mais en plus de cela je me retrouvais, alors que je ne m'y attendais pas du tout, à céder une partie des miennes. Joseph et Hisham ont négocié très durement, je me sentais vraiment puni par la situation, c'était une double peine, mais de leur point de vue, il n'y avait pas de grief ou d'affect, ils ont simplement jaugé la situation et établi ce qu'ils désiraient me laisser avec cette nouvelle configuration, à prendre ou à laisser. J'étais terrifié de me retrouver sans rien et rapidement à la rue, surtout que Quentin n'était plus là pour me mettre à l'abri précisément face à cette situation que j'avais redoutée, alors j'avais accepté ce qu'ils m'avaient proposé. Je n'avais pas de choix si je voulais survivre, mais le prix s'est accru de façon accablante à partir de là. Finalement je me retrouvais exactement dans la même dynamique que celle que j'avais essayé d'échapper, Joseph et Hisham redevenaient mes employeurs en tant qu'actionnaires majoritaires, ils m'avaient confié un mandat pour la gérance de l'entreprise, et j'avais encore plus de compte à leur rendre que lorsque j'étais leur employé, ce qui était normal vis-à-vis de la situation, mais c'était retourner exactement dans le cadre que je voulais fuir, et en pire, avec plus de travail, plus de responsabilités, et au final, en perdant la propriété de mon entreprise. Ce n'était pas une bonne direction du tout pour moi, mais j'ai fait de mon mieux avec ce que je pouvais.

Il y avait tout de même des avantages indéniables, je n'avais plus besoin de fonctionner avec des collègues, toute la "diplomatie d'entreprise" que je n'arrivais pas à appliquer avait disparu de mon quotidien, et cela avait drastiquement diminué mes anxiétés sociales. La charge de travail et les difficultés auxquelles je faisais face étaient énormes mais paradoxalement, j'étais définitivement plus épanoui et heureux, j'avais beaucoup moins d'efforts à réaliser vis-à-vis de mes comportements. Je pouvais aussi adapter mon environnement comme je le voulais, un peu n'importe comment d'ailleurs, allant jusqu'à mettre du papier de cuisson sur les lampes pour que la luminosité soit parfaitement ajustée à ma sensibilité oculaire, ce que j'ai répété par la suite partout où nous avons déménagé (24), et c'est quelque chose que je ne pouvais définitivement pas imposer auparavant dans un open-space. Pouvoir adapter mon environnement m'a considérablement aidé et a été un changement drastique dans mon quotidien. Étant donné que je me trouvais dans mes propres bureaux, j'avais la sensation d'être un peu chez moi d'une certaine façon, et cela m'autorisait à être un peu plus moi-même, j'étais beaucoup plus prompt à sauter pieds joints, à me balancer, à avoir mes stéréotypies, cela s'est fait progressivement mais la création de mon entreprise a clairement été le début de ce processus. Il était beaucoup plus facile d'être moi-même avec les nouvelles recrues, parce qu'elles n'étaient pas en position de me discriminer, de ricaner, de faire une remarque désobligeante si j'avais une réaction ou un comportement atypique. Il m'a fallu de très nombreuses années avant d'être vraiment à l'aise et plus moi-même dans mes bureaux mais la différence avait été quand même flagrante dès le début. Avec le temps, l'équipe de la rédaction de mon média s'était totalement habituée à ce que j'ai mon flapping ou que je saute derrière mon ordi, extatique, pour débattre sur une idée ou exposer un fait scientifique. C'est quelque chose qu'il m'était impossible de faire en milieu ordinaire sans subir des moqueries et qu'il me serait resté inaccessible si je n'avais pas monté ma propre entreprise. À noter aussi que je faisais beaucoup rire l'équipe, quoique moins en hiver, parce que j'ouvrais et refermais frénétiquement toutes les fenêtres de nos bureaux pour ajuster la qualité de l'air dans la pièce. Il aurait été impossible de répondre à mes besoins compulsifs si j'avais été un simple employé quelque part.

Monter ma propre entreprise avait des avantages significatifs pour ma santé et les adaptations que j'ai pu faire m'ont vraiment changé la vie, mais il y avait aussi énormément de désavantages que je n'avais pas anticipés. Hisham était beaucoup plus autoritaire avec moi qu'il ne l'était auparavant, je pense que le fait que nous nous soyons associés et qu'il détienne 75% de mon entreprise lui donnait "l'autorisation" d'être plus agressif avec moi, il me témoignait beaucoup moins de respect que lorsque j'étais son employé. Je crois qu'il s'autorisait des comportements plus extrêmes car il savait qu'il ne risquait pas de se retrouver face aux prud'hommes dans ces conditions, ou simplement parce qu'il se disait peut-être que c'était normal de me traiter de cette façon, peut-être que c'était éducatif pour lui, je ne sais pas, en tout cas il était devenu significativement plus agressif à partir de ce moment-là. Je pense que cette agressivité était aussi purement coercitive, parce qu'il avait une idée très précise de ce que devait être le média, des sujets que nous devions traiter, de comment il voulait que nous les traitions, de comment il voulait que je monétise le média et que je me comporte, et qu'il ne supportait pas que j'argumente contre certaines de ses demandes, malgré le fait que je les exécutais toujours, quoi qu'il arrive. Il m'a violemment critiqué durant des années sur ma mauvaise gestion du développement et de la commercialisation du site mais j'avais beau lui répéter inlassablement que je n'arrivais pas à communiquer au téléphone et que j'avais des difficultés à prendre contact avec des personnes que je ne connaissais pas, cela ne faisait que l'agacer au plus haut point, ce n'était pas compréhensible pour lui, qu'il me suffisait de "faire des efforts", comme si je n'en faisais pas en premier lieu. Mais les années passant, il avait bel et bien fini par comprendre que c'était totalement hors de ma portée. Il remettait le sujet sur la table de temps en temps mais il n'était plus aussi insistant et écrasant qu'auparavant vis-à-vis de ce sujet. Cette relation était très difficile à vivre parce qu'elle illustrait bien que notre association n'avait jamais été une association, il n'y a jamais eu qu'une seule dynamique, celle où je leur rend des comptes et où ils me critiquent parce que je n'arrive pas à faire entrer d'argent ou décoller l'entreprise. Il y avait parfois des réunions plus constructives que d'autres mais ils n'étaient pas engagés dans la résolution de mes problèmes et difficultés, ils avaient un avis et des recommandations bien sûr, mais je devais tout résoudre tout seul. Ce n'était pas un partenariat, pas une association, c'était vraiment à moi de tout faire et ce n'était humainement pas réaliste du tout. Mais je l'ai fait, aussi longtemps que je l'ai pu. Casquette de gérant, casquette de rédacteur en chef, casquette de rédacteur tout court, casquette de commercial, casquette de développeur, casquette de community manager, casquette de modérateur, casquette de comptable, casquette de créancier, casquette de recruteur, casquette de testeur produit, casquette de graphiste, sans compter qu'en parallèle de tout cela, dans les périodes les plus difficiles financièrement, j'endossais également la casquette de prestataire pour faire rentrer suffisamment d'argent pour que l'entreprise ne dépose pas le bilan. Mais j'assumais la tête haute cette charge de travail et ces sacrifices, parce que j'avais l'espérance que cela me permette d'assurer ma sécurité sur le long terme et me mette à l'abri du besoin, me permette d'atteindre un rythme plus équilibré à terme, une fois que les choses seraient en place. C'est fou comme l'espoir peut être mauvais conseiller. Mais je pariais sur l'avenir et sur moi-même comme le fait n'importe quel entrepreneur, je ne suis pas plus à plaindre qu'un autre. J'ai accepté moi-même cette dynamique avec Joseph et Hisham, même si j'ai essayé une dizaine de fois de m'en émanciper, et j'ai échoué à me mettre à l'abri, c'est ma responsabilité. J'étais tellement focalisé sur ma survie que j'étais incapable de réaliser que je m'enlisais dans une prison dans laquelle je devenais totalement esclave. Il y a aussi quelque chose de totalement absurde à accepter de travailler une centaine d'heures par semaine, sept jours sur sept, dans le but spécifique de pouvoir travailler moins, à un rythme qui serait adapté pour moi, une quinzaine à vingtaine d'heures peut-être, dans le futur. C'était espérer avoir une vie dans le futur sans m'apercevoir que j'étais en train de me détruire dans le présent. Mon discernement était à ce point mauvais, cette situation était d'autant plus absurde que mes sacrifices et mes heures délirantes étaient pour faire survivre une entreprise qui ne m'appartenait plus vraiment, même si 25% de part n'est pas anodin, cela reste totalement absurde et disproportionné de donner l'intégralité de ma vie pour nourrir une entreprise détenue à 75% par d'autres personnes. Personne ne ferait ce genre de sacrifice. Cette asymétrie serait parfaitement acceptable si j'avais une charge de travail raisonnable, un équilibre, mais quand vous devez tout sacrifier, tout ratisser, même vous vendre vous-même, pour garder une entreprise qui n'est même pas vraiment à vous, il y a un gros problème, une dissonance cognitive, quelque chose qui ne tourne pas rond. Mais j'y croyais toujours très fort en tout cas, je croyais que j'étais à la hauteur, que j'en étais capable alors que j'étais déjà en train de me noyer inexorablement.

J'ai une anecdote qui illustre de façon assez extraordinaire à quel point mon autisme affectait mes chances de réussir dès le départ. Je ne lui attribue en aucun cas mes échecs, ce serait trop facile, il y a plein d'autres personnes autistes qui réussissent très bien, mais des difficultés supplémentaires sont présentes, mes troubles de compréhension ont indéniablement été un handicap énorme. J'avais tissé une relation cordiale avec le patron d'une régie publicitaire vidéo quelques années plus tôt, qui était un associé de Joseph et Hisham et qui avait l'habitude de me dire au revoir tard dans la nuit car il était souvent le dernier à partir avant moi. C'était quelqu'un d'extrêmement brillant et travailleur, mais je l'appréciais parce qu'il était toujours très respectueux avec moi. Il avait accepté de me donner des conseils pour la commercialisation de mon média, des conseils particulièrement pertinents et précieux, afin que je puisse réaliser une présentation à envoyer à des annonceurs et des agences publicitaires. Sa position et son expérience rendaient ses conseils inestimables. Il m'avait fait un excellent exposé, j'avais tout bien noté, j'étais très content, et une fois que j'eus fini de réaliser la présentation grâce à toutes ses remarques, je la lui avais présenté. J'ai vu à quel point il a été surpris, il était vraiment déconcerté par ce qu'il avait sous les yeux, mais il a été incroyablement poli et doux, il n'a pas été méprisant, il m'a expliqué que oui, il m'avait bien dit de faire comprendre aux marques qu'elles avaient besoin de nous en pointant du doigt leurs "problèmes / lacunes", mais qu'il ne fallait surtout pas l'écrire de façon si littérale, il fallait le faire percevoir de façon implicite. J'avais marqué de but en blanc "VOUS AVEZ DE GROS PROBLÈMES" (25). J'avais retranscrit son brief mot pour mot, je donnais l'impression de n'avoir aucun esprit critique ou recul sur ce qu'il m'avait dit, comme si j'avais régurgité sans traitement les connaissances et stratégies qu'il avait partagées avec moi. Mais en fait, je suis tellement incapable de comprendre les motivations des gens et ce dont ils ont besoin, je n'étais pas capable de retranscrire ses propos sous aucune autre narration, parce que je ne comprenais rien en premier lieu et je ne savais pas quoi faire de cette matière, quoi dire. Je n'oublierai jamais son expression, et pourtant je ne suis vraiment pas bon pour les lire, il m'avait clairement regardé comme si quelque chose ne tournait pas rond chez moi, j'avais eu l'impression de lui avoir fait perdre son temps mais il avait vraiment été très respectueux, je sentais une certaine compassion de sa part, il m'encourageait à persévérer. Et j'aime cette anecdote-là car c'est l'une des plus "positives" au final, elle n'a pas eu de conséquences dramatiques alors qu'elle illustre très bien les lacunes qu'engendre mon autisme. C'est inimaginable le nombre de situations dans lesquelles j'ai échoué parce que je ne comprenais strictement rien. Je ne sais sincèrement pas comment j'ai réussi à maintenir mon entreprise à flot pendant une décennie. C'est vraiment un exploit spectaculaire vu mes difficultés et la maladresse avec laquelle je naviguais dans le monde professionnel.

Escroqueries

J'ai subi plusieurs escroqueries et litiges durant ma gérance qui m'ont profondément affecté mais je vais les aborder en les résumant brièvement même si j'aurais pu y consacrer un chapitre entier tant cela m'a affecté et joué un rôle dans mon état aujourd'hui, mais je manque sérieusement d'énergie pour reparler en détail de cela et repenser à ces événements me cause de sacrées bouffées suicidaires. La lecture sera sans doute extrêmement laborieuse, n'hésitez pas à sauter cette partie.

Pour la première escroquerie, une agence web devait développer une nouvelle version de notre site internet mais n'arrivait pas à livrer ce que nous avions commandé, malgré un cahier des charges complet comprenant le détail des fonctionnalités et les maquettes graphiques (26). C'était notre première grosse évolution, j'étais clairement inexpérimenté, j'avais fait l'erreur de leur faire aveuglément confiance et il avait remplacé le site par la nouvelle version, nous ne pouvions plus faire marche arrière. Le problème était que, malgré leur promesse du contraire, rien n'avait été finalisé ni testé, le site livré était quasiment inutilisable mais toute l'équipe était contrainte de travailler au sein de ce nouveau navire qui coulait déjà à pic alors qu'il venait d'être mis à flot. Les problèmes techniques rendaient l'exploitation quasiment impossible, nos partenaires publicitaires étaient furieux. C'était une période très sombre où j'ai cru que nous allions devoir fermer, et je m'en voulais terriblement car j'avais été immensément pointilleux en amont et complètement négligent à l'arrivée. Les semaines s'enchaînaient et je gardais un espoir saugrenu qu'ils fassent leur travail, mais ils manquaient des compétences réelles pour y parvenir alors il était irréaliste qu'ils livrent un jour ce qui avait été commandé. Mes associés Joseph et Hisham sont ceux qui ont eu l'intelligence d'intervenir, je n'en aurais pas été capable, et ils ont décidé de dénoncer immédiatement la non-exécution du contrat et de ne plus rien payer. Je n'aurais jamais été capable de prendre une telle mesure et j'ai une vraie reconnaissance qu'ils aient été là pour la prendre, mais j'étais celui qui devait la mettre en exécution malgré tout, et ce fut un exercice très douloureux car j'étais attaché aux personnes de cette agence malgré le fait qu'elles me mentaient systématiquement et ne parvenaient pas à honorer leur engagement. Le patron de cette agence s'était montré très compréhensif sur le moment, nous avions repassé ensemble tous les points de mon mail mettant fin à notre collaboration (27), en allant vraiment dans les détails sur chaque point car au début, il avait essayé de manifester son désaccord mais les preuves étaient accablantes et j'avais réuni une documentation fournie de leurs erreurs, que leurs développeurs reconnaissaient eux-mêmes constamment (28), sa propre chef de projet avait même témoigné contre lui, et avec tout cela, il avait fini par reconnaître sa responsabilité et ses torts, mais il insistait malgré tout pour que nous trouvions un arrangement financier, ce que j'étais dans l'impossibilité de lui accorder, nous avions essuyé des préjudices financiers sérieux car le site était complètement buggé, et nous avions dû mandater une entreprise pour tout réparer, qui avait dû tout recréer de zéro tant le code source était inexploitable. Le patron de l'agence m'avait dit comprendre notre décision mais il avait en réalité conservé une grande rancœur par rapport à notre dénonciation du contrat et était allé jusqu'à se parjurer en justice quelques années plus tard, en témoignant dans un procès que j'avais engagé contre une agence de développeurs qui m'a lourdement escroqué, expliquant que j'aurais refusé de les payer après qu'ils m'aient livré parfaitement le travail commandé et que je l'aurais exploité commercialement pendant plus d'un an. J'étais très décontenancé de ce témoignage assermenté car j'avais enregistré notre dernière conversation et soigneusement énuméré toutes les fautes et manquements qu'il avait commis, les motifs précis qui nous avaient fait dénoncer notre collaboration et il avait reconnu quasiment l'intégralité des fait énoncés à ce moment-là. J'avais été exhaustif et détaillé, il n'avait pas pu trouver de nouvelles excuses. De plus, il était facile de prouver qu'il mentait et que nous avions payé une autre agence pour tout reprendre quelques semaines plus tard. Cela avait été une grande souffrance pour moi d'être confronté à cette attaque, car même si je comprenais son amertume, je trouvais très malhonnête de mentir dans le seul but de me nuire. Sa vengeance me paraissait disproportionnée, surtout sur un terrain aussi important que celui de la loi. J'ai bien conscience que c'est ce que font les gens mais c'est tout de même insupportable de se retrouver dans une situation pareille parce qu'ils n'assument pas leurs responsabilités et leurs erreurs. Ce témoignage était d'autant plus troublant que son auteur prenait un risque inconsidéré avec la justice car j'avais conservé tous les éléments de cette époque, peut-être comptait-il sur le fait que ces preuves aient été perdues, et que cela devienne une bataille de on-dit, mais c'était excessivement mal me connaître car je suis un véritable documentaliste. J'aurais pu facilement l'attaquer à ce moment-là mais il était indiqué un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amendes s'il établissait des faits inexacts et même si j'en avais les preuves incontestables, je n'avais aucune intention de lui causer du tort. Je reconnais que cela ravivait des souvenirs d'une période très douloureuse pour moi et que je n'avais pas non plus envie de me replonger dans tout ça.

Pour le second cas, un de mes "amis" m'avait promis de faire un site internet très important pour moi. Il avait été payé une somme significative d'argent et n'avait jamais livré une version complète du site. Le patron de l'agence web a témoigné en sa faveur lors du procès, qu'il a évidemment perdu et l'argent a été saisi sur son compte en banque par la justice pour restitution. Il disait travailler nuit et jour pour parvenir à me livrer son travail, mais à chaque fois qu'il m'envoyait des messages pour me dire qu'il était à l'ouvrage, il était essentiellement occupé à jouer à sa Playstation (29), ce qui n'a sans doute pas joué en sa faveur devant le juge. J'étais vraiment très choqué que cet ami m'arnaque car c'était une personne que j'estimais profondément, c'était violent, je ne m'y attendais pas, et malheureusement ce n'était pas le premier ni ne serait le dernier ami à m'escroquer. Mais en y repensant, je pense qu'il savait très bien ce qu'il faisait en m'approchant car il avait essayé à de multiples reprises de me convaincre de lui confier du travail durant des mois, jusqu'à ce que je finisse par céder.

Le tout dernier cas a été le plus violent, psychologiquement, financièrement et juridiquement, il s'agissait d'une équipe de développeurs qui avait abandonné le chantier après une livraison incomplète. Dès le début du litige, j'avais engagé un avocat qui les avait mis en demeure, ce qui avait abouti à un accord entre leur avocat et le mien, qui consistait à ce que je paie la totalité pour pouvoir recevoir la livraison finale, en m'assurant qu'elle serait complète. J'étais très paniqué mais suffisamment rassuré par le fait que c'était un accord entre nos avocats, donc en dépit de toute règle de base à respecter, j'avais naïvement payé. Ils avaient encaissé l'argent et n'avaient jamais livré le site qui avait été commandé, l'accord avec l'avocat était une pure tromperie pour m'escroquer davantage. Cela m'avait mis dans des états vraiment graves, de grande détresse, d'autant que cela mettait mon entreprise à genou, et cette fois-ci l'injustice était trop insupportable pour que je la prenne sur moi, j'ai immédiatement mené l'affaire en justice. S'en est suivi un combat judiciaire épuisant, mais très intéressant d'un point de vue légal et moral. Dans un premier temps durant la première année, leur avocat avait argumenté longuement que mon cahier des charges était trop vague, ce à quoi ils s'étaient heurtés tout de suite à un mur car il était difficile de faire plus précis que ce dernier (30), puis ensuite il avait argumenté que je modifiais son contenu - notamment en se servant du témoignage que le patron de l'agence web leur avait également envoyé - alors même que tous mes mails et échanges ne faisaient qu'exclusivement se référer vers ce dernier, puis se retrouvant à nouveau en difficulté il avait ensuite expliqué que les développeurs n'avaient plus aucun engagement d'accomplir leur prestation car j'avais dépassé le nombre d'échanges prévus dans les conditions générales de leur contrat de prestation, mais mon avocat avait démonté cet argument en dénonçant que c'était une clause abusive qui les soustrayait à toute responsabilité de réaliser les prestations auxquelles ils s'engageaient. J'étais très fatigué par ces allers-retours mais très serein, car le contrat et le cahier des charges étaient très clairs, et n'avaient pas été honorés. Les années s'écoulaient et les échanges de pièces et d'arguments entre nos avocats respectifs s'amenuisaient, jusqu'à ce qu'un juge conclue l'affaire. Dans une stupéfaction totale, et celle de mon avocat, nous avons perdu le procès. Je pense qu'il était sincère dans sa réaction, il n'avait pas l'air de feindre sa surprise pour me consoler, il était dans une véritable incompréhension du jugement rendu. Nous avions perdu à cause du point suivant : les développeurs avaient expliqué que j'étais en défaut de paiement d'une facture... qui ne m'avait jamais été remise. Et nous avions tout de suite dénoncé leur manipulation devant le juge, car il était très facile de présenter la preuve de toutes les factures qui m'avaient été parvenues par email par leur société. Et sans surprise, ils ne m'avaient jamais envoyé cette facture. C'était simple à prouver et techniquement incontestable. L'avocat avait défendu que cette facture là, qui représente 3% du montant total si on réunit tout, m'avait exceptionnellement été remise en main propre par un développeur s'étant déplacé exprès jusqu'à mes bureaux ce jour-là pour me la donner, en plein mois d'août alors même que nos bureaux étaient fermés et qu'aucun rédacteur n'était présent. Donc en somme, alors que toutes les factures avaient systématiquement été réglées rubis sur l'ongle dès réception par mail, alors que j'avais accepté l'accord entre nos deux avocats au début du litige pour recevoir la livraison complète contre paiement de la somme totale des factures éditées - et, roulement de tambour, leur avocat avait énuméré les factures à ce moment-là et récapitulé le montant précis que je devais leur verser, qui n'incluait bien sûr pas cette facture magique -, alors que tous les échanges durant les deux années de procédure n'avaient jamais parlé de cette facture, alors même qu'elle était absente aux premiers échanges de pièces entre avocat - alors que les autres factures, celles que j'avais reçues par email, étaient elles toutes présentes -, alors que les preuves étaient accablantes que cette facture était une tentative désespérée de dernière minute de faire une pirouette pour se sortir de cette situation, le juge les a crus. C'était spectaculaire. Pour ce juge, c'était moi qui était en tort. Il ne trouvait pas du tout suspicieux que cette facture apparaisse à la dernière minute et que comme par hasard, ce soit la seule à ne pas avoir été envoyée par email, sur les cinq. Qu'elle m'aurait vraiment été remis en main propre, alors que nos bureaux étaient fermés. C'était complètement fou. Comment pouvais-je prouver ne pas avoir reçu un papier en main propre ? Je ne le pouvais pas. Mais le juge n'aurait jamais dû croire une chose pareille en premier lieu, c'était complètement invraisemblable. D'ailleurs, même si j'essayais de suivre son raisonnement, cela n'avait aucun sens non plus. J'avais donc réalisé tous les paiements demandés par ces développeurs systématiquement, par email ou par avocat interposé, et j'aurais donc refusé de payer une facture de 3% après avoir payé 97% de la somme totale, au milieu de mois de supplications pour qu'ils me livrent, et qu'ils n'abordent pas une seule fois le sujet de cette facture en deux ans ? Sérieusement ? Ce jugement était une folie. Je ne saurais pas décrire la blessure d'une telle injustice, c'était d'une violence inouïe. Mon avocat m'invitait à faire appel et était prêt à défendre le dossier lui-même, il était convaincu que ce jugement n'avait aucun sens et que le juge n'avait pas été compétent malgré le fait que le dossier n'était pas très technique. J'étais vraiment déchiré dans ma chair mais Hisham a eu la bonne recommandation de balayer ça du revers de la main et de me dire de passer à autre chose, et même si je n'ai jamais vraiment réussi à le faire, je pense que c'était la décision la plus saine. C'était un préjudice important, de dizaines de milliers d'euros mais c'était avant tout un immense préjudice moral, j'avais vraiment été très affecté psychologiquement parce que ce scénario était inconcevable, impossible à anticiper. La conclusion finale avec ces développeurs a d'ailleurs été d'un cynisme inimaginable. Alors même que c'était leur argument, reçu et cru par la justice, qu'ils n'avaient pas exécuté leur prestation à cause de cette facture ridicule, les développeurs, grands seigneurs qu'ils étaient, m'avaient offert de ne pas la régler. Non je ne plaisante pas. Vraiment grandiose. Ils ont dû bien ricaner en trinquant avec leurs bières. Quoi qu'il en soit, sur le moment, j'ai sincèrement apprécié leur geste. Je suis vraiment d'une nature bête, c'est invraisemblable. Leur avocat et le mien avaient mis en place un document pour statuer de leur renoncement à cette facture mais dans lesquels ils garantissaient aussi que je renonce à tout appel ou poursuite vis-à-vis de cette prestation, et que je ne devais jamais nommer leur société nulle part ou parler d'eux en mal, accord que j'ai bien entendu honoré. Ils avaient clairement ajouté toutes ces clauses car ils n'étaient pas rassurés sur leur victoire, ils savaient très bien que leur manipulation malhonnête avait été un gros coup de "chance" pour gagner et ils protégeaient leurs arrières. Quelle ironie tout ça. Cette injustice m'avait vraiment broyé l'âme mais j'avais réalisé aussi que j'étais beaucoup trop naïf pour le monde entrepreneurial. Cet univers était beaucoup trop difficile pour moi, la prédation et les escroqueries sont trop courantes, je n'ai pas les capacités de les anticiper ou de rebondir face à elles. J'ai saisi la justice parce que j'ai abordé le litige sereinement par rapport à la vérité des faits, j'étais incapable d'imaginer que la partie adverse serait capable de mentir, cela dépassait mon entendement. C'était un combat complètement inégal en fait, et perdu d'avance, je ne suis pas adapté du tout pour me défendre face à ce genre de situation, ni pour exister tout court dans cet univers.

Pour finir sur une meilleure note, j'ai fini par rencontrer un développeur honnête, qui était à l'aise avec mes cahiers des charges ultra détaillés, qui était à la hauteur de ses promesses et qui acceptait ma façon rigide de fonctionner. Il m'a redonné confiance vis-à-vis de sa profession, et nous partions vraiment de loin. Il avait dû tout reprendre à zéro mais j'ai eu beaucoup de chance de le rencontrer car il a vraiment sauvé mon entreprise et mon équipe.

Réseau professionnel

Le fait d'avoir un média autour de la technologie et des sciences m'avait permis d'accroître rapidement mon réseau mais j'avais énormément de pénibilité à évoluer dans ce domaine, essentiellement à cause de mes lacunes dans mes interactions sociales. J'étais à ce stade devenu excellent pour masquer mes stéréotypies et mes comportements autistiques visibles mais je faisais toujours énormément de faux-pas, ce qui n'aidait pas dans le secteur des médias, très difficile et assez prédateur. J'étais beaucoup trop franc, je répondais aux questions qu'on me posait ou je partageais mes opinions et les informations que j'avais, et cela m'avait causé beaucoup de problèmes. Lors d'un voyage de presse à Londres, mes confrères journalistes discutaient de leurs différents sites et le sujet de la monétisation avait fini par être abordé. L'un d'entre eux m'avait posé des questions sur la commercialisation de mon média et je lui avais répondu en toute transparence que nous venions de rejoindre une toute nouvelle régie publicitaire, et que j'étais très heureux de ce changement, en montrant que nos audiences étaient resté équivalentes mais que nos revenus avaient quasiment triplé. Quelques heures plus tard, je m'étais fait incendier par Hisham sur le fait que je n'aurais pas dû partager nos chiffres et que notre régie précédente l'avait appelé pour lui dire que j'avais parlé en mal d'eux, ce qui en avait suivi d'un échange très désagréable où j'essayais d'expliquer à Hisham que je n'avais pas dis du mal d'eux du tout mais juste montré les chiffres réels et dit la vérité, ce à quoi il m'avait rétorqué que c'était dire du mal, ce que je n'arrivais pas à comprendre et qui ne faisait que le contrarier davantage. Dans ces situations où je ne comprends rien, les gens pensent souvent que je fais l'insolent et il avait dû penser la même chose. Je ne comprenais vraiment pas que partager ces chiffres étaient "dire du mal", c'était quelque chose de factuel à mes yeux, il n'y avait pas de valeur de bien ou de mal, mais c'est évidemment beaucoup plus compliqué que cela. Il avait clos le sujet en me faisant promettre de ne plus donner d'informations et après avoir raccroché, je m'étais effondré en larmes. C'était très dur de supporter de me faire sermonner de façon si virulente pour quelque chose qui était incompréhensible à mes yeux. Ses réprimandes étaient parfaitement légitimes, bien entendu. J'ai continué de faire d'innombrables erreurs à ce niveau, la communication dans ce milieu a toujours été un terrain miné pour moi, je suis trop candide, j'ai beaucoup de difficultés à ne pas répondre aux questions que l'on me pose.

L'un de mes problèmes est que je suis souvent persuadé dans ces conversations d'être sur un pied d'égalité avec mes interlocuteurs et que les réponses à mes questions sont honnêtes, alors qu'il y a souvent énormément de mensonges, évitements et mauvaises directions volontaires de leur part, typiques du monde professionnel, où tout le monde est concurrent mais fait semblant d'être ami, et je ne suis jamais arrivé à intégrer cela correctement dans mon rapport avec les autres. Je n'arrive pas à y penser, ce qui m'a rendu très vulnérable dans beaucoup de situations. Ce qui était d'autant plus agaçant que je savais parfaitement que je m'exposais à des dangers mais je ne savais pas du tout comment faire pour m'en protéger. Je ne sais toujours pas d'ailleurs.

Mon réseau s'accroissait très artificiellement sans véritable relation et c'était difficile de m'apprécier, j'avais du mal à m'intéresser aux autres, tout le monde ne parlait que d'argent, et je ne les intéressais pas non plus, je ne parlais que de sciences ou d'autres choses sans relation avec l'argent. La commercialisation et les partenariats financiers étaient vraiment une mission impossible pour moi, et je pense que j'ai malencontreusement refroidi beaucoup de clients potentiels par mon manque d'intérêt et mon incapacité à les "hameçonner". J'ai déjà dit, avec la plus grande simplicité du monde, à une grande marque de boisson de plutôt contacter tel ou tel média pour leur opération publicitaire car leur audience était plus adaptée à leur cible, ce qui aurait fait tourner de l'œil autant ma régie publicitaire que mes associés, s'ils l'avaient su. Et je me rendais compte de ce genre d'erreur après coup et je culpabilisais parce que je savais que j'avais porté préjudice à ma propre entreprise et mon équipe parce que je n'avais pas du tout pensé à l'argent. Ces discussions et ces interactions sont totalement en dehors de mes capacités mais je me faisais violence autant que possible pour y parvenir, un peu, même s'il n'y a aucun doute que si quelqu'un d'autre s'était occupé de cet aspect à ma place, mon entreprise aurait prospéré et non pas vivoté. J'étais doué pour éditorialiser des sujets et dénicher des études scientifiques, pas pour nous vendre malheureusement. Même si j'étais désespérant à ce niveau, je faisais mon maximum et mes efforts payaient de temps en temps, ce n'était pas totalement une cause perdue, mais il va sans dire que cela me dévorait en des proportions gigantesques. J'avais désespérément demandé l'aide de mes associés et le recrutement d'un commercial pour gérer toutes ces interactions sociales et ces démarchages, mais ils n'ont jamais voulu prendre le risque financièrement, ce qui a maintenu inéluctablement tout le poids sur mes épaules à travers les années.

J'étais cependant parfaitement libre sur mes traitements éditoriaux et globalement Joseph et Hisham étaient en accord avec ma vision, même s'ils avaient régulièrement des critiques à faire, ce qui est tout à fait normal. Tout n'était pas parfait mais ils avaient bien conscience que le travail fourni était spectaculaire, notre rédaction était microscopique et nous parvenions parfois à réunir jusqu'à 2 millions de lecteurs uniques par mois, ce qui était vraiment un exploit par rapport à nos moyens misérables. Il n'y avait pas d'argent mais il y avait beaucoup de travail et de rigueur, et ce, de la part de toute la rédaction. Nous étions très fiers de ce que nous étions capables d'accomplir. Dans mes 10 ans au sein de mon média, je n'ai eu qu'un seul regret au niveau de notre travail éditorial. Nous avions écrit un article pour dénoncer une entreprise qui vendait des robots de petites filles et petits garçons ultra-réalistes, en les dotant d'orifices. C'était clairement des objets vendus à des pédophiles. L'article était prêt à être publié le lendemain matin, il était d'ailleurs en premier sur notre newsletter, et Hisham m'avait tout de suite ordonné de le retirer. J'étais furieux et j'avais énormément résisté mais Hisham m'avait dit, et c'était vrai, qu'il n'avait jamais interféré sur nos publications mais qu'il mettait exceptionnellement son véto pour celle-ci car il était persuadé qu'aucun annonceur ne désirerait avoir ses publicités associées à un sujet pareil, ce qui était sans doute un excellent argument mais qui n'avait vraiment aucune valeur pour moi. Cependant il s'était toujours tenu à l'écart jusqu'à présent et c'était vraiment important pour lui. Je sentais qu'il n'y avait pas de négociation possible avec Hisham mais pour une fois, il ne m'avait pas agressé non plus, il était ferme et je comprenais qu'il avait vraiment une raison logique entrepreneuriale qui motivait sa demande, et j'avais fini par accepter, pas pour l'argument en lui-même, mais parce que je voulais faire plaisir à Hisham. Mais j'ai toujours énormément souffert de ne pas avoir publié cet article, je me sens profondément honteux, indigne à mes principes, j'ai la sensation d'avoir trahi mes lecteurs, et de m'être trahi moi-même. C'est absurde de se sentir aussi mal pour un seul article censuré en dix ans mais c'est déjà un article de trop, cela me hante terriblement.

Recherche absurde de certification sur les réseaux sociaux

Mon parcours étant une éreintante recherche de validation et d'intégration au sein de la société, je cherchais tout ce qui pouvait m'aider à "exister" et être "reconnu" par les autres, cela faisait donc longtemps que j'espérais obtenir le fameux badge bleu de certification de Twitter. L'ironie était que j'avais pu obtenir la certification du compte de plusieurs amis mais je n'avais pas réussi à convaincre mes interlocuteurs de me certifier moi-même. J'avais fait quelques tentatives officieuses et officielles mais j'avais toujours reçu des réponses négatives polies, et parfaitement argumentés : je n'avais pas assez d'abonnés ou je n'étais pas assez reconnu dans un domaine particulier, ils ne me donnaient aucun critère ou barème précis à atteindre mais des pistes qui me paraissaient tout à fait cohérentes. La certification Twitter me paraissait être le Saint Graal de la reconnaissance de ma personne, de mon travail, ce qui est une considération incroyablement superficielle et stupide, mais presque toute ma vie repose sur internet, vie sociale comme professionnelle, et mon besoin d'intégration était tellement important que cela me semblait être le palier ultime pour ne plus avoir à "lutter" pour exister. Un objectif totalement illusoire qui m'a motivé pendant un moment, et c'était une mission sur laquelle j'étais parfaitement transparent avec mes amis et mes collègues, qui me riaient souvent au nez, à raison, par la disproportion de mon intérêt pour quelques pixels sur une page web. J'avais fini par abandonner parce que j'étais incapable de maintenir une présence sur les réseaux sociaux, de la même façon que je met des heures à écrire un mail de quelques lignes, je suis incapable d'écrire un message spontané sur Internet. Je vais passer des heures à le relire, réécrire, à demander l'avis de mes amis proches, c'est un processus incroyablement laborieux qui est très déplaisant. Autant pour moi que pour mon entourage dont j'implorais l'aide constamment. De plus, je n'ai pas grand chose à dire sur les réseaux sociaux, je n'ai rien à partager d'intéressant sur mon quotidien qui est extrêmement routinier, je commente peu et ne participe jamais aux conversations des autres, mes rares messages concernaient en général des sujets scientifiques ou des discriminations envers les personnes LGBT+, autistes et handicapées, je n'ai rien à vendre, rien à montrer, je ne suis pas intéressant à suivre et surtout je suis déjà exténué de "jouer le jeu" dans la vie de tous les jours, je n'ai juste aucune énergie pour le "jeu" des réseaux sociaux. Je n'étais pas assidu et je réalisais de plus en plus que je n'obtiendrais jamais la certification, ce qui ne me pesait pas du tout, c'était un objectif enthousiasmant mais qui n'était pas du tout vital à mes yeux. Puis un jour, alors que j'étais franchement inactif sur Twitter depuis un moment, j'ai reçu le fameux badge bleu. J'ai explosé de joie, j'étais vraiment incroyablement heureux sur le moment et j'ai sauté pendant 30 minutes dans l'open-space dans une hystérie et une euphorie totales. Comme toujours, je suis dans les extrêmes et c'était un moment d'extrême bonheur. Puis quelques heures plus tard, j'ai eu un contrecoup incroyable. La réalisation - évidente pour tout le monde - que cela n'avait strictement rien changé dans ma vie. Cela n'avait pas effacé miraculeusement mon autisme, cela n'avait pas changé les gens, cela n'avait strictement rien changé à mes problématiques du quotidien. Je me trouvais très con, et c'est ce que j'avais été, avec toute cette histoire de certification. C'était un sentiment vraiment étrange d'avoir rêvé tant de cette chose-là, de l'avoir reçu, et de m'être senti pathétique d'avoir seulement espéré que cela change quoi que ce soit à ma vie.

Équipe

À ce stade, j'étais toujours extrêmement inadapté pour fonctionner avec des personnes, même si le fait d'être dans un environnement adapté pour moi me permettait aussi d'être plus authentique, parfois trop. Cela a eu des effets positifs et négatifs pour les personnes qui me côtoyaient. Je ne savais pas du tout où placer le curseur. Lorsque j'étais en milieu ordinaire, la barre était bien trop haute pour moi et je devais m'adapter à des standards qui m'étaient inatteignables et à des comportements que je ne comprenais pas. Le fait de me retrouver seul me faisait placer mes attentes à un niveau complètement différent mais j'ai découvert rapidement que c'était moi désormais qui plaçait la barre à un niveau inatteignable pour les autres. Mes échelles de valeur sont très différentes de la norme mais cela ne voulait pas dire qu'elles étaient meilleures. Elles avaient beaucoup plus de sens pour moi, c'est certain, mais elles n'étaient pas forcément bonnes pour les autres. Par exemple, j'attendais des personnes qui travaillaient avec moi qu'elles fonctionnent de la même façon, énergie, rigueur, méticulosité que moi. Cela pouvait mener à des situations extrêmement difficiles pour les rédacteurs, particulièrement pour la rédactrice en chef, car je relisais chaque article méthodiquement et je pointais du doigt chaque erreur, chaque donnée non-corroborée, chaque étude qui avait été contredite par une autre plus récente, chaque sujet qui avait été traité dans l'un de nos articles précédents, chaque coquille dans les noms propres, noms latins, nom de maladies, chaque erreur de ponctuation. Ma première rédactrice en chef m'avait dit en plaisantant qu'elle faisait un syndrome post-traumatique dès qu'elle voyait un espace avant un point, mais son trait d'humour n'était sans doute pas loin de la vérité, je ne manquais pas de lui faire la moindre réflexion si une erreur de ce type passait malgré la relecture du rédacteur et la sienne. J'attendais une excellence et une rigueur qui dépassaient vraiment la norme et je pense que cela créait une pression monumentale au sein de la rédaction. Ce n'était pas une pression haineuse, il n'y avait pas de menaces de ma part de les virer, je n'étais d'ailleurs jamais sur leur dos durant la rédaction de leurs sujets, chacun avait une immense liberté sur la réalisation de son travail. Mais tout ce qui était livré devait être relu trois fois, par un rédacteur, par la rédactrice en chef, et par moi. Ce n'était, à mes yeux, pas de l'excès de zèle, mais simplement un processus en place pour éliminer le plus d'erreurs possibles. Et il y en avait beaucoup. Nous composions tous ensemble une équipe relativement jeune, la majorité d'entre nous d'ailleurs n'avait ni expérience littéraire, ni scientifique, nous étions donc tous susceptible de faire beaucoup de fautes et il était normal de mettre en place un maximum de garde-fous. Cela s'était avéré très efficace par ailleurs, mais au prix d'une grande pénibilité pour tout le monde. La pression venait surtout lors de cette relecture finale à la fin de la journée car elle était vitale pour la publication et lourde de conséquences si elle comportait trop d'erreurs. Il y a plusieurs problèmes que j'ai pu identifier, de ma part, plusieurs années plus tard. Déjà j'attendais de mes rédacteurs le même niveau d'expertise que j'avais et c'était totalement absurde. Il y a même quelque chose de quasiment déloyal d'avoir cette attente-là chez les autres alors que ma connaissance encyclopédique sur mes intérêts restreints n'est finalement que de la chance, lié à mon autisme. Je n'ai pas travaillé pour elle, je n'ai pas étudié, je n'ai rien musclé de cette compétence, c'est quelque chose d'inné, donc cela n'avait pas de sens que je sois frustré que les gens autour de moi ne l'aient pas. J'étais aussi très agacé du manque d'esprit critique de la plupart des rédacteurs, ce qui, là aussi, était absurde de ma part, car on ne peut pas avoir véritablement un esprit critique sur un sujet qu'on ne maîtrise pas, on peut seulement absorber et régurgiter un vocabulaire et des informations dont on comprend vaguement le concept, mais il n'est pas possible d'en débattre et d'en faire des critiques éclairées. Je pouvais avoir des échanges furieux avec mes rédacteurs, sur la génétique, la physique, n'importe quel sujet scientifique vraiment, parce que je trouvais qu'ils écrivaient des choses très superficielles et qu'ils n'approfondissaient pas les sujets de façon intéressante, puis je leur donnais un vivier de réflexions et de pistes que l'article aurait pu aborder qui les laissait souvent sans voix. Cela me désarçonnait beaucoup parce que je ne comprenais pas comment les rédacteurs pouvaient se sentir légitime dans des conditions pareilles mais en réalité, c'était complètement lié à ma propre notion de la rigueur et ce n'était pas de leurs fautes, d'autant qu'ils ne sont pas des journalistes spécialisés. Mon journal est un média généraliste, nos rédacteurs choisissent eux-mêmes les sujets sur lesquelles ils ont envie d'écrire, d'autant que je ne les recrutais pas sur leur expertise d'un sujet mais sur le soin qu'ils apportaient à l'écriture et à documenter les différentes sources auxquelles ils se réfèrent. Au final, notre approche et nos recrutements ne pouvaient que nous faire traiter l'information de façon simple, avec rigueur mais sans grande profondeur. Ce qui correspondait parfaitement à un journal comme le mien, conçu en premier lieu pour faire découvrir des choses étonnantes aux curieux et curieuses. J'avais des attentes disproportionnées, qui élevaient certes la qualité de nos articles, mais au prix d'une énorme pénibilité pour l'équipe. C'étaient des standards de qualité beaucoup trop élevés par rapport à ce que nous étions réellement, la barre aurait dû être mise cinq fois plus bas. Là où les standards sociaux en milieu professionnel étaient inatteignables pour moi, c'étaient mes standards dans le travail qui étaient inatteignables pour eux. J'avais aussi une façon de m'exprimer inadaptée, que j'ai énormément essayé de corriger sans grande marge de progression. Un exemple très courant, je lisais un fait énoncé dans un article à haute voix puis je demandais très calmement "Qui a menti ?". L'auteur de l'article savait immédiatement qu'il avait fait une erreur et je lui dénonçais sa faute précisément. Je considérais que faire une erreur était la gravité la plus extrême possible, la plus inadmissible, j'en souffrais mentalement et physiquement, découvrir que nous avions manqué à nos devoirs vis-à-vis de nos lecteurs était une violence inouïe pour moi, et je transmettais sans aucun doute ce sens disproportionné des responsabilités au reste de l'équipe. Je trouvais humiliant de désinformer et je ne me pardonnais pas lorsqu'une erreur passait, ce qui arrivait forcément, alors c'était très éprouvant, je pleurais souvent après les corrections en fin de journée. C'était mettre beaucoup sur nos épaules et ce n'était pas normal que j'attende systématiquement l'excellence de la part de mes rédacteurs, qui n'avaient pas à avoir le même sens des responsabilités que moi.

En plus de projeter mes standards irréalistes dans le monde normal, je projetais également mon enthousiasme stratosphérique pour tout et n'importe quoi sur les autres. J'imagine que tout entrepreneur fait cela à un certain degré et hypocrisie, je dirais même que la majorité des patrons simule cela pour générer du travail de la part de leurs collaborateurs, mais mon enthousiasme est vraiment quelque chose de très sincère et d'une intensité qu'il est rare de rencontrer, et je crois que cela pouvait être très épuisant pour mes collègues, qui essayaient naturellement de se caler sur ma propre énergie, au point sans doute de souvent forcer leur enthousiasme. Finalement ils faisaient le même effort vis-à-vis de moi que ce que j'avais tant fait vis-à-vis des autres dans le passé, et je pense que c'était très éreintant pour eux. J'avoue que durant cette période où je débutais dans mon rôle de gérant, j'étais si heureux de pouvoir faire moins d'efforts pour cacher certains aspects de mon autisme que je m'étais laissé un peu dépasser par la chose, je prêtais peu d'attention aux réactions que pouvaient avoir les personnes autour de moi vis-à-vis de mon comportement, j'étais bien trop focalisé sur mon bien-être inédit de pouvoir être un peu plus moi-même, mais ce qui rendait mon quotidien plus confortable le rendait certainement inconfortable pour les autres.

J'ai un exemple très malheureux qui illustre bien les tourments que je peux causer malgré moi. Ma rédactrice en chef s'était effondrée en larmes dans notre open-space et je lui avais demandé pourquoi est-ce qu'elle n'allait pas aux toilettes plutôt pour pleurer. J'avais vraiment choqué l'équipe en disant cela et j'imagine que je n'avais fait qu'amplifier sa détresse à ce moment-là mais il n'y avait aucune méchanceté dans mon propos, c'était une remarque certes stupide mais complètement pragmatique dans mon esprit. J'ai évidemment regretté d'avoir réagi spontanément de cette façon car ce n'était pas mon intention de la blesser, je l'aimais profondément. Je ne savais pas du tout comment réagir, tout le monde était bizarre et je ne savais pas du tout quoi faire pour l'aider. Je lui avais alors demandé pourquoi est-ce qu'elle pleurait et elle m'avait répondu qu'elle n'arriverait jamais à me satisfaire. Je lui avais simplement répondu qu'il était inimaginable de me satisfaire un jour alors que je n'arrivais pas à me satisfaire moi-même, puis j'étais retourné à mes occupations tandis qu'elle se faisait consoler par ses collègues. C'est un exemple magistral de mon inadaptabilité, et j'ai conscience que cela peut donner l'impression que je manquais d'empathie mais ce n'est pas cela du tout, pas dans mon monde. J'aimais sincèrement cette personne et j'étais sensible à son chagrin, c'est ma réaction qui avait l'air indifférente mais elle ne l'était pas, je ne savais juste pas quoi dire ou faire pour l'aider. Ensuite, je trouvais que ce qu'elle me disait été très touchant, c'était troublant de voir une personne pleurer parce qu'elle souhaitait faire de son mieux, ce n'est pas habituel, et j'avais apprécié son sentiment, vraiment, sans machiavélisme, j'avais une pure appréciation de son intention de vouloir bien faire. Alors je trouvais que ma réponse était la meilleure possible, j'étais persuadé qu'elle sécherait ses larmes et qu'elle irait mieux sur le champ, le but de ma phrase était simplement de lui transmettre que ses attentes ne correspondaient pas à la réalité, qu'elle poursuivait quelque chose qu'elle ne pouvait pas atteindre, et que moi-même ne le pouvait non plus. C'était la réponse parfaite à mes yeux, mais elle n'était parfaite que pour moi, c'était peut-être la pire à donner à quelqu'un de normal, car elle a perçu cela avec une immense froideur et sans doute comme du mépris. Un bel exemple parmi tant d'autres d'une intention de ma part qui prend la direction opposée de ce que je cherchais. Mon but était de la réconforter et tout ce que j'avais réussi à faire, c'était la faire démissionner suite à ma phrase idiote. Cela m'avait mis dans une grande détresse, mais je ne suis pas du tout la victime de cette situation, c'est elle qui l'était avant tout. C'est juste triste de voir à quel point je n'ai pas été à la hauteur de cette interaction mais plus encore, de notre relation. C'est une personne en or et je n'avais pas su la préserver de moi, et lui donner ce qu'elle attendait de moi. C'est une illustration parmi tant d'autres de ce que j'ai gâché alors que je voulais sincèrement chérir cette relation. Cela me rend triste mais ça ne change pas le fait que c'est de ma faute. Et même si j'apprends extrêmement lentement, ces moments affreux m'ont vraiment fait grandir, petit à petit, même s'ils ont dû se répéter beaucoup trop de fois malheureusement pour que je puisse commencer à assimiler la leçon. Les gâchis dans ma vie ont été nombreux et immenses.

En tout cas, cette expérience entrepreneuriale m'a fait apprendre au prix fort que l'excellence n'est pas une excuse pour faire souffrir les gens autour de soi. C'était déjà une source extrême de souffrance pour moi-même et je n'avais aucun droit de traîner les personnes avec moi dans cet inatteignable voyage vers l'excellence. C'est une tâche qui ne connaît jamais de fin, quelque chose qu'il est impossible d'atteindre, pour laquelle il y toujours un sentiment d'ingratitude et d'inachevé sur le travail réalisé, qui ne peut être subi éternellement. C'est juste terrible d'emmener des gens avec soi dans cette quête insensée. J'ai mené une quête terriblement toxique pour moi et j'ai été toxique pour les autres en leur transmettant cela. Je croyais sincèrement que c'était le bon chemin à emprunter, mais être sincère dans ses croyances n'est pas une excuse pour les torts causés. Même si mes remarques étaient parfaitement comprises et entendues par les rédacteurs, parce qu'ils voyaient bien que je faisais des critiques extrêmement argumentées, je pense qu'il n'est pas soutenable d'être continuellement dans une quête perfectionniste d'améliorations continues, et que j'ai eu tort de promulguer cela. Il n'y avait aucune sanction, aucune conséquence, aucun rédacteur n'était renvoyé même s'il publiait des abominations, il n'y avait jamais aucune conséquence pour personne sur les fautes qui étaient faites, mais cela n'empêchait pas d'installer une forme de tyrannie très insidieuse. Vous communiquez un irrépressible désir d'excellence et les personnes autour de vous y répondent bien, parce qu'aucune d'entre elles n'a envie de mal faire. Et je pensais tirer tout le monde vers le haut avec cet esprit de faire toujours mieux, d'être toujours plus attentif, toujours plus "aux petits soins" pour le travail effectué, mais en réalité je ne faisais que confronter les rédacteurs à mes déceptions, car il y avait toujours des erreurs, toujours des choses à améliorer. Et à cause de cela, je pense que je pouvais leur faire perdre leur estime d'eux-mêmes sans m'en rendre compte, car la plupart des gens ne sont pas bâtis de cette façon, ils ne peuvent pas fonctionner en permanence avec cet esprit scientifique de remise en question perpétuelle, de critiques de tout, et je n'étais focalisé que sur ce que nous pouvions améliorer, et jamais sur ce que nous faisions déjà bien, ce qui était une grosse erreur. J'aurais absolument dû consacrer de l'énergie pour la dimension sociale, manifester de la gratitude, ce qui n'est arrivé que beaucoup plus tard, malheureusement.

Ce qui rend le problème encore plus insidieux est que les personnes qui travaillaient avec moi savent pertinemment que je n'étais pas malintentionné. Et je trouve ça très injuste car ça les enfermait dans une relation avec moi où ils acceptaient certaines choses, qu'ils n'auraient accepté nulle part ailleurs, parce qu'ils savaient que mes commentaires et attentes ne concernaient que le travail et ils faisaient un gros effort spécialement pour moi parce qu'ils étaient conscient que je ne fonctionnais pas du tout comme les autres. Cet effort pouvait être vraiment très important en fonction des personnes. Je ne trouve pas ça juste de les avoir mis dans cette position. Et je suis certain que cela les dissuadait souvent de prendre des décisions ou d'émettre des commentaires susceptibles de me blesser ou de me déséquilibrer. Je partage une relation très intense avec les personnes avec qui je travaille, je suis très investi, dans leur travail mais aussi dans leur vie, j'ai un besoin viscéral de savoir s'ils vont bien, s'ils sont en sécurité, s'ils sont heureux, s'ils ont besoin de mon aide. C'est assez inhabituel d'avoir ce type de relation dans le cadre professionnel mais ils réalisent vite que je suis sincère, et cela mitige généralement les aspects de moi qui leur déplaisent. C'est déplaisant de travailler avec moi mais c'est difficile pour eux de ne pas m'aimer non plus parce qu'ils voient que je ne feins pas mon affection pour eux, une affection sans doute anormale et maladroite, mais qui créé irrémédiablement une relation très ambivalente, qui je pense peut être une prison aussi si la personne n'est pas en capacité de prendre du recul vis-à-vis de moi, parce que de mon côté, je n'en suis tout simplement pas capable. Je crois que mes rédacteurs pouvaient supporter mes gros défauts et mes troubles comportementaux parce qu'ils constataient aussi que je n'avais aucune appétence pour l'argent, pour le pouvoir, qu'il n'existait aucune diplomatie d'entreprise à avoir au sein de l'équipe, que mon but n'était pas de nuire mais simplement de publier les meilleurs articles possibles. Ils voyaient que je travaillais continuellement, que toute ma vie résidait là-dedans, et je pense qu'ils avaient plus de recul sur moi que je n'en avais moi-même, ce qui devait aussi les amener à mitiger le mécontentement ou dégoût que je pouvais générer. Je pense aussi que ce qui faisait que mes collègues avaient une grande tolérance envers mes commentaires incisifs sur leur travail est que cette dynamique n'était pas unilatérale, notre relation était aussi égalitaire que possible. Je partageais mes critiques mais j'en recevais également des cinglantes, et je les considérais avec attention, aussi désagréables soient-elles. Je n'étais pas hypocrite sur ma quête "d'amélioration continue" et même si je pouvais laisser apparaître un agacement manifeste, si les arguments étaient cohérents, je m'y pliais et je changeais les choses. Je pense que cela a beaucoup aidé les personnes à me supporter parce qu'elles constataient que je les entendais et que j'étais très actif dans la résolution des problèmes, je gagnais particulièrement leur estime lorsque j'acceptais de mettre en place leurs propositions, même celles contre lesquelles j'étais totalement en désaccord. C'est tout cet ensemble qui rendait les sentiments des personnes si complexes à mon égard. J'étais extrêmement rigide et dur, mais en parallèle, vraiment sincère pour que les choses soient de mieux en mieux pour tout le monde, donc mes collègues naviguaient avec cela avec de lourds désagréments mais y trouvaient aussi des avantages à travailler avec quelqu'un comme moi. L'un des aspects les plus sécurisants pour eux était aussi le fait que je sois très constant, très informatif sur tout ce qu'il se passe dans l'entreprise et que je tenais toujours mes engagements vis-à-vis d'eux.

Ma rédactrice en chef avait fini par en avoir marre que je relise une troisième fois les articles avec elle, j'avais donc fini par céder de ne pas les relire, ce qui était inimaginable pour moi et vraiment affreux à vivre pendant la première année, mais elle m'avait fait comprendre que c'était déterminant pour sa santé mentale et je l'avais choisie elle plutôt que mes protocoles. La plupart des gens diraient que c'était tout de même la moindre des choses à faire, mais c'était loin d'être un choix évident pour moi à ce moment-là. Nous faisions toujours beaucoup d'erreurs et accepter sa demande allait contre tous mes principes, mes valeurs, mes devoirs envers mes lecteurs, ma rigueur. Petit à petit, j'ai cédé sur d'innombrables aspects qui étaient vitaux pour moi mais anormalement pénibles pour les autres, ce qui nous a permis au fur et à mesure des années d'améliorer la qualité de vie pour l'équipe dans l'entreprise. Il aura quand même fallu un naufrage total de mon entreprise, que je décrirai un peu plus loin, pour que je puisse reprendre les choses avec des attentes plus mitigées et un cadre de travail plus sain. Mon curseur s'est ajusté dans la bonne direction grâce à une bonne communication avec mes collègues, et surtout grâce à leur patience avec moi.

J'ai tissé des relations extraordinairement fortes avec mes collègues qui sont devenus de véritables amis sur qui je peux compter, et qui ont été vraiment à mes côtés pour m'épauler dans les moments les plus dramatiques de ma vie. Je m'estime très chanceux et très heureux, et j'ai même une immense fierté à avoir réussi à progresser suffisamment dans mes relations sociales pour parvenir à expérimenter cet aspect de la vie, parce qu'il est juste fabuleux. Cela m'a vraiment fait réaliser à quel point ces relations sociales étaient importantes, et combien j'étais chanceux d'en avoir.

Gérer mon entreprise était un travail incroyablement difficile et ingrat, mais j'aimais vraiment ce que je faisais. Les sujets scientifiques, écologiques, médicaux, sociétaux, technologiques ou geeks, c'était tout ce dont j'adorais parler. C'était fou pour moi d'arriver à atteindre mon autonomie grâce à mes intérêts restreints, même si je crois que c'est souvent l'une des manières qui permet aux personnes autistes de s'insérer dans la société et de trouver un moyen de subsistance. C'était vraiment quelque chose de spécial que de gagner ma vie en rendant les gens plus cultivés, plus curieux, plus ouverts. Ce n'est pas tous les jours qu'il est possible d'exercer un métier pareil, et je trouvais cela exceptionnel. Malgré mes lacunes dans la communication qui m'empêchaient de commercialiser correctement notre journal et de nous sortir de la précarité, j'ai toujours eu une immense gratitude de ma situation.

Collaboration et interdiction

Plusieurs années plus tard, j'ai eu l'immense honneur qu'on m'offre l'opportunité de collaborer avec une multinationale majeure dans l'industrie des jeux de société en tant que directeur-associé du département digital qu'il fallait érigé à cette époque, et je les avais tout de suite prévenu que j'étais totalement engagé dans mon média et que je ne pourrais travailler que les week-end et sur mon temps libre, mais cela ne les avait pas dérangé malgré ma disponibilité limitée, nous avancions à notre rythme. Finalement nous avons collaboré ainsi pendant trois années. Nous n'avions pas pu aboutir là où je l'aurais espéré mais j'étais vraiment ravi d'avoir travaillé avec ces personnes, tout simplement parce que j'ai rarement eu une collaboration aussi respectueuse dans ma carrière. Les rencontres étaient vraiment enrichissantes, les recherches, les sujets, les travaux étaient très intéressants aussi, et je n'étais jamais dénigré pour mes propositions ou mes propos, contrairement à ce à quoi j'avais l'habitude avec mes associés, où Hisham n'hésitait jamais à m'humilier si je proposais quelque chose qu'il jugeait stupide ou si je n'allais pas dans sa direction. Je n'ai jamais été capable de m'émanciper de ma relation avec Hisham, malgré de très nombreuses tentatives, j'ai systématiquement choisi de rester à ses côtés alors que j'avais de bien meilleures opportunités ailleurs, et surtout que j'étais traité avec plus de respect, je ne comprends vraiment pas pourquoi je n'ai jamais été capable de réussir à sortir de son joug malgré mes multiples demandes et tentatives, je n'arrivais juste pas à mettre ma conviction de fuir à exécution. J'étais enfermé dans mon désir d'être à la hauteur pour lui, d'être digne à ses yeux, à faire tout ce qu'il me demandait, et d'être là à chaque fois qu'il avait besoin de moi. En plus de cela, lorsque Joseph avait appris que je contribuais sur mon temps libre à une autre entreprise, il était devenu furieux. C'est la seule fois de toute ma vie où j'ai vu Joseph véritablement en colère contre moi, car il est habituellement toujours calme et j'ai toujours préféré interagir avec lui qu'avec Hisham. Il m'avait ordonné de ne plus jamais travailler en dehors de mon média, et j'avais insisté sur le fait que je donnais déjà 60 à 70 heures par semaine MINIMUM à notre entreprise à cette époque, mais il avait complètement balayé cet argument. Je m'étais retrouvé à devoir m'engager auprès de lui à ne plus participer à aucun autre projet à l'extérieur de mon média, à l'exception de mon association LGBT+, et j'avais trouvé ça incroyablement injuste et incompréhensible. Mais j'avais malheureusement accepté de le faire et je m'y étais tenu par la suite, alors même que Joseph et Hisham avaient des dizaines d'autres entreprises, il y avait clairement un double standard et je m'étais retrouvé piégé à ne plus pouvoir développer des activités en parallèle, ni pour me protéger financièrement, ni pour m'épanouir intellectuellement et socialement, je me sentais esclave de notre entreprise qu'ils détenaient à 75% sans aucun moyen de faire autre chose, et c'était incroyablement injuste parce que je consacrais déjà presque toute ma vie à cette entreprise, de façon totalement disproportionnée, je sacrifiais bien plus que ce que mes associés ne méritaient. C'était au prix de ma santé mentale et physique, et je payais ce prix sans broncher. Leur chantage m'avait vraiment bouleversé et m'a ôté aussi des opportunités et la capacité de m'émanciper par la suite, parce qu'à chaque fois que j'ai considéré prendre de meilleures décisions pour moi, je savais que je ne pouvais pas les prendre sans passer par eux, que j'étais soumis à mes promesses vis-à-vis de Joseph et Hisham. J'ai sans cesse essayé de leur proposer des alternatives ou à défaut, je leur demandais de l'aide pour améliorer mes conditions de travail, mais il étaient focalisés sur l'aspect entrepreneurial - ce qui est normal - et absolument pas sur ma santé. Il y a un énorme piège dans cette situation parce que j'ai remis mon destin entre les mains de mes employeurs alors qu'ils n'avaient pas les mêmes attentes que moi du tout, je me retrouvais prisonnier d'eux pour répondre à leurs objectifs et leurs standards qui étaient complètement à côté, voire en opposition, de mes besoins réels, et je reconnais sans problème que mes besoins sont souvent incompatibles avec le capitalisme. Je n'étais pas du tout le gérant qui leur fallait, pour être honnête, ils le savaient, je le savais, j'ai essayé d'innombrables fois de trouver des solutions ou de partir parce que j'étais épuisé, je le leur répétais inlassablement, mais ils n'y étaient pas réceptifs et de toute façon, tant que je faisais en sorte que les choses fonctionnent, peu importe ce que je pouvais leur transmettre de ma situation, de mes difficultés, de mon inexorable noyade, tout cela les indifféraient totalement. Je pense que c'est typiquement là qu'un tuteur ou un membre de ma famille aurait pu me protéger de cette situation. Mais je tiens quand même à signaler que je m'y suis enfermé tout seul, en acceptant ces situations insoutenables qui n'étaient pas bonnes pour moi, personne ne m'y a forcé, c'est moi qui n'ai pas été capable d'en sortir et qui a pris des décisions malavisées pour moi-même.

Aider un garçon cruel

Inacio, un jeune homme de mon association LGBT+, m'avait expliqué s'être fait mettre à la porte et j'avais aussitôt cherché des solutions d'hébergement et des moyens de l'insérer dans le monde du travail. Il me partageait quotidiennement sa détresse et j'étais très inquiet pour lui. Il était courant que des jeunes dans mon association se retrouvent dans des situations critiques et je faisais de mon mieux pour les aider. Avec le temps, j'ai développé un réseau de personnes prêtes à contribuer également, ce qui me permettait, grâce à eux, d'activer des hébergements d'urgence ou trouver des aides financières rapidement. Je n'hésitais pas à payer moi-même de la nourriture, héberger les personnes chez moi, si nécessaire - même si je détestais cela honnêtement - et les aider à trouver du travail en allant jusqu'à faire leur CV, leur lettre de motivation, en prospectant des employeurs à leur place. Les personnes en détresse dans mon association ont toujours été ma priorité, quelle que soit ma situation du moment, ce qui a souvent été une source de complications et de conflit, dans mon entourage, parfois jusque dans mon couple. Il faut dire que c'était incompréhensible pour mes proches de me voir aider d'autres personnes alors qu'ils me voyaient dans un état exécrable, éreinté, suicidaire. C'est difficile d'imaginer que je puisse aider qui que ce soit dans ces conditions mais c'est ce que je faisais, ce qui dégradait forcément davantage mon état. C'était parfois très difficile à supporter pour mon compagnon, car même s'il savait que j'aidais les autres, il se sentait impuissant par rapport à moi, et ces moments-là nous faisaient macérer dans une forme de fatalité navrante, répétitive et très usante. Les difficultés étaient différentes mais c'était toujours la même histoire qui se répétait. Mon compagnon savait éperdument que j'allais rompre sous la fatigue à partir d'un certain point et il avait beau me prévenir, essayer de m'en empêcher, je n'écoutais pas et j'allais quand même aider les autres jusqu'à me fracasser sur un mur, au sens figuré. Trop d'interactions sociales, trop de situations inédites, c'était juste tendre le bâton pour me faire battre. Mais en même temps, mon entourage a appris à l'accepter aussi parce que personne n'a jamais su quoi me répondre lorsque je leur disais "Oui, mais qui va les aider alors ?". Je n'ai jamais abandonné quelqu'un qui me demandait mon aide, il est certain que les multiples abandons que j'ai traversés dans ma vie m'ont donné beaucoup de détermination en ce sens, je ressentais vraiment le besoin d'aider des personnes qui traversaient des épreuves similaires à celles que j'avais vécues. Cet objectif m'a toujours poussé à dépasser mes limites, et parfois mes principes aussi. Je m'étais promis de toujours séparer ma vie professionnelle de ma vie associative mais Inacio ne s'en sortait pas et je n'arrivais pas à lui trouver du travail malgré avoir demandé à toutes les personnes que je connaissais, alors j'avais décidé de franchir ma ligne rouge et je lui avais offert un stage rémunéré dans mon entreprise. La gratification horaire était la minimum légale, et nous n'avions pas vraiment besoin de lui dans l'entreprise pour démarrer, mais cela lui permettait au moins d'avoir un revenu fixe pour subvenir à ses besoins et pour lui donner un répit aussi pour s'organiser. Je sais à quel point il est complexe, voire impossible, d'organiser le futur lorsque l'on peine déjà à survivre au présent. Le travail était simple, il devait trouver des vidéos et images humoristiques sur internet et les réseaux sociaux pour alimenter en contenu l'un de nos sites web. J'étais très réticent à l'idée de l'accueillir dans mon entreprise et très agacé d'avoir passé outre la séparation que je m'étais toujours fixée entre mon engagement associatif et mon travail... Mais Inacio m'avait raconté être dans une situation tellement grave que je ne pouvais décemment pas m'abstenir de lui tendre la main alors qu'il m'était possible de le faire. Un être humain était plus important que mes principes, même si cela me mettait dans une position conflictuelle avec moi-même.

Il était sous la supervision du rédacteur en chef du site et tout se passait bien au début, je veillais à ne pas interférer dans leur relation de travail, ni dans ses tâches, j'avais beaucoup de travail de mon côté, de toute façon. C'était une bonne chose à mes yeux qu'il n'y ait pas d'interactions directes entre nous au travail.

Après quelques semaines, Inacio était venu m'annoncer que sa grand-mère venait de mourir. J'étais extrêmement triste pour lui et je lui avais dit de prendre tout le temps dont il aurait besoin pour se recueillir et faire son deuil. Je l'avais rassuré aussi sur le fait qu'il serait totalement rémunéré durant son absence, pour qu'il n'ait pas de soucis supplémentaires à se faire, en plus du reste. Les jours passaient et le rédacteur en chef commençait à s'impatienter de son absence, mais je prenais toujours sa défense. Je n'avais pas encore vécu de deuil d'un être humain à cette époque mais je savais ce que c'était que de se sentir démuni, alors j'étais compréhensif qu'il ne nous donne pas de nouvelles. De plus, je m'étais engagé à lui laisser le temps qu'il voulait et je n'allais pas revenir sur ma parole. Après trois semaines d'absence, rémunérées, il était revenu travailler une petite semaine, puis nous avait annoncé que sa seconde grand-mère venait de décéder à son tour. Fidèle à ma naïveté hors-du-commun, je l'ai totalement cru, mais j'étais la seule personne dans ce cas au sein de l'entreprise. À nouveau, je lui avais dit qu'il pouvait prendre le temps de se recueillir avec sa famille et qu'évidemment, je continuerai de le payer pour ses jours d'absence. Je ne voyais aucune raison de lui apporter un soutien différent de la première fois. Mais le rédacteur en chef était extrêmement agacé par cette situation car il n'était pas dupe et il n'était pas content du tout de ma façon de gérer cela, alors il avait insisté pour ne lui accorder qu'une semaine, ce qui paraissait à toute l'équipe être déjà beaucoup vu les trois semaines précédentes qu'il s'était octroyé à mes frais. Inacio avait accepté de ne pas s'absenter plus longtemps et tout le monde semblait donc satisfait. La semaine suivante, il m'annonça avoir besoin d'une semaine supplémentaire car il n'arrivait pas à surmonter le décès de ses deux grand-mères et qu'il passait son temps à pleurer. Sans me méfier le moins du monde ni y réfléchir à deux fois, je lui avais accordé, mais l'équipe avait des réactions de plus en plus virulentes à son sujet et me trouvait vraiment naïf. Leurs remarques commençaient à me faire douter de la confiance que je lui accordais, mais ce n'était pas naturel pour moi de considérer que la méfiance de mes collègues était fondée. J'en étais allé jusqu'à lire une quantité impressionnante de pages nécrologiques pour essayer de leur prouver que ses grand-mère étaient bien décédées, je voulais rassurer tout le monde avec une preuve tangible. J'avoue tout de même que l'avis de l'équipe était tellement unanime que je doutais de plus en plus de mon jugement et je voulais aussi en avoir le cœur net. Mais je n'allais certainement pas l'accuser de mentir sans preuve, surtout qu'à mes yeux, il était statistiquement parfaitement possible de perdre ses deux grand-mères à la suite, donc je ne voyais pas de raisons de ne pas le croire. Je n'avais malheureusement trouvé aucune information dans les nécrologies des différentes villes où ses grands-mères seraient supposément mortes.

Le rédacteur en chef avait dû beaucoup insister pour qu'Inacio revienne travailler, et à son retour, il était particulièrement désagréable avec tout le monde, mais je lui prêtais ce comportement à la douleur de son deuil. L'équipe était peu conciliante avec lui. Dans mes investigations, j'avais demandé des informations à ses amis au sein de l'association lorsqu'il était absent, pour savoir s'il était bien auprès de sa famille, s'il tenait le coup par rapport à ces décès, je m'inquiétais sincèrement pour lui, il ne répondait presque jamais à mes messages mais j'avais peur qu'il soit isolé et qu'il se suicide, car il me disait constamment qu'il allait passer à l'acte, bien avant ses grand-mères et que je ne lui offre du travail. C'était la première raison qui m'avait contraint à passer outre mes principes, si je ne l'avais pas aidé et découvert par la suite qu'il s'était suicidé, je ne me le serais jamais pardonné. J'avais eu quelques réponses de la part de ses amis, la plupart étaient évasives, mais l'un d'entre eux m'avait expliqué qu'il me prenait "pour un con" et qu'il avait tout inventé. J'avais du mal à y croire même si cela allait dans le sens des suppositions de l'équipe, et j'avais fini par obtenir des captures d'écran qui m'avaient laissé complètement sans voix (31). Il y avait des propos incroyablement cruels, Inacio expliquait qu'il savait "que ma grand-mère était toute ma vie" et c'était pour cette raison qu'il inventait ces histoires-là, pour être sûr que cela fonctionne. Un autre membre de l'association m'avait confié qu'il se vantait de mentir pour ne pas venir travailler et être quand même payé. Lorsque le reste de l'équipe avait vu les captures d'écran, même s'ils savaient déjà qu'il mentait, ils avaient quand même été choqué de constater à quel point Inacio était manipulateur et mauvais. Jusque là, ils pensaient juste que c'était un gamin fainéant. J'avais imaginé pouvoir gérer la situation dignement mais au final, dès qu'il s'était retrouvé en face de moi dans l'open-space, je n'avais pas pu réfréner ma colère et je l'avais confronté face à ses mensonges. Il ne savait pas que nous avions des captures d'écran et je ne pouvais pas les lui montrer au risque d'incriminer les personnes qui m'avaient permis d'apprendre la vérité. Cependant, il avait reconnu avoir menti mais il ne s'était pas dégonflé pour autant, il était d'un calme incroyable, ce qui contrastait considérablement avec mon énervement et la façon dont je m'époumonais - j'étais franchement ému et dépassé par ce qu'il se passait - Inacio avait lu en moi comme un livre ouvert, ma grand-mère était effectivement un sujet ultra sensible pour moi, et je n'arrivais pas à appréhender, toujours pas aujourd'hui d'ailleurs, comment une personne pouvait être assez cruelle pour utiliser ça, et agir de cette façon envers une personne qui lui avait tendu la main et qui continuait d'essayer de l'aider au maximum, sans rien lui demander en retour. Nous n'étions pas amis, nous n'avions aucun passif, je n'avais fais que me montrer compréhensif par rapport à sa santé mentale et à sa situation précaire, à supposer que la moindre chose qu'il m'ait dite ait été vraie, et je n'avais jamais eu un propos ou un geste déplacé, jamais exigé quoi que ce soit de sa part, à part qu'il respecte les personnes avec qui il travaillait et continue de chercher activement du travail pour rebondir après ce stage. J'étais perdu et profondément blessé. Il s'était levé très calmement, avait vociféré des insultes à mon égard, toujours avec un calme olympien, comme quoi j'étais une merde, que mes sites et mon association étaient de la merde, et que je pouvais aller me faire foutre. Et il était simplement parti si de rien n'était, tandis que de mon côté j'étais clairement en crise et complètement décomposé derrière mon ordinateur.

C'était une leçon compliquée pour moi, que je n'ai pas réussi à apprendre d'ailleurs vu que j'ai continué de faire confiance aux autres et de m'y casser les dents. Tout cela m'a laissé un goût amer et beaucoup d'interrogations, et m'a mis dans une posture très compliquée par la suite vis-à-vis de mon association. Je me retrouvais à me méfier des personnes qui recherchaient de l'aide, à avoir une forme de paranoïa vis-à-vis des jeunes qui me racontaient leur situation, tout en restant habité par la certitude que si je ne les aidais pas, personne d'autre ne l'aurait fait. Donc je me retrouvais à aider des personnes en qui j'avais soudainement une peur bleue, de qui je me méfiais, alors que c'étaient des personnes parfaitement innocentes et exempts de reproche, je n'ai jamais rencontré une autre personne comme Inacio dans mon association, mais cela a indéniablement altéré ma perception des autres et instillé une peur dans le risque que je prenais en aidant autrui, que je prenais malgré tout car il y avait plus à gagner qu'à perdre, surtout pour ceux que j'aidais, mais cela m'a pourri des années de bénévolat, juste à cause de cette épée de Damoclès, cette peur permanente de me retrouver face à une personne que j'ai aidée et qui serait malveillante envers moi. Une notion impossible à appréhender pour mon cerveau et qui m'a fait tourner en spirale des mois et des mois à n'en pas dormir la nuit. Encore un exemple d'une interaction "désagréable", peut-être banale même pour beaucoup de monde, mais qui prend des proportions disproportionnées pour une personne autiste, qui a des conséquences très néfastes et durables, bien au-delà de l'incident. Ce qui est le plus toxique pour moi est de chercher la logique là où il y en a pas, du rationnel là où il y a de l'irrationnel, des réponses là où il n'y a pas vraiment de questions. La malveillance n'a pas toujours de justification.

Tomber stupidement dans le projet traquenard de deux requins entrepreneurs

J'avais été invité à la soirée d'un grand hôtel parisien par mon amie Éléonore, nous étions en petit comité, il y avait des politiques et des personnalités connus dans les médias, je n'étais pas très à l'aise mais mon amie est une personne douce que j'appréciais beaucoup et qui était influente dans mon domaine d'activités, donc j'ai accepté son invitation car c'était aussi une opportunité d'accroître mon réseau professionnel. J'y avais brièvement rencontré Victor, l’un des plus gros producteurs de télévision en France, mais je ne lui avais pas prêté grande attention parce que je préférais largement discuter avec un astrophysicien passionnant qui était présent à cette soirée.

Lors de cet événement, j'avais apparemment laissé un souvenir marquant à la femme de Victor, sans vraiment qu'il m'en donne la raison, peut-être parce que je lui avais parlé de mon intérêt pour l'effet du cycle circadien sur la dépression, ou peut être que je lui semblais sympathique tout simplement. Elle avait en tout cas reparlé de moi plusieurs fois à son mari et ce dernier m'avait invité pour faire connaissance, en compagnie de mon amie Éléonore et de l'un de ses amis, Paul, qui était un entrepreneur très célèbre en France. Les deux hommes m'avaient tout de suite témoigné beaucoup de gentillesse, sans doute excessivement, et se montraient très sensible à ma façon d'être et de m'exprimer. Ils m'avaient alors présenté leur projet, celui de créer un MCN (Multi Channel Network) qui est un réseau pour accompagner des vidéastes à produire et commercialiser leurs contenus. Je les avais immédiatement dissuadés de démarrer pareille aventure, ayant des amis dans ce milieu et sachant qu'il y avait déjà des structures très développées et en place depuis plusieurs années. Après leur avoir démontré comment et pourquoi la mise en œuvre d’un MCN serait un échec, j'avais théorisé que pour parvenir à se positionner sur ce marché déjà très occupé, il faudrait obligatoirement prendre un virage radical pour proposer quelque chose d'unique et différent, au-delà du seul aspect commercial, qui puisse potentiellement intéresser des vidéastes. Victor et Paul étaient alors convaincus que je devais les rejoindre dans leur aventure pour la concrétiser. Éléonore était très enthousiaste aussi pour participer à ce projet et m'incitait à me joindre à eux, il est vrai qu'elle et moi avions une vision très proche et que ses idées me plaisaient énormément. Je trouvais ces sujets très intéressants mais ce n'était absolument pas mon cœur de métier, je n'avais pas d'expertise précise dans ce domaine et surtout aucune compétence commerciale. J'avais été honnête là-dessus et je leur avais donc donné mes conditions s'ils voulaient que je fasse partie de leur projet : je les aidais à réfléchir avec Éléonore sur tout ce que nous pourrions proposer pour les créateurs de contenus, tout ce qui pourrait leur donner de la valeur et justifier la nôtre, et que, si suite à ces suggestions, leur analyste financier Tristan validait bien le modèle économique et que le MCN était viable, j'accepterais d'en parler auprès de mes amis et des connaissances de mon réseau. J'étais très réservé à l'idée d'engager mes amitiés mais j'étais prêt à le faire si j'étais convaincu de leur apporter quelque chose avec ce projet. Victor et Paul avaient tout de suite accepté mes conditions. Nous étions très complémentaires ensemble, Éléonore avait d'excellentes idées et une vision humaine que j'appréciais beaucoup et qui était rare, ce qui m'avait définitivement attiré vers ce projet, de mon côté j’amenais principalement les signatures des talents, Victor s’occupait des productions vidéos et Paul gérait toute la partie financière et commerciale, il nous affirmait être en train de trouver les financements nécessaires pour démarrer, il avait d'ailleurs déjà créé le MCN et déposé la marque à son nom. Son analyste financier avait finalement affirmé que tout était viable et j'étais à ce stade très serein, mon périmètre était limité mais j'aimais beaucoup contribuer à ce projet, j'étais véritablement convaincu que nous allions proposer des choses intéressantes pour les vidéastes, que j'allais pouvoir travailler avec certains de mes amis et les aider dans leurs projets. J'étais terriblement naïf, j'avais une approche très "famille" et "entraide", complètement déconnectée de l'agenda de Victor et Paul qui était exclusivement tourné vers l'argent. Pour cette partie-là, ce n'est vraiment pas de leur faute, ce sont des entrepreneurs, c'est moi qui n'ait pas été capable de les voir comme tels. J'étais convaincu qu'ils croyaient en ce projet pour ce que nous allions apporter aux créateurs, c'était ridiculement naïf.

Les choses s'accéléraient à toute vitesse. Nous enchaînions les rendez-vous avec des pointures de l'entrepreneuriat et des grands groupes. Les entrevues étaient de véritables réussites, malgré le fait que je sentais bien que les MCN n'étaient pas un sujet facile, même pour ces géants, à la fois intéressés par l’émergence de ce nouveau marché mais aussi très frileux de miser sur quelque chose dont tout le monde parle mais dont rares sont les élus à en récolter les fruits. Je recevais des commentaires très positifs et très flatteurs de ces hommes d'affaires, mais en parallèle, je commençais sérieusement à m’inquiéter au niveau de nos financements. Paul nous rassurait constamment, il nous affirmait qu'il était facile pour lui de les obtenir grâce à son réseau et que par ailleurs, il était en train de finaliser des échanges avec un groupe très connu prêt à mettre un million d’euros sur la table.

De mon côté, j'assumais mon rôle méticuleusement et avec cœur. Avec l'aide de mes amis, nous étions parvenus à réunir une dizaine de grands et moyens Youtubeurs pour un total de 7,2 millions d’abonnés et un peu plus de 480 millions de vues déjà générées. À cette époque et pour démarrer de nulle part, c'était tout à fait honorable. Le modèle que je défendais tant était de créer une structure familiale, créative, d'entraide et de soutien des petits créateurs par les grands, avec différents services. Il y avait une très bonne adhésion au projet. C'était un soulagement pour moi, autant de me dire que nous allions apporter une vraie valeur pour nos collaborateurs que parce que je parvenais à apporter ma pierre à l'édifice en réunissant tous ces créateurs passionnés. Paul et Victor étaient très satisfaits de mon aide mais il restait encore à ce qu'ils tiennent leurs propres engagements... Il faut noter qu'à ce stade, j'avais déjà fait deux erreurs monumentales. La première, c'était d'avoir honoré ce à quoi je m'étais engagé beaucoup trop tôt, j'étais absolument convaincu de ce que me disait Paul sur les financements et les deux hommes d'affaires étaient très poussifs pour que j'inclue mes proches et mes connaissances dans le projet au plis vite, et il y avait une certaine logique à ce que je lui donne du corps, mais les inclure aussi tôt dans le MCN était irresponsable de ma part. Je n'aurais pas dû prendre leurs paroles pour argent comptant, d'autant que j'avais été dès le départ extrêmement sensible sur le point que je ne pouvais pas me permettre de décevoir mon entourage, et que c'est pour cela que je voulais des garanties que le projet soit solide. Et il avait l'air très solide, vraiment. Mais ce n'est pas une excuse, j'aurais dû demander des preuves plutôt que de simplement croire, encore et toujours, tout ce qu'on me disait. C'est une chose de subir soi-même les conséquences de sa naïveté, mais c'est impardonnable d'en faire subir les autres. J'étais très vigilant, je posais beaucoup de questions et je faisais part de mes doutes dès que j'en avais, mais je n'aurais jamais dû me contenter des réponses, mes amis me faisaient confiance et je n'ai pas été à la hauteur, j'aurais clairement dû me montrer plus pointilleux. Cette première erreur a conduit à la seconde. Éléonore et moi avions convenu de nous serrer les coudes face à Victor et Paul, car nous avions senti, surtout Éléonore pour être honnête, qu'ils n'étaient pas forcément alignés à nos valeurs. Je lui avais expliqué dès le début que ma position serait délicate à partir de l'instant où j'engageais mes amis dans le projet, car ce serait leurs intérêts que je défendrais par dessus tout, ni les siens, ni les miens, ni ceux de Victor et Paul, et elle avait bien compris cela. Malgré ce point-là, je m'étais sincèrement engagé auprès d'elle de la soutenir et que nous fassions front ensemble si nous rencontrions des situations dans le futur qui l'exigeaient, et c'est ce que nous avons fait durant un certain temps. Lorsque Victor et Paul ont pris la décision de l'évincer, j'étais acculé. Plusieurs de mes proches s'étaient déjà engagés dans le projet et je n'avais plus aucun levier. Je me demande par ailleurs si Victor et Paul n'avaient pas anticipé cela. Quoi qu'il en soit, j'ai failli à mon engagement, j'ai vraiment été lamentable. J'étais engagé jusqu'au cou avec mes amis vidéastes et je ne pouvais pas faire marche arrière, j'étais très limité dans ce que je pouvais faire mais je n'ai clairement pas été à la hauteur de ce moment, je les ai choisi eux plutôt que mon amie, alors que je n'aurais jamais dû me retrouver dans cette situation en premier lieu. Je ne sais vraiment pas ce que j'aurais dû faire mais j'ai beaucoup culpabilisé vis-à-vis de mon amie en tout cas, même si mes priorités étaient rationnelles et même si elle connaissait ma position compliquée, il n'empêche, ce n'était pas une situation normale. Cela n'aurait pas dû arriver. Et cela ne serait pas arrivé d'ailleurs si j'avais fait preuve de prudence et contribué avec plus de parcimonie, plutôt que de tout mettre sur la table d'un seul coup.

Malgré tout, le MCN semblait continuer à se concrétiser. Paul et Victor avaient recruté quelqu’un pour chercher un local de 250m² afin d’accueillir les commerciaux, de réaliser les productions et de réunir les artistes et vidéastes. Je les avais moi-même accompagnés pour visiter plusieurs locaux, dont un magnifique près du Palais Brongniart, et tout cela me rassurait car cela concordait avec le fait que l'argent n'était pas un problème, selon Paul.

Quelques semaines s’étaient écoulées, mais les financements n’arrivaient toujours pas malgré les affirmations répétées de Paul et Victor. La situation commençait à devenir de plus en plus délicate, notamment parce que les talents, dont plusieurs amis, étaient toujours en attente du démarrage officiel du MCN, certains d'entre eux ayant même signé une exclusivité avec nous et ne pouvant donc pas améliorer leur monétisation avec d'autres agences en attendant. Pour le MCN, il n'y avait toujours pas d'argent, donc toujours pas d'équipe commerciale. Non seulement cette attente ralentissait, voire empêchait, leur monétisation mais en plus de cela, ces créateurs refusaient des opportunités concrètes et importantes avec d’autres MCN, dont certaines éminentes sur le marché… Prétextant devoir se concentrer sur la récupération de l’argent et m'annonçant que ce n’est pas un mais deux millions d’euros que le groupe avec qui il communiquait serait prêt à investir, Paul m'avait demandé si je pouvais l'aider dans ses recrutements pour la fameuse équipe commerciale et artistique du MCN, alors même que cela ne concernait pas du tout mon périmètre. Je lui avais présenté différentes personnes, notamment la petite amie d’un Youtubeur très populaire, elle était donc aux premières loges pour avoir une parfaite compréhension du marché et pour défendre les intérêts de son compagnon et de ses amis impliqués dans le MCN, et un directeur artistique nommé Raphaël, supposément réputé pour avoir filmé des stars comme Justin Bieber, Shaka Ponk, Christine & The Queens, etc., que j'avais rencontré quelques semaines plus tôt. À nouveau, Paul et Victor étaient comblés, ils m'avaient remercié pour mon aide et m'avaient assuré que nous arrivions bientôt au bout du tunnel. Ils recrutèrent plusieurs individus, dont les deux personnes que je leur avais présentées, et leur avaient affecté immédiatement différentes tâches. Les choses se concrétisaient enfin sérieusement. Comme prévu, je n'avais aucun rôle opérationnel mais j'aidais tout de même autant que je le pouvais, car je rendais des comptes à mes amis vidéastes et aux autres producteurs tous les jours alors je m'impatientais autant qu'eux que le MCN soit à flot. J'avais un devoir vis-à-vis d'eux et à ce stade, une obligation de résultat.

Après un mois et demi de travail, les employés n’avaient toujours pas été payé et ils m'avaient alerté de la situation car ils n'obtenaient pas de réponse de la part de Victor et Paul, ce qui était extrêmement suspicieux. J'étais abasourdi et perplexe, cela commençait sérieusement à sentir le roussi. Paul avait fini par convoquer toute l'équipe et moi-même pour une réunion importante et il nous avait alors révélé que les 2 millions d’euros n’arriveraient jamais, malgré le fait que Victor et lui nous avaient confirmé que cet argent avait définitivement été levé, ce qui à ce moment-là nous avait mis en joie et rendus confiants pour l'avenir. Tout cela avait été un bullshit faramineux. J'étais accablé par la nouvelle, la réalité était très brutale. Je réalisais que j'avais totalement failli à mes amis et que j'étais plongé dans les ennuis jusqu'au cou. La réunion était totalement surréaliste, face à l'équipe qu'ils avaient eux-mêmes recrutée, Victor et Paul avaient feint de ne "jamais les avoir recrutés voyons", en les informant par la même occasion qu'ils n'avaient aucune intention de les payer. Ils avaient un aplomb phénoménal, comme s'ils avaient fait ça toute leur vie. L'équipe, et moi-même, étions sérieusement en état de choc. Nous avions essayé de nous défendre, de tirer cela au clair, mais ils avaient tout balayé d'un revers de la main, et nous avec, et nous nous étions retrouvés quelques instants plus tard en pleine rue, hors de l'hôtel dans lequel ils nous avaient reçus, nous étions complètement hébétés. Dès lors, je m'étais immédiatement engagé à trouver un moyen de les dédommager pour leur travail. J'étais totalement effondré mais ma priorité était d'aider l'équipe. Les personnes que Victor et Paul avaient recrutées et avaient missionnées pour diverses missions n'avaient aucun contrat, et pire, il n'y avait aucune trace écrite de leur part, ce qui nous avait honnêtement tous stupéfait car nous échangions régulièrement avec eux par email. En faisant la rétrospective de nos interactions avec eux, nous avions effectivement réalisé que tous les points importants avaient été abordé à l'oral, tous nos rendez-vous avaient été réalisés dans des lieux privés, restaurants ou hôtels luxueux, des milieux bling-bling qui nous passaient franchement tous au-dessus de la tête car aucun de nous ne venait de ce monde là, mais qui a sans doute joué sur le fait que nous avons baissé notre garde. Mais j'ai beaucoup plus de responsabilités que les autres à cet égard, car même si j'étais convaincu de pouvoir faire confiance à Victor et Paul, c'est avant tout moi qui avais convaincu mes amis de s'engager dans ce projet. Quand nous avons relié les points ensemble, nous avons réalisé à quel point Victor et Paul s'étaient parfaitement protégés de laisser la moindre trace. C'était effrayant. Très effrayant. Cela faisait beaucoup à assimiler d'un seul coup. J'étais totalement abusé et désabusé, mais ma priorité était de réparer le mal que j'avais causé indirectement, je n'avais aucun rôle opérationnel mais je ne pouvais pas nier avoir une responsabilité énorme dans tout cela. Cette situation était abominable. J’avais immédiatement développé une stratégie pour tenter de réparer le tort qui avait été causé aux personnes qui s’étaient faites exploiter. J’étais forcé de jouer un double jeu : j’avais incité l'équipe de nous menacer Victor, Paul et moi de porter l’affaire non seulement en justice mais aussi auprès des médias, et de l’autre côté, j’avais joué sur ma "solidarité" auprès de Victor et Paul face à la “rébellion des employés”. Cela m’avait permis notamment de les convaincre que les personnes qu'ils avaient recrutées avaient des preuves tangibles contre eux (ce qui était absolument faux, c'était un pur bluff) et qu’il fallait impérativement qu'ils les paient pour résoudre le conflit. Les victimes dans toute cette histoire avaient été immensément compréhensives envers moi, plus que je ne l'aurais mérité, et elles m'avaient fait à nouveau confiance lorsque je leur avais dit faire tout le nécessaire pour récupérer leur argent. Au-delà de leur confiance, elles ont même fait preuve d'une grande sollicitude vis-à-vis de moi, car elles ne voulaient pas non plus que je me retrouve embourbé dans une situation catastrophique légalement si je n'arrivais pas à récupérer leur argent et si l'affaire était portée en justice. J'étais prêt à traverser cela si je n'arrivais pas à récupérer leur argent mais j'espérais clairement que tout se règle rapidement à l'amiable. J'étais allé jusqu'à prendre de très gros risques pour l'équipe en enregistrant Victor et Paul avec mon téléphone, afin d'amasser des preuves tangibles que nous n'avions pas jusqu'à présent, et mon entretien avec eux avait parfaitement mis en lumière leurs mensonges, et me dédouanait par ailleurs complètement de leur machination. Je n'ai heureusement pas eu à m'en servir car le scénario inverse avait de quoi faire peur, ces deux personnes me semblaient effroyablement dangereuses et parfaitement rompu à l'exercice de se servir des gens sans les payer, et à bien d'autres manigances, j'étais sincèrement terrifié à l'idée de devoir leur faire un chantage avec cet enregistrement pour qu'ils fassent amende honorable, ou d'avoir à remettre cet enregistrement à la justice, si on en venait là. J'étais déjà dans de sales draps à cause d'eux et j'avais l'impression qu'ils étaient capables de bien pire. J'étais vraiment paniqué de ma manœuvre, il y avait mille probabilités que cela finisse très mal pour moi, mais mon but était de donner à l'équipe un levier pour qu'ils soient payés, ou à défaut qu'ils soient entendus, et crus, par la justice. Finalement, j'avais réussi à les convaincre que l'équipe avait largement de quoi nous faire condamner, ce dont Paul ne croyait absolument pas mais qui inquiétait tout de même Victor. Au final, ils ont payé une partie de l'argent, avec des contrats de droits d'auteur je crois, et je les avais dédommagés sur mon propre argent de la différence par rapport à ce que Paul et Victor leur avaient promis lors du recrutement. Cette expérience m'a profondément bouleversé. J'y avais investi tout mon cœur et je suis encore accablé aujourd'hui par la culpabilité, je ne me pardonnerai jamais d'avoir embarqué mes amis à se joindre à ce projet qui s'est avéré être un énorme mensonge. J'ai réalisé au prix fort, et à des risques incommensurables, que je n'appartiendrais jamais "à la cour des grands entrepreneurs". Ce monde n'est pas du tout pour moi. Ce beau projet "familial et créatif" avait été tordu en une abomination et je m'en suis terriblement voulu d'avoir été aussi bête. Inexpérimenté, stupide, naïf. J'aurais dû faire mieux pour protéger mes amis, je n'ai pas été à la hauteur de leur confiance et de leur amitié, je ne me le pardonnerai jamais. C'était vraiment douloureux et humiliant de leur annoncer un par un la nouvelle, mais rien de ce que je ressentais n'avait d'importance en comparaison au temps et aux opportunités que je leur avais fait perdre.

Victor et Paul avaient énormément misé sur Anne-Claire, l'une de mes amies, qui a une carrière internationale et une notoriété importante en France dans son domaine. Nous avions eu beaucoup de rendez-vous tous ensemble, parfois aussi avec son manager ou son producteur, Victor et Paul s'étaient engagés sur un cahier des charges très précis et j'étais vraiment heureux de pouvoir l'aider à développer sa chaîne YouTube. Quand il a fallu lui annoncer ce qu'il s'était passé, j'étais totalement mortifié. J'avais envie de m'enfuir et de disparaître mais j'y étais allé quand même. L'équipe avait eu la gentillesse de m'accompagner, ils avaient vraiment été gentils de venir avec moi pour raconter tout ce qu'il s'étaient passés, parce que je ne sais pas si elle m'aurait vraiment cru si j'avais été seul. Tout ce château de cartes était tellement fou. Nous avions passé un long moment ensemble pour déjeuner et elle était aussi choquée que nous, elle avait du mal à croire que les rendez-vous auxquels elle avait elle-même assisté, les promesses qui lui avaient été faites, même les contrats qui avaient été signés, tout ça n'avait été que des mensonges. C'était beaucoup à assimiler. Mais elle l'avait fait la tête haute, avec une grande dignité, et au final c'était elle qui essayait de me consoler et de me rassurer, c'était le monde à l'envers. C'est moi qui lui causais du tort et c'était elle qui séchait mes larmes, du grand n'importe quoi. Sa mère était arrivée vers la fin du repas et elle avait tout de suite compris qu'il y avait eu des mauvaises nouvelles, elle nous avait aussitôt encouragés, nous "les jeunes", que tout ceci était juste un coup dur temporaire et que nous allions faire plein de belles choses de notre vie. Elle nous avait alors invité pour le déjeuner, et je considérais clairement que c'était à moi de payer pour tout le monde, surtout vu le contexte, alors je m'y étais vivement opposé mais elle m'avait vite envoyé balader avec un grand sourire et il n'y avait eu aucun débat possible sur le sujet. Bizarrement, ce moment a été précieux pour moi, je n'avais rien laissé paraître mais j'étais à deux doigts de m'effondrer en larmes face à la gentillesse infinie de la maman d'Anne-Claire que je ne méritais certainement pas face à tous les torts que j'avais causés. Je sais bien que ce n'était pas grand chose mais j'étais vraiment brisé par ce qu'il s'était passé, ce petit moment de gentillesse avait été beaucoup pour moi. Il est d'autant plus précieux que je ne me rappelle d'aucun autre positif cette année-là. La suite ne va que de pire en pire.

Effondrement de ma vie après m'être fait escroquer par ma meilleure amie

Je vais maintenant aborder le point crucial dans mon parcours de vie qui m'a sérieusement fait dévisser de mon équilibre précaire et m'a fait basculer dans un désespoir si profond que je m'en suis abandonné à la drogue, et quasiment jusqu'à la mort. Ce point a été ma meilleure amie.

Pourtant je n'étais pas sourd aux alertes faites aux personnes autistes sur les risques auxquels elles s'exposent au niveau relationnel, particulièrement face à des personnes malintentionnées. Mais malheureusement, je surévaluais largement mes capacités à discerner les situations ou les personnes, je ne me sentais pas vraiment concerné. J'avais pourtant fait les frais toute ma vie de mes lacunes et de mes erreurs de jugement, mais aussi étrange que cela soit, je n'en avais clairement toujours pas tiré les leçons. Comme à mon habitude, je brille par mon inlassable stupidité, je n'apprends jamais rien. Difficile de trouver quelqu'un de plus constant que moi.

Sherazade, ma meilleure amie, était vraiment une personne phénoménalement importante dans ma vie. Je considérais qu'elle était la plus importante juste après ma grand-mère, ce qui la plaçait devant mes tantes, même Kally, devant mes frères et sœurs, devant mes parents, devant Quentin, devant Hisham, devant toutes les autres. C'était un pilier dans ma vie, un trésor. Je suis une personne déjà très isolée à la base, à cause de mon propre comportement et de mes particularités, c'est factuellement très difficile de devenir ami avec moi. Mais avec Sherazade, tout était facile. Elle était fabuleusement douce, compréhensive, bienveillante, prévenante, attentive, soucieuse de mon bien-être, elle était à mes yeux le second meilleur être humain que j'avais jamais rencontré dans ma vie. Petit à petit, elle s'était immiscée dans mon quotidien, au point d'avoir quasiment la place d'une petite amie. Pourtant je suis homosexuel. Pourtant elle était en couple. Mais elle mangeait avec moi tous les jours, elle dormait avec moi régulièrement, elle m'écrivait jour et nuit, elle me partageait tout ce qu'elle avait sur le cœur et je faisais de même, nous avions une relation très inhabituelle pour la nature de notre intimité, pour la force de notre proximité, pour l'évidence de notre affection mutuelle. J'étais magnétisé vers elle, et son comportement m'indiquait qu'elle était magnétisé vers moi, ce qui était sans doute vrai, mais pas pour les mêmes raisons que moi.

Ce sont mes associés Joseph et Hisham qui m'ont fait rencontrer Sherazade. Ils m'avaient fait venir brièvement lors d'une réunion et ils m'avaient demandé de les aider sur des projets qu'ils avaient en commun avec un homme d'affaires que Sherazade accompagnait. J'avais déjà entendu des choses horribles sur elle à l'époque, de la part de certains de nos collaborateurs. Elle jouissait d'une grande notoriété sur les réseaux sociaux mais n'avait pas toujours bonne réputation dans la sphère professionnelle, il y avait des avis très polarisés à son sujet. Mais je suis une personne qui, vraiment très stupidement, ne porte jamais de considérations aux rumeurs sur les personnes et qui aime se faire son propre avis sur les gens, donc lorsque je l'ai rencontrée, je l'avais jugée pour ce qu'elle était et j'avais vraiment mis de côté les on-dits. Ma première impression d'elle avait été globalement très neutre. Elle avait une véritable prestance dans la salle de réunion et affichait une vraie confiance en elle, mais cela était contrebalancé par des contributions que je jugeais très médiocre de sa part, parfois je me demandais si elle savait seulement de quoi nous étions en train de parler, mais les autres personnes avaient l'air de considérer ce qu'elle disait, donc je gardais l'esprit ouvert et je ne voulais pas me faire un avis trop vite.

Dès la première fois où nous nous sommes rencontrés en dehors du travail, elle m'était apparue sous une lumière totalement différente et j'avais eu instantanément un coup de foudre pour elle. Nous devions partager un court moment ensemble mais il s'était étendu dans une infinité de conversations, j'étais totalement captivé par sa personne. Elle était tellement douce, tellement à l'écoute avec moi. Elle me rappelait Jean-François d'une certaine manière, d'une façon différente mais d'une façon semblable aussi, je ne sais pas si c'était elle, ou juste le fait que les personnes qui écoutent mes monologues soient à ce point rares, mais mes moments avec elle me donnaient le sentiment d'avoir le droit d'être un peu plus moi-même, un peu plus authentique, jusqu'à ce que je me sente d'ailleurs un jour assez en confiance avec elle pour me confier sur mon autisme, qui était quelque chose d'inavouable pour moi à cette époque et que je réprimais absolument en public. Elle n'avait pas été étonnée du tout, en tout cas c'est ce qu'elle m'avait montré, et elle avait été très rassurante avec moi, au point que je m'autorisais petit à petit à ne plus réprimer mes troubles autistiques visibles en sa présence, ce qui était totalement inhabituel pour moi mais incroyablement confortable, je dirais même qu'il y avait quelque chose de grisant, d'intoxiquant, et que pouvoir être moi-même à ce niveau, même si ce n'était qu'avec elle, cela m'était amplement suffisant pour être heureux. Nous étions totalement inséparables. J'adorais son intelligence. J'adorais sa patience. J'adorais sa douceur. J'adorais sa bienveillance. J'adorais sa sociabilité exceptionnelle. J'étais extraordinairement honoré qu'elle m'apprécie autant. J'étais même franchement surpris d'une telle réciprocité, c'était extrêmement troublant parce que j'ai toujours été habitué à une forte circonspection à mon égard de la part des gens - même avec mes amis proches, tous les démarrages ont été... précautionneux - donc c'était très singulier que quelqu'un m'ouvre les bras de cette façon. Elle était très connue dans le milieu des médias et elle m'incitait constamment à participer aux soirées événementielles pour de grandes marques ou chaînes de télévision, ce que je faisais déjà de temps en temps pour mon média mais avec grande parcimonie et difficulté. Elle argumentait constamment que participer à ces événements était essentiel à ma réussite et j'avais considéré que c'était vrai à cette époque, donc je faisais beaucoup d'efforts pour l'accompagner partout. Elle était très compréhensive avec moi, elle voyait que j'en souffrais beaucoup et elle me soutenait énormément en conséquence. Souvent, avant de rentrer dans un événement, je sautais à pied joints, je m'autorisais à manifester mes stéréotypies ou mon flapping au maximum, et elle patientait en me regardant avec le sourire, elle me laissait toujours prendre le temps de me préparer sans aucun jugement de sa part, et puis quand j'étais prêt à bien "faire semblant d'être normal", je me raidissais, je serrais les poings, et sans que je n'ai à lui dire que j'étais prêt, elle l'avait compris, elle me prenait alors par le bras et nous faisions notre entrée. Je me sentais vraiment en sécurité avec elle, et malgré la quantité impressionnante d'interactions sociales que j'ai dû endurer durant cette période qui m'étaient très nocives, elle avait cet immense pouvoir de rendre cela supportable. Elle jaugeait très bien quand c'était trop pour moi, elle prenait tout de suite le relais et finissait elle-même les conversations avec les autres personnes, ou elle me disait quand j'avais fait assez de présentiel et m'autorisait à partir, c'était très agréable. Je n'avais encore jamais eu une telle alliée dans mon quotidien, c'était inouï de découvrir à quel point l'assistance et le soutien d'une personne me changeait la vie. C'était très beau à voir, très beau à vivre, et honnêtement cela me donnait beaucoup d'espoir pour l'avenir. J'avais presque toujours été dans le noir, toujours à me débattre avec la vie, qu'il y ait des circonstances extérieures ou non, et là j'avais l'impression d'avoir trouvé un peu de lumière, de soulagement. Je devais toujours faire autant d'efforts mais mon affection pour elle, et sa seule présence, les rendaient beaucoup plus supportables. Elle me donnait des ailes, et de la motivation pour vivre.

Je n'avais pas hésité à lui poser des questions sur toutes les choses horribles que j'entendais à son sujet. J'étais curieux de son histoire, des raisons de ces rumeurs, et j'avais vraiment apprécié ses réponses car elle décortiquait chaque chose qui lui était reprochée en me donnant des explications très précises, point par point. Tout était devenu parfaitement clair pour moi et je n'avais aucune raison de ne pas la croire. Sa version était plausible donc avec mon extrême naïveté, je l'avais simplement absorbé comme une vérité absolue. Par ailleurs, j'étais ravi qu'elle me donne ses explications car cela me permettait de la défendre ardemment contre ses détracteurs. Toutes les rumeurs auraient été supposément dûes à des personnes qui lui voulaient du mal, d'anciens collaborateurs qui ne supportaient pas qu'elle soit une femme qui ait pris son indépendance et qu'ils cherchaient à la faire échouer à tout prix en salissant sa réputation. Elle avait même employé le mot conspiration, ce qui aurait probablement alerté la plupart des gens, mais je l'avais pris au mot, je la croyais inconditionnellement. J'étais relativement indifférent des rumeurs autour d'elle jusqu'à présent, je ne comprenais pas pourquoi il y avait une telle méchanceté à son égard, mais désormais avec les explications qu'elle m'avait données, je m'insurgeais totalement contre sa situation, je ne supportais pas cette "injustice". Je la pensais vraiment victime de misogynes et d'anciens patrons jaloux... Je pouvais piquer des colères très vives envers quiconque parlait de Sherazade en mal, et je n'avais aucune honte de recadrer quelqu'un en plein milieu d'un événement avec d'autres médias s'il avait fait le moindre petit commentaire, même subtil, même "juste pour rigoler", il n'y avait juste aucun mot, aucune critique, aucune insinuation, aucun propos possible contre Sherazade en ma présence. Et après quelques éclats de voix, les gens avaient vite compris qu'il ne fallait jamais aborder le sujet de ma meilleure amie au risque de me provoquer une crise de nerf complètement disproportionnée et de me voir m'époumoner de façon virulente pour la défendre, à régurgiter tout ce qu'elle m'avait dit et à argumenter combien c'était une personne extraordinaire. Elle était intouchable et tout le monde le savait, ce qui a aussi joué contre moi par la suite car en rendant impossible la communication à son sujet, même avec mes propres amis, je me suis isolé tout seul. Quand mes proches sont intervenus, je n'étais pas à leur écoute et j'étais dans le déni total.

Au bout de quelques mois, elle m'avait imploré de l'aider pour une mission qu'elle devait accomplir pour l'un de ses clients, elle m'avait dit être persuadée de perdre ce contrat et qu'elle allait se retrouver dans de grosses difficultés financières. Je l'avais évidemment aidée sur le champ, j'avais résolu toutes ses problématiques, réalisé toutes les maquettes graphiques, j'avais travaillé sans relâche pour lui livrer tout ce dont elle avait besoin, et sans doute beaucoup plus. Il était important qu'elle fasse forte impression pour que son client ne doute plus de sa valeur. J'étais vraiment heureux d'apprendre que tout le travail que j'avais réalisé pour elle, gratuitement bien entendu, avait été immédiatement validé par son client. Je tiens à signaler, pour éviter toute omission de ma part, qu'elle avait alors convaincu son client de commander des articles à mon média, alors qu'il n'y avait eu aucun accord entre nous pour qu'elle me rende la pareille, je ne lui avais rien demandé en retour et je l'avais aidé de façon totalement désintéressée. C'était sa façon de me remercier et j'avais trouvé cela très honorable de sa part, surtout que cela représentait une somme. Elle savait que j'étais incapable de commercialiser mon média moi-même et l'avait fait pour me rendre service, j'avais beaucoup de gratitude. Cela m'avait conforté dans l'idée, même si j'étais déjà convaincu, que c'était quelqu'un de bien et que je pouvais totalement lui faire confiance.

Petit à petit, elle m'en demandait toujours plus. Je ne m'en étais pas aperçu à l'époque, honnêtement j'étais très prompt à l'aider à tout instant, quel que soit le jour et l'heure, elle sifflait et j'arrivais, littéralement. Je ne me méprends pas là-dessus, j'étais parfaitement heureux de remplir ce rôle. Je voulais être là pour elle, et elle savait que c'était le cas. Au fur et à mesure, j'avais fini par l'aider pour l'intégralité de ses projets, toutes ses prestations, même à refaire les maquettes de son site professionnel, à réaliser ses présentations pour ses clients, je faisais tout mon possible pour l'aider parce que je voulais qu'elle sache qu'elle pourrait toujours compter sur moi. Et elle le savait.

Un soir alors que nous dinions ensemble au restaurant, elle s'était effondrée en larmes en m'expliquant qu'elle était à bout, qu'elle avait de plus en plus de mal à trouver des clients à cause des "horribles rumeurs" que ses anciens collaborateurs diffusaient sur elle, qu'elle avait l'impression de ne plus être bonne à rien. J'étais révulsé de la voir comme ça. J'avais envie de retourner la table et de hurler, je ne supportais pas qu'elle puisse vivre une telle injustice. C'était insoutenable de me dire qu'une personne aussi magnifique et brillante qu'elle puisse se faire détruire par une "conspiration" de personnes malintentionnées, tout cela était insensé, et factuellement, cela l'était. J'étais profondément affecté par ce qu'elle me disait et il m'était impossible de rester là les bras croisés sans rien faire pour l'aider, alors la seule idée qu'il m'était venu avait été de lui proposer de travailler avec moi pour la mettre à l'abri du besoin et du monde extérieur. Je lui ai littéralement ouvert les portes de mon entreprise en lui faisant une confiance aveugle. Je lui avais proposé de prendre la direction de mes équipes et de développer le projet de groupe média que nous préparions à cette époque. Mes associés avaient tout de suite mis le holà. Ils ont véritablement joué un rôle majeur qui a permis de sauver l'entreprise à ce moment-là. Je plaidais et j'argumentais pour faire de Sherazade mon associée, mais je me heurtais à une forte circonspection de la part de Joseph et Hisham, ils ont une vaste expérience et eux sont plus attentifs à la réputation d'une personne en milieu professionnel, mais ils étaient aussi attentifs à mes arguments, ainsi qu'à ceux de Sherazade qui a plaidé son intérêt pour le projet et sur ses expériences. Je pense qu'ils étaient aussi agréablement surpris par l'alchimie qu'il y avait entre Sherazade et moi, parce qu'ils la voyaient frénétiquement me rejoindre au bureau constamment et qu'ils étaient étonnés qu'elle n'ait toujours pas "pété un câble" en ma présence, contrairement à la plupart des gens qui passent trop de temps avec moi. Ils avaient espoir que j'ai enfin trouvé une personne qui fonctionne bien avec moi et ils avaient aussi envie de m'encourager. Ils avaient fini par accepter que Sherazade vienne m'épauler dans nos projets mais ils avaient fixé des conditions extrêmement carrées et mis en place un cadre contractuel, qui a au final sauvé l'entreprise malgré les pertes et ennuis significatifs qu'elle a causés par la suite. Je voulais qu'elle devienne immédiatement mon associée sans sommation mais Joseph avait mis en place un contrat qui lui donnerait effectivement cette place, mais seulement après avoir réussi un an de collaboration entre son entreprise et la nôtre, et qu'elle parvienne à accomplir ses missions. C'étaient des conditions extraordinairement raisonnables, impossibles à ne pas atteindre, qu'elle avait immédiatement acceptées, mais personnellement j'étais très offensé qu'ils ne lui donnent pas tout, tout de suite. C'est une belle illustration de mon inexpérience, mais plus encore, de la façon dont mon extrême binarité et mes perceptions complètement biaisées sont la porte ouverte à des prises de risques et des dangers très sérieux, professionnels, financiers, matériels, etc. Dans tous les cas, si mes associés n'avaient pas mis en place ces conditions, nous n'aurions plus rien aujourd'hui, car nous avons appris par la suite que le parcours de Sherazade était vraiment une succession d'escroqueries et de mensonges, et que les "horribles rumeurs" n'avaient pour origine que les dommages qu'elle avait causés dans le passé, à beaucoup de monde. Il est clair que Joseph et Hisham ont toujours eu des choses plus importantes à gérer que mon entreprise, et leurs absences étaient une grande source de frustration, parfois de désespoir pour moi, mais ils avaient parfois des contributions chirurgicales d'importance majeure et celle-ci était l'une d'entre elles.

Dès son arrivé dans l'entreprise, les choses se sont extrêmement mal passées. J'ai une part de responsabilité énorme, sans doute plus importante que Sherazade, dans le fiasco qui a suivi. Je lui faisais confiance, et elle a certes trahi cette confiance, mais ce n'est en aucun cas une excuse d'avoir laissé les choses se morceler à cette envergure et à cette vitesse. J'ai moi-même accepté certaines de ces choses en sachant éperdument que ce n'était pas le bon choix mais j'acceptais quand même systématiquement de faire ce que Sherazade me disait. Elle ne m'a jamais contraint à quoi que ce soit donc je tiens à préciser que je suis lucide sur ma responsabilité dans le naufrage de mon entreprise, et dans le mien.

À cette époque, même s'il était extrêmement difficile de travailler avec moi et que beaucoup de reproches légitimes m’étaient faits vis-à-vis de mon ton, mon comportement, mes exigences, les personnes dans mon entreprise savaient que j’étais quelqu’un de profondément passionné et réglo, que quelles que soient les critiques, les erreurs ou mon niveau de mécontentement sur les articles publiés, mes collaborateurs savaient que j'honorais toujours mes engagements vis-à-vis d'eux et que je payais rubis sur l’ongle. Tout était loin d’être idéal mais nous nous connaissions bien les uns les autres et même si c’était parfois difficile, qu'il y avait des bons et des mauvais jours, nous savions que nous pouvions nous faire confiance, même quand il y avait beaucoup de travail ou de la tension entre nous. Nous savions que nous faisions tous de notre mieux et que s'il y avait de la pénibilité, il n'y avait pas de malveillance entre nous. Lorsque Sherazade est arrivée, la situation s’est extrêmement vite détériorée. Et encore une fois, j’ai une part énorme de responsabilité. Je n’avais aucun recul sur quoi que ce soit et je prenais vraiment tout ce qu’elle me disait pour argent comptant, les seules vérités dans ma vie étaient celles qui sortaient de sa bouche. Ce n'est pas une excuse, c'était factuellement comme cela que je vivais les choses à ce moment-là. Elle avait été très insidieuse au démarrage, elle me disait constamment que mon équipe était complètement nulle, que j’avais raté les recrutements, que je leur laissais faire ce qu'ils voulaient et que c'était une véritable basse-cour, que les rédacteurs étaient mauvais, que ma rédactrice en chef était vraiment incompétente, que je ne pouvais pas compter sur elle, et bien d'autres commentaires de ce genre. Elle faisait constamment des comparaisons avec les médias dans lesquels elle avait supposément travaillé (les patrons de ces médias m’ont dressé un tout autre portrait du rôle de Sherazade par la suite…) et elle me disait que les rédacteurs dans ces rédactions écrivaient trois fois plus d’articles chaque jour, que ce n’était pas normal de les laisser sans supervision, elle avait toutes sortes de recommandations à faire, et petit à petit, alors que je n’avais jamais fait de comparaison avec qui que ce soit, je commençais à vraiment stresser sur les critères qu'elle me donnait et à transmettre ce stress à mon équipe. L’équipe et la rédactrice en chef avaient déjà beaucoup plus de discernements que moi, et ils avaient essayé plusieurs fois de me faire remarquer que cette situation n’était pas normale, jusqu’à même m’acculer un jour en me faisant reconnaître que ces attentes ne venaient pas de moi mais de Sherazade. Mais j’assimilais leur résistance à la “vision” de Sherazade comme un rejet de Sherazade elle-même, et les conversations viraient rapidement à l’hystérie, enfin, à la mienne. Mon équipe était sidérée par ce qui était en train de se passer petit à petit, et l’atmosphère avait complètement changé, la confiance que nous nous faisions avait été complètement fracassée. C’était vraiment très violent à vivre, autant pour l’équipe que pour moi. Diviser pour mieux régner n'est pas une expression ridicule du tout. Sherazade a instigué une discorde phénoménale avec une grande aisance et rapidité. Mais je manquais vraiment de discernement pour voir cela. Les rédacteurs étaient très en colère contre moi et j’étais très en colère contre eux, ils refusaient d’accepter Sherazade et je refusais de les écouter, j’étais hermétique. Je considérais aussi qu’elle était la plus expérimentée d’entre nous et que je lui avais proposé de travailler à mes côtés pour qu’elle se sente écoutée et appréciée, pas pour qu’elle se retrouve face à des personnes hostiles alors même que je voulais la protéger de ça. C’était extrêmement difficile à vivre, je me retrouvais coincé dans une situation inédite que je n’aurais jamais imaginée et les choses échappaient complètement à mon contrôle. Déjà dans un cadre ordinaire, mes relations avec les personnes sont extrêmement précaires, mais alors dans ce cadre si particulier, j'étais incapable de gérer la situation correctement et les choses avaient dégénéré à une vitesse inattendue pour moi. En l’espace de quelques semaines, je m'étais retrouvé dans un état très sombre, avec des bouffées suicidaires sévères et des anxiétés intenses, le simple fait au réveil de savoir que je devais me rendre au travail me provoquait des crises autistiques et je passais des heures à me balancer devant la porte de chez moi en essayant de la franchir, c'était démentiel de vivre cela, mes bureaux dans lesquels je me sentais si bien était devenu d'un seul coup un environnement extrêmement toxique pour moi, et cela a donné l’opportunité à Sherazade de vraiment prendre le contrôle de l'entreprise. Que ce soit clair, elle ne m'y avait pas forcé. Elle m'avait suggéré "que je me repose" et m'avait proposé qu'elle "gère ce bordel" - qu'elle avait elle-même provoqué - à ma place. Je suis seul responsable d'avoir accepté cela. J'ai choisi ma meilleure amie plutôt que mon équipe. Inadmissible et indigne de la confiance que les membres de la rédaction me faisaient, mais cela a été la cruelle réalité, j'ai fait ce choix. J’ai honte et je ne pourrais jamais réparer cela, mais ce choix horrible, je l’ai fait, je ne peux pas m'en laver les mains. Lorsqu’elle m’a proposé de régler tous mes problèmes, j’ai dit oui, mille fois oui. Et elle a littéralement oblitéré l’équipe, des personnes, dont certaines avec qui je travaillais depuis plusieurs années, qui espéraient encore pouvoir compter sur moi et que nous puissions trouver une issue à tous nos conflits récents. J’étais tellement bloqué dans mes incapacités et mes difficultés par rapport à cette situation inédite que j’ai complètement fui mes responsabilités, il n'y a pas d'autres manières de le dire, et par ma faute, j’ai causé un tort affreux à ces personnes qui ne méritaient pas du tout d’être traitées de cette façon. C’était vraiment horrible. Mais je voulais que tout ça s’arrête, et Sherazade rationnalisait d’une façon incroyable, et vraiment je ne sais pas comment l’expliquer, et sans que cela réduise le moins du monde mes responsabilités dans tout ça, elle avait juste une manière de me présenter les choses qui me donnaient l'impression que toutes ses décisions étaient parfaites, sensées, avisées. Elle parlait de retirer la gangrène, que j’étais dans cet état à cause d’eux, et à ce moment-là je croyais vraiment que c’était le cas, alors qu’en fait à l’origine de tout, c’était elle. Mais elle me pointait du doigt le comportement de tel rédacteur, le propos de telle rédactrice, les critiques de ma rédactrice en chef, et je ne me focalisais que là-dessus comme si c’étaient des actions malveillantes de leur part alors que c’était en réalité seulement des réactions. C’était vraiment très insidieux. Sherazade a remplacé l’intégralité de mon équipe. L’intégralité. Et d’une façon très borderline. Rien qui ne puisse l'inquiéter légalement, mais moralement très discutable. Je m’inquiétais beaucoup de ses méthodes parce que je suis quelqu'un qui fait tout de façon très carrée, c'était comme ça bien avant que je rencontre Sherazade et à nouveau comme cela dès qu'elle est sortie de ma vie, mais durant cette période, je la laissais complètement faire alors qu'elle agissait de façon "surprenante", parfois carrément douteuse. C’est à cette période qu’elle a commencé à éluder mes questions, alors qu’habituellement elle me donnait toujours des réponses très argumentées qui me rassuraient parfaitement. Désormais elle me disait souvent “Tu me fais confiance, non ?” ou “Tu sais que je fais tout ça pour toi ?”, et je me sentais honteux d’avoir seulement posé la question comme si cela remettait en cause la place centrale qu’elle avait dans mon cœur et dans ma vie. Elle avait vraiment des méthodes monstrueuses parfois, et malgré tout ce que cela pouvait susciter chez moi, elle avait toujours une façon de rationaliser ses actions qui me contentait suffisamment pour me rassurer. Rétrospectivement je ne comprends pas comment j’ai pu laisser passer des choses pareilles, clairement c'est la preuve que je ne suis pas quelqu’un à qui il est possible de confier des responsabilités parce que je ne suis pas fiable, je suis trop facilement corruptible par mes proches, je manque déjà d'un tel discernement en temps normal mais sous l'influence d'un ou d'une amie, je suis juste consentant à n'importe quoi au point que ça en est dangereux, pour moi et pour les autres surtout. Et du n'importe quoi, il y en a eu beaucoup pendant la période où Sherazade dirigeait ma vie, mon entreprise et même mes relations.

Elle voulait se débarrasser de ma rédactrice en chef Magalie pour placer l’une de ses relations et elle y était arrivée d’une façon qui m’avait sidérée. Elle m’avait dit de lui faire confiance et elle avait manœuvré avec précision et aisance, et elle avait fini par obtenir ce qu'elle voulait. Elle était parvenue à pousser Magalie à la démission en lui offrant… une promotion. C’était juste sidérant. Elle avait une tactique, l'avait exécutée et avait gagné haut la main. Et je n'étais pas ignorant ou passif, j'étais un acteur, j'ai cautionné sa stratégie. Ma relation était devenue tellement exécrable avec Magalie que lorsqu’elle m’a présenté sa démission, j’étais vraiment soulagé. Je pense qu’elle l’était aussi de s’enfuir de cet environnement qui était devenu si toxique, mais cela ne minimise pas le fait que ce naufrage n’aurait jamais dû arriver en premier lieu, ni nos conflits, ni sa démission. C’était très difficile de voir Magalie partir parce que je ne comprenais pas du tout (comme toujours, dans ma sempiternelle stupidité) comment nous avions pu en arriver là, je ne voyais aucune raison logique nous ayant conduit à nous séparer, tout ce qu’il s’était passé était vraiment incompréhensible pour moi. Au moment de me dire adieu, Magalie, dans sa bienveillance, jusqu’au bout, m’avait répété une millième fois qu’il fallait que je fasse attention parce que Sherazade était en train de tout détruire, et j’avais évidemment eu une réaction épidermique et complètement rejeté son avertissement. J'avais des sentiments très conflictuels envers elle, j'avais toujours eu une profonde affection à son égard, c'était la septième personne la plus importante pour moi, et c’était affreux de l'associer soudainement à ces "gens malveillants", cette cabale conspirationniste contre Sherazade. C’était très particulier à vivre, il y avait vraiment quelque chose d'inconcevable dans la perception que j'avais d'elle à ce moment-là. C'était invraisemblable que nos chemins se séparent mais je l’avais toujours en très haute estime. Elle avait postulé dans un autre groupe média et son futur employeur voulait organiser un appel avec moi. Les conversations téléphoniques me sont insupportables mais j'avais pris sur moi et nous avions réussi à discuter ensemble. Malgré l'animosité et la brutalité à laquelle nous nous étions séparés, j'avais été dithyrambique à l'extrême, et je ne pense pas l'avoir fait par culpabilité, je pensais sincèrement tout ce que je disais sur elle, il n’y avait pas d’exagération de ma part, j'avais précisé point par point pourquoi elle était exceptionnelle et je me demande bien ce que mon interlocuteur a pu se dire face à mon monologue, probablement que j'avais l'air d'être quelqu'un d'excessif voire un peu taré. Je suis certain que Magalie aurait eu ce travail quoi qu’il arrive, je ne parle pas de cette conversation téléphonique pour montrer combien j'avais fait preuve de "maturité" à ce moment-là, c'était la moindre des choses que je dise la vérité et que je ne lui mette pas des bâtons dans les roues, mais cela avait été une expérience vraiment mémorable pour moi parce qu'à mesure que je m'entendais parler d'elle, j'étais encore davantage confus sur les raisons de son départ. Je ne méritais clairement pas sa confiance et sa bienveillance, jusqu'à la toute fin, elle essayait encore de me faire ouvrir les yeux. Plusieurs années plus tard, je l'ai invité au restaurant et je lui ai formulé des excuses vraiment sincères, du fond du cœur, et elle m’a remercié pour cela, même si je sais que cela ne réparera jamais la façon dont les choses s’étaient passées à cette époque. C’était vraiment important pour moi de la revoir, de faire face à mes responsabilités, parce que je me sentais incapable de me regarder dans la glace et d'avancer dans la vie sans m’excuser de ce qu'elle avait vécu à cause de moi.

Une fois que Sherazade eut terminé de "nettoyer" mon entreprise de tous les “conspirationnistes”, elle s’occupa de choisir chaque personne pour démarrer ce nouveau chapitre. Il y avait des inconnus, mais aussi des amis et des relations à elle, ou des amis de ces relations. J’avais perdu tout contrôle sur les recrutements au sein de l’entreprise, même si j’étais évidemment celui qui validait toutes les candidatures qu’elle me présentait. Je ne connaissais pas du tout ces gens. J'étais très confus mais en même temps, il fallait avancer et je pensais être entre de bonnes mains.

Malheureusement les choses se passaient de moins en moins bien, pour l'entreprise tout du moins, parce que de son côté, elle était entourée par ses amis et donnait l'impression que tout allait bien, alors que le média était en chute libre. Elle n'avait aucune compétence pour véritablement gérer une rédaction dans la pratique mais c'était mon cas, le problème était que l'équipe qu'elle avait recrutée ne me connaissait pas et n'était pas habitué à ma façon d'être particulière, ils rejetaient donc en bloc qui j'étais, et se confirmaient les uns et les autres leurs attitudes envers moi en formant un groupe qui n'hésitait pas à se moquer de moi ou porter mes commentaires à dérision, c'était un environnement très difficile pour moi, je me retrouvais discriminé dans ma propre entreprise. Je comprends parfaitement leur attitude, ils ne me connaissaient pas et ne m'appréciaient pas, et ils se sentaient redevable vis-à-vis de Sherazade pour ses recrutements, la majorité d'entre eux n'avait aucun respect pour moi. J'étais isolé, et de plus en plus paniqué des conséquences aussi des décisions de Sherazade. Je la confrontais souvent sur la quantité de ses recrutements et elle me rassurait en m'affirmant que sa méthode était la même que celle des autres médias, et mes associés n’étaient pas inquiets sur la question non plus, mais elle présentait la chose comme si c’était la seule façon d’opérer alors que ce n'était pas vrai, j’ai clairement pu prouver le contraire après son départ. Les situations ubuesques se sont répétées les unes après les autres. Je devais parfois m’absenter pour travailler sur un gros projet avec mon associé Hisham, et nous avions dû partir aux États-Unis pour avancer dessus. Sherazade devait s’occuper de certaines choses importantes en mon absence et lorsque j’étais revenu, rien n’avait été fait et il y avait littéralement des rédacteurs qui ne travaillaient plus depuis plusieurs jours parce qu’elle avait manqué à ses responsabilité. Elle n’assumait aucune de ses missions, et à part avoir recruté une tonne de personnes que je ne connaissais pas, elle ne faisait vraiment rien. Elle partait constamment en voyage à l’étranger et me disait que c’était pour les affaires, pour décrocher de gros contrats, et je la croyais évidemment, donc je validais ses voyages d'affaires qui étaient en fait des escapades de vacances. Une des membres de l’équipe qui était juste à côté d’elle dans le bureau me rapportait qu’elle ne travaillait jamais en journée et qu’elle regardait des séries, et à ce moment-là, je ne l'avais pas crue. C’est seulement bien plus tard que j’ai fini par comprendre qu’elle ne plaisantait pas. Sherazade devait gérer nos opérations commerciales, c'était sa principale mission à la base, et elle m’avait promis que je n’aurais jamais à m’en occuper parce qu'elle savait que cet aspect me donnait des sueurs froides. Cela avait été un soulagement qu'elle soit aussi complémentaire avec moi, elle était toujours très à l’aise au sujet de l'argent, mais finalement malgré sa promesse, elle me demandait constamment de l’aider à développer nos offres commerciales, à réaliser des présentations et répondre aux appels d'offres. Je travaillais déjà comme un forcené pour sauver la boite qui commençait sérieusement à prendre l'eau et elle me sollicitait pour des choses qu’elle était sensée faire sans moi, c’était vraiment incompréhensible et insupportable pour moi. J’avais même fini par quitter une réunion qu’elle avait organisée pour me montrer “sa présentation” pour un client alors qu'en réalité, elle n’avait rien fait du tout et cette réunion n’était là que pour que je l'aide à faire son travail. J’étais parti me remettre sur mon ordinateur, totalement excédé, et son petit-ami qui était présent m’avait réprimandé dans un message textuel pour me dire que je serai un meilleur être humain quand j'arriverai à mieux me comporter avec les autres (32), et que nous étions "une team", dixit, que j'étais censé aider Sherazade à faire son travail, dont elle m'avait promis de me préserver et pour lequel je la payais. J'étais complètement perplexe et démuni. C'était Sherazade qui me mettait dans cette situation, exactement celle qu'elle m'avait promis de me préserver, et j'étais réprimandé pour ma réaction par rapport à cela. C’était ubuesque. Elle se servait par ailleurs très habilement de ces moments-là pour me faire passer pour un monstre et elle pour une victime, et je sais que cela m'a beaucoup desservi par la suite. Une personne intelligente n'aurait jamais communiqué ou réagi face aux situations que Sherazade créait délibérément. Mais j'étais incapable d'une telle retenue, j'étais fatigué, excédé, c'était une période où j'étais de moins en moins capable de porter le masque social, j'étais vraiment au bout de mes capacités dans mes interactions avec les autres, et cela se ressentait durement, les gens n'hésitaient pas à me le faire payer. Ce que je comprends, c'est moi qui était froid et direct. Sherazade parlait constamment de gros contrats qu'elle était sur le point de décrocher avec des grosses marques, des annonceurs pour notre média, et nous étions tous très enthousiastes, les rédacteurs compris. Notre survie en dépendait. Ces contrats n'ont jamais été signés et c'est seulement après son départ que j'avais découvert qu'elle les avait complètement inventés, certaines marques m’avaient même confié par la suite n’avoir jamais été contactées par Sherazade. C’était profondément choquant de vivre tout ça et je n’étais juste pas en capacité d’accepter cela, je suis resté dans le déni encore longtemps, j’ai résisté moi-même contre la réalité parce qu’elle était tout simplement insoutenable pour moi. J'ai fui. J'ai laissé le naufrage se poursuivre parce que j'étais incapable de reconnaître que cette femme centrale dans ma vie, vitale pour mon être, s’était tout simplement servie de moi. Cela me brisait le cœur. Je n'étais pas préparé à tout ce qu'elle me faisait vivre, et malheureusement encore moins pour toutes les horreurs qui allaient suivre.

Elle avait beau avoir recruté toute l'équipe, elle ne donnait aucune ligne directrice et n’assurait aucun suivi, tout simplement parce qu’elle n’avait jamais véritablement fait ce travail, et quand je la confrontais sur ses mauvaises décisions et leurs conséquences, elle me rappelait que c’était elle qui savait gérer les êtres humains et que j'en étais incapable, et je savais très bien qu’elle avait raison, je ne pouvais pas nier ce fait mais cela me maintenait dans une situation où j'étais obligé de continuer de lui faire confiance alors que clairement, il fallait que cela s'arrête. C'était très insidieux et vicieux. J’étais désœuvré, les membres de l’équipe étaient désœuvrés, nos travaux aussi. Mon média si carré et structuré, qui avait été une énorme réussite jusqu'à l'arrivée de Sherazade, était devenu un amalgame informe et incompréhensible. La qualité s'était effondrée et, de toute évidence, nos audiences aussi. Je n'avais pas été à la hauteur, j'avais pris beaucoup de mauvaises décisions, je suis responsable de cet échec. Le média dont je m'occupais si bien depuis tant d'années s’était écroulé en l’espace de quelques semaines, les audiences, les finances, tout le dur labeur que j’y avais mis, mais aussi le dur labeur de l’équipe précédente, tout ce que nous avions donné avec passion et amour, tout avait été pulvérisé par ma meilleure amie qui n’avait rien de cette passion ou de cet amour, et qui avait recruté des personnes qui n’en avaient pas non plus pour ce projet, et qui, en plus de cela, me détestaient presque tous, sans doute à juste titre vu l'état dans lequel j'étais. J’étais extrêmement en souffrance, de plus en plus en incapacité de communiquer, en incapacité de gérer la quantité de personnes dans les bureaux, en incapacité de prendre la moindre décision, en incapacité de gérer ce naufrage spectaculaire. J’étais vraiment perdu et accablé, mais la situation était si grave que je ne pouvais plus me détourner de la réalité à ce stade ni continuer de protéger Sherazade. J’avais été obligé d'informer mes associés que j’avais mis l'entreprise dans une très mauvaise situation et que j'avais fait une grosse erreur en ouvrant grand les portes pour ma meilleure amie. C'était la bonne chose de leur en parler car je ne savais pas du tout quoi faire à ce moment-là.

Mes associés avaient tranché que la collaboration avec Sherazade devait s'arrêter immédiatement, je me souviens précisément que nous étions un dimanche, et j'avais décidé de la voir en personne pour lui annoncer la nouvelle parce que je refusais de faire cela par texto. Malgré tout ce qu'il s'était passé, elle était toujours une personne inestimable dans ma vie. J'étais effondré et très apeuré de lui annoncer la nouvelle parce que j'étais persuadé que j'allais la perdre mais finalement le rendez-vous fut un immense soulagement. Elle se montrait très compréhensive, elle me disait faire la part des choses et elle me rassurait en me disant qu'elle comprenait parfaitement ma décision, qu'elle me remerciait pour tout ce que j'avais fait pour elle et qu'elle serait toujours mon amie. Je ne pouvais honnêtement pas rêver mieux et je m'étais senti plus léger, j'avais repris confiance en l'avenir à ce moment-là alors que tout était vraiment sombre depuis de nombreux mois.

Dès le lendemain, elle a commencé à raconter toutes sortes d'histoires dans toutes les directions, c'était impossible d’en suivre les fils mais elle faisait tout pour nuire à mon entreprise, et m'attaquer personnellement aussi, et je ne comprenais pas pourquoi elle agissait de cette façon alors que notre relation était si apaisée la veille. Elle a commencé à avoir un discours extrêmement effrayant, très cruel, très menaçant. Elle était totalement méconnaissable, transfigurée, et j’étais terrifié au-delà de ce qui est imaginable. La réalité était très choquante. J'étais en état de choc. Elle était ma vie, même à ce moment-là, je lui aurais donné un rein sans la moindre hésitation, elle était à ce point-là vitale pour moi. Mais les "horribles rumeurs" n’étaient pas des histoires inventées. Il n'y avait pas d'affabulation. Les anciens collaborateurs de Sherazade n’étaient pas des conspirationnistes. Cette femme était véritablement malveillante et dangereuse. Et le réaliser a été d’une violence inouïe. Mais pas simplement le fait de le réaliser. Le fait de le subir. Ses actions. Ses propos. Ses menaces. Ses manœuvres. C’était bouleversant de violence et de terreur. J’étais hébété. J'avais peur comme je n'avais jamais eu peur de ma vie d'une autre personne. Même mon père me faisait moins peur qu'elle. Même lorsque j'avais fait ma dissociation par rapport à Hisham. Même pour n’importe quel autre moment difficile dans ma vie à ce moment-là. Et d'ailleurs, même pour les moments qui ont suivi, les overdoses, les hospitalisations, frôler la mort plusieurs fois. Rien n’équivaut à ce que j’ai traversé à ce moment de ma vie. Rien n'a été aussi traumatisant, blessant et terrorisant. Sherazade était la femme de ma vie, elle était mon quotidien, mon courage, mes respirations. Je lui avais ouvert mes bras, mon cœur, ma maison, mon entreprise, ma vie tout entière. Je m’étais battu pour elle. J’avais travaillé pour tous ses projets sans rien demander en retour. Je l’avais aidée à chaque fois qu’elle me le demandait, matériellement, financièrement, psychologiquement, professionnellement, inconditionnellement. J’avais toujours fait tout ce qu’elle m’avait demandé. Je l’avais toujours défendue, contre tous, même contre mes propres amis. Et c’était cette femme-là qui me menaçait de “me détruire” si je ne lui donnais pas plus d’argent. C’était invraisemblable. Invraisemblable. Vraiment traumatisant. Encore aujourd’hui en écrivant ces lignes, j’ai les larmes qui coulent sur mes joues, c’est insoutenable. Je ne me suis jamais remis de ce qu’elle m’a fait et je ne m’en remettrai jamais.

Bien que mes associés et moi avions décidé de mettre un terme immédiat à notre collaboration, je m’étais engagé à la payer pour la durée complète qui avait été prévue au départ, même si elle n’avait rempli aucune de ses missions. J’avais peur qu’elle se retrouve en difficulté et je voulais de toute façon qu'elle puisse partir dans les meilleures conditions, le cœur léger et sereine. Il était franchement impossible de lui offrir une meilleure configuration que celle-ci, ce n'est pas tous les jours qu'on a l'opportunité de continuer d'être payé sans rien faire. Les anciens employeurs de Sherazade m'avaient expliqué à quel point elle était une prédatrice dangereuse et qu'elle faisait tout pour extorquer autant d'argent que possible à ses victimes, et je l'avais réalisé à mon tour. Du jour au lendemain, elle avait tout fait pour exercer des pressions sur moi, alors qu’elle n’avait vraiment aucune raison de le faire, elle me réclamait des sommes d’argent astronomiques et me menaçait de me détruire si je n'exauçais pas ses souhaits. J'étais bouche-bée. 20 000 euros n’était pas assez pour elle, il lui fallait plus. Toujours plus. Et elle n'avait pas hésité une seconde à mettre ses plans à exécution pour me pressuriser à céder. Non content de m’avoir volé mon argent, elle m’a volé mon honneur, ma dignité. Elle racontait à tout son réseau qu’elle était à nouveau victime d’une machination contre elle, que je l'avais apparemment "arnaqué" ou avais été injuste envers elle. On pourrait croire qu’à force de raconter les mêmes histoires où elle est systématiquement la victime, l’effet finirait par s’estomper en efficacité et éveiller des soupçons, mais c’est sans compter qu’il y a toujours de nouvelles personnes naïves comme moi pour prendre le relais malheureusement, elle aura toujours un public et une notoriété, et elle est tellement lumineuse et brillante qu’elle arrivera toujours à entretenir ces propos très polarisées autour d’elle, même à s’en servir à son avantage. Du jour au lendemain, des personnes ont changé complètement de comportements avec moi. Je n’avais pas d’opinion particulière sur eux, il n’y avait aucune raison que la dynamique de nos relations change, mais Sherazade était dans une campagne de victimisation très intense et m'attaquait de façon très virulente, ce qui me causait un tort énorme. Premièrement, elle avait appelé nos clients et avait réussi à rompre des collaborations, certaines vieilles de plusieurs années et certains de nos contrats les plus importants, en sachant éperdument que cela nous mettrait gravement en difficulté, y compris les membres de l'équipe qu'elle avait pourtant elle-même recrutés. Deuxièmement, en dehors de l’aspect financier, les gens avaient déjà assez de difficultés comme ça pour communiquer avec moi, cela a complètement oblitéré mes chances restantes dans mon domaine d’activité. Cela a énormément affecté mon réseau professionnel. Je suis une personne insignifiante et Sherazade est une personne très influente, très présente dans la sphère publique, ma voix n’avait aucun poids, la vérité n’avait aucun poids, Sherazade était en parfaite maîtrise de la communication et de la situation, elle maîtrisait parfaitement tout ce qu'il se passait, et moi j'ai déjà du mal à ne serait-ce qu'être toléré, alors c’était un combat perdu d’avance. Dernièrement, l’aspect psychologique a été énorme. Toutes les rumeurs qu’elle lançait me mettait dans des situations impossibles, je devais constamment rendre des comptes et je passais mon temps à essayer d’expliquer la suite des événements aux gens qui me posaient des questions, j’allais jusqu’à montrer des captures d’écran mais les gens déniaient complètement ma description des faits et les preuves que je leur montrais, ils ne venaient finalement que pour me tourmenter et me faire des reproches pour défendre Sherazade. C’était ironique de me retrouver face à moi-même au final, toutes ces personnes prenaient sa défense inconditionnellement comme je l’avais fait, dans un conflit qu’elle avait fabriqué de toute pièce et que je cherchais à fuir absolument.

Dès le lendemain de notre séparation avec Sherazade, elle avait commencé à dire à tout le monde qu’elle avait décidé elle-même de mettre un terme à la collaboration (je ne sais pas comment elle pouvait justifier que je continue de la payer si c'était elle qui était partie mais j’imagine que de toute façon, personne ne pouvait voir cela) et encore une fois, j’ai brillé par mon manque de discernement face à cette situation. À chaque fois que quelqu’un venait me demander ce qu’il s’était passé avec Sherazade, je lui disais simplement la vérité et cela nourrissait davantage son discours par la suite. Mais j’étais complètement en décalage avec cela, si j’avais compris ce qu’il se passait, jamais je n’aurais répondu aux gens, je serais resté silencieux. Je n’avais pas compris que dire la vérité me desservait parce que cela n’allait pas dans la narration de Sherazade, c’était juste la voix la plus forte de nous deux et cela suffisait pour que les gens pensent vraiment qu'elle était la victime et que j'étais le bourreau. Je n'avais pas conscience que dire la vérité me faisait passer pour un menteur, simplement parce que ce que je disais n'était pas du tout aligné à son récit.

Parmi les personnes qu’elle avait recruté au sein de mon entreprise, elle avait recruté un de ses amis pour prendre en charge nos réseaux sociaux. Ce qu'il m'a fait a eu un impact majeur sur ma vie, même si c'était sans doute insignifiant pour lui. Ce garçon s’appelle Charles et il avait l’air d’être quelqu’un de bien, il m’avait fait une bonne impression même si je pense que de son côté, il m’a détesté instantanément dès qu’il m’a rencontré, je voyais bien qu’il n’aimait pas mon ton, mes propos, mes comportements, il n’avait pas l’air d'apprécier du tout qui j'étais, mais il restait cordial avec moi. Sherazade était notre amie et nos points communs s'arrêtaient là. Je ne le connaissais pas du tout, même s'il venait travailler dans mon entreprise. Il avait d’autres projets en parallèle et je n’étais pas du tout à l’aise qu’une personne en charge de tous nos réseaux sociaux ne s’y consacre pas à plein temps, j'avais manifesté de nombreuses fois ma désapprobation et mon inquiétude à Sherazade (33) mais comme d'habitude avec elle, j'avais fini par accepter. Elle m'avait tout de même rassuré en m'assurant que Charles voulait absolument travailler sur ce projet et qu’il s’était engagé à être présent 50% du temps dans nos bureaux. Les deux points se sont avérés être des mensonges. Elle m’avait aussi fait des promesses excessives sur les performances que Charles réaliserait sur nos réseaux sociaux, et lorsqu’il était arrivé, premièrement il était très souvent absent et cela engendrait des disputes avec Sherazade mais aussi avec l’équipe qui avait eu les mêmes sons de cloche que moi, qu'il était sensé être présent la moitié du temps, deuxièmement il avait été largement survendu par Sherazade et nos performances sur les réseaux sociaux étaient identiques à ce que nous avions l'habitude de réaliser avant son arrivée, et ces résultats étaient à mille lieues de ce que Sherazade avait promis. Il n’avait aucun amour pour ce projet en réalité je pense, mais il était aussi beaucoup plus mesuré que Sherazade lorsqu’il me parlait lui-même de ce qu’il pouvait faire et il était plus précautionneux de dire qu’il allait essayer ceci ou cela, plutôt que les discours de Sherazade qui affirmaient qu’il allait atteindre telles quantités de partages ou augmenter notre “réputation” sur les réseaux sociaux. Il y avait clairement une dichotomie entre la personne qu’elle m’avait (sur)vendu et la personne qui était en face de moi, et je n’ai pas du tout eu l’intelligence de remettre en question la parole de Sherazade à cette époque. De toute façon elle était intouchable, et tout comme Magalie ou n’importe qui d’autre, j’avais immédiatement présumé que c’était Charles qui avait menti sur ses engagements et qui ne les respectait pas. Sherazade jouait très habilement sur ce tableau aussi, elle feignait la surprise, le mécontentement, qu’elle me disait mettre Charles face à ses manquements, qu’elle était en train de résoudre tout ça avec lui (34). Les semaines ont continué de s'écouler et rien ne changeait avec Charles, il était toujours très absent, nos réseaux sociaux étaient en jachère, tous les développements qui m’avaient été promis inexistants, et j’avais commencé à prévenir Sherazade qu’il fallait nous séparer de Charles s’il ne respectait rien de ses engagements, ce qu’elle m'avait dit comprendre tout à fait. Le temps s'écoulait et aucun progrès n'était visible, alors je lui ai demandé à deux reprises de nous séparer de Charles, ce qu'elle m'avait dit gérer mais qu'elle s'abstenait de faire. Lorsque je le voyais parfois au bureau, je ne comprenais pas ce qu’il faisait là et je devenais furieux envers Sherazade qui me disait que tout s’était arrangé avec lui, et je buvais ses paroles. Je ne sais pas comment elle faisait mais elle arrivait vraiment à me convaincre de tout et n'importe quoi à chaque fois.

Lorsque mes associés ont mis le holà et que nous nous sommes séparés de Sherazade, elle était revenue en début de semaine en compagnie de Charles, et ce dernier m’avait demandé s’il pouvait quitter l’entreprise, ce que j’avais accepté immédiatement, mais j'ai fait une grave erreur durant cette entretien. Sherazade m'avait dit qu'elle souhaitait préserver sa relation avec Charles et continuer de "bien se faire voir" par lui et qu'il ne fallait pas qu'il apprenne qu'elle avait été virée, et je ne voulais pas qu'elle se sente mal vis-à-vis de lui, donc j'avais effectivement accepter sur le moment de jouer ce manège et de lui dire que nous nous étions séparés d'un commun accord (35). Malheureusement j'étais extrêmement confus durant cet entretien parce qu'ils étaient tous les deux en face de moi et étaient extrêmement agressifs à mon encontre, je peinais à seulement rester en face d'eux et d'arriver à rester à peu près composé, alors je n'étais plus du tout en état de penser au mensonge qu'elle m'avait demandé et c'était une grave erreur, de ma part, car j'avais bel et bien accepté de dire cela à Charles et je ne l'avais pas fait au final, ce qui premièrement a rendu furieuse Sherazade, sans doute légitimement, et deuxièmement m'a fait passé pour un menteur auprès de Charles, puisque je n'avais pas dit la même chose que Sherazade. Je regrette mon erreur et de ne pas avoir joué le jeu, je n'en étais vraiment pas capable sur le moment, rester à peine statique était difficile alors mentir était au-delà de mes capacités. Je ne comprenais pas du tout ce qu’il se passait, ni cette animosité extrême de leur part. Je n’avais vraiment aucun problème avec le départ de Charles, je lui avais même expliqué à ce moment-là que j’avais déjà demandé à Sherazade plusieurs fois qu'elle cesse notre collaboration avec lui, mais il ne m’avait pas cru et elle l’avait totalement nié. J'étais dans une position précaire parce que je ne pouvais pas lui montrer toutes mes conversations avec Sherazade car elle était juste en face de moi. Je n’avais aucun grief particulier avec lui, je l’avais même aidé à chaque fois qu’il me l’avait demandé, mais je n’avais pas d’affection non plus, j’espérais juste que notre collaboration soit bénéfique et ce n’était pas le cas, donc notre séparation était bienvenue. Je ne comprenais pas qu’il en fasse une énorme histoire très violente, mais j’ai compris plus tard qu’éventuellement, il était possible que ce ne soit pas lui mais Sherazade qui en soit à l’origine. Je ne le saurai jamais. Suite à cette entrevue, ils en avaient profité pour dire au revoir à l’équipe, c'était Sherazade qui avait surtout insisté à cela mais je n’avais pas l’impression que Charles était très à l’aise, et de mon côté j’avais accepté simplement parce que j’avais envie que les choses se passent le mieux possible pour tout le monde, mais j'avais du mal à gérer tout ce qu'il se passait et pendant qu'elle parlait, je faisais une petite crise autistique et je me décomposais, j'essayais de réprimer mes stéréotypies mais je me balançais maladroitement, je me mettais à rire de façon irrépressible, les yeux embués, je m'agitais, j’avais la bougeotte, la scène était assez grotesque. J'étais grotesque. Lorsque Sherazade avait dit qu’elle avait décidé de “partir vers ses activités connexes”, l’une des vidéastes de l’équipe lui avait répondu au tac au tac “de toute façon tu n’es jamais là” et j’avoue avoir profondément savouré ce commentaire. C'était une bien maigre satisfaction pour tout ce qu'elle m'avait fait subir. Mais Sherazade ne s'était pas démontée et avait poursuivi son monologue très corporate, puis ils étaient partis. J’étais complètement sonné par tout ça, l’équipe aussi je pense, mais même si la majorité des membres de la rédaction ne m’aimait pas, je pense que la plupart compatissaient vraiment avec moi parce que j’étais dans un immense chagrin et qu'il m'était impossible de masquer ma souffrance et ma confusion par rapport à tout ce qu’il se passait, rien n’était rationnel et je n’arrivais pas à assimiler toutes ces informations. Je pensais que les choses étaient enfin terminées mais c'était à ce moment que Sherazade était revenu me faire du chantage, me réclamer plus d’argent, je ne comprenais vraiment pas ce qu’il se passait, elle me faisait pression et fabriquait d'elle-même tous les leviers pour me faire rompre, j’essayais malgré tout de ne pas me laisser faire, même si je n'avais pas encore assimilé qu'elle voulait vraiment m'escroquer davantage d'argent (comme d'habitude, je suis lent...), je pensais qu'elle avait peur que je ne tienne pas mes engagements alors je lui disais qu’elle n’avait pas à s’inquiéter, qu'elle serait payée l'intégralité de ce que nous avions convenu même si elle n'était plus là. Elle s'énervait encore plus contre moi, peut-être pensait-elle que je faisais exprès de ne pas comprendre, elle était devenue de plus en plus menaçante et j'avais fini par comprendre qu'elle était sérieuse, mais j'ai réussi à lui dire malgré tout que je ne céderais pas à ses chantages, que ce n'était pas normal. Elle m’avait tendu le lendemain un guet-apens avec Charles, en se servant notamment d'une amie de Charles qu’elle avait recruté pour surveiller ma présence dans mes propres bureaux et être alertée lorsque j'étais là. En les voyant, j'avais été tellement terrifié que j'avais supplié le directeur des rédacteurs de ne pas me laisser seul avec eux, alors même qu'il était lui-même un ami de Sherazade et avait été recruté par elle, mais je n’avais personne d’autre autour de moi. J'étais terrifié de me retrouver seul face à eux, avec leurs propos incompréhensibles, contradictoires, mensongers. C’était vraiment une situation très troublante. Je n’arrivais pas du tout à gérer ma peur ou mon anxiété, d'autant qu'ils étaient à nouveau extrêmement agressifs envers moi, ils me reprochaient des rumeurs que j’aurais lancées contre eux, alors que j’étais complètement renfermé dans ma bulle et catatonique depuis le départ de Sherazade, ils me faisaient de longues menaces pendant que je faisais, littéralement, de grands cercles avec mes doigts sur la table parce que j’étais en pleine crise autistique et que je n’arrivais même plus à les regarder, même plus à articuler, même plus à assimiler l’océan d’informations dans lesquelles ils me submergeaient, il m'était impossible de traiter tous les reproches qu’ils avaient à me faire et que je ne comprenais absolument rien. À ce moment-là, Charles et Sherazade avaient commencé à se moquer de moi et à me dire d’arrêter de faire “semblant d’être autiste”. Cela m'a profondément choqué. C'est difficile d'exprimer à quel point. C'était incroyablement cruel et malveillant. Sherazade avait été jusqu'ici un véritable pilier, elle m'avait porté, et supporté, à travers mes nombreuses crises autistiques, elle acceptait que je sois moi-même en sa présence, dans notre intimité, avec mes stéréotypies, flapping, et autres comportements liés à mon autisme. Elle m'avait rassuré, protégé, accompagné chaque jour par rapport à mon autisme et elle avait été spectaculaire pour cela. C'était sidérant qu'elle utilise cette information contre moi, qui plus est pour me décrédibiliser et porter à dérision mon comportement autistique à ce moment-là. Je ne l'aurais probablement pas pris aussi à cœur si cela avait été quelqu'un d'autre, à la limite je pouvais "comprendre" l'ignorance de Charles, mais c'était différent parce que c'était elle, parce qu'elle me connaissait sur le bout des doigts, qu'elle avait porté le poids de mes difficultés à mes côtés pendant si longtemps, qu'elle m'avait soutenu avec tant de force et de délicatesse, qu'elle ne s'était jamais moqué de moi même lorsqu'elle avait été confrontée aux facettes les plus ridicules de mon autisme. Qu'elle avait été ma meilleure alliée dans ma vie, vraiment. C'était la femme qui m'acceptait comme je suis et qui m'avait donné envie de vivre, ce n'était vraiment pas anodin. Alors son attaque était totalement inattendue pour moi, c'était très cruel. Un coup de hache psychologique porté avec une habileté chirurgicale. J'étais profondément choqué. De la voir se servir de mon handicap dans un moment où j'étais extrêmement vulnérable et où j'étais en totale incapacité de me défendre, ou de ne serait-ce que fuir la situation, cela a été et est resté un immense traumatisme. C'était à devenir fou, vraiment. Elle m’aliénait complètement et elle y arrivait particulièrement bien parce qu'elle me connaissait par cœur, c’était déconcertant de facilité pour elle. J’étais complètement brisé et elle fracassait ses coups de marteau sans s’arrêter, avec la complicité de ses amis qui ajoutait beaucoup de pression et avec tous les dispositifs qu’elle avait habilement mis en place depuis plusieurs mois. Elle savait parfaitement que je n’arrivais pas à gérer les conversations à plusieurs et l'exploitait systématiquement à son avantage. J’avais accepté sans sourciller de rencontrer Charles et Sherazade mais je souhaitais les voir individuellement pour que je sois en capacité de communiquer à peu près normalement avec eux - et que je puisse aussi être tranquille pour montrer les conversations à Charles - mais Sherazade avait habilement empêché cela, à toutes les occasions, et je n’ai jamais eu l’opportunité de montrer les textos, les messages sur Slack ou Facebook, les preuves par email, il y en avait pléthore. Charles me reprochait des rumeurs que Sherazade avait lancées elle-même, et elle m’accusait de ne pas avoir tenu “ma parole” sur la narration que nous aurions convenu pour son départ, alors même que je lui avais dit que je ne mentirais jamais si on me demandait ce qu'il s'était passé, que je n’avais aucune intention de lui faire de la mauvaise publicité mais que je n’avais aucune intention de mentir pour elle, et qu’elle pouvait aussi dire la vérité de son côté, je ne voyais très honnêtement pas où était le mal de dire que la collaboration avait échoué. Je n’étais pas du tout dans son registre conspirationniste agressif et violent. C'était tout l'inverse d'ailleurs, durant toute cette période, j'étais dans un état d’incapacité tellement sévère que mes collègues et mon entourage étaient très inquiets pour ma santé, autant physique que mentale. Je n’avais vraiment pas l’énergie ni le temps d’être dans ses incroyables machinations. C'était choquant d'observer de quelle façon elle utilisait les personnes autour d’elle, en se faisant passer pour une victime et en les incitant à la défendre, les rendant eux-mêmes complices de ses machinations. Charles me parait être un bon exemple de cela. Elle ne lui avait jamais dit qu’il avait été viré à deux reprises, donc il ne me croyait pas. Elle ne lui avait jamais dit non plus qu’il devait être présent la moitié du temps dans les bureaux, donc il ne me croyait pas non plus. Au final, elle avait réussi à nous placer dans une position où je lui faisais des reproches depuis plusieurs mois sur des engagements qu’il n’avait jamais faits lui-même, et lui se sentait attaqué pour des choses sur lesquelles il ne s’était probablement jamais engagé (36), et que Sherazade faisait passer pour des mensonges de ma part alors qu’elle était à l’origine même de tout ça. À chaque fois qu’elle me disait régler les problèmes avec Charles, elle ne lui disait rien du tout, et elle maintenait un flou autant avec lui qu’avec moi pour pouvoir nous tourner l’un contre l’autre au moment où elle en aurait besoin. Elle était extraordinairement habile dans toutes ses manœuvres mais ce qui était très perturbant pour moi, c'était de réaliser les mois de préparation qu'elle avait eus pour réussir son coup. Ce n'était pas une réaction de sa part, ce n'était pas un revirement, ce n'était pas un changement soudain de sa personnalité, rien n'était spontané, tout avait été méticuleusement préparé des mois à l'avance et subir ses manipulations et coups de génie, la voir abattre ses cartes une par une, était épouvantable. La rétrospective sur ce que nous avions vécu ensemble, et tout ce que j'avais fait pour elle et ce que je lui avais donné, était vertigineuse.

J'étais très perturbé aussi par le fait qu'elle essayait constamment de pénétrer dans nos bureaux alors qu’elle n’avait plus l’autorisation d’y mettre les pieds. Elle refusait de me rendre les clefs et j'étais très inquiet qu'elle place de la drogue dans nos bureaux car elle m'avait déjà dit, sur le ton de la plaisanterie, avoir pensé à faire cela contre son ancien employeur pour "se défendre" de ses attaques. J’avais été obligé de demander à toute l’équipe, malgré le fait qu’ils aient presque tous été recrutés par Sherazade, de ne surtout pas lui ouvrir, de bien comprendre que les choses se passaient très mal avec elle et de systématiquement la rediriger vers moi s’ils étaient sollicités par elle.

Charles et Sherazade continuaient de me harceler avec une hargne vraiment féroce, ils étaient revenus à la charge via messagerie instantané cette fois-ci. Il me mettait une pression énorme et je ne comprenais pas pourquoi ils n’arrêtaient pas de me poursuivre constamment, de m’attaquer, et j’étais arrivé sérieusement à un point de rupture. Tout cela était insoutenable. J’essayais de rester composé, de ne pas avoir l’air de m’écrouler même si j’étais totalement défait et brisé, mais j'essayais de garder la tête haute parce que je ne voulais pas encourager Sherazade à poursuivre ses agressions, à lui faire réaliser qu'elles fonctionnaient, mais je n’étais pas très efficace dans l’état dans lequel j’étais pour être convainquant. Charles me reprochait que je n’aurais “pas voulu respecter la vérité”, il était complètement en décalage avec ce qu’il s’était passé et manipulé par Sherazade, il croyait vraiment tout ce qu’elle lui disait et prenait ses paroles pour argent comptant, et il m'attaquait férocement sans se poser de questions. Il me reprochait d’avoir refusé de discuter avec Sherazade alors même que c’est elle qui refusait d'échanger avec moi à l'écrit parce que j’avais peur qu’elle déforme la vérité (37). Il indiquait dans son message que je refusais de m'expliquer, alors j'avais pris soin de lui donner une réponse détaillée mais il m’avait complètement ignoré (38). Il ne voulait pas me rencontrer seul à seul, pas voir les captures d’écran, il continuait sa vindicte contre moi alors même que je lui demandais constamment d'arrêter. Je ne comprenais pas pourquoi il m’agressait comme cela alors que j’avais accepté tout ce qu’il m’avait demandé et que je l’avais payé intégralement de ce que nous avions convenu. Il n'y avait aucun litige entre nous. Par ailleurs à ce moment-là, il était mille fois plus virulent que Sherazade elle-même. Je pense qu'elle s'était assise confortablement sur le siège arrière avec un bol de pop-corn. J'avais vraiment tout essayé pour les calmer, bien qu'il n'était pas question que je cède aux chantages de Sherazade au niveau de l'argent, mais ils ne l’entendaient pas de cette oreille. Ils voulaient absolument une guerre que j’essayais de fuir et ils m'en empêchaient par tous les moyens, ils m'acculaient et me mettaient la pression. Je n’étais pas offensif mais je défendais ma position, je pointais du doigt leurs manœuvres, je ne cédais pas, ni sur les chantages, ni sur le fait que je ne mentirais pas pour eux. Rétrospectivement, je pense que c’était une grosse erreur de ma part d'avoir répondu à Charles et déstructuré point par point ce qu’il se passait parce que cela ne faisait que donner du grain à moudre pour Sherazade et des moyens pour elle de tordre la réalité, et cela me mettait dans une posture où je devais personnellement me justifier de tout alors que je n'avais pas à le faire. J’étais dans mes spirales argumentatives typiques de mon autisme et elle avait parfaitement su s'en servir contre moi. Ce harcèlement et toute cette histoire m'ont définitivement rongé l'âme. Puis le dernier incident causé par Sherazade m'a achevé, et plongé dans un tel désespoir et une lutte tellement insoutenable contre le suicide que j'ai pris des décisions malavisées qui m'ont conduit à me piquer.

Sherazade avait convaincu Sonia, l'amie de Charles qu’elle avait aussi recruté, de prendre en photo des documents dans l'entreprise sans me demander mon autorisation. Malgré le fait que Sonia savait parfaitement qu’il se passait des choses très graves, et que je lui avais déjà donné un avertissement pour m'avoir espionné et l'avoir informé de mes moments de présence dans les locaux ce qui était déjà extrêmement grave, sa loyauté envers Sherazade avait à nouveau été plus importante que son intégrité professionnelle, et elle avait accepté sa requête. Elle avait pris son téléphone, avait descendu les escaliers de la mezzanine, puis avait commencé à descendre les escaliers allant vers la cave, ce qui m’avait immédiatement intrigué car la pièce dans la cave ne contenait qu’un grand salon qui nous servait pour les soirées entre collègues, et dans lequel j’entreposais aussi notre coffre avec des documents importants et nos pièces comptables. Je lui avais demandé ce qu’elle allait faire en bas et elle avait eu une petite interjection de surprise, peut-être pensait-elle se faufiler sans être vu, elle avait l’air vraiment très mal à l’aise et m’avait instantanément dit la vérité, elle n’avait pas cherché à mentir. J’avais apprécié son honnêteté mais j’étais extrêmement blessé de sa manœuvre, et furieux qu’elle n’ait pas refusé une demande aussi critique, et qu'elle n'ait pas au minimum décider de nous en informer, surtout après l'avertissement que je lui avais donné personnellement pour m'avoir espionné, sans compter celui que toute l'équipe avait reçu vis-à-vis de Sherazade. Je pense d'ailleurs que si elle avait demandé l’avis de son ami Charles, il l'en aurait vivement dissuadée, c'est du moins ce que je crois. C'était une demande totalement anormale et douteuse.

Malgré avoir pris Sonia la main dans le sac, j'étais parvenu à rester composé. J'étais intérieurement accablé d'avoir encore à faire face aux machinations de Sherazade, j'étais tellement à bout depuis des semaines, elle ne relâchait pas la pression et continuait à créer inexorablement des histoires et de nouveaux ennuis. J'avais calmement demandé à Sonia de retourner s'asseoir et de bien vouloir, si elle l'acceptait, me fournir une capture d'écran de la demande - absolument illégale - de Sherazade pour que je puisse la joindre à la procédure légale que j'étais déjà en train de préparer contre elle avec mon avocat. Sonia avait immédiatement accepté de tout me fournir et cela m'avait soulagé, je m'étais dis que le sujet serait clos rapidement pour une fois. Je ne pouvais pas plus me tromper. Après un long moment sans nouvelle et que ses collègues me rapportent qu’elle clavardait avec Sherazade, j'avais récidivé ma demande. Elle m'avait alors dit "avoir changé d'avis" et qu'elle avait décidé de rester "neutre" dans cette histoire. J'avais vu rouge. C'était un peu tard pour prendre cette noble décision. Elle savait éperdument qu'il n'y avait rien de neutre à aller prendre en photo des documents dont elle ne connaissait pas la teneur au sein de sa propre entreprise à la demande d’une personne externe avec qui elle savait par ailleurs qu'il y avait un litige gravissime. Son revirement pour ne pas incriminer Sherazade m'avait fait exploser de colère en plein milieu de l’open space, je m'étais mis à frapper mon bureau de toutes mes forces. Je m'étais levé de ma chaise et je lui avais alors hurlé dessus, vociférant qu’il était absolument hors de question que nous gardions une personne agissant contre l'entreprise qui l'emploie et je lui avais ordonné de prendre ses affaires et de quitter les bureaux sur-le-champ. Elle était très choquée et pleurait beaucoup, elle avait l'air très confuse. Toute l'équipe était secouée mais pas du tout surprise que cela se déroule ainsi, ils étaient tous présents quand Sonia s’est faite prendre la main dans le sac et qu'elle reconnaisse ce qu'elle s'apprêtait à faire à la demande de Sherazade, et tout le monde avait entendu lorsqu'elle avait décidé de devenir "neutre", après tout de même d'avoir tenté et reconnu de commettre un délit, et après m'avoir dit me remettre tout de suite les preuves que Sherazade lui avait demandé de faire cela. Sonia était en larmes devant la porte des bureaux, elle était au téléphone avec quelqu’un, sans doute Sherazade ou peut-être sa mère, et elle avait crié que je n’avais pas le droit de "la virer comme ça". Je ne m’adressais déjà plus à elle à ce moment-là, parce que ni elle ni moi n’étions en état d’avoir la moindre conversation, mais je vociférais ma colère dans l’open-space et c’est le rédacteur en chef qui avait repris la main, il avait escorté Sonia jusqu’à l’extérieur de nos locaux, puis il était revenu fermer son ordinateur, faire ses affaires et les lui rapporter. J’avais hurlé tellement fort que des personnes m'avaient entendu jusqu'au dernier étage de l’immeuble et je m’étais fait très mal au poignet en frappant mon bureau. J’avais vraiment fait peur à toute l’équipe parce que toutes mes émotions, toutes les injustices subies, tout ce que Sherazade me faisait traverser, tout s'était accumulé dans une souffrance et une colère inimaginable, et son ultime manœuvre avec Sonia avait été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, j'avais vraiment explosé dans des proportions impressionnantes. Il était rarissime de me voir sortir de mon personnage, et lorsque cela arrivait, c'était généralement à travers des balancements ou des stéréotypies, ou des problèmes de ton, mais cette fois-là, il m'était impossible de contenir quoi que ce soit, je n’arrivais plus à soutenir toute cette accumulation de folies et d’enfer, et je n’ai pas su retenir cette crise autistique d’une rare violence. C’est totalement inhabituel de ma part d’avoir des excès de violence verbale et d’automutilation en public. J'épanche ma détresse généralement la nuit chez moi, et si jamais je dois le faire durant le jour, c'est exclusivement dans les toilettes. Ce n'était vraiment pas une situation normale, mais le contexte ne l'était pas non plus.

En sortant de ma crise autistique, j'étais complètement dévasté par ce qu'il s'était passé et j'étais navré d'avoir réagi de façon si virulente. J'étais toujours très en colère contre Sonia mais aussi très conscient que je ne m'étais pas comporté correctement, que le contexte soit professionnel ou qu'il ait été amical, et même si elle était en faute, dès que j'ai repris mes esprits, il était très clair pour moi que je regrettais que les choses se soient passées comme cela. Elle était responsable de ses actes et de ses choix, mais j'étais responsable de ma crise que je devais assumer même si elle était incontrôlable, elle avait impacté toutes les personnes présentes. J'avais immédiatement formulé mes excuses à Sonia par texto, réexpliqué les raisons de ma réaction excessive pour qu'elle comprenne que je n'étais pas en colère spécifiquement contre elle mais contre la situation dans laquelle elle me mettait (et qui ne serait jamais produite si elle avait correctement agi), et je lui avais proposé à deux reprises qu'elle revienne dans les bureaux pour que nous puissions discuter calmement. En plus de mes excuses écrites, je tenais vraiment à lui formuler mes excuses à l'oral. J'avais aussi écrit dans mon message, et je le regrette, que j'espérais qu'elle comprenne ma crise par rapport à sa sœur, dont elle m'avait dit qu'elle était autiste. Rétrospectivement j'imagine qu'elle a pu penser que j'essayais de l'apitoyer ou que ce n'était pas correct de mêler sa sœur à cela, dans tous les cas je ne pense pas que cela était approprié de parler de sa sœur, cela sonnait comme une excuse alors que c'était une comparaison purement spontanée. Mon texto était très confus et mal écrit, je me répétais malgré l'avoir pourtant relu plusieurs fois, j'avais eu beaucoup de mal à le rédiger, mon cerveau était encore complètement court-circuité par ce qu'il venait de se passer et je peinais pour être fonctionnel (39). Mais je suis quand même content que mon premier réflexe après ma crise ait été de m'excuser auprès d'elle, même si je n'étais pas vraiment en état de le faire. Je n'avais pas choisi de laisser passer plusieurs jours ou de carrément ignorer la situation alors que j'aurais très bien pu le faire, j'ai assumé mes fautes de front et formulé immédiatement mes excuses en prenant ma part de responsabilité, je pense que c'était très correct de ma part. Elle n'a jamais répondu à mon message.

Après avoir reçu plusieurs appels sur mon téléphone les jours suivants, j’avais fini par décrocher. C'était la police. Une policière avait commencé à m’interroger et j'avais beaucoup de difficultés à échanger avec elle parce qu'elle avait des questions qui ne menaient vraiment à rien, qui n’avaient aucune logique, je ne comprenais pas ce qu’elle me disait et je ne faisais très honnêtement aucune connexion avec ce qui s’était passé avec Sonia, cela peut sembler incroyable mais c'est pourtant vrai, dans mon esprit binaire et compartimenté, il n’y avait aucune raison que j’en fasse une. Elle m'avait demandé si je me souvenais de ce qu’il s’était passé Lundi, et c’était une question vague, donc je lui avais répondu que oui, mais je ne voyais pas quoi dire de plus donc je n'avais rien ajouté, et elle m'avait alors demandé si j’avais un commentaire à faire, et je ne voyais pas sur quoi j’aurais du faire un commentaire donc je lui avais répondu que non, je ne comprenais vraiment pas ce qu’il se passait. Je crois que toute cette conversation me desservait complètement parce que je devais avoir l’air très étrange au téléphone pour cet agent de police. Elle utilisait sans doute une méthode de police pour me faire parler à sa place mais ce type d’approche est très problématique avec une personne autiste comme moi, je suis incapable de faire les connexions attendues ou de développer ma pensée, qu'on attende de moi que j'en dise plus alors que j'ai déjà répondu aux questions qui me sont posées et que je n'ai rien à ajouter. La policière avait du perdre patience avec moi, elle était devenue soudainement très agressive, me demandant si j’avais pour habitude de battre des femmes, si j’étais un homme violent, et j’étais dans une si grande incompréhension au point de demander à la policière si elle ne s’était pas trompée de personne. Et elle avait eu l’air encore plus agacée, peut-être pensait-elle que je me moquais d’elle en faisant exprès de ne pas la comprendre, mais elle m’avait ensuite demandé si je connaissais une Sonia, ce à quoi j’avais répondu par l'affirmative, et elle m’avait fait un commentaire étrange comme quoi ma mémoire me revenait, et je trouvais sa remarque complètement absurde et farfelue, puisque je lui avais pourtant bien confirmé me rappeler de mon lundi. Elle m’avait demandé pourquoi j’avais poussé Sonia dans l’escalier et pourquoi je l’avais frappée. Elle n’avait pas émis d’hypothèse, c’était absolu, c’était “pourquoi avez-vous fait ça”. J’étais sous le choc. Extrêmement choqué. J'étais soufflé d’apprendre que Sonia était allé inventer une histoire pareille, pas à ses copines, pas à sa famille, mais à la police. C'était de la folie. Je n'ai aucune description possible pour retranscrire le traumatisme et le choc que cela a été pour moi. J'avais déjà vécu des semaines inimaginables mais là, c'était un niveau bien au-dessus. À partir de là, je n’ai plus de souvenir distinct du reste de la conversation avec la policière. J’étais complètement abasourdi. Je le suis resté plusieurs jours. La police m’avait appelé en plein milieu de la journée et j'étais convoqué au commissariat. J'étais au travail et je n'avais pas pu rester composé, je m'étais délité devant tout le monde. J'étais profondément et irrémédiablement brisé. Mes relations avec l’équipe étaient vraiment très très difficiles, je m'étais complètement replié sur moi-même avec tout ce qu’il se passait, je n’arrivais plus à communiquer normalement avec les autres êtres humains, j’étais sur le qui-vive, extrêmement méfiant, extrêmement vulnérable, c’était vraiment une situation impossible pour moi et cela me rendait très désagréable, plus que je ne l'ai jamais été dans ma vie je pense, c’était très dur de me côtoyer, mais quand mes collègues ont appris que Sonia avait porté plainte au commissariat contre moi pour des violences physiques, ils avaient été très choqués à leur tour parce qu’ils avaient tous été témoins de ce qu’il s’était passé et ils n’arrivaient pas plus que moi à croire qu’elle ait pu faire une chose aussi extrême que mentir à la police et m'accuser de choses aussi graves. Malgré tout il est fondamental de ne pas oublier l’origine de tout cet incident, que tout avait démarré à cause des manigances de Sherazade et qu’il était plus que probable que Sonia, en plus d'avoir été incitée à commettre un délit dans mon entreprise, l'était aussi pour en commettre un second en déposant une plainte, une vraie plainte cependant, avec de fausses accusations. Sonia était une très jeune fille aussi, c'était peut-être son mécanisme psychologique pour digérer tout ça, ou un moyen facile pour sauver la face, je n'ai pas envie de lui créer des excuses non plus avec la gravité de ce qu'elle m'a fait subir, mais je pense que je peux la comprendre dans une certaine mesure. Elle était vraiment très jeune, et clairement faisait tout ce que lui demandait Sherazade, donc je ne serais pas surpris que ce soit elle aussi qui l'ait convaincue de se faire passer pour une victime dans cette situation, alors qu’elle était clairement responsable de ses propres actions, influencées ou non par Sherazade. Une telle plainte en justice était quelque chose d'extrêmement grave, et profondément choquant pour moi. Je n'ai jamais atteint l'intégrité physique d'une personne et je me sentais souillé, mon honneur violé, ma dignité violée, mon âme violée, ma vie violée.

Dans mon malheur, j’avais eu beaucoup de chance, parce qu’elle aurait très bien pu dire que je l’aurais frappée dans une ruelle ou dans son appartement ou je ne sais où, et il n’y aurait eu aucun témoin ni aucune caméra pour prouver mon innocence. Elle m’avait accusé de l’avoir attaquée dans mes bureaux et heureusement, il y avait beaucoup de témoins mais nous avions aussi des caméras dans nos locaux. J’aurais été perdu sans toutes ces preuves concrètes, ma voix n’avait aucune valeur contre une jeune fille, et même cela ne m’a pas empêché de perdre ma dignité et mon honneur, mais au moins, la vérité était prouvable, ce qui aurait pu facilement ne pas être le cas dans un lieu différent, et grâce à cela, je n'ai pas perdu mon entreprise, je n'ai pas perdu mon autonomie. Mais j'y ai perdu beaucoup de ma vie, beaucoup de mon âme, j'étais lourdement affecté, en des proportions sans doute anormales pour le commun des mortels, "exagérées" pour beaucoup, mais c'est ainsi que j'ai vécu cela quoi qu'il en soit, j'étais en miettes, cela m'a détruit et pire encore, cela m'a conduit à me détruire et à me tuer à petit feu par la suite. Lors de ma convocation auprès de la police, j’avais apporté tous les éléments et les personnes présentes avaient accepté de témoigner. J'ai une immense gratitude à leur égard parce que la majorité d'entre elles ne me portaient vraiment pas dans leur cœur, très loin de là, mais malgré leur mauvaise opinion de moi, elles avaient accepté de rapporter ce qu'il s'était passé et cela m’avait énormément soulagé. Je sais que les humains ont tendance à faire passer leurs émotions et leurs appréciations en premier, et j’avais honnêtement peur qu’ils ne prennent même pas la peine de raconter ce qu’il s’était passé à la police, pour me punir de qui j'étais ou de ce qu'ils pensaient de moi, et de me retrouver à m'époumoner tout seul, isolé comme j'avais l'habitude de l'être, mais j'ai eu la chance que ce soient des personnes dignes et intègres, j'estime avoir eu beaucoup de chance et j'ai beaucoup de gratitude qu'ils aient pris le temps de témoigner en tout cas. J’étais vraiment dans un état exécrable, totalement abattu, mais finalement la policière sur l’affaire, qui avait été si dure avec moi, avait complètement changé d’attitude en passant chaque élément en revue (40), elle avait changé de discours et m’avait rassuré tout de suite sur le fait que la plainte conduirait à un non-lieu, vu que les éléments étaient incontestables. Elle m’avait incité à porter plainte à mon tour contre Sonia car nous avions une preuve indéniable que Sherazade l'avait sollicitée pour prendre en photo des documents au sein de l'entreprise, grâce à l'un de ses collègues qui avait capturé sa conversation au moment où elle quittait les bureaux et avant que le rédacteur en chef ne ferme son ordinateur, sans compter qu'elle avait elle-même avoué devant toute l'équipe. À noter que, dans sa conversation, Sherazade lui avait dit qu'il n'y avait "RIEN d'illégal lol" (41), ce qui aurait dû éveiller des soupçons instantanément. Mais je peux difficilement lui faire ce procès-là alors que je serais tombé moi-même dans le panneau sans émettre le moindre doute ou la moindre hésitation. La proposition de la policière était extrêmement tentante, et il était parfaitement légitime de ma part de faire condamner Sonia pour son action, et possiblement d'y trouver aussi un acte de rétribution pour ce qu'elle m'avait fait subir, certains de mes collègues et proches m’incitaient fortement à riposter sans scrupule au maximum de mes capacités légales. J’étais vraiment en souffrance par cette situation, et même vis-à-vis de Sonia, c'était une personne que je ne connaissais pas beaucoup mais que j’affectionnais énormément. Elle était jeune, elle m’avait confié ses insécurités et je l’encourageais constamment, je lui disais combien je la trouvais brillante, qu’elle allait réussir dans la vie. Je ne mentais pas, j'étais sincère avec elle, j'avais les meilleures intentions et souhaits à son égard. J'avais vraiment aimé nos échanges. Nous ne nous étions jamais disputés une seule fois, il n’y avait jamais eu de friction entre nous, même lorsqu'elle m'avait espionné pour le compte de Sherazade et Charles. C’était vraiment quelqu’un que j’appréciais et que j’admirais. Je ne lui pardonnerai jamais ce qu’elle m’a fait traverser, jamais. Mais elle était si jeune et elle s’était clairement faite manipuler par Sherazade. Je n’allais pas faire payer à cette jeune fille un prix extrêmement fort pour des actions dont elle n’avait pas la moindre idée des risques et des conséquences. Oui, elle était responsable, je ne vais pas effacer ses propres actes, ses propres décisions, ses propres mensonges, mais le prix était trop cher à payer, je n’allais pas détruire sa vie pour une seule "erreur" de jeune fille sortant à peine de l’adolescence. Elle a fracassé ma vie alors j’étais vraiment au premier loge pour ne pas vouloir lui faire traverser cet enfer. J’avais toutes les preuves et elle aurait été condamnée sans l’ombre d’un doute. Mon entourage n’était pas d’accord avec mon opinion sur la situation, à part le rédacteur en chef qui pensait aussi qu'elle avait été manipulé par Sherazade et qu'elle s'était laissée dépasser par les événements, mais toutes les autres personnes me disaient que je perdais ma seule opportunité de prouver mon innocence, pas auprès de la justice mais auprès du "public", que je perdais ma seule occasion de démontrer aux yeux de tous que je ne lui avais jamais fait de mal et que c'était bien elle qui avait agit contre mon entreprise, qu’il y ait une preuve écrite de mon innocence, quelque chose qui me protège définitivement des attaques de Sherazade, et certainement des choses horribles que pouvaient dire Sonia et Charles derrière mon dos. Mais je ne pouvais vraiment pas lui faire ça, c'était là aussi d'un niveau très sérieux, la policière parlait d'une potentielle peine d’emprisonnement et d’amendes mirobolantes, c’était disproportionné à mes yeux et je n'avais aucune idée de ce que serait le regard des juges sur cette affaire, ils auraient été sans doute bien moins cléments que moi. C'était beaucoup d'inconnues et des conséquences potentiellement très sérieuses, je n'avais pas envie de lancer une paire de dés sur une jeune fille qui avait été influencée, et je pense aussi traumatisée à son niveau de la façon dont les choses s'étaient passées ce jour-là. Cela peut sembler invraisemblable après ce qu'elle m'a fait vivre, mais j'ai toujours porté une culpabilité immense de lui avoir crié dessus ce jour-là. Cela n’excuse en rien ses mensonges, mais si j’avais été une meilleure personne, j’aurais mieux géré la situation et je ne l’aurais sans doute pas viré de mon entreprise, et elle n’aurait sans doute pas cherché à se venger d’une façon aussi ignoble. Je pense que ma culpabilité a aussi joué sur ma décision de ne pas l'attaquer en justice, ce qui était peut-être une double peine. Je n’ai jamais pu avoir de résolution avec cette jeune femme, elle ne m’a jamais fait d’excuses. Elle a également refusé de venir au commissariat pour être confrontée. Consciemment ou inconsciemment, elle savait sans doute qu’elle était allée trop loin, mais le fait qu’elle refuse cet entretien avec la police et moi m’a vraiment affecté et empêché toute possibilité de tourner la page. La plainte a été classée sans suite, et même si c'était la conclusion normale attendue, la terminologie du document m’a blessé (42), c’étaient des termes qui ne réparaient pas du tout mon honneur, qui ne rendaient rien à ma dignité. C'était un document froid qui me donnait toujours l'impression d'être souillé. Avec le refus de Sonia de se présenter, avec ce document qui ne réparait rien de cette injustice, il m'était impossible de tourner la page. Je suis resté totalement en souffrance jusqu’à aujourd’hui, ce sont des plaies béantes. Je ne me suis jamais remis de cette violence inouïe et de l’injustice de tout cela. Pour elle, tout ceci est sans doute un lointain souvenir mais je n’ai pas ce luxe malheureusement. C'est indélébile et j'y pense constamment, c'est un poids terrible sur mes épaules. Je sais que tout le monde se moque de cette histoire, que ma famille ou mes collègues l'ont oubliée, mais moi je m'en souviens, et pour moi elle compte, car la justice n'a jamais été rétablie. J'aurais au moins espéré un mot, une excuse, un geste, un regret, je ne sais pas, quelque chose peut-être d'infiniment petit de sa part mais qui aurait été infiniment signifiant pour moi, reconnaissant qu'elle m'a fait quelque chose de très grave et de profondément injuste. J’ai essayé de me reprendre et d’avancer un peu dans la vie, mais je ne suis jamais vraiment parvenu à me relever après cela.

Tous les amis et connaissances que j'avais en commun avec Sherazade m’ont tourné le dos du jour au lendemain, j’étais persona non grata. Personne n’avait de raison, personne ne voulait m’en donner, j’avais souvent des commentaires cryptiques. Une fois, une personne que j’aimais énormément m’avait fait comprendre qu’elle ne m’adresserait plus jamais la parole après “ce que j’avais fait à Sherazade”. J’avais pris ma tête avec mes deux mains et je m’étais replié entre mes jambes en pleurant, et j’avais imaginé des heures durant tout ce que Sherazade avait pu inventer que je lui aurais soi-disant fait. Et je m’imaginais des choses extrêmes, irrationnelles, qui n’avaient aucun sens, que Sherazade n’aurait même probablement jamais osé inventer, mais j’étudiais et imaginais tous les scénarios possibles, dont forcément les moins reluisants, et je m’inquiétais qu’elle ait pu dire que je l’avais violée, que je l’avais frappée, que je lui avais volé quelque chose. Et à chaque fois que quelqu’un me parlait d’elle ou qu’elle s’en prenait à moi, je faisais un meltdown sévère, j’avais des crises de panique, j'étais envahi d'une terreur totale, je devenais catatonique. Mes collègues au travail voyaient à quel point je me débattais, j’étais livide, terrorisé, je ne savais pas comment m’en sortir et mon équipe ne savait pas non plus comment m'aider, même pour eux tout ça allait beaucoup trop loin, ils voyaient bien qu’elle ne s’arrêtait pas et qu'elle continuait de fracasser un corps qui était déjà sans vie, brisé en mille morceaux depuis longtemps. Elle m'attaquait directement ou indirectement sans discontinuer, la pression et le harcèlement ne retombaient jamais. C’était incroyablement malsain. Elle était prête à tout pour m’extorquer plus d’argent mais de toute façon, elle m’avait mis à sec et l'entreprise était sur le point de déposer le bilan, et je crois qu’elle avait fini par parfaitement comprendre qu'elle ne tirerait plus un sou de ma carcasse. Je ne sais pas ce qu'elle en retirait, mais elle voulait absolument me détruire, et elle y est parvenu haut-la-main. Je pense que ce que je vais décrire maintenant est absolument horrible, que je ne devrais probablement pas le faire, mais cela fait partie de ce moment sordide donc je pense qu'il faut que je le partage aussi dans mon témoignage. J’étais désespéré, et évidemment j’étais plongé constamment dans mes pensées suicidaires. Mais le sentiment d’injustice était si intense et la trahison si profonde, la souffrance si déchirante, que j'en étais arrivé au point de m'imaginer lui tirer une balle dans la tête et me suicider juste après. C’étaient des pensées vraiment extrêmes, absurdes, et heureusement je n'avais aucun moyen de mettre la main sur une arme à feu, ni eu la folie de faire une chose pareille lorsque j’avais ces pensées-là, mais je n’arrivais pas à trouver de moyen de l’arrêter. Elle me harcelait constamment, elle jouait avec moi, elle me terrorisait, elle voulait m’extorquer toujours plus, j’étais totalement à bout. J'étais acculé dans un tel désespoir et j'étais convaincu que de toute façon, je ne serais bientôt plus sur cette terre, alors dans mon chagrin insensé, me faire justice me paraissait sensé. C'est fou ce que le chagrin peut rendre fou. Je ne pense pas que j’aurais jamais été capable de lui faire de mal, si elle avait continué à me harceler, je me serais simplement suicidé. Mais j’avais ces images de "rendre justice", qui n’auraient pas été la justice bien sûr, mais qui me semblaient l'être à ce moment-là. J’avais tout essayé pour qu’elle me laisse tranquille mais rien ne fonctionnait. Ses anciens collaborateurs m’avaient presque tous contactés et racontés leurs propres histoires, c’était vraiment sinistre. Une escroc professionnelle. L’un d’entre eux m’avait expliqué qu’elle ne me laisserait jamais tranquille si je ne devenais pas aussi dangereux qu’elle, et cela m'avait laissé très pensif. J'avais déjà essayé plusieurs fois de me mettre à son niveau, de parler son langage, mais elle était bien meilleure que moi à ce jeu-là, et c'était un terrain très inconfortable pour moi, mais les enjeux étaient trop importants, il fallait que cela cesse, alors j'avais persévéré et j'étais vraiment allé dans des extrêmes pour qu’elle s’arrête, et cela avait fini par fonctionner. J’avais vraiment été acculé à être aussi "sale" qu'elle mais même si c’était révulsant, le conseil de son précédent patron avait été extrêmement efficace. Je l'avais menacé de publier tous nos échanges, textos, conversations Slack, messages Facebook, afin que tout son entourage, que ses clients, que l’équipe, que Charles, que tout le monde puisse lire comment elle parlait d’eux avec mépris, comment elle manipulait tout le monde dans tous les sens, comment elle me faisait tourner en bourrique en exploitant très habilement mes faiblesses. J'étais aussi allé jusqu'à la menacer de contacter l’employeur de son petit-ami pour l'informer qu'il sniffait de la cocaïne, ce que je n’aurais jamais fait car j’appréciais énormément son compagnon, mais j’avais bel et bien formulé cette menace. Après l’événement de Sonia et ses tentatives de rentrer dans mes bureaux, mon avocat lui avait envoyé une très longue mise en demeure pour qu’elle cesse ses attaques (43). Du jour au lendemain, je n'ai plus entendu parler d'elle. Plus d'attaques directes ou indirectes, plus de harcèlements. Elle en avait fini avec moi. Je pense qu’elle a réalisé qu’elle ne pourrait pas obtenir davantage de choses de ma part et qu'elle avait gagné depuis très longtemps, elle est simplement passée à sa proie suivante. Cela a été une très grosse bouffée d’air, et vraiment au tout dernier moment critique, parce que je ne pouvais plus endurer tout cela, j'étais dans un désespoir total et j'allais mettre fin à mes jours. J'avais besoin de paix. Tous ces événements sur un laps de temps très court ont causé une destruction monumentale dans ma vie. Ma meilleure amie avait réduit ma vie en miette. Volé mon argent, volé mon honneur, volé ma dignité. C’était une expérience extrêmement traumatisante. Je pense que cela l’aurait été pour n’importe qui d’autre, mais mon autisme a clairement aggravé la situation, à la fois vis-à-vis de ma vulnérabilité qu’elle a su parfaitement exploiter, mais aussi par rapport à mes capacités de réponse et de réaction. Mes incapacités étaient devenues trop sévères, j’étais dans un état qui ne me permettait pas de me protéger ou de me défendre, et cela m'a fait prendre de mauvaises décisions, pour mon entreprise et pour moi-même. Malheureusement même si Sherazade avait enfin décidé de me laisser tranquille, il était déjà trop tard pour moi, elle m'avait poussé dans des retranchements extrêmement sombres, elle avait beau être partie, je me débattais toujours avec les traumatismes qu'elle m'avait laissés et le suicide. Son départ de ma vie n'a pas du tout été synonyme d'un nouveau départ pour moi. J'avais chuté sévèrement dans les drogues dures et je me laissais mourir.

Avant de passer à cette partie importante de ma vie, j’aimerais finir avec Charles parce que je n’ai pas envie de reparler de lui dans la suite de ce témoignage, et même si je vais devoir faire un petit bond dans le temps, je pense qu’il est plus approprié de terminer de raconter notre histoire commune ici. Sherazade a complètement arrêté de s'en prendre à moi par la suite mais cela n'a pas été le cas de Charles. Deux journalistes de la rédaction m'avaient envoyé l'un de ses tweets, où il faisait un commentaire "en rigolant" sur les réseaux sociaux pour critiquer le recrutement massif des stagiaires, qui n'avait eu lieu que durant le règne de Sherazade mais qui, quoi qu'il en soit, n'était pas un mensonge, il décrivait ce qui avait été la réalité à cette période. Cela était certainement insignifiant pour lui mais nous l'avions très mal vécu. Nous trouvions très injuste qu'il nous attaque de cette façon des années plus tard, et malhonnête aussi qu'il omette délibérément de dire que c'était son amie qui avait recruté tout ce monde lorsqu'il était présent pour constater cela, ce n'était pas correct de sa part, ni représentatif de la réalité depuis longtemps. À ce moment-là, nous avions passé deux années infernales pour tenter de remonter la pente, avec la peur au ventre de nous retrouver sans moyen de subsistance, c'était un combat harassant et imprévisible, très laborieux, nous avons vraiment eu les plus grandes difficultés du monde pour réparer, partiellement, l'incroyable destruction que Sherazade avait causée, mais notre survie en dépendait, et avec ces épreuves, nous étions devenus très soudés. C'était dur mais on s'accrochait les uns aux autres, et cela fonctionnait, nous remontions très lentement la pente mais nous retrouvions peu à peu notre équilibre, même s'il était extrêmement précaire. Cela faisait très longtemps que nous n'avions plus entendu parler de Sherazade et Charles, et son commentaire sur les réseaux sociaux a été un énorme coup au moral pour toute la rédaction, mais il n'y avait rien que nous puissions faire et nous ne voulions certainement pas créer des conflits supplémentaires en lui répondant. C'était sans doute complètement gratuit pour lui mais cela avait été très nocif pour nous, il y avait beaucoup d'affect bien entendu qui nous rendait aussi sensibles, mais il y avait surtout le fait que nous avions tout sacrifié, les employés et moi, pour à peine parvenir à ne pas déposer le bilan, et que c'était douloureux de se faire dénigrer sur la place publique alors que nous travaillions jour et nuit pour survivre, sans déranger qui que ce soit. Et même s'il me détestait et se justifierait sans doute en estimant qu'il trouvait légitime de faire cette critique - même s'il effaçait les responsabilités de la personne en charge à ce moment-là - son comportement montrait bien qu'à défaut d'avoir la moindre pitié pour moi, il se moquait complètement de la survie des personnes travaillant dans la rédaction, il se fichait des conséquences de ses propos. Son commentaire m’avait replongé dans le noir total, déclenché d’énormes crises d’anxiété et des bouffées suicidaires que j'avais beaucoup de mal à réprimer et qui me faisaient très peur par leur imprévisibilité, et je revivais à nouveau tout ce qu’il s’était passé avec Sherazade, Sonia et lui, et je sombrais dans l’enfer à nouveau, et je ne parvenais à soulager mes tourments qu’en m’injectant des drogues. J'ai bien conscience que son commentaire ne méritait pas une réaction aussi disproportionnée, mais premièrement, je ne peux pas contrôler ce que je ressens, je le subis et je le gère comme je peux, et en l'occurrence à ce moment-là, je ne pouvais pas le gérer et les drogues s'en sont occupées à ma place, et deuxièmement, je ne suis pas en train de mettre la responsabilité de ma situation ou de mes mauvais choix sur ses épaules, j'explique simplement ce qu'il s'est passé, il ne pouvait - probablement - pas savoir le traumatisme que leurs actions avaient eu sur moi et que je ne m'étais absolument pas remis de ce qu'il s'était passé. Il ne pouvait pas savoir que je me débattais avec le suicide et avec la drogue. Et il pensait certainement toujours que j'étais un menteur de toute façon et que tout ce que Sherazade lui avait dit était vrai. Je n'excuse pas son comportement mais je peux comprendre son origine. Par contre je tiens à documenter les conséquences que ce comportement a eues sur moi car il a contribué à ravager ma vie, ma santé mentale et indirectement, parce que je ne pouvais pas affronter ces situations sans doute "anodines" pour la majorité des gens, à me maintenir dans mes consommations de stupéfiants. Surtout qu'il n'avait aucune intention de me laisser tranquille.

Encore deux années plus tard, j’avais lu le témoignage d’une personne qui avait subi du harcèlement, cela m’avait vraiment déchiré le cœur et avait fait ressurgir pas mal de vieilles blessures, je compatissais profondément avec son auteur alors j’avais simplement repartagé l'article sur mes réseaux sociaux. Rien de plus. Sans commentaire de ma part, sans parler de ma propre histoire, sans aucun texte, vraiment sans rien. Charles m’avait alors affiché en public en exprimant qu’il était surpris que je partage un tel contenu et qu’il espérait qu’un jour "des informations" me concernant soient "révélées" pour que tout le monde sache qui j'étais et ce que j’aurais fait (44). J’étais extrêmement choqué. C’était un après-midi mais heureusement je n'étais pas au travail, c'était un dimanche et j’avais fait une crise suicidaire extrêmement sévère, extrêmement violente. Mon compagnon avait dû intervenir de toute urgence. C’était vraiment ingérable et très effrayant. Nous étions quatre ans après les événements avec Sherazade, dont je ne m’étais toujours pas remis, mais ces quatre ans m'avaient tout de même permis de revenir d'extrêmement loin, d'avoir frôlé la mort plusieurs fois, des overdoses, des hospitalisations, des thérapies, des incendies successifs, beaucoup d'épreuves et de marches gravies pour aller un peu mieux, me soigner petit à petit. Et Charles me replongeait dans tout cet enfer avec ses attaques et ses insinuations, c'était l'horreur, c’était vraiment d’une extrême violence pour moi. Je traîne un traumatisme indélébile de cette période, j'ai encore des crises de panique en croisant des jeunes femmes ressemblant à Sonia ou Sherazade dans la rue, je cours dans la direction opposée et je regarde partout s'il y a des caméras de surveillance pour me protéger, c’est juste de la folie combien j’ai peur. Et vivre terrifié était déjà assez infernal comme ça, je n’avais pas besoin de quelqu’un qui me harcèle en plus. D'autant que Charles m'attaquait pour avoir partagé un article sur le harcèlement, quel genre d'ironie monstrueuse était-ce là. Il est important de noter que ce témoignage sur le harcèlement dénonçait spécifiquement un groupe de harceleurs, et que deux de mes amis en avaient été les victimes eux aussi. Les insinuations de Charles me faisaient me sentir atrocement mal et me plongeaient dans des spirales de réflexions infinies sur les spéculations qui pouvaient en découler, d'autant que ses insinuations pouvaient impacter de manière très réelle mes relations avec des amis importants pour moi, j'étais très tourmenté, de telles allusions pouvaient avoir des impacts et des conséquences inimaginables et dangereuses. C'était vraiment très grave de sa part. Dans mon univers fragile et précaire, il avait tout ébranlé. Mais j'ai eu beaucoup de chance à ce moment-là, les choses étaient différentes dans ma vie désormais, je n'étais plus aussi isolé qu'avant. Lorsque Charles m'a attaqué sur les réseaux sociaux, tout le monde m'a entouré et protégé. Je n'aurais jamais pu encaisser cela tout seul, j'étais à bout, et j'ai vraiment eu beaucoup de chance de ne pas l'être, je n'aurais pas survécu sans eux. Je souffrais d'un sérieux stress post-traumatique en plus de devoir gérer la détresse dans laquelle me mettait cette situation, je n'étais clairement pas en mesure de gérer quoi que ce soit.

Mon compagnon était désœuvré en voyant l’état gravissime dans lequel j’étais, il voulait aller "exploser les dents" de Charles mais cela n’aurait rien changé au mal qu’il m’avait fait de toute façon. Il se sentait impuissant pour m'aider mais sa seule présence faisait toute la différence pour m'éviter de faire une bêtise. C'étaient des moments très durs mais nous les traversions à deux, et même si cela ne changeait pas l'intensité de mes crises suicidaires, j'avais de quoi m'accrocher pour les traverser. C’est finalement grâce au groupe d'entraînement aux habilités sociales avec la psychiatre, la neuropsychologue et les autres autistes que j’ai réussi à correctement rebondir par rapport à tout cela, nous avions reçu des leçons pour apprendre à mieux réagir face à ce type de situations et surtout à verbaliser nos émotions, à expliquer notre position et à spécifiquement demander quelles étaient les intentions de nos interlocuteurs. J'avais suivi à la lettre mes leçons et la méthode qu'on m'avait enseigné pour ce type de situation, et j'avais envoyé un message détaillé à Charles pour comprendre quel était le but de ses attaques, qu’est ce qu’il cherchait à faire, et il m’a simplement répondu que c’était “gaminerie” de sa part (45).

Je sais à quoi je ressemble dans tout ça. À un type incroyablement misérable, fragile, hystérique. Je me sens tellement honteux de ne serait-ce que raconter cela, je sais à quel point j’ai l’air pathétique. Qui se suicide pour quelques insinuations d'un individu qui veut bêtement vous faire du mal sur les réseaux sociaux alors qu’il serait juste plus simple de l'ignorer ? Je suis d’une faiblesse affligeante, et peut-être qu’il a parfaitement nommé tout ça, c’était sans doute juste une “gaminerie”, pour lui et pour tout le monde, mais je ne fonctionne pas normalement, sa gaminerie m’a replongé dans les pires moments de ma vie qui me pourrissent à l’infini tous les jours et que je n'arrive pas à réprimer tant ils sont envahissants, je suis hanté par ces souffrances et je revis ces injustices encore et encore. C'est un cauchemar qui ne finit jamais. Tout le monde a ses limites, et j'avais atteint les miennes depuis longtemps. Ma vie a toujours été d'une grande précarité, même avant de rencontrer Sherazade. Mais ces dernières années ne tenaient vraiment qu'à un fil. Et la "gaminerie" de Charles était une agression monumentale dans mon univers si fragile, que j’avais mis tant d’années à reconstruire brindille par brindille, qui avait exigé l’aide de tout mon entourage, de mes médecins et psychiatres, de mon compagnon, d’une chaîne humaine prodigieuse. Et tout était soufflé en une seconde par ce jeune homme, pour la raison qu'il avait, je cite, “une dent très forte” contre moi pour “l’histoire de Sonia”, alors même que je n'ai jamais touché cette fille et qu'il n'était même pas dans nos bureaux lorsqu'elle a été renvoyée. Je comprends parfaitement qu’il ait cru son amie Sonia. Il a bien cru Sherazade pour tout le reste et il m’agressait avec la même haine qu'elle. Charles n’a jamais eu le moindre souci ou la moindre hésitation à m’attaquer juste sur la parole de ses amies. C’était vraiment très dur de voir avec quel ressentiment et désinvolture il percevait tout ça, sans la moindre considération de ce que je pouvais ressentir et de ce que j’avais pu traverser ces dernières années. Je méritais certainement tout cela à ses yeux. Il aurait sans doute même fait un trait d'humour si je m'étais suicidé. Je prenais un risque énorme en prenant les devants pour aller lui parler vu l’animosité qu’il avait contre moi et mes proches m’avaient recommandé de ne pas lui donner de grain à moudre pour s’en prendre à moi davantage, qu’il pourrait peut-être mal prendre un message de ma part et que cela pourrait dégénérer dans un conflit. Je n'étais absolument pas en capacité d'endurer une nouvelle péripétie mais ne rien faire du tout était encore pire, cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête était insoutenable. J'étais terrifié de ses prochaines attaques, de ses prochaines insinuations, qu'il m'accuse d'être un harceleur, un frappeur de femmes, que sais-je, un violeur. Avec les enfers que m'avaient fait traverser les mensonges de Sherazade et Sonia, et les insinuations de Charles, je m'attendais au pire. C'était déjà allé dans de tels extrêmes, à des niveaux tellement inimaginables, comment ne pas vivre dans la terreur. La police allait-elle à nouveau être impliquée ? Allaient-ils me faire perdre encore des clients ? Pire, des amis ? Allaient-ils finir par réussir à faire couler ma boite et mon équipe ? Je ne pouvais plus vivre comme ça, et contre l'avis de mon entourage, j'avais contacté Charles.

Très honnêtement j’ai vraiment apprécié qu’il prenne le temps de me répondre. Il n’a pas eu l’air de chercher à me tourmenter ou jouer avec moi, c'est là qu'il m’a dit que pour son comportement et ses insinuations étaient une gaminerie de sa part. Il m'avait alors rassuré sur le fait qu’il ne s'en prendrait plus à moi à l'avenir, et je n’en avais pas espéré autant, je n'avais jamais imaginé qu'il puisse me dire une chose pareille. J’en avais pleuré à chaudes larmes. Le soulagement était indescriptible. Enveloppant. Massif. Titanesque. Mais comme d’habitude, je suis très lent à assimiler les choses, et même si la résolution avait été bonne et rapide, mon psychiatre avait tout de même dû continuer de m’accompagner plusieurs mois spécifiquement sur ce tweet de Charles, alors que c'était "terminé" entre nous, mais il était trop tard, cela m'avait complètement fait replonger dans des crises de panique et des bouffées suicidaires très violentes. J’avais bien compris qu’il ne s’en prendrait plus à moi et je le croyais sincèrement, mais ces souvenirs avaient été ravivés et ils me dévoraient à nouveau avec une grande intensité. Cela avait stoppé net les progrès que j'avais fait jusque là, que ce soit au niveau de mes traumatismes que de ma dépendance aux drogues, et j'avais rechuté très sévèrement à partir de ce moment. J'étais désespéré. Retomber aussi bas après toutes ces années de combat pour remonter la pente, c'était vraiment affligeant et peinant. C’est cette même année que j’ai annoncé à ma tante que je n’arrivais plus à gérer tout ça et que je ne parviendrais plus longtemps à résister au suicide.

Dans tout ça malheureusement, je ne crois même pas que Charles soit quelqu’un de mauvais. Il a eu cette attitude pour défendre ses amies. Pour défendre la “version des faits” de Sonia. Et j’ai beaucoup souffert de ce discours autour des “versions”, pas juste avec Charles, mais aussi avec une de mes amies qui lors d’un dîner avec mon compagnon et le sien, m’avait dit qu’elle respectait “ma version” et “la version de Sonia”, comme si les deux versions pouvaient exister dans le même univers. Et j’étais sorti de ce dîner dans une dépression totale. Il n’y a pas de version sur cette terre où j’ai frappé et poussé une jeune fille dans un escalier. Pas dans cette vie, pas sur cette terre, pas dans cet univers. Et je n’accepte pas cette injustice que les gens puissent considérer cela. La vérité n’a aucune importance dans cette société. C’est insoutenable. Et dans ces moments-là, un instant, j’ai vraiment vraiment vraiment regretté de ne pas avoir foutu en l’air la vie de cette jeune fille. De ne pas avoir suivi les recommandations qui m'avaient été faites et riposté sans pitié. Et c’est aussi pour ça que j’en parle ici. Ça ne signifiera rien à personne. Vraiment rien à qui que ce soit. C’est juste un accident dans ma vie, une histoire insignifiante pour les autres et vraiment traumatisante pour moi. Mais raconter mon histoire me donne le sentiment de réparer une fraction de mon honneur. Juste pour moi. Les autres s’en ficheront bien. Charles s’en fiche bien. Il a toujours refusé de me voir seul à seul, de voir mes captures d’écran. Il a toujours cru ce que Sherazade lui disait de moi. Il y avait même un ami que nous avons en commun qui était présent lors de la soi-disante agression de Sonia, et son ami avait témoigné auprès de la justice et dit la vérité. Charles a juste regardé dans la direction qu’il voulait, il a toujours refusé de m’écouter, il n'avait pas répondu à mon message quatre années plus tôt, alors même qu'il m'accusait de refuser de donner des explications. Mais son comportement est typique des êtres humains. Il ne m’aimait pas dès le début, il ne m’a jamais aimé, et toutes ces histoires n’ont fait que conforter l’idée qu’il s'était déjà faite de moi. Il n'a fait que renforcer ses convictions, et ses amis n'ont fait que cela aussi. Je n'avais aucune chance d'exister dans leur univers, et encore moins avec mon autisme, qui n'est pour eux qu'une vaste blague, une excuse. Charles ne m’a jamais donné ma chance et j’ai payé très cher le prix de ses “gamineries”. Je ne crois pas que Charles soit quelqu’un de méchant. C’est juste un être humain, sans doute un bon même, qui a voulu protéger les gens qu'il aime. Je me suis comporté comme lui aussi, sinon bien pire, lorsque les gens s’en prenaient à Sherazade et que je les pulvérisais sans atermoiement. Je ne crois pas avoir jamais été la "cible" de Charles, j'étais simplement un dommage collatéral de Sherazade, elle s’est juste servie de lui comme elle s’était servie de moi. Je ne vais pas l’excuser pour tout. Il a eu beau s’excuser pour ses gamineries et pour le mal qu’il m’avait fait, et me promettre qu’il ne recommencerait pas, la terreur ne m'a jamais quitté. Mes peurs étaient alimentées aussi par le fait qu'il m'ait fait ses excuses mais qu'il n'ait pas supprimé son tweet m'attaquant en public. J’avais attendu des jours, des semaines et des mois, à regarder bêtement ce tweet. Il savait très bien qu’il insinuait ostensiblement que j’étais un harceleur. Mon compagnon m’avait dit de passer à autre chose, mais là encore je ne comprenais pas pourquoi Charles laissait cette plaie béante sur moi tout en me disant qu’il arrêtait pour de bon. Peut-être que c’était l’ultime gaminerie qu’il avait envie de laisser pour savourer tout ça. Mais je ne peux pas croire que cela soit un "oubli" de sa part, surtout pas après lui avoir dit ce que j’avais sur le cœur et ce que ce tweet me faisait subir psychologiquement. Je ne comprends pas dans quel monde il est possible de laisser des accusations et insinuations pareilles en public quand on reconnaît soi-même qu'elles étaient des gamineries. C'est juste cruel.

Pour conclure cet important chapitre de ma vie, je dois rapporter le fait que le plus difficile n'a été ni le naufrage de mon entreprise, ni mes crises suicidaires ou autistiques, ni mes incapacités, ni les regrets ou conséquences de mes décisions, ni ma plongée dans les addictions, ni perdre toutes mes économies ou ma santé mentale. Le plus difficile a été de perdre Sherazade. C'est un fait sidérant pour mes proches, et pour moi-même aussi d'une certaine manière, après tout ce qu'elle m'a fait subir juste pour m'extorquer de l'argent. Mais je suis quelqu'un qui aime d'un amour inaliénable. Et je vis avec deux réalités contradictoires, avec deux Sherazade que j'ai connues, deux versions irréconciliables mais qui cohabitent malgré tout dans mon cerveau, une Sherazade du passé et une Sherazade du présent, une bienveillante et une malveillante. Je ne sais pas désaimer une personne, je n'ai jamais su comment faire et j'ai pourtant beaucoup essayé. Je suis parfaitement lucide sur ce qu'elle m'a fait. Et je souffre de ce que je ressens pour elle. C'est un sentiment hors de tout concept. J'aime un monstre. J'aime une femme qui m'a manipulé, trahi, escroqué, et méticuleusement détruit par tous les moyens. Mais ce n'est pas un amour aveugle. Je sais qui elle est. Je sais ce qu'elle a fait. Mais elle a été un trésor dans ma vie et comme toujours, je suis coincé à travers le temps, à travers les époques, à travers mes souvenirs. Je navigue d'une façon si particulière à travers la vie. C'est effrayant de ressentir cela pour elle, c'est très impressionnant de voir que même après avoir subi les conséquences de ses actes, je suis encore en train de souffrir de son absence, du manque de sa présence dans mon quotidien, c'est sidérant. Mais c'est comme ça. Aujourd'hui, j'aurais peur de la croiser, j'aurais sans doute envie de la prendre dans mes bras et de lui donner un coup de poing simultanément. Je ne sais pas comment je réagirais si cela arrivait vraiment mais j'aurais certainement un comportement étrange et irrationnel, je ne saurais pas quoi faire de mes émotions conflictuelles. C'est particulier d'avoir envie de tout donner à quelqu'un qui vous a pourtant déjà tout pris. Je suis même certain que si elle avait vraiment besoin de moi, je ne réfléchirais pas à deux fois, j'irais l'aider même si cela me ferait immensément souffrir. Comme toujours, je tends le bâton pour me faire battre. Je suis à ce point stupide. C'est triste d'en être encore là alors qu'elle a fracturé mon univers tout entier et que je ne m'en suis toujours pas remis. Je n'apprends rien. Je ne tire aucune leçon. C'est affligeant.

Perte de confiance envers le genre humain : début de mes injections

Tous ces événements m'avaient profondément détruit, mais plus encore, ils avaient détruit ma confiance envers le genre humain. Soudainement, l'isolement dans lequel je me trouvais déjà s'était aggravé, d'une méfiance inédite envers les autres. De toute évidence, c'était mon incapacité à discerner les personnes qui m'avait amené là, mais le fait d'en subir les conséquences directes, de réaliser à quel point j'étais incapable de distinguer une personne susceptible de me faire du mal ou non, cela m'a retranché au paroxysme de ma paranoïa et de ma peur des autres. J'ai toujours trouvé que les relations étaient trop compliquées et les êtres humains trop dangereux, je ne suis pas du tout adapté, je n'ai pas les ressources, je ne suis juste pas bâti pour faire face à ces interactions complexes, mais cela avait plus tendance à m'isoler à la base qu'à me faire rejeter les autres, ce qui n'est pas la même chose. Mais là c'était différent. J'étais terrifié par tout le monde, mes proches, ma famille, mes collègues, tout le monde. Et mon soudain rejet total du genre humain, a doublé, triplé, centuplé mon préjudice. Comment demander de l'aide alors que chaque personne représentait un tel danger et une telle destruction à mes yeux ? Je n'étais plus capable de faire confiance en personne. J'étais terrorisé, traumatisé, apeuré.

Cette solitude et cette souffrance extrême m'ont plongé dans une lutte éreintante contre le suicide, différente de mes précédentes. Cette période a été l'une des plus difficiles de ma vie, certainement la plus dangereuse, car j'étais dans un état d'incapacité sévère, je n'étais plus armé pour me défendre, je n'étais même plus moi-même, je n'étais que dans la douleur, et c'est ce qui rendait la lutte si inégale. La tentation était permanente, le risque d'un passage à l'acte omniprésent, et j'étais éreinté par cette lutte qui me semblait perdue d'avance. Je me bats contre le suicide depuis tout petit mais là, c'était différent, j'étais démuni, dépossédé de mes forces et de tout moyen de trouver de l'aide. J'avais plongé davantage dans la drogue, d'abord en prenant de plus en plus ce que j'avais l'habitude de prendre. C'est là que s'est glissé insidieusement ma perte de contrôle. Mes prises de MDMA devenaient vraiment très conséquentes et les effets avaient rapidement chuté en efficacité. J'étais déjà bien rompu aux addictions avec mes expériences passées, et jamais je n'avais envisagé arriver à une telle extrémité que celle de m'injecter des drogues par voie intraveineuse, ce n'est pas exactement un geste qu'on s'imagine faire un jour dans la vie...

C'est difficile de décrire comment j'en suis arrivé là, et évidemment chaque personne a un parcours différent. Ce que je vais exprimer va certainement être perçu comme une très mauvaise excuse, un prétexte même peut-être pour certains, mais il faut vraiment comprendre où j'en étais. J'étais dans une situation infernale qui me paraissait impossible à résoudre et dont je n'imaginais pas survivre honnêtement, et j'étais incapable de demander de l'aide. Mon cœur était broyé, mon esprit était brisé, tous mes sens et mes raisonnements étaient encore plus altérés qu'en temps normal, la douleur était atroce, je n'avais jamais autant souffert de toute mon existence.

Durant cette période, j'avais de longues conversations avec ma grand-mère et elle m'avait encore fait gagner un temps précieux, comme elle l'avait fait plusieurs fois dans le passé. Je savais qu'elle prenait ma douleur au sérieux mais elle avait des réactions très variées. Parfois elle voyait cela de loin, plus comme une expérience que les jeunes âmes traversent, ces considérations sombres qui font aussi partie de la vie, et d'autres fois elle voyait avec une clarté limpide ce que je vivais, et elle comprenait que j'allais me suicider et cela lui faisait terriblement peur. Elle devenait fébrile, cherchait ses mots, ce qui ne lui ressemblait pas du tout, et puis elle était animée d'une certaine fougue, celle des grandes résolutions. Elle voulait m'aider par tous les moyens, "il faut que tu fasses ceci, il faut que tu fasses cela, pars en voyage, arrête ce que tu es en train de faire", etc. Lors de l'un de ces moments, elle avait vu que je n'étais pas très attentif, alors que j'aurais probablement dû l'être, mais je n'étais pas vraiment là, ses conseils étaient vagues et ne me paraissaient pas pertinents, ou juste pas réalisables par rapport à mes moyens et capacités. Elle m'avait alors pris les mains, ce qu'elle ne faisait jamais parce qu'elle savait que je n'aimais pas ça, ce qui avait tout de suite éveillé mon attention et elle m'avait transpercé du regard, avec aplomb, pour me délivrer un ordre qui lui venait du fond de l'âme "Fais tout ce que tu veux Alexandre, je ne veux pas savoir quoi, je m'en moque, mais tu dois survivre". En toute honnêteté sur le moment, j'avais trouvé ça absurde. Elle avait parfois de grands élans dramatiques ou des phrases solennelles qui me semblaient sortir de nulle part et qui n'avaient pas de sens pour moi. Mais croyez-moi, cette phrase là, lorsque je me suis retrouvé tout au fond de mon trou, a résonné dans mon âme avec une force inimaginable. Et à chaque fois que je m'apprêtais à me suicider, cet ordre impérieux venait me glacer le sang, me tétaniser juste avant de passer à l'acte. Sa réminiscence m'a sauvé la vie de nombreuses fois. Jusqu'à bien entendu, que cela ne fonctionne plus. J'avais épuisé toutes mes options. J'avais même retenté de boire mais cela ne faisait qu'exacerber mon dégoût des autres et mon isolement, j'avais essayé de me replonger dans les jeux vidéo mais ils ne me réconfortaient plus, et les drogues qui m'accompagnaient depuis tant d'années ne m'aidaient plus non plus. Les effets de la MDMA étaient devenus très limités. Même les champignons hallucinogènes, qui m'avaient beaucoup aidé dans le passé pour lutter contre la dépression, ne me faisaient plus gagner des jours précieux. J'étais clairement en train de perdre ma lutte contre le suicide, à plate couture. J'aurais aimé être capable de trouver de l'aide ailleurs mais les gens n'étaient pas une option pour moi, ils étaient au contraire un danger absolu à mes yeux.

Je discutais depuis longtemps avec un garçon sur une application de rencontre, Jonathan, qui avait une grande expérience des substances illicites. J'avais déjà différents moyens à ma disposition pour plonger davantage dans les consommations "hard" mais j'avais jugé qu'il était le moyen le moins risqué pour découvrir cela. Il n'avait pas la moindre idée de mes précédentes addictions, de mon histoire et de ma situation à ce moment-là. La première fois que nous nous sommes rencontrés, je n'avais pas été capable de passer le pas. Il s'était piqué lui-même, plusieurs fois, mais il me paraissait toujours invraisemblable de subir un tel geste sur moi-même. Quelques jours plus tard et beaucoup de désespoir en plus, j'étais revenu le voir et je l'avais laissé me piquer.

L'effet ne correspondait pas à l'idée que je m'en faisais. J'en avais une vision cinématographique ou purement scientifique. Bien évidemment, je me sentais bien, je me sentais mieux, c'était chimique, un bien-être m'irradiait de tous les pores. J'étais relaxé, diminué aussi, mais je ne souffrais plus durant ce laps de temps. C'était une bouffée d'oxygène, extrêmement dangereuse, mais la seule que j'avais pu avoir depuis ce qui me semblait être un millénaire. J'étais déjà à l'orée de la mort alors tout ce qui pouvait m'apaiser était bienvenu, et si ça me faisait tenir un jour de plus, je jugeais que c'était un bonus à prendre. Le danger suprême de ces substances et de ce mode d'administration est qu'il anéantit votre échelle de valeur. J'utilise souvent cette image pour représenter ce danger à des personnes qui s'intéressent aux drogues ou même à des amis : "Aujourd'hui, vous avez votre échelle de ce qui vous contente et de ce qui vous rend heureux, votre propre abécédaire du bonheur. En lettre A, vous avez peut-être l'orgasme. En lettre B, la tendresse. En lettre C, l'art, que sais-je. Et votre échelle du bonheur est quelque chose que vous connaissez bien, qui est robuste, et qui dirige aussi vos décisions et la façon dont vous dépensez votre temps et votre énergie. Le problème avec les injections intraveineuses, plus encore qu'avec le sniff (prise nasale), les para (parachute : prise orale) et les booty bump (prise anale), c'est que les substances sont immédiatement envoyées dans votre système au maximum de leur quantité et de leur efficacité. Votre échelle du plaisir est oblitérée en un instant. Tout ce que vous avez connu, tout ce que vous avez aimé, tout ce qui avait votre considération jusque là sont propulsés à la lettre Z. Et la drogue prend toutes les autres lettres de votre échelle, de A à Y". J'ai souvent créé une forte peur et dissuadé beaucoup de gens en employant cette métaphore, qui ne concerne que ma propre expérience bien entendu, mais qui me semble bien résumer l'effet addictogène de ces substances (sans même prendre en compte leur extrême dangerosité). Les personnes sont toutes différentes pour remonter la pente, reconstruire et réapprendre cette échelle, beaucoup de toxicomanes prennent des années, beaucoup d'entre eux n'y arrivent jamais. Pendant que j'étais chimiquement défoncé, Jonathan en avait profité pour faire son affaire, mais c'était entendu d'avance que la prise de drogue était en échange d'un acte sexuel, ce qui me déplaisait mais qui ne me semblait pas être la pire option : ce n'était pas quelqu'un qui me paraissait dangereux et il avait l'air de savoir parfaitement ce qu'il faisait, je considérais être dans un environnement relativement sécurisé pour me "perdre". Nos prises de drogue communes avaient duré un certain temps, je revenais de plus en plus souvent, mais j'étais aussi de plus en plus irrité de devoir donner de ma personne pour pouvoir "gagner des jours de répit". Je l'avais donc convaincu de m'apprendre à me piquer moi-même et à m'approvisionner seul. Dès lors que j'ai pu sortir de la dimension sexuelle, j'ai eu une très longue période de consommation en totale solitude. Je vivais à cette époque chez l'ex-compagnon d'une de mes tantes et je me piquais seul dans ma chambre tandis qu'il était dans la pièce d'à côté. Il n'a jamais su que je me défonçais.

Je sombrais de plus en plus dans une spirale morbide et stérile. Au début, je me piquais mal, je ratais mes veines, je m'injectais à côté et j'avais des boules très douloureuses sur mes bras, ce n'était pas beau à voir mais je m'en fichais pas mal (46 - 47). Je m'accrochais juste à un shot de plus pour gagner un jour de plus, parfois juste une heure de plus. Je me piquais énormément, parfois avec une frénésie et une durée qui me faisaient bien plus frôler la mort que de me permettre de la fuir, mais je n'accordais plus aucune importance à ma vie. Sherazade et Sonia étaient toujours une obsession, elles avaient une emprise omniprésente et oppressante sur moi. Toujours aujourd'hui d'ailleurs, tristement. Je n'arrivais pas à m'émanciper de ce traumatisme et de cette souffrance. Dès que je revenais dans la réalité, une vague de larmes, de panique et de détresse me submergeait et je partais immédiatement écumer Paris pour trouver de la drogue et me repiquer aussitôt. Avec certaines substances, notamment celles de la famille des cathinones, dont j'estimais le risque d'overdose bien plus faible que pour l'héroïne ou la cocaïne, j'avais des périodes de consommation frénétique, je pouvais parfois aller jusqu'à me piquer toutes les 45 minutes à une heure, parfois pendant 24 à 48 heures d'affilés. Cela a vraiment été le pire de ma consommation. Je finissais par m'écrouler de fatigue, je dormais, somnolais et vivotais quelques jours et je recommençais de plus belle. Je n'étais plus que l'ombre de moi-même. En quelques semaines de ces consommations hors de contrôle, j'avais perdu un poids très significatif (48), ce qui avait terrifié ma famille et les rares proches qui m'avaient aperçu à cette période. Ma tante laotienne s'était vraiment inquiétée que je sois devenu si squelettique, avec cet aspect cadavérique. Mais mon apparence physique n'avait aucune importance à mes yeux. Mon combat était ailleurs. J'étais détruit, je pensais à mourir tous les jours et j'étais très conscient que tout cela allait mal finir vu comment mon corps était en train de me lâcher.

Regret honteux

De cette période, je porte le poids d'un acte que j'ai commis qui m'emplit toujours de culpabilité et de honte. La plupart des personnes qui découvrent les drogues dures ont souvent une période dorée avec ces dernières avant de s'y casser les dents, au début, les "bienfaits" sont beaucoup plus apparents que les méfaits, et les dommages des drogues et la spirale de l'addiction sont des concepts encore lointains, qu'il est encore difficile d'imaginer pour soi-même. Lorsque j'étais dans cette période de découverte, et je n'ai aucune idée de ce qui m'a poussé à faire cela, j'ai une colère et des regrets terribles envers moi, j'avais proposé à mon ami Esteban de faire un plan cul avec mon dealer Jonathan, en sachant que nous allions nous piquer lui et moi, et que nous allions certainement l'inviter à faire de même, ce qui s'est produit. Je ne sais pas ce qu'il m'a pris, je crois que je voulais me rassurer moi-même, banaliser le geste en le faisant avec un ami, mais c'était grave, ce n'était pas juste "faire quelque chose" avec un ami, c'était le pousser vers la consommation de stupéfiants sans prendre une seconde la mesure des dangers pour lui : danger immédiat, danger à long terme, impact de l'addiction sur sa vie. Peu importe l'avis qu'il est possible de se faire d'une personne, de son équilibre mental, financier, de sa force, de son milieu social, il est impossible pour quiconque de savoir comment la drogue va impacter sa vie. Certains n'ont aucun problème d'addiction, ils peuvent prendre les pires substances du monde une fois et passer à autre chose, d'autres personnes sont beaucoup plus à risque d'être dépendante, parfois même par des substances jugées banales par la plupart des gens. Je manquais d'expérience et je manquais de recul, mais ce n'est en aucun cas une excuse pour mon comportement. Après tout ce que j'ai vu dans ce milieu par la suite, cela aurait pu dégénérer très gravement. Je n'ai eu que de la chance qu'Esteban gère ça bien. Il m'a rassuré là-dessus par la suite, mois après mois, année après année, parce que j'étais dévoré par la culpabilité à mesure que je m'enlisais moi-même dans les stupéfiants sans pouvoir en sortir. Et j'ai toujours de la culpabilité aujourd'hui. Je n'ai eu que de la chance, j'en ai conscience, cela aurait pu devenir une histoire très différente.

Je ne sais pas pourquoi je raconte cela. C'est juste arrivé, j'ai honte. Et cela arrive sans doute partout, c'est peut-être pour ça que j'en témoigne, je ne sais pas. J'ai une honte colossale mais je ne peux pas parler juste de ma toxicomanie sans parler de ce que j'ai fait ou de ce que j'ai vu. Je n'ai fait découvrir la drogue qu'à une seule personne, Esteban, et c'était déjà une personne de trop. Juste, ne le faites pas, jamais, quelle qu'en soit la raison. Que vous vouliez vous rassurer, ou que vous ayez la sensation d'avoir un contrôle total sur vos consommations et que vous avez envie de faire passer "un bon moment" à des amis, vous ne savez pas ce que vous êtes en train de leur faire signer en réalité. C'est bien plus souvent un cadeau empoisonné. Je ne cherche pas à me laver de ma culpabilité et certainement pas à être hypocrite vis-à-vis de ces substances : chacun fait ce qu'il veut avec sa vie. Mais je partage ce que j'ai vu et ce que je sais désormais : certains tombent dans une déchéance extrême, voire meurent, et vous ne voulez infliger ça à personne.

Toxicomanie

Il y a différents mondes dans la toxicomanie, des cercles et des cercles de consommateurs différents. Et ma propre consommation m'a fait naviguer à travers ces cercles et m'a fait traverser des contextes très diversifiés. Les drogues m'ont aussi mis face à des situations extrêmement violentes.

L'une des plus graves a été avec Jonathan, que je connaissais pourtant bien à ce stade et que j'estimais être une personne avec qui j'étais relativement en sécurité. Je cherchais désespérément à me shooter avec de la méphédrone, 4-MEC ou 3-MMC, et il n'avait que de la cocaïne à me proposer ce jour-là. C'était une drogue que je refusais absolument de m'injecter en intraveineuse car elle est la plus dangereuse juste après l'héroïne, loin devant les benzodiazépine, kétamine, amphétamine, buprénorphine, ecstasy et j'en passe. Mais j'étais à deux doigts de me jeter par la fenêtre et le désespoir m'a poussé à faire cette chose désespérée, j'ai accepté de m'injecter avec ce qu'il me proposait. La sensation était très forte et désagréable, c'était très différent de ce dont j'avais l'habitude. Cette prise de drogue était évidemment contre des services sexuels donc j'avais donné de ma personne, il avait fait venir d'autres garçons. Nous étions sur le lit, il était à genoux et j'étais courbé au niveau de son entrejambe et de celui d'un autre garçon. Il avait commencé à bouger bizarrement, ce qui m'avait fait relever la tête, il avait les yeux révulsés et de la mousse sortait de sa bouche. Je n'avais jamais vu ça de ma vie, pour le coup, c'était exactement comme dans les séries télévisées. J'étais absolument tétanisé, le garçon à ma droite s'était mis à crier, il avait commencé à lui faire un massage cardiaque, deux ou trois coups, mais il l'avait abandonné en voyant tout le monde s'enfuir, et me retrouvant seul sur le lit, j'avais été contraint de reprendre moi-même le massage cardiaque. J'avais supplié le dernier garçon qui était en train de s'enfuir d'appeler les pompiers. Je ne sais pas comment j'ai fait pour gérer cette situation mais je suis resté fonctionnel, j'ai persévéré à réaliser le massage cardiaque pendant une durée qui m'a paru être une éternité. J'étais persuadé qu'il était mort. Je n'arrive pas à me rappeler si je pleurais, si je criais, je sais juste que je ne me suis pas arrêté une seconde. Il avait ouvert les yeux d'un seul coup, j'étais fou de joie, mais en une fraction de seconde il m'avait attrapé la gorge avec ses deux mains et avait commencé à m'étrangler de toutes ses forces. Il était devenu complètement fou de rage, je ne pouvais même pas sortir un son, je me débattais comme je pouvais mais j'étais à bout de force après tous mes efforts pour le maintenir en vie, j'essayais de le frapper au visage mais je manquais d'énergie, et Jonathan a vraiment la carrure d'une armoire à glace. J'ai vraiment cru que j'allais mourir de cette manière. Cela faisait longtemps que je n'avais plus aucun égard pour ma vie mais à ce moment-là, même si j'étais totalement terrifié, j'avais inconditionnellement envie de survivre. Il m'avait soulevé d'un seul coup, j'ai cru qu'il allait me jeter par la fenêtre mais il m'avait fracassé contre un meuble qui était face à lui, toujours en ayant ses deux mains resserrées sur mon cou, puis il m'avait traîné de la chambre jusqu'au salon, avait ouvert la porte d'entrée d'une seule main et m'avait jeté dehors de l'autre. Je m'étais éclaté le dos sur le sol bétonné, son appartement donnait sur un couloir d'immeuble en extérieur, et j'avais échappé de peu à une chute dans un escalier métallique en colimaçon très raide qui se trouvait juste à côté de la porte. J'avais aussi le pied qui saignait, sans avoir aucune idée de la façon dont il m'avait infligé ça, mais à cet instant, je me fichais pas mal de mon état, j'étais juste content d'être en vie et de l'autre côté de cette porte. Par contre, je me retrouvais nu à l'extérieur. Je l'avais supplié de me rendre mes affaires mais il ne répondait pas, et je ne pouvais pas rester dans cet état à la vue de tous, alors j'avais fini par frapper à la porte voisine. J'entendais du bruit derrière la porte mais personne n'est venu m'ouvrir, je pense que son voisin ou sa voisine était aussi terrorisé que moi. Je ne savais pas du tout comment j'allais me sortir de là et les pompiers étaient heureusement arrivés à ce moment-là. Ils n'avaient pas été impressionné une seconde par ma situation, je dirais même qu'ils étaient indifférents à ma nudité. Je leur avais expliqué ce qu'il s'était passé et ils avaient frappé très fort à la porte de Jonathan, de plus en plus violemment jusqu'à ce qu'il réponde, puis ils avaient fini par le convaincre d'ouvrir. Deux pompiers étaient rentrés immédiatement, le troisième était resté avec moi et soignait mon pied. Après quelques minutes et plusieurs échanges verbaux sans que je ne pénètre dans l'appartement, l'un des pompiers m'avait rapporté mes affaires sur le palier. Je les entendais poser des questions à Jonathan et il n'était pas du tout clair, il mentait même parfois dans ses réponses, donc je m'étais permis d'intervenir à haute voix pour confirmer aux pompiers qu'il s'était injecté de la cocaïne et qu'il venait de faire une overdose à l'instant. Il répétait que tout allait bien et je m'époumonais à convaincre les pompiers qu'ils devaient l'emmener tout de suite à l'hôpital, alors que rétrospectivement, je pense qu'ils n'avaient pas besoin de mes commentaires pour en être convaincu, il y avait des seringues partout et Jonathan était définitivement erratique et pâle comme un cadavre. Le pompier qui m'avait soigné le pied m'avait demandé si j'avais d'autres blessures ou des douleurs sérieuses quelque part, j'avais répondu que non, et j'en avais profité pour lui demander si je pouvais partir, il avait demandé à l'un de ses collègues si cela était possible et ils m'avaient dit que c'était bon après avoir noté mes coordonnées. J'étais honnêtement surpris de pouvoir partir mais je ne me suis pas laissé prier, je m'étais enfui aussi vite que j'ai pu. J'ai eu une chance phénoménale. Il y a tellement de choses qui auraient pu déraper. Il aurait pu mourir. Il aurait pu me tuer s'il n'avait pas repris ses esprits quelques secondes plus tôt. C'était vraiment une expérience très violente et très choquante. Et le pire dans tout ça, c'est que cela ne m'a pas servi de leçon, ni pour Jonathan non plus par ailleurs. Il m'avait tout de suite prévenu lorsqu'il était sorti de l'hôpital, j'étais vraiment soulagé de le savoir en vie, mais il m'avait aussi dit s'être tout de suite refait une injection dès qu'il était rentré chez lui (49)... J'ai toujours essayé de l'encourager à arrêter tout ça, et à m'encourager par la même occasion, sans succès. Quelques jours après, j'étais à nouveau au bord du suicide. Et dans mon désespoir, je me retrouvais à nouveau à me piquer.

Il y a eu une autre fois où je m'étais retrouvé chez un homme organisant une soirée sexuelle avec plusieurs garçons. Je n'avais plus d'argent à cette époque, j'avais même quelques dettes, et je n'hésitais pas à troquer du sexe contre de la drogue dès que je le pouvais. Malgré mon intoxication et l'altération de mon état, et même si ma vigilance était forcément altérée, je restais globalement quelqu'un de très soucieux de la prévention des risques infectieux, particulièrement pour les injections intraveineuses. Au milieu de la soirée, je m'étais aperçu qu'il y avait des échanges de seringue, j'avais immédiatement paniqué et commencé à alerter tout le monde des dangers encourus, avec mes habituels monologues scientifiques interminables. Je n'étais pas concerné personnellement, car je m'isole toujours avec mon propre matériel stérile, mais c'était la première fois que je voyais une telle pratique et je savais qu'elle était dangereuse, je me sentais obligé d'intervenir. L'organisateur m'avait immédiatement incendié, m'accusant de "casser l'ambiance" et il m'avait sommé de partir. De toute évidence, les participants de cette soirée avaient commencé avec des seringues stériles mais ils étaient vite tombés à court de Steribox (les kits d'injection stériles vendus en pharmacie pour un euro) et totalement en manque de drogues, ils avaient fini par les réutiliser, sans même savoir quoi était à qui et en les "lavant" simplement plusieurs fois avec de l'eau, sans même utiliser la méthode javel de tout dernier recours. Ma dispute avec l'organisateur devenait explosive, car je refusais de partir sans emmener le seul garçon qui était plus jeune que moi, tous les autres hommes avaient plutôt la quarantaine. Le jeune était drogué et n'avait pas particulièrement envie de partir mais il n'était pas sourd non plus à ce que je lui disais, j'avais réussi à instiguer une certaine peur chez lui. L'organisateur était furieux et avait réussi à me repousser jusqu'à sa porte d'entrée, et juste avant qu'il ne m'éjecte de son appartement pour de bon, j'avais bluffé en lui disant que le jeune était mon ami et que j'allais appeler la police s'il ne repartait pas avec moi tout de suite. Il était vraiment énervé mais il voulait sans doute se débarrasser de moi pour de bon, alors il s'était exécuté. Le gamin était vraiment hébété, complètement perché, peu coopératif, et j'avais dû lui mentir en lui disant que nous allions dans une autre partouze où il aurait de la drogue gratuitement pour qu'il me suive. C'était assez stupide de ma part car il pouvait avoir une réaction imprévisible s'il découvrait qu'il n'y avait pas de drogue à l'arrivée. Une fois dans la voiture que j'avais commandée, je ne savais pas quoi faire du tout de lui, il n'était pas en état et j'avais peur qu'il retourne auprès des mecs que nous venions juste de quitter. Je lui avais demandé s'il était sous PrEP, il m'avait demandé ce que c'était, ce qui m'avait exaspéré, et je l'avais emmené tout de suite à l'hôpital pour un TPE (Traitement d'urgence post-exposition) afin de prévenir d'une potentielle infection au VIH. Il avait vite déchanté à l'hôpital et je lui avais fait un long sermon informatif. Ce jeune garçon était complètement largué dans la vie, il me faisait de la peine. Il m'avait remercié de l'avoir sorti de la situation, j'avais essayé de garder contact (50) mais je n'ai plus jamais eu de nouvelles de lui après qu'il m'ait informé avoir attrapé l'hépatite C. J'espère simplement qu'il ne s'est pas suicidé ou qu'il n'a pas épongé son désespoir avec plus d'intoxications, et davantage de désespoir à l'arrivée.

Il y avait aussi un couple qui était assez connu dans le milieu gay des touzeurs toxicos. Ils consommaient beaucoup de drogues mais n'étaient pas des slammeurs (cf : des consommateurs par voie intraveineuse). C'était honnêtement un beau couple, ils étaient au milieu de leur quarantaine, ils étaient ensemble depuis 17 ans. Ils avaient une belle histoire, et elle a pris un tournant cauchemardesque. Je m'entendais bien avec chacun d'entre eux mais j'avais une certaine affinité avec Daniel. Je les avais fréquenté quelques temps et je m'étais aperçu un jour que son compagnon avait des marques au bras, j'avais immédiatement averti son mari qu'il prenait certainement des drogues en intraveineuse, mais il ne m'avait pas cru. Je l'avais averti que vu l'état de ses bras, il n'avait pas l'air de connaître la prévention des risques infectieux et qu'il fallait au moins qu'il apprenne à se piquer correctement pour se mettre le moins en danger possible, sinon les conséquences allaient être terribles. Son mari s'était insurgé de l'accusation et m'avait mis dehors, et nous avions perdu contact pendant une longue période. Puis Daniel m'avait rappelé, peut-être un an après, pour m'annoncer qu'ils avaient tout perdu. Son mari avait perdu son travail plusieurs mois plus tôt sans rien lui dire, dilapidé toutes leurs économies dans la drogue, et qu'il était actuellement transféré d'une unité psychiatrique vers un hôpital à cause de complications VIH et hépatiques. Une énorme descente aux enfers. Cela m'avait fait beaucoup de peine pour eux. J'étais confronté très frontalement aux conséquences de la drogue, et je n'échappais pas à certaines moi-même, mais cette déchéance-là était tout ce qui me raccrochait à la vie, paradoxalement tout en me tuant à petit feu.

J'ai également failli perdre la vue à cause d'une contamination au nitrite d'isopropyle (ou dérivé) suite à des inhalations de poppers. Cela a l'air idiot mais ce n'est pas une blague, ce problème dangereux a d'ailleurs été confirmé par plusieurs études depuis, je ne sais pas pourquoi il n'y a pas plus d'informations à ce sujet en France, peut-être que les cas sont trop rares mais j'en ai malheureusement fait les frais. J'avais un trou au centre de ma vision, même si je pouvais voir en périphérie. C'était extrêmement préoccupant, car le "trou" était si important que je ne pouvais pas voir le contenu de mon téléphone, lire la moindre phrase ou voir le visage de mes interlocuteurs. J'avais une sorte de lueur blanche clignotante négative, comme lorsqu'on regarde trop le soleil et qu'on ferme les yeux, une forme lumineuse persistante. Ce sont les urgences ophtalmologiques de l’hôpital Hôtel-Dieu à Paris qui m'avaient pris en charge et qui avaient assuré mon suivi par la suite. J'étais très effrayé de perdre l'un de mes sens ou de seulement rester dans cet état-là, car bien que je pouvais me déplacer seul, je n'étais pas fonctionnel dans mes tâches courantes. Mes collègues devaient lire mes messages et mes emails pour moi, c'était vraiment infernal. J'ai eu beaucoup de chance de m'en remettre après plusieurs mois.

J'ai tellement d'histoires à raconter sur l'enfer de la drogue, les années que j'y ai passé m'ont confronté à des situations de fou. Il y a eu la fois où un garçon m'a littéralement lâché tous ses excréments dessus en faisant une overdose de GHB, j'avais immédiatement appelé les pompiers, qui avaient ensuite appelé la police, et je ne m'en étais sorti que parce que le garçon avait avoué dès son réveil à l'hôpital que c'était bien lui qui avait apporté sa drogue et qui l'avait consommé. J'aurais eu une vie très différente s'il avait menti, ou s'il était mort tout simplement. Il y a eu la fois où j'ai dû m'échapper d'une chambre d'hôtel, à cause de trois mecs qui voulaient me "mettre à disposition", en faisant semblant d'être bien plus drogué que je ne l'étais pour échapper à leur vigilance et parvenir à m'enfuir dans le couloir de l'hôtel en hurlant de toutes mes forces dès que j'avais passé le seuil de la porte. Il y a eu le dealer qui m'a donné de l'héroïne à la place de la MDPV. Il y a eu le mec qui m'a volontairement surdosé du GHB pour que je fasse un G-hole (perdre connaissance) pour me baiser avec ses deux potes. Il y a eu celui qui m'a menacé de parler de ma toxicomanie sur les réseaux sociaux juste pour me soutirer de l'argent. Bref, un monde de fous, qui vous fait rencontrer des gens fous, qui vous font vivre des histoires de fous. Il y a vraiment de tout. J'ai décrit certaines des pires expériences mais c'est loin d'être représentatif de ce que j'ai vécu globalement. La plupart étaient des gens comme moi, naufragés dans la vie, qui n'étaient pas violents et qui ne cherchaient pas les problèmes. Mais indéniablement, en tout cas pour moi, la drogue m'a rendu misérable et m'a fait plonger dans un monde misérable. J'ai accepté des choses inimaginables, je me suis abaissé à des niveaux indignes d'un être humain, juste pour m'offrir quelques minutes de "répit". Je sais que ce n'est pas admissible de dire une chose pareille mais malgré tout, ces minutes m'ont "sauvé la vie" à de nombreuses reprises. Je ne nie pas qu'il y avait d'autres solutions, mais le monde était plus sombre encore à mes yeux et mes traumatismes m'ont replié sur moi-même, tout ça avait complètement occulté ma vision, ma capacité à croire en l'avenir, à croire qu'il y avait d'autres perspectives pour moi. La drogue a été pendant longtemps ma seule vérité, mon seul moyen, pour moi, de "m'acheter" du temps sur cette terre. Je ne jouais pas avec ma vie, je ne jouais pas à la roulette russe, je faisais juste tout ce que je pouvais pour gagner un peu de temps. Un peu de paix.

J'avais parfaitement conscience des effets négatifs à long terme mais le futur me paraissait tellement irréel, irréaliste, inaccessible pour moi. J'avais perdu mon futur depuis longtemps et j'étais en train de perdre mon présent aussi. Couper net les bouffées suicidaires et les pensées envahissantes avec la drogue était un soulagement immédiat, une respiration, affreusement dangereuse, mais une respiration malgré tout dans ma vie naufragée. Une respiration parce que je me sentais, même si j'ai conscience que c'était totalement artificiel, je me sentais véritablement me "reconnecter" à la vie. M'injecter ces produits, c'était m'injecter du poison certes, mais avant tout c'était me donner un immense sentiment de connexion avec les autres. Une connexion que j'ai rarement pu avoir avec les gens dans ma vie. Et les connexions ne sont pas optionnelles, elles sont essentielles à la survie, à tous les mammifères, et à force d'essayer, à force d'échouer, à force d'en manquer terriblement, je me suis recroquevillé sur des choses que je savais parfaitement toxiques et dangereuses pour moi, mais qui me permettaient d'accéder à ces connexions inaccessibles pour moi, de me faire me sentir bien, à ma place. Et c'est un sentiment divin, absolument grisant, ce sens de connexion, qui m'a sauvé plusieurs fois du suicide, mais qui m'a tout autant emprisonné dans mon addiction, car je suis incapable de me connecter avec les gens ailleurs, naturellement.

Je sais que ce que je dis là sonnera comme un prétexte pour beaucoup de personnes qui ne sont pas familière avec les drogues ou avec le désespoir qui amène à prendre ces mauvaises directions là. Mais ce que j'en pense est sincère, et ne m'a pas exempté de chercher d'autres solutions et de l'aide par la suite. J'ai toujours été, ou en tout cas c'est le sentiment que j'en ai, lucide sur les raisons de mes consommations. Je n'ai pas toujours été en contrôle mais j'ai toujours su pourquoi j'en étais là. Je n'ai pas la sensation que ce soit un hasard ou un accident, mais je ne pense pas non plus que ce soit le fruit de la fatalité, ce n'est pas ce que je dis. C'est juste que je comprends les mécanismes qui m'ont amenés à mes addictions, les souffrances, les manques et les besoins que j'avais, ce que mes addictions m'ont permis de soulager artificiellement.

Réussir à dire non pour la première fois

Au milieu de cette période, je m'étais retrouvé dans une situation très délicate à cause d'une personne travaillant pour une chaîne de télévision avec qui j'entretenais une relation semi-amicale, semi-professionnelle, assez superficielle et clairement tournée sur le networking. Nous nous étions déjà vus plusieurs fois auparavant et tout s'était relativement bien passé, même s'il avait des façons très désagréables de communiquer des informations que je ne désirais pas entendre. Par exemple, nous pouvions déjeuner et parler de ce qu'il faisait professionnellement, puis il me disait "Tu sais que je fais incroyablement bien l'amour ?" et je lui répondais "D'accord" et je revenais aussitôt sur notre sujet initial de discussion. Il n'avait pas l'air frustré, il passait à autre chose aussi, donc je prenais ça plus pour de la provocation, je le trouvais salace mais il avait l'air inoffensif, je ne me sentais pas du tout en danger, et le contexte ne l'aurait pas permis car nous avions l'habitude de nous voir en public.

Il m'avait proposé qu'on se fasse une soirée pizza et, en toute sincérité, je n'ai pas imaginé une seule seconde que cela pourrait me conduire à une situation indésirable avec lui. Peut-être que beaucoup auraient été méfiants de ses commentaires salaces mais ce n'était pas le premier et certainement pas le dernier à en faire en milieu professionnel, et à part ce détail, je trouvais que c'était une personne intéressante. Lorsque j'étais arrivé chez lui, il avait commandé des pizzas puis m'avait directement fait visiter sa chambre. Il m'avait fait m'asseoir sur son lit pour discuter, et en plein milieu de la conversation, il s'était jeté sur moi pour m'embrasser en me passant la main à l'intérieur des cuisses et je m'étais retrouvé quasiment le dos contre son lit, je m'appuyais dessus avec mon bras gauche et j'avais l'autre bras levé entre lui et moi. Je me retrouvais encore dans une situation que je n'avais pas vu venir mais très paradoxalement, j'étais tellement épuisé par tout ce que je venais de traverser ces derniers mois que je n'avais pas la moindre force en moi "d'endurer" un nouvel "incident" non désiré de plus dans ma vie décimée et rongé par les pensées suicidaires. Ce que je dis est peut être un peu abstrait ou difficile à comprendre, mais je ne pouvais plus rien prendre sur moi et cela m'a fait avoir une réaction que je n'aurais sans doute jamais pu avoir autrement, j'ai pu pour la toute première fois lâcher un "non" très fort, très clair, à la personne en face de moi. Il avait eu l'air stupéfait un moment mais avait réessayé de m'embrasser aussitôt. Je l'avais repoussé en me levant et il m'avait demandé si je plaisantais, et m'avait demandé ce que je faisais sur son lit alors si ce n'était pour ça - sacré argument - et j'étais incapable d'interagir davantage avec lui. Je m'étais enfui de chez lui à toute vitesse en me confondant en excuses et il m'avait rattrapé dans l'escalier pour me crier "Mais reste Alex, les pizzas vont arriver". Une phrase totalement sidérante, tellement ubuesque qu'on ne me croirait sans doute pas si je devais raconter cette histoire à quelqu'un. Mais c'est bien ce qu'il m'a dit, et j'imagine que cela en dit long aussi sur sa psychologie, il est sans doute persuadé que ce qu'il s'est passé était normal, et c'était peut-être le cas dans son quotidien, j'ai l'impression qu'il avait l'habitude de fonctionner comme ça. J'ai énormément culpabilisé après l'incident, pour les pizzas (oui, c'est stupide) et pour me retrouver encore une millième fois dans cette situation, qu'est ce que j'avais dit ou mal fait, est-ce que j'avais envoyé de mauvais signaux, est-ce que j'avais raté les siens ? J'avais pourtant bien ignoré chacune de ses remarques salaces, et il n'y en avait pas eu beaucoup à mes yeux. Je vivais très mal cette situation et j'essayais de comprendre ce que j'avais encore raté, mais étant le plus mal placé pour évaluer comment je m'en sors dans mes interactions sociales, je pars toujours du principe que, de toute façon, c'est moi le problème vu que les situations se répètent. C'est épuisant qu'à chaque fois que je pense avoir progressé, je réalise que je suis toujours incapable de lire les intentions des autres. Et j'ai eu de la chance ce jour-là, je sais très bien que si je n'avais pas été, paradoxalement, totalement à bout, j'aurais encore eu un rapport non-consenti sans dire un mot, sans lever un bras, sans émettre la moindre désapprobation.

Malgré la culpabilité, j'avais rapidement été gagné par un immense sentiment de fierté, comme j'en ai rarement ressenti, parce que ce moment avait été une énorme victoire pour moi au final. Déjà je m'en sortais extrêmement bien alors que cela aurait pu mal finir mais surtout, c'était la première fois de toute ma vie que j'arrivais à signaler que je n'étais pas consentant dans un contexte pareil et à agir en conséquence. J'étais vraiment très fier de moi et très ému. Il m'avait fallu plus d'un quart de siècle pour apprendre à dire non à un homme qui se force sur moi et c'était une victoire inimaginable pour moi, que je n'aurais jamais pensé obtenir un jour.

L'homme en question m'avait fait par la suite ses plus plates excuses et comme j'étais un idiot, je les avais sincèrement accepté et j'avais continué d'échanger avec lui comme si rien ne s'était passé. Je crois que mon jugement était très biaisé aussi, altéré par le fait qu'il n'y avait pas eu de conséquences, et je l'avais vite excusé, alors que mon appréciation ne changeait rien au comportement qu'il avait eu. J'étais idiot de considérer les choses de cette façon et j'étais anormalement à l'aise avec le fait de faire table rase sur cette histoire. Mais son comportement avait changé vis-à-vis de moi. J'avais reçu des messages de connaissances communes dans notre réseau professionnel, il racontait des histoires et répandait des mensonges nuisibles, pas seulement pour moi, mais aussi pour mon entreprise. J'étais apparemment un "allumeur" et dans d'autres cas, j'aurais essayé à tout pris de le recruter dans mon entreprise au point d'en être ridicule. C'était extrêmement compliqué de gérer cette relation ambivalente, que je n'aurais pas dû gérer tout court d'ailleurs. Je n'aurais pas du conserver ce lien, pour moi cette histoire chez lui était close, mais je m'inquiétais de son énorme influence pouvant nuire à mon travail et à mon équipe, alors j'essayais de maintenir le dialogue pour rester dans ses bonnes grâces. C'était certainement sa façon de reprendre l'ascendant sur moi et je l'avais laissé faire. La seule fois où j'avais failli le dénoncer, c'était après l'avoir vu poster un message sur le mouvement #MeToo, j'avais été révulsé par son hypocrisie, c'était à en vomir, mais avec tout ce que je combattais dans ma vie à ce moment-là, je n'étais pas capable d'endurer la moindre péripétie de plus. Je n'allais pas me rajouter des problèmes supplémentaires alors que je peinais à peine à rester en vie. De toute façon, il m'était impossible de fournir des preuves de ce qu'il s'était passé chez lui, la police n'aurait aucune raison de me croire, moi plutôt que lui, d'autant qu'avoir maintenu le dialogue avec cet homme m'aurait certainement fait passer pour un affabulateur, cela n'aurait semblé cohérent pour personne, il s'en serait sorti rapidement alors que pour ma part, cela aurait été un dangereux pas de plus vers le suicide, et définitivement une ruine supplémentaire pour mon entreprise et mon équipe. Je ne regrette pas ma lâcheté parce que j'étais dans une situation trop fragile et j'avais des problèmes plus importants à mes yeux sur lesquels me concentrer.

Décès de ma grand-mère Grandine

Ma grand-mère Grandine était en train de mourir et je faisais des aller-retour presque tous les jours de Paris jusqu'à Avignon, je ne pouvais pas rester à son chevet parce que j'essayais de tenir la barre comme je le pouvais avec mon média et ma toxicomanie, et Hisham avait besoin de moi pour une nouvelle entreprise. C'était une période très éreintante mais gratifiante aussi, parce que je faisais tout ce que je pouvais pour être aux côtés de ma grand-mère pour ses derniers jours et nous avons passé des dernières semaines très touchantes, très intimes. Ma tante Kally était là matin, midi et soir, et c'était vraiment elle qui s'occupait de tout. Mon père était très présent aussi mais par intermittence, il y avait toujours des conflits entre lui et ma grand-mère. Dès que je rentrais sur Paris, elle me suppliait de revenir tout de suite, je devais beaucoup la rassurer, et je revenais dès que je le pouvais, souvent le lendemain, parfois le soir-même.

Son état avait fini par se détériorer sérieusement, elle avait déjà traversé plusieurs cancers et chimiothérapies dans sa vie, ablation des seins, elle avait un lupus, sa jambe droite faisait deux fois le volume de sa jambe gauche et son dernier cancer avait métastasé depuis quatre ans environ. C'était la fin de sa vie et j'étais à ses côtés. Elle n'avait pas peur de la mort mais elle était terrifiée de se retrouver dans un noir total, et nous avions des échanges intéressants autour de cela. Je n'arrivais pas à la consoler ou à la rassurer comme le faisaient ma tante ou les autres personnes autour d'elle, mais j'essayais de lui apporter du réconfort comme je le pouvais. Je lui avais proposé que nous fassions une dernière photographie ensemble, mais je ne voulais pas la prendre en photo dans l'état où elle était et elle ne le voulait pas non plus, alors elle avait tout de suite aimé la proposition que je lui avais faite. Elle était la mieux placée pour savoir que je ne supportais pas qu'on me touche, c'était toujours la première à scander aux enfants lors des repas de famille qu'il était interdit de me toucher, et je lui avais proposé que nous fassions une photographie très symbolique de sa main sur ma joue. Je trouvais l'image tendre. C'était celle que je voulais retenir d'elle en tout cas, ce dernier geste, cette dernière transmission. Elle avait aussi adoré cette image (51). Nous avions beaucoup ri en faisant la séance photo, c'était un instant complice et inhabituel pour tous les deux, et nous étions heureux de partager ce moment.

Hisham n'était pas très compréhensif durant cette période. Il avait besoin de moi pour des projets importants, et je répondais à tous ces besoins, j'assurais vraiment malgré mon état autant que la situation, mais il ne me lâchait quasiment aucun leste. Il y a eu deux incidents significatifs durant les dernières semaines avec ma grand-mère. Le premier avait été une dispute dans une salle de travail à côté du bureau de Hisham au même étage, où je lui avais expliqué la situation avec ma grand-mère et le fait que son dernier cancer métastasé allait mettre fin à sa vie, d'autant qu'elle avait choisi de ne plus se soigner après avoir vécu des chimiothérapies difficiles. Nous avions parlé de ça à la fin d'une session de travail parce qu'il m'avait demandé pourquoi j'étais "moins efficace" que d'habitude, et c'est pour cela que j'avais expliqué la situation avec ma grand-mère. Il n'y avait aucun conflit entre Hisham et moi, et aucune raison d'en avoir, j'étais peut-être moins efficace, je pense qu'il disait la vérité, j'étais sans doute un peu distrait, mais je faisais tout ce qu'il me demandait comme toujours. Après avoir entendu mes explications, il avait ricané et déclaré que le cancer de ma grand-mère était du grand n'importe quoi, que "personne ne pouvait survivre à des métastases pendant quatre ans", et qu'il "le savait parce que son père est médecin". J'étais complètement époustouflé. Je venais simplement de lui expliquer les difficultés que nous traversions en ce moment même ma famille et moi, j'étais dans mon chagrin et mes responsabilités vis-à-vis de ma grand-mère et je ne m'attendais certainement pas à devoir justifier de sa fin de vie. Je n'avais rien à devoir justifier à Hisham par ailleurs et je n'avais certainement pas à recevoir un jugement ou une appréciation de sa part, mes explications n'attendaient pas le moindre commentaire. Je n'avais malheureusement pas eu une réaction adaptée du tout, j'avais explosé dans une colère noire alors que j'aurais probablement dû simplement partir. J'avais l'envie impérieuse de lui fracasser mes poings sur le visage mais c'est le bureau en face de moi que j'ai frappé de toutes mes forces, et sa réaction avait été de se moquer de moi comme s'il venait d'affirmer sa théorie. Mon hystérie ne m'a pas rendu service mais je n'aurais pas dû être dans cette position en premier lieu. Je m'attendais éventuellement à un mot bienveillant pour ma grand-mère, certainement pas à cette réaction totalement inhumaine. Je ne comprends même pas son raisonnement, quel intérêt pour lui de remettre en question la maladie de ma grand-mère ? Et même si je suivais son raisonnement, admettons que ma grand-mère mente, ou même que ce soit moi-même qui mente sur les raisons pour lesquelles ma grand-mère est en train de mourir, quel intérêt pour un tel mensonge ? Quel bénéfice, pour qui, pour quoi ? L'attaque gratuite de Hisham était absolument stellaire, c'était extraordinairement insupportable. J'ai l'habitude qu'on ne me respecte pas mais je supportais très mal qu'il manque de respect ainsi à la femme qui a sacrifié sa vie pour m'élever et que j'accompagnais dans les tous derniers jours de sa vie. C'est vraiment la seule fois où j'ai voulu faire du mal physiquement à Hisham. Il n'était pas là quand je tenais les cheveux de ma grand-mère quand j'avais 13 ans à 2 heures du matin pendant qu'elle vomissait. Il n'était pas là pour s'occuper de ses excréments ou de son urine. Il n'était pas là pour la réconforter et prendre soin d'elle. Il n'était pas là pour la porter à travers des années de maladie et de souffrance. J'étais écœuré de ses mots et de son attitude. Mais apparemment pas suffisamment écœuré, dans mon infini masochisme, puisque je n'ai pas réussi à le remettre à sa place ce jour-là et ma réaction hystérique n'a fait que le conforter dans ses conneries absurdes. J'ai été encore plus scandalisé quand sa comptable et sa secrétaire m'ont révélé que son père était en réalité dentiste, donc que son argumentation "pseudo-expert des cancers métastasés" par procuration de son père médecin était du pipeau dans le seul but de décrédibiliser la maladie de ma grand-mère. Dans quel but ? Je ne le saurai jamais. Cette anecdote sera importante pour la suite car elle aurait dû m'avertir de faire sortir Hisham de ma vie sur-le-champ et ce n'est pas du tout ce que j'ai fait. Son comportement et sa méchanceté auraient dû m'alerter, mais cela n'a pas été le cas, j'étais uniquement blessé et bouleversé.

Le deuxième gros incident à cause de Hisham a été une bénédiction en fin de compte, comme quoi, d'excellentes choses peuvent découler de très mauvaises. Hisham m'avait demandé de remonter à Paris immédiatement pour signer des papiers importants pour une nouvelle entreprise. Je lui avais expliqué encore une fois que j'étais bloqué à Avignon car c'étaient les derniers jours de vie de ma grand-mère, mais il ne démordait pas de l'importance de ma présence pour la signature, et il n'y avait pour lui strictement aucun moyen de faire autrement, ni d'attendre, ni de numériser, j'étais obligé de signer en personne ses documents. C'est l'une des rares fois où j'ai vraiment insisté auprès de Hisham malgré son ordre, j'étais vraiment désespéré d'abandonner ma grand-mère à un moment aussi crucial, mais Hisham n'avait rien voulu entendre et m'avait ordonné de monter immédiatement. J'avais fait l'aller-retour le lendemain en montant à Paris le matin et en redescendant le soir à Avignon. Ma grand-mère était dans un état vraiment épouvantable, elle était cadavérique, j'étais déchiré et dans un grand désespoir de l'abandonner. Je n'envisageais pas de quitter son chevet ne serait-ce qu'une heure, alors une journée entière me dévastait. J'étais persuadé qu'elle allait mourir en mon absence et que je ne pourrais jamais me le pardonner. Et malgré cela, j'avais quand même exaucé le souhait de Hisham, ce qui rétrospectivement aujourd'hui, me rend complètement malade. J'étais encore en train de respecter ma promesse vis-à-vis de lui, d'être toujours là pour lui, d'espérer être à la hauteur de ses attentes, alors même que ma grand-mère était en train de mourir et m'implorait de rester à ses côtés, ce que je désirais aussi plus que tout au monde. Mais mon désir était peu de chose par rapport à mes devoirs vis-à-vis de Hisham, en tout cas dans ma tête débile. Ma tante Kally ne trouvait pas cela normal du tout, nous étions tous déchirés par la situation, mais Hisham m'avait fait comprendre qu'il n'y avait pas d'autres choix et que c'était "vital", je l'avais évidemment cru et j'y étais allé. Avant de partir, j'avais passé la nuit à écrire une longue lettre pour ma grand-mère. J'avais trop peur qu'elle décède en mon absence et je voulais qu'elle ait une trace de moi auprès d'elle, une preuve de mon amour et de ce qu'elle représentait pour moi. Et finalement cette lettre a été quelque chose de vraiment profond, autant à écrire qu'à offrir, autant pour ma grand-mère que pour moi. L'abandonner pour Hisham, aussi horrible cela soit-il, m'avait donné l'opportunité de lui écrire ma plus grande preuve d'amour, c'était une belle consolation même si toute la situation était terrible. Je lui avais remis une version manuscrite de ma lettre mais je l'avais d'abord écrite sur mon ordinateur, et je l'ai publiée en ligne à l'anniversaire de sa mort pour que tout le monde sache ce qu'elle représentait pour moi (Ma dernière lettre). J'étais parti à Paris, j'avais signé les papiers de Hisham et j'avais eu la chance de la retrouver vivante à mon retour. Elle n'est décédée que quelques jours plus tard. J'ai appris quelques semaines après, par un associé de Hisham, que les papiers pour lesquels il m'avait contraint de traverser la France n'étaient pas aussi "vitaux" qu'il l'avait dit, qu'ils étaient prioritaires mais que tout le monde aurait compris si je les avais signés plus tard. Quand j'avais reçu cette information, j'avais vraiment été choqué et furieux, mais en même temps, tout était rentré dans l'ordre, donc c'était difficile pour moi de justifier que j'étais dans une telle colère, alors que rien de mal ne s'était produit au final. Mais si elle était morte en mon absence et que j'avais appris cela, cela m'aurait brisé d'une façon inimaginable et le fait qu'il ait considéré ce risque, alors que je lui avais bien dit ma situation, qu'il connaissait les tenants et les aboutissants, et qu'il m'a ordonné de venir signer ces papiers malgré tout, cela m'a vraiment bouleversé. Je crois même qu'il n'a pas vraiment considéré ce risque au final, je ne pense pas que ma grand-mère ait signifié quoi que ce soit pour lui, ni que j'ai signifié quoi que ce soit pour lui non plus, Hisham était concentré sur ses objectifs personnels et ses urgences n'étaient juste pas les mêmes que les miennes. Il a fait passer ses priorités avant les miennes. Je suis responsable de lui avoir obéi. C'est moi qui ai accepté d'abandonner ma grand-mère ce jour-là, et j'ai beaucoup de colère contre moi d'avoir fini par céder, de ne pas avoir résisté plus, parce que si j'avais vraiment été digne de ma grand-mère, si j'avais vraiment été un petit-fils digne de ses sacrifices et de tout ce qu'elle avait fait pour moi, je n'aurais jamais quitté son chevet pour signer trois bouts de papiers pour satisfaire les besoins pressants de Hisham. C'est une illustration navrante de comment mes engagements professionnels et personnels envers Hisham ont vraiment empiété sur ma vie personnelle et sur ma capacité à prendre des décisions raisonnées, que ce soit dans l'intérêt de mes proches ou le mien.

Le jour où ma grand-mère est morte, je savais qu'elle allait mourir. Elle dormait, et nous avions consigne de ne pas la réveiller, les soins palliatifs s'effectuaient à la maison, elle n'était pas hospitalisée, notre médecin de famille a vraiment été remarquable et à nos côtés jusqu'au bout. Lorsque je l'avais bordée avant qu'elle ne s'endorme, la dernière chose qu'elle nous avait dite, à Kally et moi, était "Je vous aime" puis elle s'était endormie comme une masse, à cause de son patch de fentanyl qui l'aidait à supporter ses douleurs. Elle avait eu des jours beaucoup plus difficiles les semaines précédentes à l'inverse de son dernier jour où elle semblait presque plus gaillarde, avec de plus belles couleurs. Mais malgré tout, un sentiment incroyable m'avait envahi, une sorte d'euphorie et de sérénité très étrange, d'acceptation, je savais vraiment que ma grand-mère allait mourir ce jour-là. J'avais appelé mon grand-frère Grégor, qui était en déplacement loin d'Avignon, et je lui avais demandé de venir nous rejoindre, et il m'avait d'abord envoyé balader parce que ça l'embêtait vraiment de faire la route et qu'il avait marre que je "crie au loup", ce qui avait été le cas quelques jours auparavant où son état avait été pourtant bien plus préoccupant que ce jour-là, donc je comprenais qu'il soit mitigé par rapport à ma requête. Mais j'étais vraiment sûr de moi, et ma tante Kally aussi ressentait la même chose, alors nous avons insisté pour qu'il vienne et j'étais vraiment heureux qu'il décide de nous rejoindre. Il était arrivé en début de soirée et nous nous sommes tous réunis pour jouer à des jeux de société. C'était bien que mon frère soit là car c'est quelqu'un qui a énormément d'humour et qui sait transmettre de la joie autour de lui, ce dont je suis incapable, et il a apporté une atmosphère très agréable à toute la famille, cela a rendu la soirée bien moins pesante. Ma tante Kally et moi nous alternions pour vérifier la respiration de Grandine, et puis plus tard dans la nuit, alors que nous étions tous en train de veiller, discuter et jouer ensemble, j'ai constaté qu'elle ne respirait plus. Je sais que ce que je vais décrire peut être perçu comme bizarre, mais j'étais vraiment heureux à ce moment-là. Elle était partie dans son sommeil, en paix, entourée de tous ses enfants et de tous ses petits-enfants, chez elle, dans son lit, il était impossible de partir dans de meilleures conditions. Elle avait souffert toute sa vie et ses dernières années avaient vraiment été une descente aux enfers, j'étais soulagé qu'elle n'ait plus à souffrir et qu'elle soit partie exactement de la manière dont elle rêvait, ce dont elle doutait souvent. Je l'avais embrassée sur le front, j'étais retourné dans la cuisine et j'avais annoncé très simplement qu'elle avait arrêté de respirer. Mon frère avait eu une réaction très spontanée : "Tu dis n'importe quoi !" et je ne savais pas vraiment quoi dire par rapport à cela donc j'avais juste répété qu'elle avait bel et bien arrêté de respirer. Nous nous étions tous dirigés dans sa chambre et étions restés un moment à son chevet. Il y avait eu un moment de silence, et mon frère s'était écrié "Mais non elle respire !" et avait commencé à théoriser sur le fait que le drap aurait hypothétiquement bougé, et ma petite-cousine, qui n'était qu'une petite fille et qui voulait y croire aussi, avait affirmé à son tour avoir vu le drap bouger. Ils avaient soudainement une sorte d'enthousiasme et se mettaient à retenir leur souffle pour surveiller la "prochaine respiration", toute la scène était vraiment hilarante. Il y avait vraiment un côté "Little Miss Sunshine", une sorte de déni absurde, et j'ai vraiment adoré ce moment parce qu'il était si spontané et sincère, honnêtement drôle, et je savais que ma grand-mère aurait adoré assister à cette scène, la famille aux aguets à scruter les moindres signes d'une résurrection miraculeuse. Bien sûr, elle était bel et bien morte, mais j'ai une immense gratitude envers mon frère parce que cela a rendu la scène mémorable. Je la trouve géniale. Je ne me souviens pas trop des heures qui ont suivi, j'étais simplement allé me coucher, notre médecin de famille était venu constater le décès au petit matin. J'avais dit au revoir à la famille, j'avais pris mon train pour Paris le matin-même. Je n'avais aucune intention de faire la veillée, le funérarium et tout ce qui suivait, ce sont des rituels qui n'ont vraiment pas de signification pour moi et j'ai beaucoup apprécié que ma famille ne m'en tienne pas rigueur. Je sais que ce sont des moments importants dans la vie d'une famille mais tout ce qui m'importait, c'était d'être là du vivant de ma grand-mère, maintenant qu'elle était morte, je ne ressentais aucun autre devoir et j'avais préféré rentrer à la maison. J'étais très fatigué d'être resté si longtemps avec ma famille de toute façon et il fallait que je me repose.

Je n'ai rien ressenti de négatif au décès de ma grand-mère, malgré qu'elle m'ait élevé. Je n'ai jamais ressenti de deuil à son égard, probablement grâce à la vivacité impressionnante de ma mémoire. Sa présence est tellement inaltérable dans mes souvenirs, je n'arrive même pas à ressentir son absence. Il faut vraiment que je me concentre beaucoup pour me convaincre qu'elle n'est plus là, parce que vraiment, je ne vois pas la différence. Je sais qu'il y a factuellement une différence significative, matérielle, qu'elle n'existe plus. Mais si j'ai envie de discuter avec elle, je repasse nos conversations. Si je veux aller à la plage avec elle, je revis nos souvenirs. Si je veux m'allonger à côté d'elle, je repense à nos après-midi à Collias. Tout ce dont j'ai besoin, je l'ai. C'est un gros avantage pour moi. À la fois ma mémoire. À la fois le fait de ne pas du tout avoir besoin de contact tactile. C'est peut-être ça qui manque aux gens lorsqu'ils font leur deuil ? Je ne sais pas, mais cela doit jouer. J'ai l'impression que ma façon de fonctionner n'a vraiment que des avantages vis-à-vis du deuil, et j'en suis vraiment heureux parce que je sais que c'est un aspect de la vie qui peut être une épreuve incommensurable pour beaucoup de personnes, et j'en suis épargné.

Petite anecdote après le décès de ma grand-mère, j'étais allé rendre visite à ma tante Kally pour l'aider à vider l'appartement de ma grand-mère et à trier les affaires qu'il me restait depuis l'enfance. Lorsque ma tante m'avait dit de "choisir" les photographies que je voulais garder, j'étais perplexe et choqué. Comment ça choisir les photographies que je voulais garder ? Elle m'avait dit ne pas avoir la place pour stocker toutes les photographies de ma grand-mère (qui était une photographe prolifique, il y avait des centaines de centaines de photographies) et j'étais véritablement scandalisé. C'était vrai qu'il n'y avait aucun endroit chez elle pour stocker ces cartons remplis de souvenir et que je n'aurais jamais pu moi-même remonter à Paris avec une telle montagne de photos, mais cela me paraissait inconcevable de simplement les jeter à la poubelle, c'était fou. Je n'arrivais pas à accepter que les gens acceptent cela, tout le monde avait l'air parfaitement serein avec la situation et cela dépassait totalement mon entendement. J'avais alors arrêté tout ce que je faisais, pris le scanner de ma tante et j'avais scanné toutes les photographies que je pouvais sans m'arrêter jusqu'à mon retour à Paris. Ma tante m'apportait littéralement de quoi manger parce que j'étais focalisé exclusivement sur le scannage et archivage de ces souvenirs, et je l'avais fait jusqu'à la toute dernière seconde possible avant de prendre mon train. Je n'ai pu scanner qu'environ la moitié de toutes les photographies durant le temps imparti, et je voulais que d'autres prennent la suite de l'archivage mais personne ne le fit, ils avaient tout jeté comme prévu. J'étais frustré mais satisfait d'avoir sauvé la majorité, et bien que ma hargne à tout scanner a fait sourire tout le monde, ils avaient fini par être très heureux de mes archives que j'avais rangées méticuleusement par année (52). Ma tante m'a vraiment remercié des années plus tard lorsqu'elle a eu envie de se replonger dans nos photos de famille, car tout était là à sa disposition. C'est un bon exemple je pense où mon autisme s'est bien caractérisé et a été utile pour toute ma famille.

Sévère dépression après avoir été cité dans un article traitant de pédocriminalité

J'avais reçu un vendredi en début de soirée une myriade de messages d'amis et de collègues pour m'informer que j'avais été cité dans un célèbre média américain de buzz dans un article mettant en lumière la pédocriminalité d'un ancien collègue à moi, Raphaël.

J'ai eu beaucoup de chance d'en être informé en premier par Jean, mon directeur des rédactions, car c'est une personne qui me connaît parfaitement et qui savait que cette histoire allait créer une pression dramatique sur moi par rapport à ce avec quoi je me débattais déjà. Il m'avait transmis l'information en étant très rassurant, préemptant mes anxiétés et les questions que je pourrais me poser, en me disant qu'il ne fallait pas que je m'inquiète et que même si mon nom était cité, il n'y avait rien de négatif à mon encontre. Son message me permettait aussi d'avoir un indice sur la perception que les gens auraient en lisant cet article et cela m'avait probablement aidé à ne pas complètement m'emballer dans mes spirales de réflexions. Sur une échelle de 1 à 10, j'étais affecté à 9,1 alors que sans Jean, j'aurais probablement été autour de 9,8, ce qui a probablement été une différence suffisamment significative pour que je ne perde pas pied et que je garde relativement contrôle de ma santé mentale à ce moment-là, m'évitant de me mettre en danger. J'étais tout de même paniqué et je m'étais rué sur l'article.

Je n'ai pas besoin de rentrer dans les détails de l'histoire de cet article à propos de mon ancien collègue car elle ne me concerne pas mais pour donner le contexte, l'individu qui y était incriminé était une personne que je ne connaissais pas et qui s'était invité à une soirée professionnelle que j'avais organisé avec Sherazade. C'était un influenceur très connu dans son milieu, il travaillait avec de nombreuses stars et avait une grande expérience, je n'aimais pas son caractère mais je le trouvais charismatique, il avait un comportement je-m'en-foutiste que je lui enviais. C'était exactement à ce moment-là que Victor et Paul du MCN recherchait un directeur artistique, et même si je ne le connaissais pas, il m'avait dit rechercher de nouveaux projets sur lesquels travailler et j'avais simplement organisé un rendez-vous pour qu'ils puissent évaluer s'il les intéressait pour ce poste.

Nous avions une relation purement professionnelle mais pour être honnête, j'aimais sa compagnie car il vouait une haine féroce envers Sherazade, et cela me donnait l'opportunité moi-même de régurgiter en boucle tout ce qu'elle m'avait fait, donc même si nous n'avions aucun centre d'intérêt ou ami en commun, nous avions ce point commun-là. Il parlait constamment de son réseau, des célébrités ou influenceurs qu'ils connaissaient, et même si cela m'importait peu car je n'avais aucune envie de rencontrer ces gens, cela m'avait quand même influencé à le considérer comme une personne très importante dans le milieu professionnel. Nous nous étions fréquentés durant la période du MCN de Paul et de Victor, qui n'a duré que quelques mois, puis nous sommes restés vaguement en contact comme le font toutes connaissances professionnelles ou anciens collègues. Il avait parfois même de bons conseils à me donner parce qu'il voyait que je ne savais pas du tout commercialiser mon média ou communiquer dessus, et il faisait aussi partie des personnes qui avaient fait la part des choses et qui ne s'étaient pas énervées contre moi suite au fiasco gigantesque du MCN, et à cet égard j'avais une sincère gratitude envers lui, tout comme vis-à-vis de ses autres collègues de l'époque.

L'article était un dossier très complet, j'étais admiratif du travail du journaliste honnêtement, même si j'étais écœuré par ce que je découvrais, et bien sûr par le fait d'être cité dedans. Les captures d'écran des victimes m'avaient laissé bouche-bée et j'étais parfaitement convaincu de sa culpabilité après avoir tout lu. Le journaliste avait aussi cité l'une de mes amies de l'univers des jeux vidéo, et nous étions tous les deux mortifiés de nous retrouver dans l'article alors que nous ne connaissions vraiment pas bien Raphaël et n'avions passé que très peu de temps avec lui. Elle a d'ailleurs eu plus d'exposition que moi dans cet article au final, j'étais vraiment navré pour elle. À mon sujet, le journaliste avait cité mon nom lorsqu'il retraçait le parcours de Raphaël, en expliquant notamment qu'il était devenu directeur artistique grâce à "son ami" en citant ensuite mon identité complète. J'étais vraiment très choqué à deux niveaux, le premier parce que ce n'était pas une appréciation neutre, le journaliste ne me connaissait pas et ne connaissait pas notre relation, annoncer au monde entier que j'étais "son ami" était vraiment très douteux, et insinuait fortement que je pouvais être au courant de ses agissements ou que j'étais responsable de son recrutement dans le MCN. Deuxièmement, pourquoi étais-je cité moi et non pas Paul et Victor, qui étaient ceux lui ayant fait passer un entretien et l'ayant recruté ? Je leur avais effectivement transmis le CV de Raphaël par email, mais ce n'est pas comme si je l'avais pistonné ou appuyé sa candidature... J'étais extrêmement bouleversé par la présentation du journaliste.

À ce moment-là, ma première réaction avait été de partager l'article à tous mes anciens collègues. Nous étions tous vraiment choqués, aucun de nous n'avions connaissance des agissements de Raphaël. Ils ne comprenaient pas non plus pourquoi mon nom avait été cité dans l'article. Ils savaient que j'allais très mal et je leur avais dit que j'allais écrire au journaliste, mais tout le monde m'en avait vivement dissuadé. Je sais aujourd'hui qu'ils avaient tous raison mais il faut comprendre que j'étais dans une détresse extrême, sans doute très disproportionnée par rapport à ma situation réelle, mais je ne pouvais pas supporter la moindre insinuation à mon égard, le moindre doute, je me sentais vraiment sali et je voulais laver mon honneur. Mon endurance sur les injustices que je pouvais subir avait été largement excédé à ce stade avec mes péripéties précédentes. J'étais persuadé que le journaliste enlèverait immédiatement mon nom, puisqu'il m'était très facile de prouver que Raphaël et moi venions tout juste de nous rencontrer lorsqu'il est devenu directeur artistique, et que nous nous étions naturellement éloigné deux mois plus tard après le naufrage du projet de MCN, même si nous avions gardé contact.

J'avais contacté l'auteur de l'article le soir même (53), puis il m'avait répondu avoir édité l'article en modifiant le paragraphe pour indiquer que notre relation était amicale selon Raphaël et professionnelle selon moi (54). Je trouvais honnêtement que la modification était encore pire, car elle me mettait dans une posture défensive dans l'article, comme si j'avais cherché à me "défendre" de ma relation avec Raphaël, ce qui n'était pas le cas. Je ne cherchais pas à réécrire l'histoire, ni à faire modifier le contenu de l'article, je demandais simplement à ce que mon nom soit retiré. Le journaliste pouvait parfaitement indiquer que Raphaël avait transmis son CV pour obtenir cet entretien d'embauche par une relation sans avoir à citer mon nom. Cela n'avait aucun intérêt pour les lecteurs, alors que cela me causait un préjudice énorme. J'avais donc répondu au journaliste, mais ce n'était pas facile, j'avais fait plusieurs crises autistiques cette nuit-là, j'étais vraiment éparpillé dans toutes les directions, il aurait certainement fallu que quelqu'un vienne s'occuper de moi mais j'étais tout seul, et j'ai fait l'erreur monumentale d'envoyer plusieurs messages au journaliste, qui a dû penser que j'étais vraiment hystérique (55). Le jour suivant, mes amis avaient pu venir prendre soin de moi mais ils m'avaient expliqué que j'avais fait une grosse erreur en envoyant ces mails car cela donnait l'impression que j'avais quelque chose à me reprocher, et j'étais mortifié en réalisant pour la millième fois que je n'avais pas écouté les conseils que tout le monde m'avait donnés et que je m'étais jeté la tête la première pour finalement me desservir complètement et aggraver ma situation. J'étais juste incapable de rester là sans rien faire face à une nouvelle injustice, un nouveau préjudice, alors que c'est certainement ce que j'aurais du faire. Absorber le choc, fermer les yeux, les gens normaux passeraient à autre chose tandis que de mon côté, je macère dans cette injustice indéfiniment, dans une boucle infinie que malheureusement rien ne peut arrêter. Même pas les médicaments ou la sédation.

Le journaliste n'avait pas répondu à mes messages mais sa rédactrice en chef l'a fait. C'était très violent. Elle citait "le seul endroit où votre nom est cité" comme si le fait de ne me citer qu'une seule fois effaçait le préjudice qui m'était causé. Elle insinuait même que c'était à cause de moi qu'il avait rencontré des enfants car "une partie de l'enquête reprend le parcours professionnel de Raphaël, et notamment comment il est arrivé à [ MCN], où il a pu rencontrer de jeunes Youtubeurs", dixit, je serai celui qui lui aurait permis de rencontrer des mineurs. Cela m'est resté en travers de la gorge, c'était très violent. Je ne devrais pas avoir à le préciser, surtout dans mon propre témoignage et que tout y est anonymisé, mais je le fais quand même pour la paix de mon âme : ni mes collègues ni moi ne lui avons jamais présenté aucun mineur, et il n'y en avait aucun parmi les talents signataires du MCN. Ce n'est pas le MCN qui l'a exposé à des mineurs, c'est lui qui a exploité le nom du MCN pour les amadouer, ce qui n'a strictement rien à voir. C'était vraiment honteux que la rédactrice en chef aille chercher aussi loin pour me mettre sur le dos une quelconque responsabilité par rapport aux propos, aux comportements et aux actes de Raphaël. La rédactrice en chef précisait dans son mail que mon nom apparaissait car "c'est une précision dans une partie d'un article complexe qui demande autant de précisions que possible qui nous paraissent éditorialement pertinentes", ce que je trouvais être vraiment un commentaire outrageux, car ils avaient délibérément choisi de ne pas me citer de façon neutre et de me désigner comme son ami, puis avaient surtout fait le choix "éditorial" de ne pas citer Victor ou Paul, qui étaient les personnes les plus importantes de toutes : ils avaient créé le MCN, déposé la marque, recruté Raphaël. La rédactrice en chef prône sa "pertinence éditoriale" en occultant délibérément les acteurs centraux de l'histoire auxquels elle fait référence, et en défendant le fait que, moi, la personne la moins importante dans tout ça, qui connaissait Raphaël depuis quelques jours avant qu'il ne devienne directeur artistique, soit la personne "pertinente" dont il fallait citer l'identité complète dans leur article. Je sais très bien pourquoi ils n'ont pas cité Victor et Paul : ils font partie des personnes les plus influentes et puissantes de la télévision et des médias. Ils se seraient fait anéantir par des procès et des avocats, et ils savaient très bien qu'ils ne les citeraient pas car ils étaient intouchables. Ce qui n'était pas mon cas. J'étais insignifiant, je n'avais clairement pas le même poids ni la capacité de me défendre, et ils ont jaugé quelles personnes ils pouvaient traîner sur la place publique et leur évaluation s'était avérée excellente au final. C'était vraiment injuste que je sois cité cet article, mais c'était surtout complètement anormal, indigne de toute rigueur journalistique, sans compter cette formulation douteuse à mon sujet qui éveillait plus de soupçons et de questions qu'autre chose. Le journaliste aurait dû choisir de citer tout le monde ou de ne citer personne, mais me choisir spécifiquement était vraiment grave, ça n'avait rien de neutre, ni de me désigner comme son ami, comme si par ailleurs, cela signifiait ou changeait quoi que ce soit, cette précision était uniquement pour m'en faire le procès, alors que cet aspect franchement, ami ou nom, ainsi que mon nom par ailleurs, sont totalement inutiles pour relater du parcours ou des actions de Raphaël. Mais j'avais un raisonnement rationnel et journalistique alors que j'étais en face d'un site de buzz international, mes geignements ou les dommages qu'ils me causaient n'avaient aucune importance pour eux, la vérité n'avait aucune importance, et pire encore, ils savaient très bien la vérité en réalité, mais leur "choix éditorial" était plus important que cette dernière. La rédactrice en chef avait ensuite déclaré que "pour ces raisons, je n'enlèverai pas votre nom de l'article" puis m'avait "proposé" de publier des extraits de mes mails sur leur site (56).

J'étais dépassé par les événements et désorienté. J'avais demandé l'aide de mes amis journalistes, dont deux rédacteurs en chef de grand média, parce que j'étais désemparé et j'avais besoin de leur conseil car je n'arrivais pas à faire retirer mon nom de l'article. Ma détresse allait croissante et je commençais à perdre le contrôle, pas seulement de l'interaction, mais sur ma vie aussi. Mes amis avaient été formidables, je n'étais plus capable de communiquer seul et ils m'avaient aidé à rédiger mes réponses et gérer la suite des échanges (57). Ils m'avaient alerté aussi que la posture de la rédactrice en chef était dangereuse pour moi et que me proposer de publier des extraits de mes mails étaient clairement une menace pour que je me taise ou une manœuvre pour créer davantage de buzz pour leur site. Je n'avais pas du tout vu cela. J'ai vraiment beaucoup de gratitude pour toutes les personnes qui m'ont aidé durant ces échanges, même si cela n'a pas abouti à une conclusion heureuse, parce que j'étais dans une détresse sévère qui s'accroissait à mesure que je recevais des messages, même de certains membres de ma famille, vis-à-vis de l'article qui faisait grand bruit. Je souffrais terriblement d'être cité au milieu de tout ça, surtout de cette manière douteuse. C'était beaucoup en plus de ce que je gérais déjà, me retrouver aussi impuissant face à une nouvelle situation aussi injuste et invraisemblable, c'était insoutenable. J'avais eu beaucoup de chance d'être bien entouré durant cette période là car j'aurais probablement fait une bêtise. La rédactrice en chef avait donné une réponse finale réaffirmant qu'elle refusait toujours de retirer mon nom (58) et ce fut mon dernier échange avec elle.

J'avais cependant fini par rencontrer le journaliste qui avait écrit l'article, il était venu me voir dans mes bureaux. J'avais facilement pu lui prouver que tout ce que je lui avais dit était la vérité, j'avais nos échanges d'emails et de texto, je lui avais même édité un calendrier avec toutes mes interactions avec Raphaël. J'avais été très transparent et exhaustif comme à mon habitude (59). Ce qui m'avait le plus marqué lors cette rencontre est que je l'avais senti sincère lorsqu'il m'avait dit qu'il me croyait, et j'en avais alors profité pour lui demander une nouvelle fois de bien vouloir retirer mon nom, j'étais vraiment plein d'espoir, mais il avait tout de suite dévié ma demande en me disant que c'était du ressort de sa rédactrice en chef. Je pense que c'est un excellent journaliste mais il a vraiment failli à sa responsabilité ce jour-là, parce qu'il savait que j'étais vraiment dans un état épouvantable à cause de lui, et que je n'avais aucune raison d'être cité de cette manière dans son article. C'était certainement insignifiant pour lui, et il s'est probablement convaincu d'être un grand journaliste d'avoir refusé de retirer mon nom, en tout cas, il a considéré que mon préjudice n'en valait pas la peine, mais quoi qu'il en pense, il a une part de responsabilité dans l'enfer que j'ai vécu et ma situation aujourd'hui.

Mon nom est resté dans l'article et je n'avais pas été capable de le supporter. J'avais rechuté sévèrement dans les stupéfiants pendant plusieurs semaines, je n'arrivais pas du tout à faire face à la situation correctement et cela m'avait refait dégringoler dans une consommation incontrôlée. Attention, je n'accuse absolument pas le journaliste, ni la rédactrice en chef, ils ne m'ont pas rendu toxicomane et même si j'avais détaillé ma détresse, ils ne pouvaient pas savoir l'étendue de mes difficultés. J'explique juste les conséquences que ces événements ont eu pour moi. C'est moi qui n'ai pas été capable de gérer la situation. J'ai une vision incroyablement macroscopique des choses. Ce qui me préoccupe occulte tout le reste de l'univers. Je n'étais focalisé que sur cette injustice, et plus rien d'autre n'existait, et je ressassais matin, midi et soir. Je me sentais humilié, sali, déshonoré. J'étais vraiment impuissant et il n'y a rien que je pouvais faire pour me sortir de là. C'était vraiment horrible. Mes bouffées suicidaires devenaient omniprésentes et m'effrayaient, me prenaient à la gorge par surprise. Je me réfugiais dans la drogue parce que c'était mon seul moyen d'avoir la paix. Je me suis infligé cela à moi-même de toute façon. Je n'ai pas su me défendre face à ce média, ni face à la rédactrice en chef, ni face au journaliste. Je n'ai pas su endurer d'avoir à me justifier auprès de mes proches ou connaissances de pourquoi j'avais été cité dans cet article. Toute ma vie était sur internet, c'est dur à expliquer et à comprendre pour la plupart des personnes, mais j'ai grandi et je ne me suis épanoui que grâce à cette dimension virtuelle. Et cet article était une atteinte très personnelle, et elle a affecté profondément mon rapport à internet, qui était un énorme refuge pour moi, qui était, franchement, le seul endroit où je passais mon temps et où j'existais. Mais désormais je me retrouvais sali dans cet espace et cela m'a complètement bouleversé. J'étais tellement écœuré, tellement souillé, que je n'ai plus jamais utilisé mon nom de famille en public, ni dans ma sphère professionnelle, ni dans mes mails, ni sur les réseaux sociaux, j'ai complètement oblitéré ma vraie identité tellement je me sentais sale. Qui fait ça sérieusement ? Je sais que c'était disproportionné. Que tout le monde a oublié que j'étais cité dans cet article. Que pour la majorité des gens, mon préjudice était minimal ou inexistant. Tout le monde était passé à autre chose ou avait oublié. Mais moi je ne pouvais pas passer à autre chose et je ne pouvais pas oublier. Et je traversais les jours dans une détresse extrême à ce sujet. Mais c'est typique de ma part. Ce problème m'avait envahi et m'engloutissait intégralement, il était devenu insurmontable. Je ne trouvais rien pour le résoudre. Et mon dernier recours a été de ne plus jamais utiliser mon nom, et je me suis haï pour cela. Parce que j'aimais profondément mon nom. J'étais fier de porter le nom de ma grand-mère qui m'avait élevé. Et c'était vraiment injuste de devoir m'amputer de ce nom pour parvenir à m'émanciper de toute cette souffrance. C'est une situation totalement invraisemblable, et certainement jugé comme stupide pour un préjudice aussi minimal, mais il faut comprendre que je n'avais pas d'autre choix pour sortir de la boucle infernale dans laquelle j'étais coincé. Il faut comprendre les mécanismes de mon cerveau pour comprendre comment j'ai pu aller à cet extrême. J'en ai beaucoup souffert mais au final c'était la bonne décision parce qu'elle m'a permis de reprendre une respiration et d'arriver à surmonter cette histoire. Je n'aurais jamais pu passer à autre chose autrement. C'est une belle illustration de mon extrême fragilité et de la dangerosité de mon cerveau qui peut me bloquer en des proportions qui me sont néfastes et qui exigent des solutions grotesques et gigantesques pour m'en sortir.

Pour finir sur ce chapitre, au-delà de la description des événements et de ce que cela m'a fait traversé, je vais donner mon court opinion sur tout ça. Objectivement, malgré ma citation que je juge disproportionnée et gratuite dans cet article, je trouvais le travail de ce journaliste vraiment remarquable. Certes j'étais très choqué de leur approche avec moi, de leur attitude, de nos échanges, de leurs pseudo-justifications, mais l'article était sur un site de buzz et leur démarche n'était pas anormale, elle correspondait à la nature de leur média, c'est moi qui n'étais pas adapté pour faire face à tout ça. Quoi qu'il en soit, je trouvais l'article solide et je comprenais qu'il soit important parce que je songeais sérieusement aux victimes et au fait qu'il permettrait peut-être à d'autres mineurs de se faire connaitre auprès de la justice. C'était très étrange pour moi d'être en souffrance à cause d'un article qui allait probablement faire beaucoup de bien. Mon sentiment sur tout ça va sans doute me desservir après tout ce que j'ai décrit, mais c'est simplement ce que j'ai pensé lorsque tout cela est arrivé. Je ne vais certainement pas jouer l'avocat du diable ou prétendre que je suis l'une de ces personnes qui a le cœur si gros qu'il a de la place même pour les pédophiles. Ce n'est pas mon cas. Mais cela ne veut pas dire que j'avais une haine particulière envers Raphaël, je ne le connaissais pas bien et tout le monde a eu ce réflexe naturel de se désolidariser, de se préserver des éclaboussures de ses délits, c'est tout à fait sensé, normal, humain, et c'est aussi le réflexe que j'ai eu. Mais dans cet élan, les gens ont tendance à se retourner contre leur connaissance ou parfois même ami, à dépeindre un portrait sombre, à relater des moments-clefs ou des supposées suspicions, à se concentrer sur tous les défauts de la personne devenue persona non grata (ce qui ne me semble pas du tout déraisonnable quand on commet un crime). Il y a soudain un rejet viscéral qui est un comportement naturel, il y a de l'instinct de préservation, il y a du dégoût, il y a une condamnation sévère de l'individu. C'était logique que tout le monde l'ait abandonné et je l'ai abandonné aussi. Mais je n'avais pas de haine contre lui. J'avais une immense tristesse et compassion pour ses victimes, mais j'avais aussi une pensée pour Raphaël. Aucune pitié, sollicitude ou affection. Mais je le considérais toujours comme un être humain, une personne avec un trouble psychiatrique très grave qui avait besoin d'être condamnée et surtout soignée de toute urgence. Je n'avais pas envie de jouer le jeu des médias ou des réseaux sociaux, de vendre sa peau pour sauver la mienne, de dire du mal de lui alors que je n'avais jamais été témoin de quoi que ce soit. Les éléments de l'article m'avait convaincu de sa culpabilité, mais je n'avais pas à mettre de l'huile sur le feu ni à lui souhaiter aucun mal par ailleurs, je souhaitais juste qu'il soit écarté de la société jusqu'à ce que la justice et le corps médical considèrent qu'il puisse à nouveau en faire partie, si cela est possible un jour, avec un cadre garantissant la sécurité des mineurs. Il n'y a pas de doute que mes priorités aillent envers les mineurs, mais je suis aussi quelqu'un qui croit très fort, peut-être trop fort, à une société où une personne peut prendre la responsabilité de ses crimes, faire face à leurs conséquences, purger sa peine, se faire aider et soigner pour ses troubles mentaux, pédophilie inclue. J'étais très mal à l'aise vis-à-vis de la médiatisation de cette histoire - le sujet avait fait grande presse et, heureusement, les autres journalistes avaient fait correctement leur travail et mon nom n'avait jamais été cité, je n'avais plus été lâché à la vindicte populaire - parce que je trouvais que c'était à la justice de faire son travail à ce stade, mais c'était un malaise conflictuel pour moi car j'étais aussi convaincu que cela pouvait être un moyen que d'autres victimes potentielles se manifestent. Le dernier échange que j'avais eu avec Raphaël était survenu après qu'il se soit rendu en prison et je l'avais simplement encouragé à assurer son suivi médical et je lui souhaitais d'avoir une vie normale après avoir purgé sa peine, ce qui était sincère de ma part. Je l'avais prévenu que je n'avais aucune envie de maintenir une relation avec lui et j'avais apprécié qu'il le comprenne, il était respectueux de ma distanciation. Il avait l'air sincèrement navré de la violence que cela avait été pour moi, même si je sais que factuellement, une simple citation de son nom ne devrait pas avoir un tel effet sur une personne. Je pense qu'il savait, même si je coupais les ponts et l'abandonnais à mon tour, que j'étais vraiment sincère sur mon souhait qu'il aille mieux et qu'il reprenne sa vie en main - loin des mineurs -, qu'il n'y avait pas d'ironie de ma part ou de méchanceté.

J'ai longtemps porté une énorme culpabilité par rapport à toute cette histoire, celle de n'avoir rien vu parce que je ne m'étais aperçu de rien. J'étais très en colère contre moi et je ne sais pas pourquoi parce qu'honnêtement, si même mes autres collègues n'avaient rien vu, il n'y avait aucune chance que moi, le type qui est incapable de lire neuf émotions sur dix sur un visage, puisse me rendre compte de quoi que ce soit. Mais la culpabilité était là malgré tout, et je macérais avec ça dans des spirales de "et si". Je me sentais vraiment mal pour les victimes, surtout vis-à-vis de ma propre histoire, de ma propre enfance, il y avait beaucoup de choses qui remontaient et qui n'étaient pas agréables du tout. J'avais deux ans de moins que l'âge de la plus jeune victime de Raphaël lorsque cela m'était arrivé et je faisais forcément un rapprochement, je dirais même une transposition, très forte, qui réveillait des souffrances enfouies et un mal être très profond en moi. C'est d'ailleurs la seule fois dans toute ma vie où j'avais été tenté de raconter, en privé avec le journaliste, ce qui m'était arrivé à moi-même, mais j'avais eu la présence d'esprit de ne pas le faire et je pense que c'était une bonne chose de continuer de garder ma propre histoire pour moi, parce qu'il aurait pu percevoir cela comme une tentative de l'apitoyer, et probablement même comme un mensonge. J'avais été affligé que cette idée de me confier à lui m'ait seulement effleuré l'esprit, parce que j'avais eu le sentiment d'avoir voulu, même si ce n'était qu'un instant, instrumentaliser mon histoire et je trouvais cela très déshonorant. Heureusement j'avais considéré rapidement qu'il fallait que je garde cette partie de ma vie pour moi, que je n'avais pas besoin de parler de ça par rapport à cette situation même si elle était critique pour moi, j'étais suffisamment transparent avec le journaliste comme ça. D'ailleurs en dehors de ce contexte, même au sein de mon association LGBT+, que ce soit pour parler d'addictions aux jeux vidéo, de toxicomanie, de suicide ou des situations sans domicile fixe, je ne me suis jamais servi de mon propre parcours lorsque j'intervenais sur ces sujets difficiles en public. Malgré mon militantisme très affirmé, je n'ai jamais voulu "arriver à mes fins" et faire passer mes arguments en me servant de ma propre histoire, j'avais le sentiment bizarre que c'était malhonnête alors que ce n'était sans doute pas le cas, mais c'était en tout cas important pour moi que je sois capable d'adresser ces problèmes sérieux dans l'association sans avoir à me confier sur ma vie ou à me mettre en avant.

Pour finir sur ce chapitre, le fait d'avoir mon nom cité dans cet article révélant la pédocriminalité de mon ancien collège n'a pas eu que des conséquences psychologiques sur moi ou sur ma relation avec le refuge que représentait Internet pour moi, cela m'avait fait aussi abandonner un projet très important que je développais depuis deux ans en parallèle de ma première association. Le projet s'appelait "Reprendre confiance en l'avenir" (j'ai bien conscience que le titre est pathétique mais c'était ce qui me parlait le plus à l'époque) et il était destiné à accompagner pas à pas les mineurs pour les aider très spécifiquement sur une vaste quantité de sujets. Ce n'est pas une blague, ironie cosmique, je développais bel et bien un projet principalement à l'attention des mineurs, et des très jeunes adultes. J'étais déjà très investi dans mon association LGBT+ à ce sujet, j'avais eu beaucoup de débats avec les autres administrateurs, la plupart des responsables voulaient d'ailleurs fermer l'association aux mineurs pour éviter beaucoup de désagréments, dramas et complications, ce qui était compréhensible vu le temps, l'énergie et la pénibilité que cela représentait pour nous, mais je me battais férocement pour que l'association reste malgré tout ouverte à cette tranche d'âge car ce sont justement les personnes les plus vulnérables au suicide et à l'isolement. Je refusais que nous leur tournions le dos alors même que c'était la raison pour laquelle j'avais érigé cette communauté au départ, il me paraissait indispensable que des jeunes LGBT+ dans l'univers vidéoludique puissent aussi avoir un espace dans lequel avoir du lien social, en toute sécurité. C'était souvent un sujet de friction avec les administrateurs et modérateurs, mais je n'en ai jamais démordu, même si cela nous coûtait une énorme logistique et modération, du personnel supplémentaire pour surveiller la consommation d'alcool aux événements par exemple, une logistique différente, même parfois l'inclusion de rares parents qui voulaient s'assurer du cadre que nous proposions, etc. Il y avait d'indéniables sacrifices et difficultés mais nous avons fait le nécessaire pour que l'association soit en mesure d'accueillir des mineurs et de garantir leur sécurité à tous nos événements et sur nos supports publiques de communication. Même s'ils sont une petite minorité dans l'association, je sais que cela en valait la peine. Nous avons reçu des messages vraiment touchants de ces jeunes membres (60), même parfois de certains parents qui constataient que nos événements avaient bien un but social et certainement pas sexuel (il y a des applications pour ça). Et à travers les années, beaucoup de ces mineurs sont devenus majeurs et certains se sont profondément investis dans l'association à leur tour. C'est vraiment très beau de voir des personnes que nous avions aidées devenir elles-mêmes des soutiens pour d'autres, quelques années plus tard. J'étais très content de ce que nous avions réussi à mettre sur pied avec notre association LGBT+ mais je voulais utiliser cette riche expérience pour créer une association encore plus grande et systématiser une aide plus large à l'attention de tous les mineurs. C'était bien entendu, encore une fois, un projet très personnel lié à ma propre histoire, ne pas parvenir à compléter ma scolarité, me retrouver à la rue, me prostituer, ne pas trouver de travail, ne pas m'intégrer une fois que j'en avais trouvé un, beaucoup de sujets concernant beaucoup d'autres jeunes. Tout comme j'avais créé mon association LGBT+ parce que j'aurais souhaité qu'elle existe lorsque j'étais mineur pour me faire des amis et sortir de mon isolement, ce nouveau projet "Reprendre confiance en l'avenir" était l'association que j'aurais rêvé découvrir lorsque je traversais mes difficultés à l'adolescence et en tant que jeune adulte, dans le but d'y répondre méthodiquement, avec des pages d'informations, des formations gratuites, une forte gamification (intégration de mécanismes de jeux et d'objectifs à atteindre), avec potentiellement des récompenses en avantages, réductions ou chèques-cadeaux pour chaque jeune réussissant à atteindre une étape de son projet éducatif ou professionnel. Une rubrique était dédiée à la protection des droits des mineurs et surtout aux démarches pour accéder à de l'aide urgente. Des lignes d'écoute, des groupes communautaires d'entraides avec des sessions pour apprendre à gérer son argent, à gérer son projet professionnel, ses échecs, ses interactions avec les autres, absorber les critiques, communiquer les siennes (61). Je réfléchissais à un site internet qui puisse donner et recenser un maximum d'outils pour permettre à un mineur de s'aider à se construire lorsque les adultes lui faisaient défaut autour de lui, que ce soit sa famille, ses professeurs, ou ses amis. Le projet était très grandiose et utopique, tout comme n'importe quel autre projet que j'ai monté dans ma vie, on m'a toujours dit que ce que tout ce que j'entreprenais était trop gros et ne marcherait jamais, mais ma détermination a souvent prouvé le contraire. Et peu importe si je n'arrivais pas à mes objectifs personnels, je sais que je lui aurais donné une belle forme et que cela aurait été un outil fabuleux pour aider d'autres personnes. Malheureusement, j'étais trop affecté que mon nom ait été cité dans cet article, je sais bien que ce n'était qu'une fois, mais c'était déjà bien trop pour moi et j'ai jugé qu'il m'était impossible de poursuivre ce projet dédié à aider les mineurs. J'étais paranoïaque et apeuré, j'avais peur que des personnes insinuent à leur tour des choses sur moi ou m'accusent d'être moi-même un pédophile par rapport à ce projet, qu'ils trouvent ça louche que je déploie une telle énergie pour aider des jeunes. Je sais que les gens font des rapprochements suspects et je ne voulais pas leur donner du grain à moudre, il faut comprendre qu'une simple citation de mon nom m'avait complètement détruite alors je n'allais certainement pas prendre le risque que des personnes puissent me faire encore plus de mal. Le journaliste avait été capable de me jeter dans la boue en faisant une connexion totalement lointaine avec mon ancien collègue alors je pensais que ce projet pourrait devenir un prétexte à d'autres journalistes de faire encore plus d'horribles connexions et de m'accuser de m'investir pour les jeunes pour des raisons douteuses. Je savais que je n'étais pas capable d'endurer la moindre nouvelle injustice, insinuation, et je savais très bien aussi que, quoi qu'il arrive, ma manière de systématiquement réagir à travers des monologues argumentatifs exhaustifs donne la perception aux autres que j'ai des choses à me reprocher. Je suis très conscient qu'aux yeux de la plupart des gens, mes comportements et mes réactions ne font que m'enfoncer davantage. Cela a été une grande souffrance pour moi d'abandonner ce projet parce que j'étais convaincu qu'il allait faire beaucoup de bien dans notre société, c'était du moins ce que j'espérais, et je savais que j'étais très lâche en choisissant de me préserver moi au détriment de ceux que je voulais aider en premier lieu. Cela me coûtait beaucoup, ce n'était pas une pensée agréable de reconnaître que j'étais indigne, de me regarder dans un miroir et de m'être choisi moi, j'avais un immense sentiment de désolation. C'était très dur d'abandonner ce projet qui me tenait tant à cœur et sur lequel je travaillais depuis deux ans, mais c'était de toute façon, je crois, le seul choix que je pouvais prendre pour ne pas me suicider.

Sentir qu'il est temps d'en finir

Je me retrouvais encore une fois au pied du mur et au bout du rouleau. J'étais exténué et défait par la vie. Je commençais sérieusement à acquérir une forme de "sagesse" et une vision plus réaliste de la suite pour moi. J'avais perdu depuis longtemps ma vision optimiste du futur et mes espoirs, j'étais percuté par la réalité de ma situation, c'était très violent. J'ai réalisé que la paix à laquelle j'aspirais n'arriverait jamais, que mes combats étaient totalement vains, que je me débattais avec la vie sans aller nulle part. J'ai eu plusieurs phases suicidaires très rapprochées et très intenses durant cette période, du premier jour des attaques de Sherazade jusqu'à de nombreuses années après.

Les premiers mois, j'étais convaincu que j'allais mourir. Je sentais que c'était mon heure. J'y pensais tout le temps. Je le savais. Mon corps le savait. J'allais bientôt claquer. J'étais en train de pourrir. La vie m'avait écrasé, mais quelles que soient les raisons qui m'avaient amené à me réfugier dans la drogue, c'était bel et bien moi qui m'infligeais le coup de grâce. J'étais dans un état de déchéance effrayant. La souffrance psychique était aussi rattrapée désormais par une souffrance physique, mes bras me faisaient souffrir, j'avais des spasmes nerveux, des fasciculations qui me faisaient grimacer contre ma volonté, je sentais une pression intracrânienne permanente, je n'avais plus que la peau sur les os. J'avais abandonné. J'étais terrorisé du monde entier, mais certainement pas par la mort. J'avais peur, très peur, quand j'arrivais à mes limites après des jours d'injection, mais j'avais plus peur de "mal mourir" que de mourir. C'était quand j'étais sur cette ligne étroite entre la vie et la mort que je paniquais de me dégrader au point de ne revenir qu'à l'état de légume mort-vivant, contraint de vivre par voie médicalisée. Cette pensée me hantait beaucoup et je préférais largement la mort à cette dernière.

Mon entreprise était en train de couler à pic mais j'étais dans un état d'incapacité gravissime, et aggravé aussi par mes intoxications en chaîne, je ne disposais pas des facultés pour pouvoir réparer quoi que ce soit à ce moment-là. Tout avait été détruit par ma meilleure amie. Ma vie professionnelle, ma vie personnelle, ma confiance envers tous les êtres humains, tout était fracturé. Je n'arrivais pas à surmonter tout ce qui s'était passé, c'était une chute sans fin dans un désespoir abyssal. J'avais écrit des lettres d'adieu pour mes proches, pour mes collègues, pour mes associés, pour ma famille. Je les avais placées dans le premier tiroir de mon bureau et j'avais confié leur emplacement à mon ami Quentin et je crois aussi à mon collègue Jean. J'avais également envoyé des excuses très sincères à d'anciens collègues ou amis pour mes comportements passés, qui n'avaient clairement pas été au niveau des standards et du respect minimum à avoir en milieu professionnel ou amical. Je ne sais pas pourquoi, mais c'était important pour moi de leur demander pardon avant de mourir. Je voulais vraiment qu'ils sachent que c'étaient des gens bien et que j'étais le seul fautif si les choses s'étaient mal passées, je n'attendais pas leur absolution mais je voulais qu'ils sachent que je prenais mes responsabilités, que je ne me défilais pas sur tout ce que j'avais échoué auprès d'eux, et que j'étais profondément sincère dans mes excuses. Et pas une seule fois je n'ai parlé de mon autisme en formulant ces excuses, alors que j'aurais probablement dû verbaliser aussi cet aspect parce qu'il a eu une importance dans mes innombrables échecs, mais je trouvais que cela pouvait être mal perçu, vu comme une façon de ne pas être sincère ou d'être hypocrite dans mes excuses, d'instrumentaliser ma différence pour me justifier de mes erreurs, et je ne voulais pas qu'il y ait le moindre doute pour eux, alors je n'en ai tout simplement pas parlé. Je prenais mes responsabilités pour moi-même de toute façon, mon autisme n'allait pas le faire à ma place, c'était à moi d'assumer pleinement mes fautes envers les autres (62). J'avais fini de formuler mes excuses, j'avais fini d'écrire mes lettres, je finissais de cocher mes cases dans ma liste de choses à faire avant de passer à l'acte.

Ma grand-mère était morte mais ce n'était pas un problème pour moi ni une source de tristesse, et je ne voyais pas la mort comme un moyen de la rejoindre. J'avais des conversations très vivaces avec elle dans ma tête, non pas comme si elle me répondait directement, mais comme un exercice intellectuel de "Qu'aurait-t-elle répondu si je lui avais dit cela". Elle aurait été à la fois très critique et très compréhensive vis-à-vis de ma situation. Et elle me répétait tous les jours sa fameuse phrase de tout faire pour survivre, inlassablement, elle n'abandonnait pas, là où j'avais abandonné depuis longtemps. "Elle n'abandonnait pas" alors qu'elle n'était plus là. Quel concept fascinant. J'ai vraiment un cerveau bizarre. Je lui répondais que j'avais tout essayé, que j'étais à bout, et je m'imaginais sa réaction, je "l'entendais" m'incendier que je me trompais, que je n'avais pas tout essayé, et nous avions alors des échanges très argumentés. J'estimais savoir comment elle aurait réagit à chacune de mes phrases et cela me permettait de fabriquer ses réponses très naturellement, et je pouvais ainsi construire de très longues discussions. Étonnamment, même si je savais très bien que tout était une fabrication intellectuelle, j'en tirais des conversations très enrichissantes. Je la visualisais telle qu'elle avait été de son vivant, elle était entière, n'allait pas dans mon sens, ne me disait pas ce que je voulais entendre, mais me donnait de l'amour, du courage, de la force, du soutien, essayait de me transmettre de la motivation pour avancer. Elle avait raison sur le fait que je n'avais pas tout essayé. Mais je savais que je n'avais plus de force non plus et que mon temps était compté. Je doutais de trouver une raison de vivre qui me sorte de cette déchéance, ou que je trouve avant échéance. Surtout que toute la ruine qu'il y avait en face de moi était une source de découragement et de désespoir à elle seule, tout reconstruire, me reconstruire moi, reconstruire ma confiance envers les autres, reconstruire mes amitiés, reconstruire mon entreprise, tous ces chantiers étaient une vision vertigineuse depuis le trou dans lequel je me trouvais. Je n'imaginais pas avoir en moi ce qu'il fallait pour recommencer ma vie à zéro. Mais l'influence de ma grand-mère était très puissante, même si elle n'était plus là, sa combattivité me poussait à tenir le plus longtemps possible, à ne pas abandonner, à persévérer encore un tout petit peu.

Avant de me suicider, j'avais décidé d'entreprendre un voyage aux Pays-Bas pour reprendre des champignons hallucinogènes. Ces derniers m'avaient aidé à traverser beaucoup de crises suicidaires très sévères à travers ma vie, mais s'étaient avérés de moins en moins efficaces avec le temps et l'aggravation de mon état. Cependant je n'avais rien à perdre à essayer une dernière fois avant de passer à l'acte, je trouvais stupide de ne pas essayer, c'était ma façon de faire un dernier effort. J'étais dans un état si grave que je ne savais pas de façon réaliste comment il était possible d'en revenir, alors je ne me faisais pas de grand espoir ou d'illusions en allant à Amsterdam.

Je vais passer pour un fou mais il est nécessaire que j'explique un point vis-à-vis de mes expériences précédentes avec les champignons hallucinogènes pour comprendre pourquoi cette expérience-là fut particulièrement impressionnante pour moi. Dès la toute première fois où j'en avais consommé, à chaque fois que je me regardais dans un miroir, au milieu des hallucinations colorées et luxuriantes habituelles, il y avait systématiquement une ombre derrière moi. Une ombre qui était exactement le contour de mon corps et qui imitait mes mouvements, exactement comme si j'avais été transposé à l'identique derrière moi avec un logiciel vidéo. C'était simplement une ombre de moi-même, légèrement en décalage, en lévitation derrière moi. Je n'en avais jamais eu peur, elle n'avait pas d'yeux, pas de bouche, c'était une simple masse ténébreuse, elle n'avait pas de comportement et ne s'animait pas d'elle-même, elle imitait seulement exactement le moindre de mes mouvements, à l'identique, sans décalage dans le temps. J'en parlais souvent avec mes amis parce que j'étais dérouté de toujours voir cette ombre quand je me regardais dans un miroir sous l'influence de la psilocybine, quel que soit le lieu, et même si je vivais des hallucinations complètement différentes. Cette ombre était un point constant dans mes consommations d'hallucinogènes, elle n'était ni inquiétante, ni rassurante, elle était juste toujours là et je m'étais habitué à elle à travers les années. Ce jour-là à Amsterdam, j'ai eu l'expérience la plus inouïe de ma vie. Lors de cette séance, l'ombre était à sa place comme d'habitude, mais quelque chose était différent. J'avais eu l'impression d'avoir une conversation avec elle mais je n'arrive pas à me souvenir si j'ai vraiment discuté ou si tout était dans ma tête, ou si même ce n'était pas juste une communication invisible, par une compréhension innée, après tout, elle venait de ma tête. Quoi qu'il en soit, nous échangions ce jour-là, il y avait un partage entre nous, la transmission de quelque chose. Et d'un seul coup, j'avais eu une illumination. Peut-être était-ce juste le sens que je voulais lui donner, mais j'avais eu la réalisation profonde que cette ombre était mon masque. Mon incarnation. Mon persona. Ma version de moi qui faisait toujours "semblant d'être normal". Ma marionnette obscure, sombre, sans vie, l'ombre de moi-même. C'était si figuratif et littéral à la fois. Dès l'instant où j'ai compris cela, mon ombre était devenue incroyablement lumineuse, elle semblait se retourner sur elle-même comme un habit réversible, puis elle avait disparu. Je me regardais devant le miroir, avec perplexité mais sérénité, en train de planer complètement avec mes hallucinations, et je voyais des filaments arc-en-ciel descendre du ciel (je voyais le ciel mais j'étais dans une chambre), et j'observais ces arcs-en-ciel lumineux pénétrer dans mon cœur et je le voyais battre d'une aura dorée à travers ma poitrine, c'était une vision impressionnante, totalement fascinante. Je voyais littéralement mon cœur se charger de lumière. Puis il avait explosé telle une supernova, dans des couleurs et des intensités que je n'avais jamais vues de ma vie et qui n'existent simplement pas dans la réalité, et je le contemplais irradier de lumière sans discontinuer, sans s'étioler, sans diminuer, juste une radiation totale et éblouissante. Je me regardais dans le miroir, hagard et ébahi par la beauté de ce à quoi j'assistais. Je ressemblais à un dieu sorti d'une fresque religieuse. Il y avait quelque chose de profondément spirituel dans cette expérience, elle m'a été incroyablement bénéfique. Elle aurait pu tout aussi bien mal se passer évidemment, et j'ai eu d'autres expériences qui ont été dangereuses pour moi avec les hallucinogènes, mais à ce moment-là, elle m'avait donné quelque chose de précieux - ou je me l'étais donné à moi-même - en tout cas, j'avais réalisé quelque chose d'important pour moi. Je me rappelle distinctement, allongé sur le lit pendant que les effets s'estompaient, m'être demandé "Comment vais-je faire pour être moi-même là-dehors ?". J'avais retenu de cette expérience que si je voulais espérer peut-être m'en sortir, il fallait que je m'accepte moi-même, et que je parvienne à exister parmi les autres sans avoir à masquer mon autisme.

Je sais très bien à quoi ressemble ce récit, à celui d'un hippie complètement perché, mais je n'en ai pas honte. Cette histoire a bien fait rire mes amis à l'époque mais elle a été une expérience profonde qui m'a sauvé la vie, au moment où j'en avais le plus besoin, et qui m'a définitivement donné de l'espoir et un objectif clair. Cela a complètement inversé ma course et donné le courage de réessayer de vivre, une toute dernière fois.

2.3 - Mourir, ou refaire confiance aux autres

Me reconstruire a commencé par trois étapes, me resocialiser, à travers le sexe et mes amis, retrouver confiance en moi, grâce à mes collègues et psychiatres, et dernièrement accepter que je n'étais plus capable de cacher en permanence mon handicap et qu'il fallait que je parvienne à me faire accepter en étant moi-même, sans porter de masque. Pour cela, il fallait que je me fasse officiellement diagnostiquer. J'avais fait mille pas vers les autres, avec une efficacité très relative, et j'espérais que mon diagnostic leur permette de mieux me comprendre, pour qu'ils fassent d'autres pas vers moi pour me retrouver à mi-chemin.

Reconnexion par le sexe

L'écrasante majorité de ma toxicomanie a été en solitaire mais, en mettant de côté les rapports que je pouvais avoir lorsque l'argent me manquait pour financer mes addictions, il y avait tout de même des situations où je me retrouvais à rechercher la compagnie des autres. Cela dépendait beaucoup des substances que je prenais, certaines plus entactogènes que d'autres, plus sexuelles, je pouvais parfois me retrouver dans une recherche impérieuse de relations sexuelles juste après m'être piqué. Je me retrouvais un peu n'importe où, avec n'importe qui, et les choses se déroulaient globalement bien, c'étaient des interactions faciles pour moi. Je n'ai pas honte de parler de cet aspect de ma toxicomanie et je trouve même important d'expliquer comment cela m'a aidé personnellement. Il faut comprendre que j'étais dans un rejet total, viscéral, des autres êtres humains. Sobre, il m'était inconcevable de les fréquenter, alors encore moins de les toucher. C'était une période où j'étais totalement isolé, replié sur moi-même, il m'était impossible d'aller vers les autres. C'est la drogue qui me poussait à ces comportements. Le fait de m'exposer à nouveau à des relations sexuelles m'obligeait forcément à m'exposer à toutes sortes de personnes, et certaines d'entre elles me manifestaient un intérêt manifeste. Peut-être juste pour le sexe, peut-être par sincère tendresse à mon égard, en tout cas, certaines prenaient de mes nouvelles, voulaient me revoir, et je n'étais pas du tout réceptif au début, mais sans m'en rendre compte, j'acceptais de plus en plus leur compagnie, j'allais de plus en plus mécaniquement vers eux dès que je prenais de la drogue. Petit à petit, ma consommation immensément solitaire était devenue de plus en plus sociale.

Je finissais par être invité toujours par les mêmes personnes dans les mêmes soirées et nous nous connaissions presque tous. Il y avait toutes sortes de profils, et chacun était là pour toutes sortes de raisons, il y avait beaucoup de sexe bien sûr, toujours de la drogue, mais il y avait aussi de la curiosité et des échanges, superficiels et succincts, mais avec du respect. Ce n'était pas l'idée que je me faisais de ce type de soirée et j'avais été assez surpris au début. Dans l'écrasante majorité des cas, même camés, les gens étaient bienveillants les uns envers les autres, et je n'étais plus habitué du tout à recevoir la moindre gentillesse. Je n'aurais jamais pu imaginer trouver cette bienveillance qui manquait tant à ma vie au milieu des orgies parisiennes. La vie a une imagination folle tout de même, et un certain sens de l'humour. Quoi qu'il en soit, c'était très fort de vivre cela. J'avais oublié ce que cela faisait, d'avoir quelqu'un qui vous veut du bien de façon complètement désintéressée, et je pense que cela m'a ressuscité petit à petit, m'a redonné une chaleur qui m'avait quittée depuis longtemps. Certaines personnes m'empêchaient de me repiquer, me raccompagnaient chez moi, entamaient des conversations sur mon mal-être et mes raisons d'en être là. Il y avait beaucoup d'humanité dans leur sollicitude. Même si je n'ai conservé aucune relation de cette époque, cela a été une période fondamentale pour ma reconstruction parce que ces interactions étaient mon seul support en dehors des drogues, et cela m'a redonné confiance doucement mais sûrement envers le genre humain.

Il est tout simplement fascinant pour moi de voir comment ma survie à cette époque s'est tenue à presque rien. J'étais traumatisé, isolé, je ne savais pas comment m'y prendre pour revenir dans la vie. C'est juste inouï que la drogue m'a poussé à avoir ce comportement d'aller vers les autres alors que j'en étais simplement incapable par moi-même et que je n'en avais même pas envie du tout. Cela a ouvert une brève opportunité, une très étroite fenêtre, pour m'exposer à des personnes bienveillantes, qui m'ont ranimé petit à petit, redonné espoir. J'étais encore à mille lieux de pouvoir me refaire des amis, ou de réintégrer mes cercles amicaux, professionnels ou familiaux, mais le simple fait que ces inconnus souhaitent que j'aille mieux me faisait me sentir mieux, et j'étais franchement époustouflé par ce changement en moi. Je l'ai accueilli les bras ouverts mais je n'en étais pas moins très surpris. Alors que le fil de ma vie s'apprêtait à rompre, de fil en aiguille, grâce à des circonstances aussi précaires qu'inattendues, j'avais été tiré vers le haut et pu retrouver une respiration. J'avais beau avoir eu mon expérience hallucinogène m'ayant fait comprendre que j'avais besoin d'aide, et j'avais démarré mes démarches en ce sens, cela ne changeait pas mes difficultés quotidiennes en attendant, j'avais toujours des crises suicidaires très violentes et des pensées envahissantes traumatisantes sur Sherazade et Sonia. Je voulais aller mieux mais je me débattais toujours avec la vie. Ce sont ces moments avec ces inconnus qui m'ont permis d'éviter plusieurs passages à l'acte et de commencer à remonter la pente, à prendre la bonne direction et à garder espoir.

Diagnostic officiel de mon autisme

Beaucoup de choses ont changé pour moi à partir du moment où j'ai accepté de changer de stratégie et commencé à chercher activement de l'aide. Ma toxicomanie, et toutes mes autres addictions d'ailleurs, sont ma manière, inadéquate, de rendre supportables les efforts qui me sont nécessaires pour gérer mes troubles autistiques en société. Il n'y a aucun doute que ces efforts m'ont permis de réussir à être autonome et à m'intégrer, mais de toute évidence, le prix à payer était bien trop élevé pour moi. Pendant longtemps, j'étais convaincu d'avoir les bonnes stratégies, surtout parce que la réponse des gens était très positive et j'étais encouragé à fonctionner de cette façon. M'infliger tout cela paraissait en valoir la peine honnêtement. Mais paradoxalement, malgré les "récompenses" que me donnent les gens pour mon "bon comportement", je ne peux pas m'empêcher de remettre en question cette stratégie en continuant à réaliser que je suis toujours au pied du mur, toujours à me débattre avec le suicide, que ma vie ne s'améliore pas malgré tous mes efforts. Au fur et à mesure, je n'arrivais plus à justifier de m'infliger un tel épuisement au quotidien. Comment les choses peuvent-elles "bien fonctionner" si je termine dans cet état tous les soirs ? Si je termine mort ? Et pour qui fonctionnent ces efforts, vraiment, si ce n'est pour les autres, à mon détriment ? Je n'étais pas encore à ce niveau de réflexion à cette époque-là mais je m'y dirigeais lentement. Les démarches de diagnostic en France sont complexes et cette seule bataille était très décourageante en soi, j'ai vite réalisé le retard qu'il y avait et le manque d'informations au niveau de l'autisme, une ignorance touchant même certains médecins généralistes. L'un d'entre eux m'avait ri au nez et m'avait fait sa propre "conclusion médicale" en m'affirmant que j'étais juste un "introverti" (ce que je ne suis absolument pas) en ayant passé moins de 3 minutes avec moi, c'était une interaction assez stupéfiante. Et humiliante aussi, ce n'était pas agréable d'être traité de cette façon et de voir sa vie jugée en un courant d'air. Je m'étais rapproché de diverses associations ainsi que du CRAIF, et j'avais entamé autant de démarches que possible pour trouver de l'aide le plus rapidement possible, ce qui rétrospectivement n'était pas forcément la chose à faire. Cela m'a exposé à beaucoup de charlatans, psychologues ou pseudo-psychologues, pseudo-associations qui cherchent à vous facturer pour des "bilans" qui ne sont en aucun cas des diagnostics et qui ne sont pas reconnus par l'État. Dès que je me renseignais trop ou posais des questions trop précises, je me confrontais souvent à des réactions furieuses de leur part qui me faisaient comprendre qu'il y avait clairement un problème. Tout cela m'a fait découvrir que le retard de la France vis-à-vis de l'autisme est une brèche dans laquelle se sont engouffrés d'innombrables escrocs, c'est un véritable vivier à arnaques jalonné de personnes plus préoccupées par votre argent que par votre santé. J'étais bouche-bée de certaines rencontres, une "spécialiste" pouvait me dire en quelques minutes "Oh oui, vous êtes autiste" et un autre pouvait me dire "Vous ne pouvez pas être autiste, vous vous préoccupez du bien-être de vos proches", c'était stellaire. Je trouvais leurs appréciations complètement arbitraires et effrayamment superficielles, j'avais l'impression qu'ils se léchaient tous le doigt pour tenter d'estimer le sens du vent. Au final, j'avais fini par considérer avoir perdu complètement mon temps dans ces interactions-là, parce qu'indépendamment de leurs avis - non médicaux -, je n'en tirais aucun accompagnement utile pour m'empêcher de me suicider. Enfin, pour m'aider à soulager mon quotidien, dans la finalité d'éventuellement m'aider dans ma lutte harassante contre le suicide. Je n'ai jamais cherché à ce qu'on valide qui je suis, je sais exactement qui je suis, je sais exactement comment je fonctionne, je n'ai certainement pas besoin d'une étiquette pour valider mon existence. Ce dont j'avais besoin, c'était d'un travail de fond, avec des conclusions de fond, un accompagnement et des propositions concrètes pour m'aider à avancer. Tout ce petit monde construit sur le dos des autistes pour simplement se faire de l'argent en posant des étiquettes à la tête du client n'avait rien à m'apporter et m'avait franchement écœuré parce que nous sommes spécifiquement des proies faciles et pouvons nous retrouver sous l'influence de charlatans avec une facilité déconcertante, ce qui est aggravé, je pense, par les manques de l'État, l'absence de financement et d'infrastructure, qui poussent les personnes autistes, généralement par désespoir, à se diriger vers ces "associations" et tenter de trouver de l'aide ou des conseils par des pseudo-professionnels. Je dirais également que des personnes qui ne sont pas autistes, qui s'interrogent sur elles-mêmes et/ou qui ont en réalité d'autres troubles, peuvent aussi être victimes de ce monde non-médical qui repose sur l'autisme, et ces personnes peuvent perdre un temps précieux ou recevoir des conseils malavisés pour leur situation réelle. C'est du moins mon opinion, chacun fait ce qu'il veut, mais personnellement je recommande de passer par des structures médicales officielles reconnues et encadrées par l'État, même si cela exige malheureusement des années d'attente, ce dont j'ai parfaitement conscience que nous ne sommes pas tous capables d'endurer. Et que parfois, quelques années, voire quelques mois, font la différence entre la vie et la mort.

Au final, c'est l'une des premières démarches que le CRAIF m'avait recommandées qui a abouti pour moi, après plusieurs années d'attente. J'ai été reçu dans un service spécialisé à l'hôpital et j'ai tout de suite vu la différence dans l'approche des médecins, qui premièrement avaient un comportement beaucoup plus adapté avec moi et qui deuxièmement ne présumaient de rien vis-à-vis de moi - ou en tout cas ne montraient rien - ce qui était à mes yeux un critère de professionnalisme.

C'était la première fois aussi où je pouvais être moi-même, véritablement moi-même auprès d'autres adultes qui ne me jugeraient pas pour ma façon de me comporter, et je ne sais pas très bien comment décrire ce sentiment. Ce n'était ni agréable ou désagréable, c'était troublant au départ mais c'est devenu très agréable par la suite. Ma rencontre avec l'équipe de spécialistes me rendait très anxieux, je ne savais pas comment cela allait se dérouler, il y avait beaucoup d'inconnues, mais c'était vraiment spécial de pouvoir être dans cet endroit où je n'avais pas à me forcer d'être quelqu'un d'autre. Je pouvais dire exactement ce que je voulais dire, me laisser être sans avoir à réprimer mes comportements. J'y suis aussi allé sans prendre de MDMA ou d'alcool, ce que je faisais pourtant toujours pour maintenir le regard et faciliter les interactions sociales, particulièrement dans un contexte inédit. J'étais vraiment tenté d'en consommer ce jour-là, j'étais extrêmement anxieux, mais c'était important que les spécialistes me voient sans que je me serve d'aucun support pour masquer ou m'accommoder. Ils m'avaient fait passer des exercices très diversifiés, sur un large registre. Je trouvais la plupart intéressants mais certains avaient été particulièrement pénibles pour moi, notamment celui où j'étais confronté à des expressions faciales et j'étais censé deviner les émotions. Les exercices spatiaux avec les cubes étaient mes préférés. Les exercices autour des faux-pas sociaux étaient assez fascinants aussi, je réalisais parfois que les spécialistes attendaient des réponses différentes parce qu'ils ne passaient pas à la situation suivante mais me reposaient des questions pour que je développe ma réflexion, ce qui éveillait tout de suite mes soupçons d'avoir fait une erreur et je me creusais la tête. Je ne m'étais pas attendu à ce qu'il y ait autant d'exercices, c'était fatiguant, et cela avait duré plusieurs jours, il y avait aussi eu des tests sanguins, des tests physiques, une IRM également par la suite. Ainsi qu'un prélèvement de mes selles dans le cadre d'études scientifiques, seulement après que mon diagnostic d'autisme ait été confirmé.

Quelques mois plus tard, le psychiatre en chef du service m'avait reçu et m'avait délivré un compte-rendu très détaillé des évaluations qui avaient été faites par les spécialistes de l'hôpital. C'était un échange très intéressant, je recevais enfin les informations de fond que j'avais tant désirées. Les conclusions du diagnostic détaillaient mes anomalies de communication verbale et non-verbale, de compréhensions des émotions et des intentions d'autrui, mes centres d'intérêts restreints, mes particularités perceptives, ma rigidité cognitive, ma Théorie de l'esprit altérée. L'ensemble se terminait avec une liste de recommandations. C'est exactement ce que j'espérais mais je ne m'attendais honnêtement pas à en recevoir un si grand nombre et j'étais surpris par certains éléments, comme l'anxiété généralisée et l'anxiété sociale. Ma surprise peut sembler invraisemblable vu le contenu de mon témoignage, mais quand vous avez toujours vécu avec la terreur des autres, des faux-pas, des interactions sociales ratées, vous n'y pensez même pas comme quelque chose d'anormal. Cette pression faramineuse était dans mon quotidien et était ma normalité, je n'avais jamais perçu cela comme quelque chose à part, et j'avais donc intégré ça intrinsèquement à mon autisme, pas comme une chose distincte. Le fait d'avoir été diagnostiqué avec ces anxiétés généralisés et sociales a complètement changé mon regard sur ce quotidien, m'a fait poser beaucoup de questions sur les raisons de ces anxiétés, et mes façons de les gérer, et d'un seul coup, ce qui semblait inexorable dans mon quotidien devenait quelque chose sur lequel je pouvais travailler concrètement, ce que je n'aurais jamais imaginé auparavant. J'avais toujours appris à "faire avec", et j'avais compensé et adapté ma vie en ce sens, mais je découvrais que je pouvais activement agir sur ces aspects plutôt que simplement composer avec leur présence, et ce simple fait a été extrêmement bénéfique pour mon bien-être mental et m'a redonné beaucoup d'énergie et d'espoir. C'était très motivant.

Un autre point extrêmement bénéfique suite à ce diagnostic est un peu particulier à décrire. Pour la première fois de toute ma vie sans produit chimique, sans alcool, sans médicament, je me suis véritablement senti connecté avec les autres. Depuis que je suis enfant, j'ai cette mauvaise habitude d'appeler les autres "les humains" comme si je ne faisais pas partie de l'espèce humaine. J'ai tellement été ostracisé par les autres que cela m'a convaincu que j'étais un paria, et bizarrement ce diagnostic, qui peut être accueilli de mille façons différentes, négatives ou positives, a eu vraiment pour moi un effet bouleversant et émouvant. J'avais le sentiment d'avoir soudain une sorte de preuve de mon existence, que je faisais bien partie de l'espèce humaine, qu'il n'y avait pas d'erreur, que je faisais partie de cette grande équation, et j'ai profondément savouré ce sentiment. C'était inattendu pour moi de vivre cela, ce n'était pas ce que je recherchais avec ce diagnostic, mais c'est ce que j'ai ressenti et c'était divin. Cela m'a relié à tout le monde, ce qui était biologiquement déjà le cas, mais d'une manière spirituelle cette fois-ci. Je ressentais vraiment au fond de moi que j'avais bien une place parmi les autres, que je pouvais désormais me défendre face à ceux qui voulaient m'évincer ou me faire plier. Cela ne changeait rien à qui j'étais mais il y avait quelque chose de très fort à ressentir que j'avais enfin "le droit" d'être moi-même, un peu comme si je venais de recevoir un passeport pour justifier que malgré mes spécificités, j'étais bien un être humain et non un extraterrestre, et que j'avais le droit de rester sur Terre. C'était une sensation inédite mais sacrément géniale. Je l'ai savouré le temps qu'elle a duré, car les gens m'ont vite rappelé que je devais "bien" me comporter avec eux, mais cela ne change pas le fait que c'est formidable d'avoir ressenti cela à ce moment-là.

ANNONCE A MA FAMILLE

Les mois qui ont suivi mon diagnostic, j'ai eu une période d'égarement. De confusion. Je ne savais pas trop quoi faire et j'ai aussi bêtement, brièvement, eu le sentiment d'avoir gâché mon temps pendant un instant. Très bien, j'avais la confirmation de ce que j'avais toujours su, et maintenant ? Je savais que j'allais suivre scrupuleusement la liste de recommandations des psychiatres mais cela prendrait du temps et de l'énergie de toutes les suivre et cela restait abstrait dans l'immédiat, donc sur le moment j'étais juste un peu bête avec ma liste et moi-même. Le monde était le même, les gens étaient les mêmes et j'étais le même. J'étais bien avancé. Je n'ai pas été capable de communiquer mon diagnostic à ma famille tout de suite, il m'a fallu plusieurs mois avant de pouvoir le leur transmettre. Je ne sais pas ce qui me terrorisait mais il m'a fallu beaucoup de temps, et de travail avec mon psychiatre, avant d'être prêt à le faire. Je pense que ma priorité était d'abord de me concentrer sur moi, il fallait que je reprenne ma vie en main, et au fur et à mesure que j'y parvenais, cette étape auprès de ma famille devenait inéluctable. Le but de tout cela était enfin de pouvoir être moi-même, ce qui était plus facile à dire qu'à faire, surtout qu'on me rappelait vite à l'ordre pour me comporter "normalement", mais j'étais déterminé à y arriver car je savais que c'était le seul chemin pour moi pour espérer aller mieux et éviter le suicide. Je ne pouvais plus soutenir ces efforts pour faire semblant tout le temps et pouvoir communiquer cela auprès de ma famille était donc aussi une étape très importante, pour qu'ils diminuent leurs attentes avec moi et qu'ils n'aient pas trop d'appréhension à me voir "changer", autrement dit devenir moi-même, parce que je ne ferais plus les mêmes efforts ni ne masquerais mes stéréotypies ou autres aspects visibles de mon autisme, même auprès d'eux. Je savais que c'était un gros changement et cela me faisait très peur, je n'avais pas envie que les personnes que j'aime m'abandonnent. J'avais déjà été rejeté pour qui j'étais enfant et j'avais peur qu'ils ne m'apprécient plus. Qu'ils me reprochent de ne pas faire assez d'efforts ou que mes comportements les gênent. J'avais peur tout simplement. Mon psychiatre a joué un rôle très important pour me rassurer, m'encourager, je n'aurais sans doute pas été capable de parvenir à dévoiler mon diagnostic auprès de ma famille sans lui, ni à m'affirmer pour ce que je suis.

Les réactions de ma famille ont été globalement très positives. Les personnes qui m'ont vu grandir n'étaient pas du tout étonnées, à vrai dire, c'est moi qui avait été surpris, parce que mon diagnostic avait soudainement délié les langues. J'étais totalement déconcerté de découvrir des tonnes d'anecdotes sur mon enfance et sur mes comportements, c'était vraiment très intéressant. Ma tante Kally en avait énormément, et j'avais l'impression qu'elle avait une forme de culpabilité aussi, parce qu'elle répétait sans cesse que mon diagnostic était passé entre les mailles du filet enfant à cause de mon histoire compliquée, j'avais l'impression qu'elle essayait de justifier les raisons qui avaient fait que je n'avais pas reçu l'aide adéquate quand j'étais enfant. Je sentais en tout cas que beaucoup de choses avaient du sens pour elle vis-à-vis de mon diagnostic. Et j'aimais qu'elle me raconte toutes ces histoires sur mon enfance, elle m'avait élevé autant qu'elle l'avait pu aux côtés de ma grand-mère et c'était intéressant d'avoir son témoignage aux premières loges, surtout sur tout ce dont je ne pouvais pas me souvenir. Les périodes où j'étais non-verbal, où je me balançais, comment elle m'avait reconnecté au monde petit à petit. Et c'est vrai qu'en écoutant tout ce qu'elle disait sur moi, je me demandais comment l'évidence de mon autisme ne leur avait pas sauté aux yeux mais c'est difficile de leur en vouloir, elle avait raison, j'avais déjà une situation très compliquée à la naissance et puis c'était une autre époque aussi. Du côté de mes autres tontons et tantes, ils se sont montrés très compréhensif et m'ont soutenu, avec des réactions globalement très positives comme "J'en étais sûre !" ou "Tu es différent mais je t'ai toujours aimé comme ça". Ma mère l'avait très bien pris, elle n'était pas surprise dans le fond. Pour mon père, j'avais complètement oublié de lui annoncer et cela avait créé une situation très cocasse. Nous étions en train de dîner tous ensemble chez ma tante, mon père parlait de mon enfance et avait exclamé que "j'avais l'air d'un vrai autiste", et entendre cela m'avait fait éclater de rire, et ma tante lui avait révélé très calmement qu'il s'avérait que je l'étais bel et bien, autiste, et que j'avais été diagnostiqué. Mon père avait été un peu hébété par la nouvelle mais pas du tout négatif, je pense que c'était une grosse information à assimiler d'un seul coup et nous n'en avons jamais reparlé mais cela avait été assez comique qu'il dise cela de cette façon, sans savoir que j'avais été diagnostiqué. Mes frères et sœurs étaient très à l'aise par rapport à cela, cela ne changeait pas qui j'étais du tout à leurs yeux, sauf pour mon grand-frère qui me reprochait d'en faire une excuse pour mes comportements. Sa critique n'est pas loin de la vérité pour autant, le but même de ma démarche de diagnostic est de faire accepter aux autres qui je suis tel que je suis. De me protéger de ce validisme, de ceux qui m'accuseront toujours de ne pas faire assez d'efforts ou de "choisir" d'être inadapté. Mon autisme n'est pas une excuse à mes comportements, il en est la raison. Je ne peux pas jeter la pierre à mon frère, nous avons des cerveaux différents et je ne peux pas forcer la perception qu'il a de moi. Dans le fond, il est parfaitement en accord avec qui je suis, il connaît par cœur mes comportements, il est le premier à en avoir payé les frais lorsque nous étions petits et il ne les a jamais supportés, c'est juste qu'il considère que mon diagnostic est une façon de me "déresponsabiliser" de mes comportements, d'avoir un laisser-passer pour pourrir la vie de tous les gens autour de moi. Il en a beaucoup bavé à cause de moi et il a toujours eu cette attitude à mon égard donc je n'étais pas surpris de sa réaction. Même si nous ne nous comprendrons jamais, je n'ai aucun doute que nous nous aimons et c'est tout ce qui importe.

Cette étape avec ma famille avait été très libératrice pour moi, c'était une marche importante dans mon acceptation et ma reconstruction, mais c'est ma rencontre avec Mathieu qui a radicalement changé la donne et qui m'a sauvé la vie.

Mathieu, le garçon qui m'a redonné le courage de survivre

J'étais intoxiqué sous drogue lors de ma première interaction avec Mathieu. Je lui avais dit frontalement que j'étais drogué et que je voulais du sexe, mais nous ne nous étions pas rencontrés. Quelques semaines plus tard, je m'étais à nouveau injecté des substances et je l'avais relancé pour du sexe, mais cela ne s'était pas fait non plus. Finalement nous avions commencé à échanger ensemble mais il était encore impossible pour moi d'avoir une relation avec qui que ce soit, je n'arrivais même pas à communiquer avec mes amis, même mes amis d'enfance, je n'arrivais à faire confiance en personne, donc je ne m'imaginais certainement pas rentrer dans une relation. Nos conversations étaient très superficielles mais Mathieu allait sur le terrain de mes centres d'intérêts, les jeux vidéo et les séries, donc discuter avec lui était facile, même si je ne souhaitais aucun développement de notre relation.

Il devenait de plus en plus insistant pour me rencontrer et voulait me voir, pas pour du sexe, et j'avais fini par accepter mais j'avais été assez expéditif, je lui avais donné un créneau très court pour venir me rendre visite près de mes bureaux et la rencontre s'était très bien passée, nous nous plaisions beaucoup mais je restais clair sur le fait qu'aucune relation n'était possible avec moi. Une fois, alors que nous devions nous retrouver un dimanche après-midi, il m'avait spontanément invité à le rejoindre à une soirée en petit comité la veille, et il s'avérait qu'un ami à moi s'y trouvait aussi. Il est extrêmement improbable que je me joigne à tout événement imprévu, mais les circonstances étaient assez étranges, je ne sortais jamais seul le soir normalement mais c'était le cas ce soir-là, et le hasard faisait que je me trouvais à seulement une rue de sa localisation. Ces circonstances inhabituelles ont contribué au fait que j'avais accepté sa proposition, ce qui m'avait surpris moi-même. La soirée était effectivement plutôt en petit comité donc je pouvais bien "me gérer" - j'étais encore très loin de montrer mon autisme en public - mais j'avais beaucoup de mal avec Mathieu qui était trop tactile avec moi, il me caressait le dos parfois et cela m'agaçait énormément, j'avais envie de lui dire d'arrêter mais je ne pouvais pas le faire devant tout le monde. N'étant pas connu pour ma finesse, je me levais et je m'éloignais, j'étais agité, donc il avait fini par comprendre le message. Mon comportement d'évitement ne devait pas être très agréable. De plus, j'étais sexuellement très attiré par l'un des amis présents et j'avais été assez direct là-dessus. Mathieu avait été prévenu qu'il n'avait rien à attendre de moi donc je n'avais eu aucun remords à partir avec ce garçon-là à la fin de la soirée. Ce qui m'a particulièrement plu en revanche, c'est que Mathieu était toujours partant pour que nous nous voyions le lendemain comme nous l'avions prévu. Je m'attendais à ce qu'il soit offensé que je parte avec quelqu'un d'autre et qu'il annule, mais il voulait toujours me voir, et cela m'avait plu. Je m'étais dit qu'il était différent des autres.

Le lendemain après-midi, nous nous étions retrouvés, toujours pas dans une configuration sexuelle, et nous nous étions baladés au Jardin des Tuileries à Paris. Nous flirtions tranquillement, c'était bon enfant. Je lui avais alors tout de suite annoncé la couleur, que j'étais toxicomane, autiste, suicidaire, que j'avais une vie misérable et qu'il n'était pas question qu'il rentre dedans. Je lui avais dis ostensiblement avec mon aplomb légendaire "Ne tombes pas amoureux de moi parce que jamais je ne tomberai amoureux de toi". Une façon efficace de le tenir à l'écart, de le protéger autant lui que moi d'un énorme fiasco que je ne serais pas capable d'endurer. Typique de mon autisme, je n'arrivais pas à m'empêcher de me focaliser sur ses dents et sur son nez que je n'aimais pas, j'étais très tiraillé vis-à-vis de lui, je ressentais beaucoup d'inconfort à concilier qu'il y ait autant de traits qui me plaisent et me déplaisent chez la même personne. J'avais simultanément une forme d'attraction et de rejet. J'adorais ses yeux et la forme de son visage, et ses formes tout court en général, mais ce qui me plaisait le plus était son intelligence, alors que ma première impression avait été de penser qu'il était plutôt insipide. C'était un garçon beaucoup plus brillant que ce que je pouvais l'imaginer, très cultivé, et j'aimais qu'il soit quelqu'un de très passionné, qu'il ait des sujets dans lequel il mettait tout son cœur. J'appréciais considérablement sa douceur, c'était vraiment une bouée de sauvetage dans un océan de brutalité pour moi, brutalité du travail, brutalité des relations, brutalité des drogues, brutalité de ma lutte contre le suicide, sa présence me faisait du bien. Mais aussi agréable qu'il soit, je ne pouvais pas lui faire confiance et je ne pouvais pas me lancer dans quelque chose qui finirait inéluctablement par un abandon, une trahison ou simplement un échec, ou les trois à la fois. J'avais payé trop cher tout type de relation, et je ne pouvais pas envisager autre chose qu'un rapport sexuel, potentiellement amical/cordial. Je savais que c'était une mauvaise idée de développer quoi que ce soit avec lui et je le montrais durement, je jouais l'homme de plomb pour qu'il n'insiste pas. Après lui avoir dressé mon portrait avec une telle transparence, je pensais qu'il prendrait la poudre d'escampette en découvrant ma vie naufragée mais il n'a pas fui du tout. Je ne pense pas qu'il était vraiment attaché à moi à ce moment-là non plus, il me donnait l'impression de manger un peu à tous les râteliers et d'être désespéré affectivement, et c'est un sentiment qu'il m'a confirmé avoir eu beaucoup plus tard. Il m'avait fait pitié à plusieurs occasions parce qu'il essayait très fort qu'il y ait quelque chose entre nous et je trouvais ça grotesque et inconsidéré, mais j'étais en même temps flatté par ses tentatives, c'était agréable de me sentir désiré. Nous avions commencé à nous fréquenter sans attache, à simplement passer du temps ensemble, et j'avais été franc sur le fait que j'étais en pleine démarche de m'accepter moi-même tel que j'étais, que je ne voulais plus faire de compromis ou de concessions avec qui que ce soit sur quoi que ce soit vis à vis de mon autisme ou même des autres aspects de moi-même, que je couchais avec qui je voulais quand je voulais, ce qui n'était pas du tout dans sa conception d'une relation (même si nous n'étions pas en couple à cette époque) mais malgré tout, il avait persisté à vouloir continuer de me fréquenter à ce moment-là, en dépit que cela aille à l'encontre de ses valeurs et de ce qu'il désirait construire avec moi.

Mathieu avait tout le temps l'envie de me voir et j'avais beaucoup de mal à m'accommoder avec cela, c'était trop rapide pour moi mais en même temps, j'étais dans une démarche de changer de stratégie et je faisais tout pour me tenir éloigné autant que possible des drogues, alors je privilégiais volontiers de passer du temps avec lui plutôt que de me piquer, d'autant qu'il était d'excellente compagnie. Il ne me forçait jamais à faire ce dont je n'avais pas envie et il était toujours partant pour ce que je voulais faire, même si cela ne tournait qu'autour de la nourriture, des séries ou du cinéma. Même si nous nous voyions beaucoup et qu'il me faisait du bien, je ne lui accordais toujours aucune confiance et je m'attendais à ce qu'il s'en aille à tout moment, je ne voulais pas m'investir de mon côté mais lui s'investissait énormément dans cette relation qui me paraissait stérile, et c'était inconfortable pour moi parce que je ne voulais vraiment pas céder et ouvrir la porte au même danger encore et encore, c'était de la folie de recommencer à ouvrir cette boîte de Pandore, j'avais bien vu que j'étais trop fragile pour gérer les changements de dynamique dans les relations et je ne voulais pas tomber dans le panneau encore une fois après tout ce que j'avais vécu.

Mathieu n'était évidemment pas du tout partisan pour que je me pique mais je n'étais pas encore capable de me sevrer et j'étais arrivé à un stade où je préférais être avec lui que de me piquer seul ou avec des inconnus, donc même s'il n'aimait pas du tout me voir me faire du mal, ni me voir dans des états de déchéance vraiment effrayants, il acceptait de veiller sur moi durant ces moments-là. Il préférait aussi être là plutôt que je sois auprès d'un autre. Il pensait pouvoir endurer cela à mes côtés mais cela était vite devenu insupportable, c'était insoutenable pour lui de me voir comme ça. L'une des premières fois où il m'a vu dans cet état, j'ai eu le malheur de lui confier combien je me sentais bien avec lui et je pense que ça l'a galvanisé dans son objectif de faire de moi son petit ami. Il m'a ensuite eu à l'usure mais je ne dis pas ça d'une façon péjorative du tout. J'étais un bloc de granit et je ne sais pas comment il a fait pour entrevoir en moi quelque chose qui lui donnait envie de faire sa vie avec moi. Nous avions déjà longuement discuté de ce que nous voulions dans la vie et j'avais été très clair que ma conception de l'amour n'était pas du tout quelque chose de passionné, surtout avec tout ce que mon amour m'avait coûté avec Hisham ou Sherazade, il était hors de question que je me mette dans une position pareille. Ma conception était de choisir un compagnon avec qui partager les mêmes valeurs, un projet commun et affronter la vie à deux. Rien de particulièrement original mais très clair sur les fondamentaux. Rien sur la passion, rien sur le sexe, tout reposait exclusivement sur quelque chose de réfléchi, de construit. Et nous parlions de notre conception de l'amour de façon purement amicale à ce moment-là, je ne cherchais absolument pas à me mettre avec qui que ce soit, et Mathieu n'était à mes yeux pas du tout un petit-ami valable selon mes critères. Si je devais trouver un compagnon un jour, ce serait quelqu'un qui ne soit pas un fardeau, avec un bon métier, un bon logement, une bonne intelligence, un bon statut sociale, une bonne vie, et Mathieu avait beau être affectueux et intelligent, il remplissait peu de mes critères requis pour que je puisse seulement le considérer.

Je me souviens très distinctement lorsque je suis tombé amoureux de lui. Nous descendions les escalators des Halles pour nous rendre au cinéma, nous discutions de sujets et d'autres. Je lui faisais dos et il avait passé ses bras autour de ma taille, puis je m'étais retourné au milieu de la conversation, et je lui avais demandé en toute simplicité s'il avait couché avec un garçon récemment. Cela tombait comme un cheveu sur la soupe, et je le mettais dans une position extrêmement difficile parce qu'il voulait désespérément que cette relation se fasse et surtout parce qu'il s'était décrit comme un homme profondément attaché à la fidélité et l'exclusivité au sein du couple. Mais il m'avait dit la vérité, qu'il avait effectivement couché avec quelqu'un quelques jours plus tôt. J'avais été gagné par un sentiment incroyable, une phénoménale félicitée. Il aurait pu faire le choix de rester cohérent sur la description qu'il m'avait faite de lui et de me mentir pour sauver la face, surtout que je n'aurais jamais pu découvrir la vérité, mais il avait choisi de prendre la voie difficile et de me dire la vérité, alors même que cela pouvait anéantir tous ses efforts et ses espoirs avec moi. Je me dis parfois que je suis le premier garçon de l'histoire de l'humanité à tomber follement amoureux d'une personne avouant avoir couché avec quelqu'un d'autre, et cette pensée me fait rire. Après qu'il m'ait répondu, je lui avais juste répondu "D'accord" avec le sourire, je m'étais retourné et nous avions continué de discuter mais je gloussais tellement j'étais heureux. J'étais convaincu que n'importe qui d'autre m'aurait menti, surtout que nous n'étions pas ensemble et que nous n'avions aucun compte à nous rendre, mais ce garçon là m'avait dit la vérité alors que tout lui indiquait de me mentir, et ce simple moment m'a convaincu de lui faire confiance. Et de refaire confiance aux autres. C'était rallumer la lumière. C'est fou comme des moments singuliers peuvent complètement impacter votre vie. J'ai su que je pouvais faire confiance aveuglément à ce garçon et c'était une bonne et mauvaise chose, parce que je ne sais vraiment pas faire confiance autrement. À partir de ce moment-là, j'avais choisi délibérément de l'aimer, il m'avait convaincu et soudainement je ne voyais plus son nez, je ne voyais plus ses dents, tous les traits qui me déplaisaient chez lui avaient disparu comme si mon cerveau avait appuyé sur un bouton, et je l'ai simplement aimé inconditionnellement à partir de de cet instant. J'avais l'impression de lui avoir fait passer tous les tests que je pouvais et qu'il les avait tous réussi, et que maintenant je choisissais de l'aimer, en toute logique.

Notre relation commençait à devenir de plus en plus sérieuse mais cela me paraissait très naturel entre nous. J'avais été honnête dès le début et il savait à quoi s'en tenir, et notre quotidien me plaisait beaucoup et avait l'air de lui plaire aussi. Il venait toujours à la maison, il me préparait des petits plats, nous passions énormément de temps ensemble, cela me faisait du bien. Certes j'étais autiste, certes toujours toxicomane, mais j'étais beaucoup moins suicidaire que d'habitude car soudainement plus optimiste pour l'avenir. J'étais toujours traumatisé par mes expériences passées et j'étais sur le qui-vive avec Mathieu, donc je ne voulais pas lui dire que je l'aimais avant d'être certain qu'il soit fiable et bien aligné avec mon projet de vie, avec mes valeurs, avec qui j'étais. Je l'éprouvais régulièrement et il ne me décevait jamais. Mon insécurité m'avait amené à regarder quelques fois dans son téléphone mais tout ce que j'y trouvais correspondait toujours à ce qu'il me disait, et cela avait tellement conforté la confiance que je plaçais en lui, que je m'étais vite lassé et j'avais simplement arrêté de regarder après nos premiers mois. Je sais que c'est immoral mais je n'aurais pas réussi à poursuivre cette relation sans m'assurer qu'il était digne de ma confiance, même si ça n'excuse pas mon geste.

Je suis quelqu'un qui ritualise vraiment tout et c'était signifiant pour moi d'officialiser notre relation et de lui dire "Je t'aime" exactement au bout de nos six mois. Malheureusement les choses ne se sont pas passées comme je les avais prévues. Je l'avais invité à dîner dans un restaurant luxueux et lorsque j'avais voulu lui dire que je l'aimais, j'avais eu un petit meltdown devant tout le monde, j'étais incapable de m'exprimer, je n'arrivais plus à articuler des mots, j'étais agité et composé à la fois, mon cerveau était complètement court-circuité. Les personnes aux tables proches me regardaient bizarrement parce que mon comportement contrastait vraiment avec celui des autres, et avec le cadre, c'était un moment extrêmement embarrassant pour moi, Mathieu se montrait très patient, il me regardait peiner à essayer de sortir le moindre mot de ma bouche mais il me laissait le temps d'y arriver, et j'avais enfin fini par y parvenir, articuler "Je t'aime" et même si j'étais bien loin du moment romantique que j'avais imaginé, le moment avait vraiment été touchant. Mémorable aussi à cause de ma réaction. Mathieu m'avait déjà dit plusieurs fois qu'il m'aimait mais c'était la première fois que je le faisais, alors il me le répéta à son tour. Typique de ma part, j'avais profité de ce dîner pour lui rappeler méthodiquement ce que je recherchais, énumérant chaque point avec précision, je préférais être le plus clair possible parce que je n'avais pas le droit à l'erreur, mon équilibre précaire en dépendait, et je préférais que nous nous arrêtions là s'il était un facteur de risque pour moi. J'officialisais autant notre relation que je la contractualisais, même si beaucoup considèreraient que cela n'a pas beaucoup de sens ou que ce type de registre n'a rien à faire dans celui de l'amour. Mais c'est ma façon de fonctionner et j'avais besoin de m'assurer qu'il ne prenait pas cette décision de construire notre vie à deux à la légère. Nous avions notre petit slogan "Us versus the world" que je récitais comme un mantra, et je l'appliquais avec une énergie surnaturelle.

J'ai bien sûr été contrarié par Mathieu d'innombrables fois, et mis face à des situations qui m'auraient fait quitter n'importe qui d'autre, mais nous nous étions promis d'être là l'un pour l'autre et je m'y appliquais, et lui aussi d'ailleurs, autant qu'il l'a pu. Je l'ai aidé dans tous les problèmes qu'il avait, financier, professionnel, quoi qu'il ait besoin, alors qu'il m'était vraiment insupportable d'avoir un compagnon qui ne soit pas capable de gérer cela par lui-même, c'était inimaginable pour moi d'être avec une personne qui se débattait avec autant de difficultés, ce qui est franchement ironique venant de quelqu'un comme moi, mais c'est sans doute spécifiquement à cause de mon quotidien que je recherchais une personne totalement accomplie et autonome. Quoi qu'il en soit, même s'il était très loin d'être le compagnon dont je rêvais et qu'il avait ses défauts - et j'en ai bien plus que lui - , il était à mes côtés à chaque instant, même dans des circonstances extrêmement critiques, et cela valait au millionième toutes les couleuvres que je devais avaler pour lui, alors même que je lui avais dit refuser de subir quoi que ce soit désormais après tout ce que j'avais traversé, mais Mathieu et moi nous étions fait une promesse, et à chaque fois que je voulais le quitter, je me rappelais que c'était la personne à qui j'avais promis d'être là jusqu'au bout et que je l'avais choisi, que nous avions un projet ensemble et qu'il comptait sur moi pour le soutenir. Alors je prenais sur moi, malgré parfois une féroce révulsion des situations, et je l'aidais à contrecœur mais avec une ferveur infaillible. Soucis d'argent, de logement, de travail, les situations dans lesquelles il se retrouvait m'agaçaient profondément mais je l'aidais inconditionnellement comme il m'aidait inconditionnellement. Et malgré tout ce qui me faisait fulminer chez lui et les désagréments que j'avais voulu m'épargner que je vivais de plein fouet, il était honnêtement tout à fait digne de mon amour.

Mathieu a été essentiel pour que je recommence à parler avec les autres. Je me suis réinvesti du jour au lendemain au sein de mon média, j'ai ouvert mon cœur à mes collègues sur ce que j'avais traversé, même s'ils n'étaient pas dupes et n'avaient pas eu besoin d'avoir mes explications pour savoir que j'avais vécu des choses graves, mais cela nous a énormément rapprochés et nous nous sommes épaulés pour entamer un nouveau chapitre qui a été un énorme succès de reconstruction. Je me suis réinvesti comme jamais dans mon association LGBT+, j'avais plus d'énergie pour les autres, j'ai amorcé des changements significatifs qui ont permis à l'association d'exploser en notoriété en l'espace de quelques années et d'offrir des dizaines d'événements et de rassemblements pour les personnes LGBT+ qui en ressentaient le besoin et qui voulaient partager du lien social. Mathieu avait quelque chose avec moi qu'aucun de mes compagnons n'a jamais eu, même Quentin qui était un petit ami formidable n'en était pas capable, c'est que Mathieu a toujours eu une incroyable intuition pour gérer mon autisme, pour préempter mes besoins ou mes difficultés, pour prévenir mes crises. C'était vraiment quelque chose de fascinant qui me rappelait ma grand-mère, mais même lui était plus doué qu'elle à ce niveau, ce qui est incroyable. Il me disait quand arrêter de travailler, il me disait quand j'avais trop de rendez-vous durant la semaine, il m'incitait à me reposer dès qu'il voyait que j'avais atteint mes limites physiques et mentales au travail, il proposait même parfois de ne pas venir me voir certains week-ends pour que je puisse m'isoler complètement pour restaurer mon énergie, il savait quand me parler ou ne pas me parler, il tolérait mes problèmes de ton quand je n'avais plus de force pour me concentrer sur cet aspect, et surtout il m'encourageait à chaque étape, il me rassurait. Peu importe les difficultés gigantesques dans lesquelles je me trouvais avec mon travail, mon association ou mes addictions, non seulement il me disait qu'il serait toujours là, mais il était toujours là. C'était vraiment quelque chose de spécial. Mathieu est une personne spéciale. Et nous avions honnêtement une relation spéciale. Il y avait une pure honnêteté entre nous, parfois déplaisante, souvent plaisante, il y avait quelque chose d'exaltant et de rayonnant dans ce qu'on ressentait l'un pour l'autre. Je pense qu'à cette époque, nous partagions vraiment les mêmes sentiments, la conviction que nous allions passer le reste de notre vie ensemble, que nous étions complémentaires l'un pour l'autre, que nous nous aimions pour ce que nous étions et que nous savions ce que nous voulions. Les gens nous faisaient toutes sortes de commentaires sur nous et de compliments, comme je n'en avais jamais reçus dans aucune de mes relations, ce qui m'indiquait qu'il y avait factuellement quelque chose de spécial entre nous qui était même visible pour les autres, nous étions vraiment magnifiques tous les deux. J'ai eu beaucoup de chance d'expérimenter cela.

Mathieu m'a offert une vie que je n'aurais jamais pu imaginer vivre, par son support inébranlable, juste en étant à mes côtés. Ma qualité de vie a été multipliée en des proportions stellaires, mais il ne faut pas s'y méprendre, c'était grâce à des points qui n'ont rien à voir avec la passion ou l'amour. Cela reposait sur des critères absolument pratiques, très pragmatiques, et je l'aimais car il les remplissait. Il respectait notre contrat de vie ensemble, et même si ce n'est pas très "beau" de dire une chose pareille, c'est définitivement la raison pour laquelle je l'aimais et l'admirais inconditionnellement. Il m'aidait pour tout, et cela m'a donné l'opportunité d'expérimenter la vie d'une façon que je n'avais jamais connue. J'avais toujours les mêmes difficultés, j'avais toujours le même quotidien, mais premièrement il m'aidait sur d'innombrables d'aspects pratiques, deuxièmement il m'encourageait à chaque étape de ma journée, troisièmement il rationnalisait tout ce qui me paraissait irrationnel et tout ce que je n'arrivais pas à comprendre. Il était une marche entre le monde et moi. Je sais que ce rôle ne devrait être attribuable à personne, et ce n'était pas du tout mon intention de forcer qui que ce soit à le remplir pour moi, je voulais rester seul à la base, mais il a fait tout ce qu'il pouvait de lui-même et c'était plus que ce que je n'aurais pu jamais espérer. Il a joué un rôle majeur pour m'élever et m'a aidé magistralement pour que je sois le plus fonctionnel possible dans mon quotidien et dans la société. Il m'expliquait ce que je ne comprenais pas, mais plus encore, il expliquait aux autres pourquoi je me comportais comme ceci ou comme cela, pourquoi j'étais absent à ses soirées avec ses amis, ou si je venais, pourquoi je restais une demi-heure ou une heure avant de repartir. C'était inédit mais très confortable d'être dans une position où je n'avais plus à me justifier constamment auprès des autres, parce qu'il était là pour l'expliquer à ma place. Et c'était d'ailleurs parfois lui qui était en première ligne face aux discriminations que je pouvais subir et qui m'en protégeait en prenant ma défense, que je sois là ou non. Dans mon association LGBT, beaucoup de personnes critiquaient constamment ce que je mettais en place ou ce que je ne faisais pas - comme toute association j'imagine, et pour la défense de mes détracteurs, la plupart ne savaient pas que j'étais autiste - et Mathieu essayait de faire preuve de pédagogie et d'expliquer que je faisais de mon mieux. Il m'aidait à mieux comprendre les autres et il aidait les autres à mieux me comprendre. Il m'apprenait à mieux m'adapter et m'intégrer à travers les situations, il m'enseignait ce qu'il fallait dire ou ne pas dire, me prévenait dès que je faisais des gaffes ou s'excusait pour moi si je posais des questions trop bizarres à ses amis. Il m'aidait à aller en boutique car je n'y arrive presque jamais seul, il m'incitait à acheter de nouveaux vêtements parce que je mettais les mêmes habits depuis une douzaine d'années et il m'aidait à choisir des tenues correctes, car j'ai une attraction phénoménale pour les couleurs fluorescentes ou très vives, alors ses recommandations étaient les bienvenues à mes yeux car mon souhait était avant tout de m'intégrer. En extérieur, il n'hésitait pas à interagir à ma place avec toutes les personnes, c'était vraiment très confortable. Même lorsque des gens s'adressaient directement à moi et attendaient une réponse de ma part, il voyait tout de suite si j'étais en capacité de répondre et prenait la parole si c'était nécessaire. C'était toujours impressionnant de l'avoir à mes côtés, un vrai bonheur. C'était un allié très spectaculaire, un pilier inestimable dans ma vie. C'était vraiment quelqu'un qui me donnait de la force supplémentaire pour supporter tout ce que j'avais à gérer dans mon quotidien. Tout ce qui m'avait poussé à me réfugier dans les addictions pour évacuer les souffrances du quotidien étaient toujours là mais j'avais un objectif à long terme pour lequel me battre et l'espoir de pouvoir l'atteindre. Mathieu était ma seule priorité et motivation, mais suffisamment puissante pour que je persévère. Je n'avais pas été capable d'y parvenir pour moi mais j'avais trouvé les moyens d'y parvenir pour lui.

Grâce à cet objectif et mes efforts, ma consommation de stupéfiants avait beaucoup chuté mais j'étais encore loin d'avoir repris le contrôle et j'avais régulièrement des rechutes. Cependant j'étais très prompt dans mes recherches pour trouver de l'aide médicale sur cet aspect et Mathieu m'aidait dans mes démarches, il voyait que j'étais très sérieux pour me sevrer. Il ne supportait pas mes états de déchéance et il m'avait laissé tout seul un jour en plein milieu d'une session où je me piquais alors qu'il m'avait promis de rester à mes côtés pour veiller sur moi pendant cette prise de drogue. Son abandon m'avait traumatisé, et déclenché toutes les anxiétés imaginables et sombres souvenirs du passé, j'avais vraiment cru le perdre ce jour-là. Il s'était tout de suite excusé, il avait vu à quel point cela m'avait détruit dans des proportions qu'il n'avait pas anticipées. J'ai mis plusieurs mois à digérer l'incident mais j'étais pleinement responsable de l'avoir exposé à cette situation insoutenable en premier lieu, et cela m'a déterminé encore plus à tout faire pour arriver à me sevrer, car il n'était pas envisageable que je perde Mathieu, et la drogue m'avait assez volé de choses comme ça. Il m'avait même accompagné dans des centres d'addictologie (CSAPA) mais nous n'en avions pas eu une très bonne expérience, une psychologue avait suggéré durant une séance que je me piquais pour "me sentir proche de mon grand-frère", ce qui avait presque plus exaspéré Mathieu que moi. Durant cette période, il avait aussi rencontré mon psychiatre, qui m'accompagnait pour gérer mes addictions, l'acceptation de mon autisme et essayer de me guider par rapport à mes difficultés. Il l'avait alerté sur le besoin de m'aider urgemment vis-à-vis de ma toxicomanie car j'avais fait une overdose qui nous avait tous les deux sérieusement terrifiés et qui nous avait fait réaliser avec une grande clarté que nous ne voulions vraiment pas nous retrouver séparés l'un de l'autre. Cette overdose avait rendu les conséquences et la mortalité de la drogue bien trop réelles, et même si j'employais une énergie folle pour m'en sortir et que Mathieu voyait à quel point j'étais sérieux, nous étions très conscients que nous étions dans une course contre la montre et qu'il nous fallait trouver des solutions très rapidement, car nous n'avions pas envie que la prochaine rechute soit la dernière. Heureusement, cet "accident" avait été une révélation pour moi, j'avais failli perdre Mathieu en risquant ma vie "bêtement", et l'idée de ne pas respecter ma part de notre contrat a été une force très puissante. J'étais arrivé grâce à cela à me reprendre en main à une vitesse phénoménale, pour une certaine durée tout du moins, mais j'étais remonté à mon niveau le plus sobre que j'avais jamais été depuis des années, en gravissant les marches trois par trois. Le grand pouvoir que mes "contrats" ont sur moi, et qui a été ici un énorme avantage pour ma rémission. Il m'était insupportable de manquer à mes promesses et d'abandonner Mathieu, surtout d'une façon aussi tragique et sordide.

Après mon overdose, Mathieu m'a beaucoup encouragé à m'affirmer en tant que personne autiste, il voulait aussi que j'accélère à ce niveau pour aller mieux. Au début, il avait même une certaine nonchalance vis-à-vis de cela, il pouvait hausser les épaules et simplement dire "Sois toi-même, on s'en fiche des autres", et j'aurais probablement donné une claque à n'importe qui d'autres me disant cela, mais venant de lui, cela me paraissait être la vérité. Il était aux premières loges pour voir à quel point j'étais une personne différente en public que lorsque nous étions dans notre intimité tous les deux, au point où je pense que cela pouvait le frustrer, parce que cela devait être compliqué de gérer que les autres aient toujours la version la plus "agréable" de moi et qu'il ait droit à la version la plus difficile. Il voyait cependant les efforts et la difficulté que représentaient mon intégration dans la société, mon travail, mon association, il n'acceptait pas que je me drogue comme une solution viable, mais il comprenait que j'en arrive à de telles extrémités même si cela le rendait très triste de me voir me détruire et que certaines situations dangereuses dans lesquelles je me mettais tout seul pouvait dépasser son entendement. Mais il comprenait ma souffrance, alors il voulait vraiment que j'avance sur le problème de fond et ses encouragements de m'affirmer m'ont motivé à le faire malgré mes insécurités, mes échecs et expériences passées. Il m'a donné le courage de ne plus me cacher, ni m'excuser pour ce que je suis, d'être plus ouvert à ce sujet, il a été central dans cette étape importante de ma vie, même si je ne sais pas si cette affirmation de moi-même ne m'a pas pris plus que ce qu'elle ne m'a apporté au final. J'ai certains regrets dont je reparlerai un peu plus loin mais je pense que de toute façon, il n'y avait pas d'autres voies possibles pour moi. Je me serais simplement suicidé plus tôt ou je serais mort d'une overdose si je n'avais pas entrepris cette démarche. Et dans un premier temps, elle a eu beaucoup de bénéfices, elle m'a apporté énormément de paix dans mes relations, auprès de mes proches et de mes collègues. Cela a aussi apaisé sérieusement mes relations avec les bénévoles de mon association, je pense que mon besoin viscéral de communiquer à l'écrit et mes protocoles tentaculaires étaient des aspects plus compréhensibles pour eux. Cela ne les a pas rendu plus disciplinés mais au moins ils étaient moins agressifs à mon égard. J'ai eu la sensation qu'il y avait plus de tolérance et un meilleur dialogue avec moi à partir du moment où j'ai trouvé le courage d'être ouvert sur mon autisme avec tout le monde.

Dans notre quotidien, je pouvais vraiment faire rire Mathieu en essayant de cuisiner, hurlant et sautant à pieds joints pour préparer une simple purée par exemple, ou lorsque je frôlais l'hystérie en étant mon linge, notamment mes chaussettes, avec lesquelles j'ai une relation très compliquée. Je l'enquiquinais toutes les nuits, déjà avant de nous coucher, car je plaçais un bout de bois sous le matelas entre lui et moi, car son poids inclinait le matelas de quelques degrés et cela m'était totalement insupportable pour dormir, alors j'avais trouvé cette solution pour que le lit reste plat de mon côté. Je me levais évidemment plusieurs fois par nuit pour épousseter méticuleusement mon côté du lit si j'avais été réveillé par une poussière, et pour ouvrir ou fermer inlassablement la fenêtre. Heureusement qu'il avait le sommeil lourd car cela peut vite être un enfer de dormir avec moi. Je trouvais vraiment spectaculaire que malgré tout cela, il reste avec moi, j'avais de la chance. Je me disais constamment qu'il était l'homme de ma vie car il m'en donnait souvent l'exemple, comme lorsque j'avais fait une grosse crise autistique à la maison suite à un appel téléphonique avec ma banque, et je me suis retrouvé complètement bloqué dans ma tête, non-verbal, en état de choc, massacré mentalement par une myriade de stimulis et de pensées. Il m'avait placé sur le canapé et m'avait mis un dessin animé, je m'étais enroulé dans une couette pour sentir de la pression contre moi, et malgré que nous soyons dans le noir, j'étais obligé de porter des lunettes de soleil pour regarder l'écran parce que mon cerveau était encore trop instable et l'intensité de la lumière variait en des proportions qui me faisaient mal aux yeux. Franchement, je ne ressemblais à rien du tout, caché dans le noir avec mes lunettes de soleil, parfaitement immobile et sans pouvoir articuler un mot, mais malgré la scène grotesque, il était resté s'occuper de moi, il m'ouvrait patiemment des pistaches qu'il posait à côté de moi et son approche très douce et bienveillante m'aidait toujours à sortir de mes crises trois à dix fois plus vite que si j'étais seul.

Mon autisme affectait aussi mon couple de différentes manières. Mathieu était tellement une priorité pour moi que j'avais des crises de panique, nuit et jour, sur sa mortalité. Je l'embêtais avec ça de façon obsessionnelle. J'étais vraiment terrifié qu'il meure, tout le temps. C'était une pensée envahissante, obsédante, et je le fatiguais énormément à ce sujet. J'étais toujours angoissé qu'il lui arrive quelque chose, et je n'arrêtais pas de lui répéter "Je t'interdis de mourir", comme si cela pouvait changer quoi que ce soit. Je ne relate de cela que parce que cela me semble, même si c'est risible, un comportement disproportionné que je lie à mon autisme et que je trouve intéressant de documenter. La mortalité de Mathieu prenait une place tellement importante qu'il était parfois épuisé d'avoir à constamment me rassurer, surtout qu'il avait en face de lui une machine à argumenter infatigable, c'était vraiment sans fin et stérile.

Il y avait un aspect qui était particulièrement difficile à gérer pour Mathieu. À cause de la façon dont fonctionne ma mémoire et par rapport à ce que j'avais vécu avec mon ex Quentin, avec qui tout se passait bien mais dont une seule dispute m'avait affecté durablement, j'avais pris toutes mes précautions avec Mathieu en lui expliquant qu'il ne pouvait en aucun cas lever la voix contre moi ou avoir une gestuelle agressive, parce que mon cerveau ne me permettrait pas de l'oublier et que cela serait susceptible de saboter complètement notre relation, juste pour un excès de colère non contrôlé. Je pense que cela a été la chose la plus répressive dans notre couple, surtout que Mathieu, même s'il est très doux la majorité du temps, est une personne qui devient très colérique lorsqu'elle est frustrée, c'est quelqu'un qui a besoin d'exprimer sa colère de façon verbale et gestuelle. Nous avions une relation où nous pouvions tout nous dire, il n'y avait aucun sujet tabou entre nous, il pouvait me faire autant de reproches qu'il le voulait s'il en ressentait le besoin, mais il devait absolument ne pas me crier dessus. Il a eu une maîtrise de lui-même vraiment impressionnante car il y est arrivé, avec de grandes difficultés parfois, mais il est globalement très bien parvenu à cet exploit. C'est difficile pour la plupart des gens d'imaginer comment une simple dispute ou accès de colère pourrait saboter irrémédiablement une relation, mais lui a vraiment pris la mesure de l'impact que cela pouvait avoir sur notre relation et grâce à sa compréhension et ses efforts sur cet aspect, nous avons vraiment réussi à avoir une relation saine pour moi, mais certainement malsaine pour lui. La colère est une expression primaire, tous les êtres humains l'expriment et il est tout à fait normal qu'elle puisse s'exprimer au sein d'un couple. Mais cela est bien trop dangereux pour moi, malheureusement. C'est une forme de répression passive vraiment très forte à laquelle il avait dû se soumettre, et il était loin d'être évident pour lui de toujours réprimer ses élans de colère pour me les transmettre de façon textuelle ou verbale douce, plutôt qu'avec une tonalité ou une gestuelle agressive. C'est une forme de répression de sa liberté d'expression qui m'a toujours paru injuste, alors même que c'est moi qui lui imposait, mais nous composions comme nous le pouvions tous les deux en sachant les conséquences qu'un écart à cette règle aurait sur moi. C'est d'autant plus injuste que je n'étais pas assujetti à cette règle, je suis très expressif dans mes crises, donc il y avait une asymétrie et injustice flagrante sur cet aspect. Pendant mes crises, ma colère n'est jamais dirigée, je deviens juste inapprochable, mais cela n'empêche pas que ce n'était pas facile pour lui et qu'il n'aurait jamais pu me confronter à ce à quoi je le confrontais. C'était une dynamique très déséquilibrée au sein de notre couple qui devait être très pesante pour lui.

Mathieu a été d'une aide inimaginable avec mon appartement aussi, avec lequel j'ai eu énormément de soucis. Il y avait des vices cachés dont je n'ai pu m'apercevoir qu'au moment de mon emménagement qui est survenu plusieurs mois après l'achat, notamment une nuisance sonore très impressionnante qui m'a affecté plusieurs années, un sifflement très puissant qui couvrait littéralement ma voix, et qui survenait plusieurs fois par nuit et par jour. Voici l'un des enregistrements audio qui illustre parfaitement le problème (63). J'ai réalisé plus d'une centaine d'enregistrements (64). J'étais très affecté psychologiquement et physiquement. Le propriétaire était parti vivre à l'étranger et les délais de recours étaient dépassés, je me retrouvais impuissant pour faire annuler la vente. J'ai donc fait de mon mieux par rapport à mon 17m2 avec ce que j'avais, que j'aimais beaucoup en soi, mais les premières années ont été un véritable enfer. Une fuite faisait évacuer le contenu de ma chasse d'eau dans l'escalier de la copropriété (c'est drôle mais ce n'est pas une blague), mes toilettes régurgitaient les eaux usées de mes voisins lorsque plusieurs d'entre eux tiraient la chasse sur un laps de temps trop rapproché, inondant ma salle d'eau et ma cuisine, mon plafond était infesté de souris, et bien sûr, j'étais réveillé plusieurs fois par nuit par les sifflements stridents dans le mur. Malgré un litige de plusieurs années avec le bâtiment mitoyen qui produisait la nuisance sonore, je ne parvenais pas à résoudre le problème, toutes mes tentatives échouaient et j'étais à bout de force. Je ne dormais plus et j'étais dans une telle faiblesse physique et détresse psychologique que j'avais à nouveau beaucoup de pensées suicidaires, accompagnées de rechutes de consommation. C'est l'intervention de Quentin qui a permis de résoudre le problème, il a géré toutes les interactions, tous les rendez-vous, et les responsables ont immédiatement entrepris des travaux à leur charge et les nuisances ont été globalement résolues. Encore une fois, un tiers avait pu résoudre un gros problème et faire respecter mes droits en quelques échanges tandis que j'avais passé des années à me débattre sans résultat. Les préjudices deviennent vraiment disproportionnés avec les personnes autistes, en intensité, en durée, en coût, sur tous les aspects.

J'avais entrepris d'importants travaux pour que mon appartement soit le plus adapté possible à mes troubles sensoriels, notamment en ajoutant des isolations phoniques partout au niveau du sol, des murs et même du plafond. J'ai même demandé à un ouvrier de construire une marche devant ma porte et j'y ai ajouté un isolant phonique. Tout ce qu'il était possible de faire pour adapter mon environnement, je l'ai fait. Je crois qu'il est difficile de faire plus autiste que de reconstruire son plafond à DEUX REPRISES consécutives, en m'endettant de plusieurs milliers d'euros auprès d'un ami, parce que je continuais à être réveillé la nuit par le moindre son au plafond. Difficile de mieux illustrer à quel point ce qui est insignifiant pour les autres peut être un véritable enfer pour les personnes autistes, et le préjudice n'est pas que physique ou mental, il est aussi financier. Je n'ai reçu aucune aide de l'État pour effectuer ces travaux, et d'ailleurs beaucoup de mes proches se seraient moqués de moi en considérant que cet argent était mal investi. Même pour Mathieu, il m'avait laissé entreprendre ces travaux parce qu'ils savaient que ces nuisances étaient très réelles et m'empêchaient de dormir, mais pour lui, elles étaient devenues "normales" et largement tolérables. Je devais parfois dormir avec un casque de chantier, qui finissait toujours par me réveiller à cause de la pression qu'il exerçait sur ma tête, donc je jonglais entre l'enfer sonore et l'enfer crânien durant la nuit (65). Durant ces premières années infernales, j'en voulais énormément à Quentin, malgré le fait qu'il m'ait beaucoup aidé pour cet appartement, car je souffrais tous les jours et je savais que je n'aurais jamais entrepris ce projet s'il ne m'y avait pas incité. Cela lui paraissait une bonne idée, et c'était certainement le cas d'un point de vue matériel, mais si j'avais su les années de tourment, le gouffre financier et psychologique que cela représenterait, je n'aurais jamais entrepris un tel projet. Mais ce ressentiment à son égard était un procès malhonnête car au final, vivre dans une petite pièce ultra adaptée à tous mes besoins a été un excellent moyen de me préserver et d'améliorer durablement ma qualité de vie. Une fois les grosses difficultés résolues, c'est l'endroit dans lequel je me sentais le plus en sécurité et le mieux au monde, ce qui était une sacrée victoire après toutes ces péripéties. Quentin avait eu plus de flair que moi, comme toujours. D'ailleurs lorsque nous avions visité l'appartement la première fois, Quentin avait tout de suite déclaré qu'il n'achèterait jamais un bien pareil - il faut dire que sa tête touchait quasiment le plafond - mais qu'il le trouvait parfait pour moi, ce qui prouvait à quel point il me connaissait bien car l'appartement était très atypique, la pièce principale est dans la pénombre, un long couloir étroit à sa gauche mène à la fenêtre, et un autre couloir à sa droite fait office de petite cuisine et salle d'eau. C'était très minimaliste mais la configuration était idéale pour moi, surtout que j'ai toujours le réflexe de vivre loin des fenêtres et des sources naturelles de lumière, au point parfois de mettre du papier journal sur mes vitres dans certains de mes précédents appartements, donc cet appartement-ci avait déjà de bons avantages pour moi. J'appréciais aussi la proximité du plafond, claustrophobique pour d'autres mais réconfortantes pour moi. Mathieu était arrivé dans ma vie au démarrage de ces interminables guerres et il a vraiment fait preuve d'un grand courage pour me gérer à travers ces années, car il absorbait mes grands moments de détresse liés à mon travail en journée, puis ceux du soir lorsque je me retrouvais dans mon appartement. Je n'aurais jamais survécu à tout ça sans Mathieu et Quentin, j'ai eu beaucoup de chances qu'ils soient là pour m'aider, et me supporter dans tous les sens du terme.

Reprise sérieuse du travail

Du côté de mes associés, je leur avais officiellement annoncé mon diagnostic ainsi que mon statut de travailleur handicapé. J'espérais, dans mes espoirs délirants habituels, qu'ils prennent plus au sérieux les demandes d'aides que je leur répétais depuis des années. Ils ont beau eu savoir mon autisme, mon taux d'incapacité sur la tranche de 59 à 79%, mes papiers de la MDPH, nous avions même essayé avec leur secrétaire de regarder si nous pouvions avoir des aides quelconques, ils n'avaient pas posé de questions et avaient fait comme si de rien n'était. Bizarrement leur indifférence me convenait parfaitement à l'époque, c'était mieux qu'un commentaire cinglant ou qu'un déni de leur part - même si l'indifférence était peut-être une forme de déni - mais rétrospectivement, je vois ce moment comme un échec de ma part autant de la leur. De mon côté, j'aurais peut-être dû plus m'affirmer plutôt que de simplement les informer et d'attendre qu'ils m'aident. De leur côté, j'estime qu'ils auraient quand même pu au moins essayer de considérer un peu plus les demandes d'aides que je leur faisais, si jusque là ils considéraient que je devais être capable de tout faire, avec ces éléments concrets ils auraient peut-être pu réaliser que je n'implorais pas leur aide depuis toutes ces années juste pour me plaindre, mais que mes difficultés étaient très réelles. Enfin bon, je ne vais pas réécrire l'histoire, à ce moment-là, j'étais sincèrement satisfait de leur indifférence et c'est tout ce que j'ai à rapporter de mon diagnostic auprès d'eux.

Avec mes collègues, j'avais eu un retour très différent et chaleureux. L'annonce de mon diagnostic avait été totalement anecdotique, déjà parce qu'ils savaient depuis longtemps que j'avais des troubles autistiques et me connaissaient depuis des années, ils étaient habitués à certaines de mes stéréotypies et comportements autistiques que je m'autorisais à avoir devant mon ordinateur, parfois même à sauter pied-joints ou tourner sur moi-même contre un mur, sans compter les interactions d'un autre monde auquel je les confrontais souvent. Ils m'avaient encouragé dans ma démarche de diagnostic aussi donc il n'y avait vraiment eu aucune surprise de leur côté mais ils étaient ravis pour moi car ils voyaient que je recevais désormais de l'aide vis-à-vis de mon autisme et cela se ressentait significativement dans mon comportement au travail. J'avais un seuil de tolérance beaucoup plus élevé, les espaces avant les virgules ne me faisaient plus sauter de ma chaise, les erreurs dans les articles ne me faisaient plus crucifier les rédacteurs, le fait de travailler autant sur moi-même me rendait étonnamment très serein avec les autres. J'avais toujours les mêmes perceptions et les mêmes sensations, mais j'avais une plus grande compréhension de mes mécanismes et je disposais désormais de nouvelles méthodes pour les gérer correctement, donc c'était profitable pour tout le monde.

L'équipe de la rédaction avait terriblement pâti des événements causés par Sherazade, qui ont eu des conséquences durant de longues années, mais les rédacteurs étaient attachés à notre journal, aux uns aux autres, et ils s'étaient battus pour tenir l'entreprise à flot, même lorsque que j'étais en incapacité totale de les aider. Durant ma longue chute libre où j'étais constamment absent, malade, drogué, ils avaient tenu bon et permis à l'entreprise de ne pas déposer le bilan. Nous retrouver après tous ces événements difficiles nous a énormément rapprochés, et nous avons réalisé mutuellement à quel point nous avions du respect les uns pour les autres et l'envie de continuer ensemble. La reprise du travail avait tout de même été très difficile, je revenais de loin mais j'avais toujours de lourdes anxiétés, des incapacités sévères et des addictions à moitié sous contrôle. L'équipe avait fait gagner un temps précieux à l'entreprise mais elle coulait toujours à pic, nous avions tout à reconstruire et, malgré le chantier dantesque, nous y sommes parvenus. Cela a représenté un travail herculéen, dément, déraisonnable, avec la peur aux ventres de nous retrouver sans rien du jour au lendemain, mais nous y sommes arrivés tous ensemble. Nous avons tout reconstruit. Nous avons retrouvé notre qualité, nos lecteurs, des moyens de subsistance. Nous avons même fait des records d'audience. Nous étions fiers de nous, et il y avait de quoi.

Même si j'étais toujours la même personne, l'atmosphère était très différente au sein de la rédaction. L'équipe avait toujours été habituée à mes élans argumentatifs et mes critiques détaillées, mais de mon côté j'étais plus attentif à leurs besoins aussi et je leur demandais régulièrement comment ils se sentaient, ce qu'ils avaient envie de faire, ce que nous pouvions améliorer ensemble. En sortant de mon isolement, j'avais clairement de la gratitude vis-à-vis de leur bienveillance et de leurs efforts, et nous étions arrivé à un point entre nous qui transcendait largement la sphère professionnelle, nous nous regardions les uns les autres avec transparence et sincérité, nous n'avions pas que le respect exigé entre des collègues, mais un respect très affectif, très familial, il n'y avait plus rien de superficiel dans nos échanges. C'était plus facile de travailler et d'avancer ensemble à partir de ce moment, et cela s'est ressenti sur tous les aspects, nos résultats étaient bien meilleurs, nous avions reconstruit sur une véritable ruine, nous revenions de loin et cela nous avait beaucoup rapprochés. Le travail était dur et le futur incertain, mais nous étions vraiment une petite famille, toujours contents de nous retrouver, de partager nos moments de vie, professionnels ou personnels. Nous nous faisions confiance et cela m'aidait beaucoup personnellement, dans ma rémission, dans ma lutte contre le suicide.

Objectivement, je ne pense pas que j'aurais dû reprendre le travail à ce moment-là, j'étais encore extrêmement fragile et j'aurais eu besoin d'une longue césure pour reprendre mes esprits, travailler sur mes traumatismes causés par Sherazade et Sonia, sur d'autres choses de mon passé et sur comment réadapter ma vie en fonction de mes capacités réelles. Je n'étais pas en état de retravailler, même si j'ai donné l'impression que j'étais à nouveau combattif et que les résultats étaient là, je pense que j'ai fait une erreur monumentale à ce moment-là en repartant exactement sur les mêmes mauvaises bases. Et cela m'a conduit inéluctablement à me reprendre les mêmes murs, encore et encore.

Mathieu me pressurisait à beaucoup plus considérer ma santé mentale et physique, à trouver un équilibre autant que je pouvais, mais il y avait aussi la pression phénoménale de me retrouver sans rien du jour au lendemain. Mon entreprise allait extrêmement mal, et moi-même étant endetté et n'ayant pas droit au chômage, les enjeux étaient vraiment majeurs pour ma survie et mon autonomie. Il fallait que je travaille comme un chien pour joindre les deux bouts et ne pas tout perdre, c'était très anxiogène et très coûteux, pour moi bien sûr, mais aussi pour notre couple. Mathieu était compréhensif à ce niveau au début, il venait m'apporter de la nourriture le soir au bureau, ou passer juste m'embrasser furtivement pour me donner du courage, et cela m'en donnait, mais le rythme était infernal et je rationalisais de consacrer tout mon temps à mon travail plutôt qu'à lui car c'était une manière de garantir notre présent autant que notre avenir. C'était devenu un mantra pour moi, et toutes les heures que j'accumulais, je les supportais en me disant que je le faisais pour nous, sans réaliser que c'était un temps précieux que je perdais pour toujours, sans considérer l'impact de mon absence sur lui au fur et à mesure des années. Cette charge de travail inhumaine était trop nocive pour moi, même si c'était positif pour l'entreprise, mais je ne savais pas comment faire pour la diminuer. J'avais eu beau demander des dizaines de fois de l'aide à Joseph et Hisham, j'avais eu beau réorganiser mille fois mon travail, je n'avais pas les moyens de recruter davantage, je cherchais et je mettais en place toutes les solutions à ma disposition mais malgré tout je ne m'en sortais pas, j'étais contraint de travailler sans relâche pour survivre, sinon tout s'effondrait. J'étais dominé par la peur de tout perdre, la peur pour mes équipes aussi, la peur de ne plus rien avoir à offrir à Mathieu, c'était effectivement une période où je remontais la pente et reprenais ma vie en main, certes, mais c'était une période extrêmement sombre et coûteuse. J'essayais de m'adapter le mieux possible et je suivais les recommandations de mes psychiatres, j'avais démarré de nouvelles thérapies et de nouvelles approches, qui m'ont considérablement aidé, mais tout cela était insuffisant tandis qu'en parallèle, j'avais toujours toute cette pression, tout ce travail, toujours mon autisme à gérer, toujours tout en même temps. C'est pour cela que je pense que c'était une erreur de reprendre le travail, après tout ce que je venais de traverser, j'avais besoin de me reposer, de travailler sur moi, de retrouver une respiration, de prendre une chose à la fois. Mais j'ai conscience aussi que je n'avais pas de vrai choix devant moi, je voulais conserver mon autonomie, mon petit appartement, mon compagnon, j'étais obligé de travailler. C'était juste terrible de ne pas avoir d'autres options que cette immense charge de travail pour m'en sortir.

Mon diagnostic m'avait aussi donné l'envie de recontacter d'anciennes collègues et de me reconnecter avec de vieux amis. J'étais plus à l'aise avec notre passé mutuel et c'était l'opportunité pour moi de m'excuser auprès d'eux de certains comportements et de leur expliquer le travail que j'étais en train de réaliser. Les réactions étaient intéressantes, la plupart n'étaient pas surpris du tout mais certains étaient quand même pris au dépourvu. Les conversations étaient intéressantes, les personnes étaient engagées et se montraient souvent plus compréhensives que je ne l'aurais espéré. Je ne m'excusais pas de qui j'étais mais je m'excusais d'avoir créé des situations conflictuelles ou compliquées, cela me donnait l'opportunité de partager mon point de vue aussi, d'expliquer que j'estimais que j'aurais probablement fait beaucoup moins d'erreurs si j'avais reçu de l'aide plus tôt vis-à-vis de mon autisme. Je ne cherchais pas du tout à "excuser" les mauvais moments que nous avions pu partager mais cela permettait aux personnes de me voir sous une nouvelle lumière, et j'étais surpris de leur sympathie à mon égard. Je pense que la plupart se doutaient bien qu'il y avait "un problème" avec moi et j'imagine que le spectre de leurs spéculations pouvait être large, mais mon diagnostic officiel a définitivement facilité leur compréhension. J'étais peut-être moins effrayant aussi de cette manière, moins marginal, moins déconcertant pour eux maintenant qu'il avait identifié les raisons de mes propos ou de mes comportements.

J'avais eu l'occasion de croiser mon ancienne directrice et j'avais pu lui formuler des excuses par rapport aux difficultés que j'avais eu avec elle des années plus tôt. Elle avait eu l'air de sincèrement les apprécier et m'avait confié avoir pleuré de nombreuses fois à cause de moi, ce qui m'avait beaucoup troublé. Pour contexte, cette femme m'avait causé des crises suicidaires si graves que j'en avais démissionné, je ne parvenais pas à gérer sa présence et sa façon de communiquer avec moi, ce qui me rendait glacial et irrespectueux envers elle, les prérequis professionnels n'étaient pas remplis de mon côté. Pour donner un ordre d'idée, je lui avais dit "Je ne supporte plus ton incompétence", "Tu es une menteuse", "Je n'admettrai jamais ton existence". J'étais loin d'être la victime dans notre relation de travail mais je souffrais énormément de sa manière de fonctionner avec moi, de me donner des consignes contradictoires, de ne pas maîtriser certains sujets alors qu'elle était directrice, pourtant lui faire ce procès alors que j'apprenais moi-même tous les jours des choses, c'était juste hypocrite de ma part. Elle ne se laissait pas faire et elle avait raison, mais ses attaques aggravaient mes difficultés avec elle et tout cela formait un cercle vicieux insoutenable. Je m'effondrais tous les soirs parce que je n'arrivais pas à travailler à ses côtés, mon cerveau était surchargé, complètement court-circuité en sa présence. Je ne sais pas pourquoi mais ce dont je suis certain, c'est qu'elle méritait le minimum du respect requis en entreprise et je ne le lui avais jamais donné. Je ne lui avais d'ailleurs jamais donné sa chance tout court, tous les changements me sont insupportables et elle avait été catapultée dans l'entreprise sans que Joseph et Hisham ne me préviennent à l'avance. C'est totalement idiot mais cela m'avait définitivement bouleversé, et ma rigidité cognitive s'est immédiatement illustré par mon rejet du changement, et pour résultat, mon rejet total de sa personne. Après, cela ne change pas le fait que sa personnalité ne me plaisait pas, mais je pense que la façon dont nous nous sommes rencontrés a été un facteur important dans mon incapacité à accepter sa présence. Quoi qu'il en soit, c'était très intéressant d'avoir cette conversation avec elle, des années plus tard. J'avais toujours perçu cette femme comme le monstre qui m'avait fait frôler le suicide plusieurs fois et qui m'avait forcé à démissionner, et c'était déconcertant de découvrir que j'avais fait "pleurer" le monstre. J'ai beaucoup culpabilisé en apprenant cela, ma binarité s'est effacée un instant et je me suis rendu compte que je l'avais sans doute rendue aussi misérable que ce qu'elle m'avait fait ressentir. Mes excuses étaient d'autant plus appropriées. C'était invraisemblable d'avoir une telle conversation avec elle mais je suis ravi d'avoir saisi cette opportunité. Cela me mettait en paix avec un chapitre très noir de ma vie professionnelle, et je pense que mes excuses lui avaient fait du bien aussi. Ce diagnostic a vraiment contribué à une meilleure compréhension des autres et de moi-même.

Groupe d'entraînement aux habilités sociales

Pour être parfaitement transparent, j'avais jusque là peu d'appréciation pour les psychologues et les psychiatres. Même si ceux que j'avais rencontré lors de mon diagnostic s'étaient montrés respectueux et compétents, j'avais toujours des a priori sur eux, et je ne les aimais pas particulièrement aux premiers abords. Je n'aime pas que les gens me jugent et j'avais l'impression que c'était ce en quoi consistait leur travail, je ne voulais pas qu'ils me disent quoi faire ou ne pas faire, quoi penser, quoi être, et je me méfiais des étiquettes qu'ils pouvaient me coller et des recommandations qu'ils pouvaient me faire. J'avais peu de considérations pour leur expérience ou leur niveau d'études, j'étais juste habité par mes idées reçues et je n'étais pas à l'aise de démarrer quelque travail que ce soit avec eux, que ce soit avec les spécialistes du centre autisme de l'hôpital qu'avec le psychiatre m'assurant un suivi en ville. Mais malgré mon malaise, j'étais très conscient de mon parcours de vie et de m'être retrouvé systématiquement dans une impasse tout seul, je recevais enfin l'aide que j'avais désespérément demandée, donc cela n'avait aucun sens que je n'entreprenne pas sérieusement ces recommandations, aussi inédites et déplaisantes étaient-elles à mes yeux. Il fallait que je sois sérieux et que je les suive toutes, ce que j'ai fait consciencieusement.

Parmi toutes les recommandations qui m'ont été faites suite à mon diagnostic, la plus importante a été celle de rejoindre un groupe d'entraînement aux habilités sociales à l'hôpital avec d'autres personnes autistes. Il s'agissait d'un après-midi par semaine pour travailler sur des aspects très concrets de mon quotidien ou de ma vie.

J'ai toujours considéré que personne ne me connaîtrait mieux que moi-même. Comme toute personne autiste, il y a beaucoup de choses que nous montrons évidemment de nous et que nous partageons durant notre vie bien sûr, mais il y en a beaucoup que nous gardons pour nous, parce qu'elles sont insignifiantes ou juste trop marginales pour les autres pour en parler. J'ai été très surpris de réaliser que les spécialistes qui nous encadraient (une psychiatre et une neuropsychologue, parfois accompagnées d'une troisième personne, le groupe comprenait moins de huit personnes autistes) n'avaient pas qu'une compréhension théorique ou académique de l'autisme - c'était très ignorant et présomptueux de ma part de considérer le contraire - mais avaient vraiment une connaissance très affinée des personnes autistes. Qu'ils avaient en réalité des conseils extrêmement pertinents, je dirais même vitaux dans certains cas. Cela a l'air d'une exagération mais ce n'est vraiment pas le cas. Depuis que je suis né, j'ai appris à vivre avec mon autisme. Je sais comment me conditionner pour arriver à sortir de chez moi. Je connais par cœur quoi dire dans telle ou telle situation. Je m'enferme dans les toilettes au travail quand je ne peux plus contenir mes stéréotypies ou mes émotions plus longtemps. J'adopte certains comportements pour "réussir" mes interactions avec les personnes. Mais tous ces mécanismes, qui ont réussi à relativement m'intégrer dans la société, ne sont qu'une façon de compenser mon handicap, même si je les trouve fonctionnels et qu'ils ont une utilité indéniable selon mes critères d'adaptation, je ne réalisais pas à quel point ils pouvaient être nocifs ou engranger différents types de préjudices. En étudiant une situation ou une interaction donnée, toutes les personnes autistes du groupe pouvaient s'exprimer sur leur façon de fonctionner, ce qui me permettait déjà de réaliser à quel point certaines d'entre elles avaient des méthodes différentes des miennes, tandis que d'autres fonctionnaient exactement comme moi. Quand vous avez passé votre vie isolée, à ne jamais être pris au sérieux ou à être traité comme si vous étiez fou, c'est vraiment un moment profond que de partager vos expériences et d'être écouté sans jugement ou ricanement, d'avoir des personnes qui vous disent qu'elles fonctionnent de la même manière et/ou qu'elles vous comprennent, qu'elles ont vécu des choses identiques ou similaires, c'est très spécial. Je ne peux pas parler pour les autres personnes autistes qui étaient présentes mais c'était bénéfique et très rassurant pour moi en tout cas.

Mais définitivement, ce qui m'a le plus aidé, sans que cela minimise l'impact que les autres personnes autistes ont eu sur moi, a été d'avoir le regard extérieur des psychiatres. Partager nos expériences entre personnes autistes était très bénéfique et réconfortant mais avait peu d'usage pratique pour mon quotidien, alors que je trouvais les entrainements aux interactions sociales très utiles parce que les psychiatres nous donnaient beaucoup d'explications détaillées. Ils ne nous reprochaient pas d'avoir un "mauvais comportement" ou un "mauvais propos", mais ils nous renseignaient sur ce qu'une personne non-autiste en face de nous aurait pensé ou ressenti par rapport à l'interaction que nous venions de réaliser. Pourquoi est-ce si signifiant pour moi ? Parce que j'ai une difficulté majeure, extrême je dirais même, de me mettre à la place des autres. C'est désagréable de le reconnaitre mais c'est comme ça. J'ai conscience que c'est un aspect pour lequel je suis déficitaire et j'y consacre une grande énergie intellectuelle, je m'y emploie peut-être même plus que la plupart des gens. Ma Théorie de l'esprit est affectée et malheureusement cela est très visible chez moi et crée irrémédiablement des situations difficiles. Tout au long de ma vie, cela a été problématique, parce que je n'ai pas les bonnes réactions, ou pire, je n'ai pas les bonnes interprétations. Mes difficultés à lire les émotions et les intentions des autres aggravent tout autant cet aspect. Tous ces aspects déficitaires s'accumulent et m'handicapent pour naviguer avec pertinence dans la vie et surtout avec les autres. Lorsque j'étais seul, j'étais au pire de mes interactions. Les gens me percevaient comme extrêmement froid ou conflictuel, comme une personne irrationnelle avec qui il est impossible de communiquer. Lorsque j'étais avec Quentin ou Mathieu, les choses se passaient beaucoup mieux pour tout le monde parce qu'ils passaient leur temps à me retraduire le monde, à me le réexpliquer en des termes que je puisse comprendre ou à me prouver que certaines de mes interprétations étaient erronées. Et très souvent, je leur répondais "je ne comprends absolument pas mais je te crois, donc je vais te faire confiance". Et je faisais ce qu'on me disait, et cela fonctionnait avec brio. J'ai tellement conscience que mes perceptions sont altérées que je préfère faire confiance aux humains autour de moi, même si j'ai viscéralement la conviction du contraire, parce que je sais que statistiquement, sans eux, mon taux d'échec explose. Ma conviction a peu de poids face aux conseils de mes amis, même s'ils sont souvent incompréhensibles pour moi. C'est pour cela que ces exercices avec les psychiatres étaient si impressionnants pour moi. Le groupe d'entraînement aux habilités sociales a rempli un rôle fondamental pour moi, c'était beaucoup plus un mode d'emploi des êtres humains que des autistes au final, ou en tout cas, c'est cet aspect-là que je voyais le plus et qui m'aidait le mieux. Je sais bien que personne n'a de mode d'emploi dans la vie, quelle que soit sa neurologie. Mais ne pas percevoir l'implicite est un handicap astronomique dans la vie d'une personne. Cette danse entre les gens, ces choses que tout le monde partage, tout le monde comprend, sans les verbaliser, c'est un monde inaccessible pour moi. Je vois bien que ce monde existe, puisque les gens réagissent entre eux à quelque chose d'invisible, changent de comportements, de propos, d'expressions, tandis que je n'arrive pas à saisir l'origine de ces changements, je peux simplement les constater. C'est tout ce que je peux faire. Et il n'y a pas de marge de progression, je n'apprendrai jamais l'implicite. Je ne découvrirai jamais ce monde, je ne le partagerai jamais, je ne le comprendrai jamais.

Ces groupes d'entraînement aux habilités sociales ont été une aide précieuse mais m'ont aussi déchiré le cœur par occasion. D'abord parce que j'ai réalisé à quel point j'étais moins adapté que ce que je ne l'estimais. J'étais très volontaire pour participer aux exercices et j'avais toujours l'impression d'avoir réussi à la perfection, alors quand on me disait, très gentiment, psychiatre comme autiste d'ailleurs, que j'avais raté l'interaction pour telle ou telle raisons, c'était vraiment douloureux et cela me faisait réaliser tout ce que j'avais raté précédemment là où je pensais avoir réussi. Mais j'étais là pour apprendre et j'apprenais beaucoup, c'était pénible mais très enrichissant, et je ne me sentais jamais jugé, c'était un cadre idéal pour que je progresse. Au fur et à mesure des mois, je réalisais à quel point cet accompagnement aurait changé ma vie si je l'avais reçu enfant, et cette pensée avait quelque chose de déchirant. Est-ce que cela m'aurait évité le harcèlement scolaire ? Est-ce que j'aurais été capable de dire non à 12 ans ? Et à 13 ? Et toutes les fois suivantes ? Est-ce que j'aurais été en mesure de ne pas blesser les gens autour de moi ? Est-ce que les membres de ma famille m'auraient retenu près d'eux si j'avais appris tout cela ? Je savais que je ne pouvais pas réécrire le passé et qu'il était stérile de spéculer sur des "et si" mais pendant plusieurs mois, j'avais tourné en spirale avec ces interrogations. Je voyais à quel point ce travail avec les autres autistes et les médecins m'apportait beaucoup et je ne pouvais m'empêcher de me dire que j'aurais infiniment moins souffert dans la vie si j'avais pu travailler sur tout ça plus tôt. Si j'avais reçu tous ces modes d'emploi deux décennies plus tôt. Il y avait des choses tellement simples et pourtant essentielles.

Par exemple, depuis que je suis petit, je me mords la langue pour soutenir le regard des autres. J'ai tout le temps des aphtes sur la langue, c'est pénible et chronique, donc cela n'est pas formidable non plus pour ma santé. Le fait d'en discuter au sein du groupe m'a permis d'apprendre que d'autres autistes avaient évidemment cette même difficulté mais que la méthode recommandée était de se concentrer sur un point entre les deux yeux de ses interlocuteurs. Cela parait certainement évident mais ma méthode était quelque chose que j'avais "mal-appris" depuis mon enfance, donc en changer était loin d'être une évidence. Je n'ai réussi à seulement commencer à appliquer la nouvelle méthode avant un an, un an et demi, de tentatives. Les mauvaises habitudes ont la vie dure et cela s'est reproduit à différentes reprises, j'étais tellement habitué à fonctionner avec mes manières de compenser mon autisme ou de fonctionner avec les autres, que même lorsque l'on m'enseignait de meilleures méthodes, leur mise en pratique n'était pas facile du tout, alors même qu'elle allait me faciliter la vie à long terme. Par exemple, pour soutenir le regard, j'étais beaucoup plus instable avec cette nouvelle méthode qu'en me mordant la langue, et cela m'avait parfois amené à des situations cocasses avec des personnes qui se demandaient si j'avais un problème, donc ce n'était pas une transition évidente car elle m'exposait au regard peu tolérant des autres. Je suis désormais à peu près arrivé à intégrer la nouvelle méthode avec l'ancienne, en espérant parvenir un jour à ne plus du tout avoir à me mordre la langue, même si, au moment où j'écris ces lignes, je ne suis plus capable de soutenir le regard de qui que ce soit parce que je n'ai plus la moindre énergie.

Avec le groupe, nous avons travaillé sur l'affirmation de soi, décortiqué comment lire des émotions de base et complexes - là encore, j'avais surévalué mes capacités réelles -, sur des choses aussi basiques que de formuler une demande, décrypter la communication non verbale, parvenir à communiquer une critique constructive, comment intégrer une conversation et la maintenir. L'apprentissage de la gestion des conflits, la gestion des relations et de la formulation des refus m'ont vraiment chamboulé tant j'ai réalisé être en décalage et avoir raté des choses importantes dans le passé. Les modules n'étaient pas tous égaux mais m'apportaient tous quelque chose. J'aurais beaucoup de commentaires à en faire et j'aurais aimé partager tout le contenu de ces sessions dans mon témoignage, mais ce n'est pas ma place de publier les documentations et les exercices d'entraînement réalisés avec les autres personnes autistes, même si je pense que beaucoup pourraient en profiter, mais les interactions et l'accompagnement des psychiatres étaient si importants à mes yeux que je pense qu'il serait malavisé que je publie le contenu de ces modules moi-même. Je vous en donne juste les thèmes, que j'ai énuméré précédemment (66). Ces entrainements m'ont énormément appris sur les autres et sur moi-même.

J'ai commencé à sérieusement apprendre à verbaliser mon consentement ou non-consentement, à arrêter d'accepter tout ce qu'on me demandait, à arrêter certaines de mes stratégies d'évitement, à apprendre aussi à faire les choses selon mes capacités et pas selon le désir des autres. Les exercices et le travail étaient si concrets, cela m'aidait de façon spectaculaire. Je pouvais mettre en pratique beaucoup de méthodes et je m'entrainais durement, et cela portait parfois ses fruits. Et "parfois" était déjà un résultat énorme pour moi. Un exemple très simple, dans l'un des modules, il y avait une liste de 6 exemples empêchant de maintenir une conversation. Je jugeais pourtant être "doué" pour y parvenir. Sur les 6, je cochais 5 d'entre elles : manque d'intérêt, changement brusque de sujet, monopole du dialogue, signes non-verbaux négatifs, pas d'écoute passive. Autant dire que réaliser que j'étais loin d'être aussi bon que je l'imaginais m'avait mis très mal à l'aise, mais identifier ses lacunes m'avait permis de travailler activement dessus, et il y avait vraiment des conseils pour mieux communiquer avec les autres, encore une fois, des choses peut-être évidentes pour les autres mais pas du tout pour moi. Par exemple "Saluer son interlocuteur" ou "Respecter le tour de parole" ou "Ne pas interrompre" ne sont pas des règles innées du tout chez moi, et elles m'ont causé pas mal de problèmes. Le fait d'avoir des listes de points précis sous les yeux m'aidait personnellement énormément. Je m'investissais énormément dans ces modules, je les relisais en boucle, même des semaines plus tard, je sentais que je progressais sur de nombreux aspects et l'impact était positif pour moi.

Un autre exemple de l'une ces sessions, nous devions poser des questions à tour de rôle à une personne que nous ne connaissions pas pour une première interaction. Lorsqu'était venu mon tour, j'avais simplement demandé à cette personne si elle était heureuse. Le groupe avait rigolé (toujours avec gentillesse, c'était un environnement vraiment sans danger pour échouer) et on m'avait expliqué que cela ne se faisait pas de poser une question pareille à quelqu'un qu'on ne connaissait pas. Cela m'avait complètement explosé le cerveau. Ce "fait" était une énigme totalement abstraite pour moi. Mais alors comment faire pour connaître quelqu'un qu'on ne connait pas si on ne peut pas lui poser de questions pertinentes ? À quel moment doit-on passer d'une question superficielle à une question qui m'intéresse vraiment sur cette personne alors ? Je ne trouve pas cette "règle" normale. Enfin, je veux dire, je sais qu'elle est normale pour tout le monde mais elle ne l'est pas pour moi. Ce genre de moment me donnait une rétrospective vertigineuse sur mes interactions dans ma vie, et expliquait indéniablement pourquoi je m'étais retrouvé dans des situations difficiles, parfois complètement folles, à cause de certaines questions que j'avais eu le malheur de poser.

Il y avait des exercices où je pouvais m'effondrer en larmes ou me mettre à éclater de rire nerveusement, si nous en venions à étudier des situations que j'avais pu traverser dans le passé, et découvrant par la même occasion que les réactions appropriées pour que les choses se passent bien n'avaient rien à voir avec celles que j'avais eues, et sans surprise, ayant eu des conséquences désastreuses. Lorsque nous avions abordé la gestion des demandes et des refus, j'avais parlé de mon incapacité à manifester que je n'étais pas consentant dans bon nombre d'occasions et qu'il était difficile pour moi de gérer mes relations avec les autres personnes à cause du risque de me retrouver dans des situations qui conduiraient à du sexe non-consenti, et j'avais été agréablement surpris de constater qu'une autre personne dans le groupe avait eu des expériences similaires et me comprenait. Le mot agréablement est probablement inapproprié mais c'était le sentiment que j'en avais eu, c'était agréable de savoir que je n'étais pas tout seul avec ce type d'expérience, même si j'étais malheureux qu'elle soit passée par là aussi. C'est encore un bon exemple de l'importance de me retrouver avec d'autres personnes autistes, cela m'a sorti de la tête que j'étais le seul avec ces problèmes-là, ces choses inavouables ou inexprimables en public, et je me sentais beaucoup moins isolé grâce aux autres.

Tout n'était pas rose non plus avec ces groupes d'entraînement aux habilités sociales, j'étais parfois très irrité par certaines sessions parce que si je désapprenais certaines de mes mauvaises habitudes ou que j'accumulais une base de nouvelles méthodes pour mieux affronter des situations dans le futur, j'étais parfois agacé de la contradiction que les psychiatres me disent de m'affirmer moi-même pour aussitôt me donner des consignes sur comment me comporter en société. J'étais très critique à cet égard et je n'avais pas hésité à confronter la psychiatre et la neuropsychologue à ce sujet, qui avaient partagé un regard gêné, mais qui, je trouve, m'avaient donné la meilleure réponse possible. Elles avaient reconnu mon sentiment en disant le comprendre et m'avaient simplement dit de trouver un équilibre avec tout ça. Encore une fois, je me retrouvais dans ma binarité, à partir dans l'extrême de tout appliquer à la lettre, méthode par méthode, assimiler point par point, mais la vie n'est pas comme ça, et je passais d'une surcompensation toxique à une autre méthode que je rendais toxique par moi-même en l'appliquant à l'extrême. J'avais l'impression de me retrouver à la case départ par moment. J'avais porté un masque toute ma vie pour m'intégrer, et maintenant je devais apprendre des listes de réactions par cœur - et cela fonctionnait. Je supportais mal cette boucle, je ressentais une contradiction gênante entre cette promesse d'affirmation de soi et ces modes d'emploi, mais comme l'avaient dit mes psychiatres, ces deux aspects n'étaient pas conflictuels ou contradictoires. C'était moi qui supprimais l'un par l'autre, à cause de mon extrême binarité. Mais factuellement, aucun de leurs conseils n'étaient mauvais ou toxiques, c'était à chacun de nous de trouver un équilibre, de nourrir nos références et notre compréhension des autres, et de mettre en pratique ce que nous voulions ou pouvions. Et clairement le bénéfice a été inouï, pour moi en tout cas. Je ne veux pas parler en mal de ces médecins qui m'ont aidé, ni de ces entrainements laborieux qui m'ont énormément apporté, tout ça a été très positif dans ma vie, mais je me sens obligé de parler aussi de cette contradiction parce qu'elle a beaucoup pesé sur moi. Et elle a contribué aussi d'une certaine manière, parmi bien d'autres raisons, à l'idée que je ne serai jamais aimé pour ce que je suis vraiment, qu'il faudra toujours que je compense mon handicap pour être une personne acceptable pour les autres. Je sais bien que tout le monde fait des efforts pour tout le monde. C'est juste qu'après tout ce travail sur moi-même, tous ces progrès, j'ai réalisé que je devrais toujours faire cette quantité astronomique d'efforts et c'était très décourageant. Je n'ai pas la force de courir ce marathon tous les jours, c'est inhumain. Aussi, en m'autorisant à m'affirmer de plus en plus pour ce que je suis, j'ai commencé à réaliser que je ne soignerai jamais mon autisme. Ce n'est pas bien d'écrire une chose pareille mais c'était intimement ce dont je rêvais avec tout ce travail. Comprendre que j'atteignais les limites de mon apprentissage et de mes adaptations m'a fait réaliser que j'étais tel que j'étais, pour de bon, qu'il fallait que j'apprenne à vivre avec et cela a été un énorme coup à mon moral.

Je pense que se heurter à la réalité de son handicap est une claque essentielle pour apprendre à vivre avec, pour de vrai. C'est là que réside la vraie acceptation de soi. De voir son handicap pour ce qu'il est, et de savoir qu'il sera toujours là. Et à ce moment-là, j'ai eu cette claque-là. Un regard très simple, très limpide. Tous ces exercices m'avaient permis d'avoir une évaluation extrêmement précise de mes lacunes et c'était pire que ce que j'imaginais, mais j'avais eu aussi les conseils les plus avisés de toute ma vie, avec enfin des explications concrètes sur les aspects les plus basiques. Mais même si je parle de ce coup au moral, cette confrontation très douloureuse à la réalité m'a permis ne plus ignorer, éviter, effacer, réprimer, compenser mon autisme. Cela m'a appris qu'il fallait absolument que j'apprenne à vivre avec. J'ai réalisé que toute la haine que j'avais contre moi, ce n'était pas la mienne mais celle que j'avais collectée à travers le rejet des autres. J'ai vraiment compris que je ne pouvais plus éviter qui j'étais, tout simplement parce que je ne le pourrai jamais, et même si c'était une réalité dure à absorber, elle était nécessaire.

Je continue sans cesse de m'interroger sur la vie que j'aurais eue si j'avais reçu mon diagnostic durant mon enfance, si j'avais reçu ces modes d'emploi aussi complets plus tôt. C'est vraiment une pensée déchirante. Je pense souvent à l'un des enfants de mon oncle, atteint du syndrome de Prader-Willi, maladie génétique rare qui exige une prise en charge précoce pour être efficace, et un accompagnement extrêmement important et très exigeant. Il n'y a pas de corrélation avec l'autisme mais je ne peux pas m'empêcher d'être ému en pensant à lui. Déjà il a eu la chance, tout comme moi, de naître dans une famille qui l'aimera inconditionnellement. Mais il a pu bénéficier d'un diagnostic et d'un accompagnement immédiat, de la contribution de ses parents et des médecins, c'est tout un monde qui s'est mis en branle pour l'accompagner à travers tout ce qu'il devra traverser dans la vie. C'est très énergivore pour sa famille, c'est un investissement de tous les instants, mais tout cela en vaut la peine et il est vraiment dans le meilleur cadre pour s'épanouir le mieux possible. Il y a tant d'inconnues encore pour son avenir, mais je sais qu'il aura le support et l'amour pour lui permettre de traverser tout cela dans les meilleures conditions possibles, et c'est ce qui m'émeut à chaque fois que je pense à lui. Je ne me fais pas d'illusions, il va traverser ses propres épreuves et certaines seront très difficiles, mais je suis rassuré de me dire qu'il grandira avec l'accompagnement qui m'a fait défaut, et que la précocité de son diagnostic lui épargnera qu'aucun adulte ne lui donne jamais "de bonnes leçons" pour le conformer à des normes auxquels il ne peut simplement pas se plier.

Je terminerai ce chapitre par une petite note pour les soignants, médecins, accompagnants des personnes autistes sur l'affirmation de soi. Soyez très conscient que vous pouvez avoir une influence massive sur les personnes autistes que vous accompagnez. Votre bienveillance et votre soutien ont beaucoup d'effets positifs qui peuvent nous amener à nous focaliser sur vos conseils et à baisser notre garde sur le monde extérieur, à nous faire oublier les raisons premières pour lesquelles nous portons un masque au sein de la société. Votre optimisme et votre enthousiasme sont communicatifs, et certaines personnes comme moi peuvent mettre en pratique avec une grande ferveur et détermination les recommandations que vous leur faites, car cette promesse de nous affirmer, d'exister pour ce que nous sommes au sein de la société, est immensément attractive. C'est même une chose dont la plupart d'entre nous rêvons très intimement depuis toujours. C'est une belle promesse et nous sommes facilement galvanisés par les personnes qui nous accompagnent pour y croire. Mais le retour à la réalité peut être extrêmement brutal dès que nous retournons dans le vrai monde, avec de vraies personnes, parce que nous nous confrontons immédiatement aux mêmes sempiternelles discriminations au travail ou en public. Nous nous convainquons que nous pouvons nous affirmer, nous laissons tomber le masque et cela nous conduit souvent à davantage d'échecs et de rejets. Je trouve qu'il y a un échec des psychiatres et accompagnants à ce niveau, une naïveté même, qui mérite d'être adressée, parce que je la trouve sur certains aspects potentiellement dangereuse. Ce n'est pas un sujet facile, et je ne supporte pas le validisme dans notre société et je sais combien il a joué un rôle dans ma destruction et mes souffrances, donc je crois que l'affirmation de soi est très importante pour combattre cet aspect, mais je crois aussi que se faire vendre constamment qu'il est possible d'être vraiment soi-même est dangereux dans le monde dans lequel on vit. Je vois ça comme une forme d'ignorance, de naïveté, de vision peu éclairée et pas du tout réaliste de notre société et de ce qu'elle nous fait subir. Porter un masque ou non avec les autres, c'est changer radicalement notre intégration sociale et réussite avec les autres, c'est le jour et la nuit, et cette recommandation d'être soi-même peut être prise de façon très littérale, très binaire, comme je l'ai fait, et cela expose irrémédiablement à se confronter à significativement plus de discriminations directes ou indirectes, réactions violentes ou désagréables, propos méprisants, rejets et échecs. C'est un retour à la réalité très brutal, qui peut être très décourageant, très désespérant. C'est comme ça que je l'ai vécu pour ma part. Je suis convaincu que l'affirmation de soi est essentielle, et je crois que c'est la bonne direction pour une personne autiste, mais il faut être très précautionneux de ne pas l'y pousser à toute vitesse et de bien s'assurer qu'elle est consciente et capable de faire face à ce qui l'attend en la mettant en œuvre, car les risques encourus à l'extérieur sont très sérieux, et les dommages potentiellement durables, parfois irréversibles. Cet objectif d'être soi-même, de s'affirmer, est magnifique mais me semble inatteignable dans notre société. Il est bien beau de faire tomber le masque mais il ne faut pas omettre que le monde extérieur est cruel, insuffisamment éduqué, et toujours prompt à écraser les personnes différentes. Je n'ai pas de solution, je ne suis pas spécialiste, mais je voulais en parler car cela a beaucoup impacté ma lutte contre le suicide, être moi-même là dehors était une expérience en dents de scie, majoritairement négative. Ma maigre recommandation serait d'encourager les soignants à continuer de travailler sur l'affirmation de soi avec les personnes autistes, car je crois sincèrement que c'est fondamental après une vie entière à se plier aux autres et à réprimer ce que nous sommes, mais qu'ils soient très prudent, très précautionneux, qu'ils parlent des bénéfices en mitigeant leur propre enthousiasme, qu'ils soient très conscient des préjudices et des discriminations potentielles auxquels ils exposent leurs patients en les poussant à s'exposer au monde en étant eux-mêmes.

Chapitre 3 : Perdre la guerre

Je dois malheureusement vous prévenir que mon état exécrable ne m'a pas permis d'écrire ce chapitre de façon correcte et compréhensible. Mes capacités intellectuelles se sont extrêmement détériorées ces derniers mois, ou par la sédation intense de mes médicaments, qui ont quand même eu l'avantage de m'éviter plusieurs fois de me suicider, ou par l'intensité de mon épuisement. Mon état ne me permettait d'écrire que quelques mots ici et là chaque jour, la qualité de mes phrases sera donc très inconstante. Je me suis perdu en répétitions et réflexions, je m'excuse si la fin de mon témoignage n'est pas aussi intelligible et compréhensible que le reste, la lecture sera sans doute aussi laborieuse qu'en a été l'écriture. Je suis vraiment désolé.

3.1 - Une chute inévitable

Rompre dans l'effort

Mon diagnostic, mes suivis psychiatriques, les groupes d'entraînement aux habilités sociales, mes accompagnements, mes intenses travaux sur moi-même, j'avais placé de grands espoirs en eux. Et c'est parfaitement de ma faute si j'en avais des attentes irréalistes, j'étais follement optimiste de pouvoir me sauver de cette vie, de surmonter mes handicaps pour atteindre une qualité de vie acceptable. Tous ces suivis et travaux colossaux m'ont aidé sur de très nombreux aspects, indéniablement, mais ma marge réaliste de progrès était bien mince par rapport à ce dont j'avais besoin. Ce n'était pas si étonnant, j'avais déjà accompli d'extraordinaires efforts d'adaptations avant d'entamer ces entrainements et thérapies, et il n'y a aucun doute qu'ils m'ont apporté beaucoup mais ils m'ont surtout fait réaliser ce qu'ils ne pourraient pas me donner, que j'arrivais vraiment au maximum de tout ce que je pouvais faire et de toute l'aide que je pouvais recevoir. J'ai réalisé que mes difficultés quotidiennes me pourrissant la vie depuis que je suis né ne s'envoleraient pas comme par magie. J'étais immature - ou trop optimiste - de ne pas l'avoir vu plus tôt. Finalement j'étais encore totalement enfermé dans mon illusion d'enfant que j'allais réussir à "soigner" mon autisme, que toutes ces recommandations qui m'avaient été faites allaient effacer mon handicap - ce qu'elles n'avaient jamais promis -, que mon acharnement insensé pour vivre parmi les autres en vaudrait la peine. De toute évidence, tout cela n'a rien changé, la réalité était toujours là, mon autisme était toujours là, et simplement le comprendre m'a complètement brisé le cœur.

J'ai été percuté par l'effrayante acceptation que je ne vaincrai jamais mes guerres de perceptions, mes guerres de compréhensions, mes guerres sensitives, mes guerres comportementales, mes guerres d'interactions sociales, mes guerres relationnelles, mes guerres contre mes addictions, mes guerres aussi inéluctables qu'interminables pour tenter d'exister parmi les autres, que je serai toujours celui que je suis, que je vivrai toujours le monde comme je le vis, que mes perceptions, réactions et comportements seront toujours là, que je le veuille ou non. Cette réalisation a été extrêmement amère, comme l'acceptation d'un handicap l'est pour n'importe quelle personne, j'imagine. Un peu comme accepter qu'il ne sera plus possible de jouer du piano après avoir perdu ses bras. Le pire est que dans mon cas, je n'ai rien perdu du tout. J'ai toujours été moi et j'ai toujours vécu avec mon autisme. Mes handicaps viennent beaucoup du monde extérieur, mais je me suis indéniablement handicapé moi-même. Je me suis infligé beaucoup de mal. C'était une folie de me convaincre toute ma vie avec optimisme que je parviendrai à "résoudre" mon autisme, à "m'éduquer" pour être comme les autres, pour réaliser au bout du chemin que je serai toujours le même. Mais voilà, à contempler mes aspirations stupides, mes choix stupides, mes efforts stupides, l'enfer stupide qu'a été ma vie, tout ça pour en arriver à ce résultat-là, c'est tout un paradigme qui s'est effondré sur moi. J'avais mené toutes ces guerres en espérant trouver la paix, en vain, et comprendre cela m'a brisé.

J'ai longtemps cru que la vie était comme un jeu vidéo. Vous affrontez des situations, vous gagnez en expérience, et bam, vous prenez des niveaux, vous devenez meilleur au jeu de la vie. Et la majorité des gens partage cette vision je pense. Mais je n'avais pas du tout réalisé qu'il n'y avait pas qu'une jauge d'expérience, il y avait aussi une jauge d'endurance. Et j'ai surévalué mon endurance toute ma vie, j'ai brûlé toute ma vitalité. Bien sûr que j'ai gagné en expérience, bien sûr que j'ai une meilleure compréhension du monde, mais je n'ai plus la moindre force aujourd'hui. C'est incompréhensible pour les autres et cela me semble tellement invraisemblable pour moi aussi maintenant que je suis au pied du mur. Je n'aurais jamais imaginé me retrouver dans un état pareil. Tous mes efforts, vu de personne, invisibles autant qu'invisibilisés, m'ont fait croire que je gagnais des batailles, que je progressais, alors qu'en fait, je me tuais à petit feu en espérant me rapprocher d'un îlot de paix qui n'existera jamais. Et je me battais comme un fou pour ce rêve, pour gagner une semaine de plus, trois jours de plus, deux heures de plus, vingt secondes de plus, pour lutter chaque instant contre la tentation du suicide. La tentation du repos. La tentation de la paix. J'ai traversé les jours brûlé à vif, sans répit, et cela ne faisait que rendre le suicide plus séduisant, omniprésent dans mes pensées. Mais c'est loin d'être un compagnon, il n'a fait que s'ajouter à mes difficultés existantes, car je devais aussi gérer cette guerre-là en plus des autres, cette tentation d'enfin tout arrêter d'un seul coup. Je suis éreinté dans des proportions inimaginables. Je suis épuisé par moi-même. De tout ce que je dois faire et préparer tout le temps pour à peine survivre, à peine être fonctionnel dans ce monde. De devoir me conditionner une heure avant de pouvoir sortir de chez moi, gérer mes stimulis, mes interactions, mes comportements, tout ce que je dois dire et faire, tout ce que je dois endurer pour ne pas perdre mon travail, tout ce que je dois sacrifier pour conserver un semblant d'autonomie. Je ne peux plus endurer l'épuisement sans limite que me causent des choses insignifiantes pour les autres, qui ne comprennent jamais pourquoi elles sont si difficiles pour moi, qui s'en moquent ou qui se moquent. Je n'en peux plus. Tout ça pour ça, c'est insensé. J'ai tout sacrifié pour à peine survivre, à peine exister, à peine respirer. Ce n'est pas une vie. Mais je suis très conscient que c'est moi la source du problème. Je l'ai dit, je suis épuisé par moi-même. Je ne me supporte plus. Comprendre que je ne parviendrai pas à changer n'a définitivement pas aidé dans ma guerre contre le suicide. Je ne peux plus soutenir ce monde ni mon propre poids. Je ne peux plus jouer le jeu de la vie pour exister parmi les autres, alors que c'est mon souhait le plus cher. Cela me rend si triste. Je ne supporte pas d'être dans cet état.

Certains de mes amis, même certains membres de ma famille, m'ont dit que je ne faisais pas assez d'efforts. Ils disaient pourtant comprendre ce que je vivais, puis quelques instants plus tard, ils finissaient par différentes formulations à me reprocher ma situation au final. Je sais combien cela me coûte d'essayer de comprendre leur monde alors je ne suis pas surpris qu'ils ne comprennent pas le mien. Je vis dans un monde parallèle où le moindre petit détail compte, où même une minuscule particule peut me renverser tout entier. Un grain de poussière insignifiant dans la vie des autres peut devenir un tir de mortier dans la mienne. Et je sais très bien qu'en lisant ces lignes, certaines personnes se diront encore "il exagère". Mais si ces personnes me côtoyaient, elles réaliseraient à quel point c'est vrai. Elles me verraient pleurer pour le simple klaxon d'un train qui m'aura pris par surprise, poser des autocollants sur toutes les sources lumineuses pour que je puisse dormir chez elles, devenir hystérique pour un espace avant une virgule, m'effondrer après un coup de téléphone obligatoire, m'enfuir dans les toilettes pour gérer mes montées ou crises, elles me verraient constamment souffrir de choses qui ne les feraient jamais souffrir, réagir à des choses qui leur paraitraient totalement imaginaires, des choses si abstraites qu'elles les dénieront, totalement, ou en partie, ou inconsciemment. Je suis sur un plan de perception tellement différent. Les gens ne me comprennent pas et je ne les comprends pas. Nous faisons semblant de nous comprendre. Je crois les comprendre et ils croient me comprendre. Certains essaient mieux que d'autres. J'ai joué le jeu de ce monde qui dépasse complètement mon entendement juste pour que ses habitants ne me fracassent pas dès la vue de mes troubles autistiques, comme ils l'ont fait systématiquement à tous les âges de ma vie. Je joue le jeu des autres pour survivre, mais au final c'est moi qui me tue dans le processus. M'adapter pour survivre à cette société, c'est vivre en assassinant mon être. C'est un paradoxe insensé. Il n'y a pas de solution à mon problème parce qu'il n'y a pas de problème à résoudre. Mon autisme sera toujours là et tout ce que j'ai pu faire pour compenser et m'adapter aux autres n'aura pas été insuffisant pour m'en sortir, et je ne crois pas une seconde que j'y serais arrivé si j'avais eu plus de force en moi pour persévérer encore quelques années de plus. Ces efforts sont vains. Beaucoup se diront sans doute que j'ai tort de penser ainsi, que mes efforts m'ont permis d'être autonome, de me faire des amis, de m'intégrer dans la société, et tous ces arguments sont vrais, mais tout cela valait-il le prix de cet enfer jour après jour, pour cette finalité-là ? Finir brisé dans un tel état d'épuisement, de désespoir et de déchéance. Je ne suis plus si convaincu par ces arguments quand je vois le résultat. Je ne peux pas non plus regretter mes efforts ni mes sacrifices, je les comprends, je sais très bien pourquoi je les ai fait, mais je doute sérieusement d'avoir gagné au change. J'ai perdu en qualité de vie, j'ai perdu en espérance de vie, j'ai tout perdu pour seulement espérer m'intégrer et être autonome. Je n'ai réussi ni l'un ni l'autre au final, tout était si fragile, et voilà que j'ai trébuché et tout s'est écroulé. Je croyais construire mon futur, quelle blague, il n'y a plus rien en un instant. Tous ces efforts pour le gain de qui au final ? Certainement pas le mien. Mais je ne peux en vouloir qu'à moi-même, ma direction et mes choix sont les miens, j'en suis seul responsable et je les assume. Je dis simplement que ce n'étaient pas les bons. S'il me reste une dernière pensée de détermination en moi, elle est bien à l'attention des autres personnes autistes qui seraient susceptibles de lire mon témoignage, et qui j'espère me prendront en un contre-exemple absolu pour qu'elles ne suivent surtout pas ma voie. Elle les brisera ou les tuera. Et vu le taux de suicide des personnes autistes, je sais que je ne suis pas un cas isolé. Je ne peux que donner l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire, je n'ai aucune idée de quelles sont les bonnes voies. Nous ne naissons pas avec les mêmes opportunités ni les mêmes facultés intellectuelles, mais je crois sincèrement que nous pouvons, et devons, tous influencer le cours de notre vie vers le meilleur, quelles que soient les cartes qui nous ont été données. Je ne suis pas du tout quelqu'un de fataliste, je me suis battu toute ma vie contre la fatalité et j'espère que mon témoignage est représentatif de cela. J'ai vraiment fait de mon mieux, tout ce que je pouvais, pour survivre et améliorer la qualité de ma vie autant que je le pouvais. Malheureusement nous n'avons qu'une seule vie, il n'y a pas de coup d'essai, alors une seule erreur peut avoir des conséquences très lourdes, voire causer des dommages irréversibles sur un parcours de vie. Je considère avoir fait partie des plus chanceux, j'ai fait énormément d'erreurs et je suis parvenu à surmonter des épreuves d'une inimaginable difficulté - tout du moins pour moi - , et je suis très fier d'avoir trouvé en moi la résilience et la combattivité pour les surmonter, mais cela ne change rien au fait que j'ai fait des erreurs irréparables qui m'ont mené à la situation dramatique dans laquelle je suis aujourd'hui. J'ai mal décidé, j'ai mal espéré, j'ai mal cru, j'ai mal vécu, j'ai maltraité mon être, j'ai amenuisé mes chances, j'ai si mal construit ma vie que je l'ai détruite. J'ai beaucoup de mal à m'exprimer mais ce que j'essaie d'exprimer, c'est qu'il y a des erreurs et des voies qui ont des conséquences irréversibles. C'est vrai pour tout le monde et je crois que c'est particulièrement vrai pour les personnes autistes, car la plupart d'entre nous sont plus rigides, moins souples, moins rapides à nous adapter. Et l'adaptation est la clef de la survie. C'est pour cette raison qu'il me parait important de partager mes propres mauvaises décisions pour tenter d'éviter que d'autres fassent les mêmes, qu'ils gâchent leur vie comme j'ai gâché la mienne, d'autant plus parce que mes croyances et illusions sont communes à beaucoup d'autistes je pense, et je ne veux pas qu'il arrive à d'autres personnes ce qu'il m'est arrivé. C'est un vœu pieux mais j'ai quand même cet espoir. Il y a clairement des voies qui portent moins de préjudices que d'autres et je pense avoir choisir l'une des pires d'entre elles. Il faut vraiment me prendre en contre-exemple car rien de bon ne peut sortir d'un parcours comme le mien. Je n'ai pas eu une approche saine vis-à-vis de mon autisme. Je me suis réprimé au lieu de m'écouter, je me suis fais violence au lieu de me protéger, je me suis détruit en pensant me construire un avenir, alors que je me poussais toujours un peu plus au suicide.

J'ai certainement une vie qui, d'un point de vue extérieur, semble excellente, très réussie, couronnée de succès et de réalisations, mais elle était en réalité atrocement douloureuse et misérable. Les gens ont souvent cette appréciation qui me laisse perplexe, mais ce sentiment est seulement présent parce que je n'ai pas du tout les mêmes échelles de valeur qu'eux. Mes réussites ont bien entendu de la valeur pour moi, mais elles n'ont jamais compensé mes handicaps, et je crois qu'à bien des égards, ces "réussites" n'ont fait qu'aggraver mes souffrances et mes difficultés dans d'innombrables situations, même diminué ma qualité de vie. Forcément, je n'ai pas le même regard que les autres. Ils voient en mes réussites un statut ou une idée du bonheur, je n'y vois que les enfers qu'elles ont été pour moi.

Pour revenir à ma situation immédiate, le fait de ne plus pouvoir soutenir mes efforts a commencé à rendre beaucoup plus visibles mes incapacités et mon autisme. Je n'étais plus capable de masquer, plus du tout, et mes incapacités sont devenus de plus en plus sévères à mesure que je m'effondrais sous mon propre poids, au point de renverser ma vie en l'espace de quelques jours. Je regardais la vie que j'avais et ce qui m'attendait devant moi, et j'étais vraiment accablé par le désespoir.

Accablé vis-à-vis de mon travail, que j'adorais et qui m'avait toujours épanoui intellectuellement, mais pour lequel je devais travailler nuit et jour pour survivre. J'avais imploré tant de fois l'aide de mes associés à travers les années, sans jamais m'arrêter de leur partager ma détresse, mes difficultés et le besoin d'aide dont j'avais besoin au quotidien. J'avais beau crier à l'aide, ils étaient sourds, j'avais beau voir le mur arriver, tout tenter pour trouver des solutions ou des aides, je n'y parvenais pas, tout ce que je faisais était insuffisant. Je travaillais comme un fou dans la terreur de tout perdre et c'est exactement ce qu'il s'est produit quand mes dernières forces m'ont quitté. C'était trop de poids et de pression sur mes épaules, je n'avais aucune chance de m'en sortir tout seul mais je n'avais pas le choix pour survivre.

Accablé vis-à-vis de mon compagnon, parce que je réalisais que mes thérapies et mon travail ne me suffiraient pas pour atteindre des standards sociaux qui étaient importants pour lui, sans compter qu'il m'avait prévenu que nous ne resterions pas ensemble si je perdais mon travail. Sa position est très compréhensible, c'est une discrimination qui n'est pas de lui mais qui provient de la conception de notre société, personne ne veut se retrouver avec un autiste à charge sur les bras. Il avait au moins le mérite d'être honnête et j'appréciais cela, mais cela ajoutait indéniablement une pression phénoménale sur mes épaules et je n'avais donc aucune alternative, il fallait que je persévère, je ne pouvais pas flancher sinon je perdrais vraiment tout du jour au lendemain. Et j'ai flanché.

Accablé vis-à-vis de mes addictions, parce qu'en réalisant que je ne parviendrais pas à surmonter mes difficultés quotidiennes, j'avais compris que je serai sans doute toujours sous l'emprise de mes addictions pour "m'aider" à supporter cet enfer. Et ce n'était pas une option acceptable pour moi. Je sais que beaucoup diront qu'il y a d'autres solutions que la drogue pour rendre supportable sa vie, mais dire cela est sous-estimer l'énergie que j'ai employé pour trouver ces solutions, et sous-estimer mes difficultés tout court dans la vie. La drogue n'a jamais été mon premier choix. J'ai écrit, peint, composé de la musique, j'ai suivi toutes les thérapies qu'on me proposait, j'ai pris tous les médicaments que mes médecins et psychiatres m'ont donné, j'ai demandé toute l'aide possible. Mais les seules choses qui m'ont permis significativement de tenir le front contre ma guerre contre le suicide, ce sont mes addictions. Et je refuse cette vie.

Ce qui devait arriver arriva. Je n'arrivais plus à porter ma propre vie sur les épaules. Je travaillais comme un forcené pour sauver mon entreprise durant la pandémie, je faisais tout pour ne pas perdre tout ce que j'avais construit jusque là pour être autonome, mais je n'y suis pas arrivé. J'ai toujours vécu écrasé par les efforts que je faisais, j'étais donc quand même habitué à vivre d'une certaine manière avec cette souffrance chronique et ce poids, mais j'étais trop épuisé par les années et je me suis fais écraser d'un seul coup. Je savais que cela allait arriver et mes proches aussi, j'étais transparent sur ma lutte et sur mes efforts. C'était un naufrage attendu depuis longtemps et il s'est produit sans surprise.

Perdre ses raisons de vivre

Tout le monde a été affecté par la pandémie, à tout type de niveau possible. Professionnellement, financièrement, amicalement, amoureusement, tout a été remis en question. Les projets, les couples, le futur, le présent.

J'avais énormément de difficultés à garder mon entreprise la tête hors de l'eau, nous avions bien réussi à remonter la pente depuis l'escroquerie de Sherazade et toutes les ramifications de cette période, mais l'arrivée de la pandémie était extrêmement préoccupante. J'étais à peine à l'équilibre et j'avais de grosses difficultés à joindre les deux bouts, mes semaines de travail sont passées de 70 heures environ à plus de 100 heures, quelquefois 110, j'étais dans un état de saturation avancée, j'avais bien informé mes associés que je croulais sous ce rythme mais je restais le plus positif possible, et ils étaient satisfaits que j'avance sur tous les sujets urgents pour notre survie. Cela a été une période d'énormes réformes pour notre média, très structurel, autant dans l'organisation de l'équipe que l'évolution du site, mais j'assurais correctement leur mise en place et malgré la succession de problèmes conséquents, j'arrivais à faire face. Je négociais depuis des mois aussi avec mes associés qui voulaient faire passer notre loyer de 1500 à 2500 euros alors que nous n'en avions pas du tout les moyens (67), c'était un bras de fer très anxiogène, mais je comprends leur position car ils avaient une vision globale pour leur immeuble et toutes leurs entreprises, tandis que moi j'étais dans le microcosme de mon entreprise à galérer pour minimiser au maximum mes charges, trouver de l'argent, et ces nouvelles charges potentielles étaient une grosse pression supplémentaire car je travaillais déjà comme un forcené pour à peine nous maintenir en vie, je ne voyais pas comment j'allais m'en sortir, ce n'était pas anodin du tout. La crise financière avait suivi la crise sanitaire et j'étais obligé d'assurer un travail encore plus conséquent pour assurer notre survie, j'étais même obligé de travailler au milieu de la nuit pour faire le plus de travail possible pour compenser les pertes, et cela avait payé. Hisham le savait car je lui avais parlé de mes difficultés à faire face à cette charge encore plus impressionnante de travail, mais il y avait beaucoup de points à résoudre sur le site et il me mettait une pression vraiment sévère, alors même que j'étais privé de tout pour tenir l'entreprise à flot, je manquais de sommeil, je ne pouvais pas voir mon compagnon (ou seulement s'il acceptait que je travaille s'il venait me voir), je travaillais tous les jours, presque toutes les nuits, et tous les week-end, j'étais vraiment épuisé encore plus que d'habitude, même si "d'habitude" était déjà bien trop pour un être humain, mon état d'épuisement était inacceptable mais je ne m'en plaignais pas outre mesure, j'étais transparent sur le fait que j'étais complètement sous l'eau et que c'était une période impossible pour moi, mais je savais que tout le monde en France était en souffrance et je me battais avec conviction pour que nous nous en sortions. Je ne faisais aucun reproche à Joseph et Hisham dans mes messages, je faisais juste de mon mieux pour porter l'entreprise. Mais comme toujours, Hisham était écrasant, il ne comprenait pas pourquoi un point n'avait pas été résolu sur le site, malgré le fait que je lui explique avoir déjà agi à ce sujet et immédiatement envoyé des mails aux personnes concernées pour sa résolution mais mes explications n'étaient jamais des réponses satisfaisantes pour lui, je n'allais jamais assez vite à ses yeux, je n'étais jamais assez efficace, il insistait même pour que je gère les choses par téléphone alors qu'il sait très bien que cela est un enfer pour moi. Il avait fini par être totalement hors de lui et à me faire un monologue très violent qui m'a totalement anéanti, alors que j'étais déjà dans un état lamentable de total épuisement et de grande fragilité. Il m'avait ordonné de résoudre le problème tout de suite, alors même que je lui avais dit que c'était déjà en cours de résolution, mais il n'était pas content des réponses que je lui donnais et il m'avait menacé en me disant que notre média lui appartenait, que c'était son entreprise et que je devais faire tout ce qu'il disait - ce que j'ai toujours fait par ailleurs, systématiquement, quels qu'aient été nos points de de divergence et nos débats argumentés, j'ai toujours respecté le fait qu'il ait le dernier mot sur tout, et appliqué ses ordres, même ceux que je n'aimais pas - et qu'il allait me "foutre dehors" si je ne résolvais pas son problème tout de suite. C'était incroyablement cruel de sa part. Je m'étais effondré par terre. Je me battais tellement dur, tous les jours. J'avais consacré dix ans de ma vie à ce média, matin, midi, soir, nuit. Et ce n'est pas comme si j'étais quelqu'un qui ignorait les remarques qui lui étaient faites, je n'aime pas les critiques mais j'ai toujours été extrêmement ouvert et patient pour les recevoir, que j'argumente ou non, je prenais note de tout ce qui m'était dit et je faisais tout ce qui m'était ordonné. Son comportement et ses propos, en dehors du fait d'être totalement inacceptables et inhumains, m'ont complètement brisé. Mon compagnon et mes collègues ont dû intervenir pour que je ne me suicide pas ce jour-là, j'étais totalement anéanti. C'était trop pour moi. Je donnais tout inconditionnellement, sans compter, en dépit de tout horaire raisonnable, en dépit de ma santé physique et mentale, je donnais quasiment l'intégralité de ma vie à une personne qui n'avait aucune considération pour mon dévouement, pour mon travail, et pire surtout, pour ma personne. Il savait parfaitement l'enfer que je vivais, depuis des années, bien avant la pandémie, avant la précarité de l'entreprise, avant le manque de personnel, il savait parfaitement que je sacrifiais tout pour ce média et il savait particulièrement bien à quel point je souffrais de mes insécurités de tout perdre, de devoir constamment lutter pour survivre, je lui avais écrit plusieurs fois à ce sujet, dont une longue lettre en 2015 parlant de suicide, d'autisme, de survie, il savait très bien que me menacer de me virer était la chose la plus terrorisante pour moi, et c'était complètement gratuit et trivial de sa part, ce n'était absolument pas sur un sujet qui justifiait cette cruauté et la violence de sa menace. Je ne méritais pas ce traitement. J'ai toujours été habitué aux vindictes très violentes de Hisham et ses accès de colère qui lui font dire des choses vraiment abominables, mais je n'étais pas capable ce jour-là de prendre du recul ou de lui excuser ce comportement, j'étais juste anéanti, replié dans mon désespoir. Heureusement que mon psychiatre et mes proches ont pu intervenir et être là pour m'aider à supporter l'insupportable, même si ses menaces m'ont abîmé l'âme de façon indélébile tant elles étaient inappropriées et injustes. Ce n'est pas comme si j'avais mal agi ou pas agi, j'avais déjà pris toutes les mesures que je pouvais par rapport à sa demande. C'était vraiment trop pour moi. Ce n'est pas la raison pour laquelle j'ai perdu pied mais cela m'a significativement affecté. Je ne dormais plus la nuit, je pleurais tout le temps, mon compagnon me consolait à chaque fois que je partais en spirale à me demander pourquoi je n'étais pas à la hauteur pour Hisham, pourquoi je méritais cette cruauté, je n'arrivais pas à accepter ou rationaliser sa méchanceté envers moi. Il a ajouté beaucoup de désespoir, gratuitement, à cette période infernale.

Les pertes mensuelles allaient être intenables et l'entreprise allait être totalement dans le rouge si je ne faisais rien, alors étant donné que mes associés refusaient de suspendre le loyer quelques mois ou de me le baisser, j'ai fini par leur proposer la solution de quitter les bureaux, afin qu'ils puissent louer à quelqu'un d'autre, et surtout que de notre côté, nous puissions économiser la seconde plus grosse charge de l'entreprise après les salaires. Cela faisait une différence gigantesque pour parvenir à repasser potentiellement à l'équilibre et pour nous donner une chance de peut-être survivre à cette crise. Cela n'avait clairement pas été mon premier choix vu mes maintes négociations, j'aurais préféré qu'ils suspendent les loyers ou trouvent une autre solution, j'avais même proposé qu'ils nous relocalisent dans une pièce minuscule, mais c'est finalement cette dernière option qu'ils ont acceptée et je l'ai embrassée, je n'avais pas du tout à m'en plaindre, parce que faute d'avoir d'autres options, c'était une solution logique pour que l'entreprise survive. C'était une bonne option malgré tout, je le pense toujours, mais c'était émotionnellement extrêmement chargé. Je débarrassais dix ans de ma vie, que j'avais traînés dans mille coins différents là où on voulait bien me faire de la place, à trois adresses différentes aussi, et je ne regrettais pas ce sacrifice, c'était une étape pour survivre à tout ça et cela ne me faisait pas peur, j'étais préoccupé avant tout à la survie de l'équipe et à la mienne, mais c'était quand même très touchant de dire adieu à mes bureaux dans lequel j'avais travaillé mais plus encore, dormi, vécu, partagé plus de temps et de souvenirs que nulle part ailleurs. Je n'aurais pas dû traverser cela dans l'état d'épuisement dans lequel j'étais, mais c'est ainsi qu'est la vie, et pour tout le monde d'ailleurs, c'est juste factuellement que j'avais beaucoup à gérer, alors ce déménagement a ajouté à ma peine, mais il fallait agir rapidement pour faire le plus d'économies possibles, donc c'était un mal nécessaire. Le nouveau locataire au sein de mes bureaux avait déjà été trouvé et nous avions pu nous organiser rapidement pour que la transition soit facile pour tout le monde.

Mon héros est parti

Cette partie de mon témoignage concerne ma relation avec mon compagnon Mathieu. Je n'ai absolument aucun grief contre lui, bien au contraire, il a été un véritable héros dans ma vie. Je souhaitais raconter cette partie dans l'intérêt de partager un témoignage, parmi tant d'autres, qui décrit une relation entre personnes ayant des neurologies différentes. Je partage mon histoire purement pour documenter ma perspective, souvent critiquée, mais ma perspective quoi qu'il en soit, sur ma relation avec lui. Je crois qu'elle peut aider à contribuer à montrer la diversité dans la compréhension, le partage et les attentes des relations incluant des personnes autistes.

Le lendemain d'avoir vidé mes bureaux, j'avais accepté que mon compagnon Mathieu vienne me voir, parce que nous ne pouvions quasiment plus le faire puisque je travaillais sans cesse. J'étais vraiment très heureux de le retrouver bien sûr. Nous avions eu des conversations sur des sujets divers et il avait fini par me demander si cela ne me dérangeait pas de faire toujours les mêmes choses, et j'avais été surpris par la question mais pas inquiété à ce stade, je lui avais répondu que non. Il avait alors commencé à me reprocher que je ne sois plus là, que je ne sorte pas, que je ne voie pas ses amis, que l'on ne se voie pas assez ou que lorsque c'était le cas, je travaillais ou que nous faisions toujours les mêmes choses à regarder un film ou une série, et je ne parvenais pas à comprendre pourquoi il me reprochait ça. Cela faisait des années que nous étions ensemble, il savait parfaitement qui j'étais, ce que j'aimais ou non, ce qui me dérangeait ou non, donc j'avais du mal à comprendre ces reproches parce que j'étais toujours la même personne et que je trouvais cela vraiment étrange de décider de construire une relation avec une personne qu'on connait sur le bout des doigts pour lui reprocher ce qu'elle est par la suite. Ce n'est pas comme si j'étais devenu une personne différente. Je lui avais répondu bien entendu que cela ne me dérangeait pas du tout, que j'aimais toujours ces choses qu'il me reprochait aujourd'hui. Puis il m'a dit qu'il pensait à 70% ne plus être amoureux de moi. Si cela peut paraitre très bizarre qu'il m'ait donné un pourcentage, il faut comprendre que cela m'aide considérablement pour évaluer et comprendre le niveau et l'intensité d'une information qui m'est donnée. Les personnes qui me connaissent bien ont l'habitude de communiquer ainsi avec moi. Mes collègues me partagent régulièrement leurs émotions sur une échelle de 1 à 10 par exemple, parce que cela m'aide à savoir où ils se situent et comment je dois me comporter avec eux. C'est quelque chose qui est inscrit dans mes relations intimes avec les autres et qui me facilite incroyablement la communication, mais surtout la compréhension, les intentions et l'état émotionnel des autres. J'étais extrêmement surpris que Mathieu ne veuille plus être avec moi parce que nous nous étions mis d'accord qu'il ne me quitte pas durant les trois prochaines années minimum. Non pas qu'il y ait eu un chantage à ce sujet d'aucune sorte, ce n'était pas un accord de cette nature, mais l'année précédente, Mathieu avait eu une période où il m'avait informé de son hésitation à me quitter juste avant que nous partions en voyage tous les deux, et j'avais de toute évidence été très bouleversé par cette nouvelle mais j'avais toujours été respectueux de ses sentiments donc je lui avais laissé le temps et l'espace pour qu'il réfléchisse, c'était un choix important qu'il devait faire lui-même alors j'étais resté en repli et j'avais pris sur moi. Toute cette période avait été extrêmement violente, je patientais et attendais qu'il revienne vers moi avec sa décision, mais quelques semaines étaient passés et son silence, autant le fait de rester totalement dans l'inconnu, m'avaient provoqué des crises autistiques et suicidaires vraiment sévères qui avaient nécessité plusieurs fois l'intervention de mes amis et une fois celle des pompiers. J'avais eu une rechute très violente dans ma toxicomanie avec une overdose où je l'avais vraiment échappé belle, je m'étais réveillé dans mon vomi, couché sur le ventre, et j'avais remercié Dieu - pourtant je ne suis pas croyant, mais c'est ce que j'ai machinalement fait ce jour-là - de ne pas avoir perdu connaissance en tombant sur le dos parce que je me serais noyé dans mon vomi. Son hésitation vis-à-vis de moi m'avait plongé dans une période très sombre mais sans doute parfaitement normale dans la vie d'un couple, c'était juste moi qui n'avais pas du tout les épaules pour gérer cette situation. C'est une bonne illustration de l'asymétrie basique dans les relations entre neurotypique et neuroatypique. Nous traversons les mêmes étapes, vivons les mêmes circonstances, avons les mêmes problèmes, mais nos curseurs et nos ressentis ne sont clairement pas les mêmes, malheureusement. Finalement nous étions bien partis en voyage ensemble et cela s'était globalement très bien passé, même si je pleurais constamment dans les toilettes parce qu'il ne m'avait toujours pas dit s'il voulait que nous restions ensemble ou non. Je sauvais les apparences, je montrais ma meilleure facette et cela fonctionnait bien, il n'y avait eu aucun atermoiement durant le séjour et nous avions pu en profiter pleinement. Avant de rentrer en France, le dernier jour, j'avais atteint ma limite de tolérance, il m'était impossible de prendre sur moi plus longtemps et je l'avais confronté sur ce qu'il voulait vraiment. Déjà, il avait été agacé que je revienne là-dessus en premier lieu parce qu'apparemment, vu les vacances que nous avions passées, pour lui il était clair que tout était résolu et qu'il ne pensait plus à me quitter. Cette réponse ne me satisfaisait pas du tout et je l'avais confronté immédiatement en lui disant qu'il n'était pas question que je sois en couple avec un homme instable et indécis, s'apitoyant sur son couple constamment et qui aurait besoin de partir en vacances une fois par an pour en restaurer l'image. Je n'étais pas à la recherche de conflit, même si cela pouvait en donner l'impression, mais j'étais vraiment brutal sur le fait qu'il fallait résoudre le problème de fond, avec honnêteté, comme nous l'avions toujours été l'un envers l'autre, pour éviter qu'il ne réapparaisse dans le futur. Parce qu'il n'y avait aucun doute que je n'y survivrai pas, et je n'avais aucune intention de rester dans une relation qui me jette dans une insécurité permanente et qui me replonge dans mes addictions, je n'avais pas envie de vivre avec des pensées suicidaires permanentes et/ou de finir par mourir d'une overdose, juste parce que mon compagnon ne savait pas ce qu'il voulait faire de moi. J'avais donc beaucoup insisté pour qu'il verbalise ce qui le rendait si hésitant, et c'est à ce moment-là qu'il avait fini par me dire qu'il avait "peur de passer à côté de quelqu'un de mieux que moi" (il l'avait dit exactement dans ces termes, même s'il a toujours essayé de me convaincre qu'il l'avait dit d'une façon différente, comme s'il culpabilisait de ses mots). Sa réponse m'allait parfaitement. Elle blesserait sans doute beaucoup de monde, ce n'était pas bienséant mais c'était la vérité, et cela m'allait très bien parce que je savais au moins exactement quel était son problème et je pouvais essayer de l'aider à le résoudre. Ce que j'ai fait. Je sais que cela peut paraître complètement stellaire comme interaction avec son compagnon mais c'est ainsi que cela s'est passé. J'avais réfléchi et je lui avais dit qu'il n'y a aucun doute qu'il y ait des personnes meilleures que moi - et croyez moi, ce n'était pas un excès d'humilité, je m'insupporte assez moi-même pour savoir que la majorité des gens vaut mieux que moi -, et que du mien, il n'y avait aucun doute que je rencontrais tous les jours des hommes bien mieux que lui, que cela serait toujours le cas et que c'était lié à notre besoin profond de réactiver notre excitation et nos niveaux de dopamine, c'est juste la réalité biologique de nos gênes et instincts d'Homo Sapiens, il n'y avait aucune raison que je nie la source de son hésitation parce qu'elle me paraissait parfaitement normale. Je lui avais dis que ce serait présomptueux de ma part de lui dire que parmi ces gens, il n'y aurait pas quelqu'un qui effectivement le rendrait plus heureux, et que je n'allais certainement pas lui faire un numéro pour le convaincre de combien "moi" j'étais meilleur que tous les autres, c'était perdu d'avance. Mais je lui avais expliqué méthodiquement pourquoi de mon côté j'avais décidé de rester avec lui, malgré les déceptions et tentations, et tous les autres hommes dans ma vie. Que je savais exactement les raisons précises pour lesquelles j'étais tombé amoureux de lui. Parce que je savais qu'il ne me mentirait jamais. Parce que je savais que nous avions une histoire très significative pour chacun d'entre nous et que nous nous étions sortis mutuellement de différents enfers, que cette histoire-là, elle n'appartenait qu'à nous, qu'elle était inaltérable et inestimable. Parce que je savais que je pouvais compter sur lui pour affronter tout ce que la vie me jetterait au visage. Parce qu'il était fiable et avait enduré à mes côtés tout ce que j'avais traversé ces dernières années. Parce que je comprenais très bien le besoin de stabilité affective et de sécurité matérielle dont il m'avait dit avoir manqué toute sa vie et que je partageais aussi, que je me fichais complètement qu'il voie d'autres hommes tant qu'à la fin de la journée, nous étions là l'un pour l'autre. Parce que nous étions au fond du trou lorsque nous nous sommes rencontrés et que nous nous étions tirés vers le haut, et que personne d'autre ne pourrait prendre cette place dans notre vie. Et surtout, à la fin, parce qu'il partageait les mêmes valeurs et qu'il avait les mêmes objectifs que moi, comme je l'avais durement éprouvé à ces sujets avant d'accepter de m'engager dans cette relation. Que nous pouvions donc nous épauler l'un et l'autre pour construire ce futur ensemble. J'avais fini par lui poser un ultimatum, ce qui était hautement ironique alors que c'était moi sur la sellette, en lui disant que je ne pourrais pas supporter son indécision plus longtemps, que cela me mettait en danger mais que je comprenais qu'il ait besoin de temps pour réfléchir, donc que j'étais prêt à patienter pour sa réponse encore six semaines et qu'au-delà, c'était moi qui le quitterait. Je lui avais dit que si ses valeurs et ses objectifs étaient toujours alignés aux miens, j'étais là et prêt à continuer cette relation avec lui, mais qu'il ne devrait pas prendre cette décision à légère et qu'il devrait l'assumer jusqu'au bout car je ne serai pas capable d'endurer qu'il me refasse vivre cette situation ou qu'il me quitte, que les conséquences seraient trop graves pour moi. C'était lui mettre une grosse pression, largement à mon désavantage, mais je préférais qu'il me quitte sur le champ plutôt qu'il ne me mette en danger dans le futur. Je préférais la stabilité et la clarté avant tout, même au risque de le perdre alors qu'il était ce qui était le plus précieux dans ma vie. Il me connaissait très bien et avait parfaitement compris pourquoi je lui faisais cette ultimatum et le cadre stable que j'exigeais pour nos prochaines années. Je sais que c'est complètement ubuesque pour l'écrasante majorité des gens et que cela va sans doute même à l'encontre de leur définition de l'amour, des émotions, que tout cela est très éloigné de la description très passionnelle ou romantique de l'amour ou de ce sur quoi serait censé reposer une relation, mais c'est ainsi que je fonctionne. On m'a souvent reproché cette vision. Je ne juge pas les gens pour leur façon de vivre leur relation et j'apprécie peu ces personnes qui me disent tout le temps que je me trompe sur ma façon de vivre la mienne. C'est juste comme ça que je fonctionne, et Mathieu le savait depuis le début et comprenait pourquoi je le mettais face à cette décision. Mes arguments avaient semblé lui faire beaucoup de bien à ce moment-là, j'ai eu l'impression qu'il avait eu un gros déclic, car son comportement avait complètement changé suite à cette conversation. Je pense qu'il avait compris que je ne lui apporterais pas les choses qui lui manquaient mais que je lui donnais d'autres choses qui avaient tout de même de la valeur. Qu'il était aimé exactement pour ce qu'il était sans compromis, qu'il pouvait compter sur moi pour toujours. Je pense qu'il était repoussé et séduit à la fois par mon pragmatisme, qui peut paraitre aux antipodes du romantisme, mais finalement être capable d'offrir une loyauté et un soutien éternel à quelqu'un, n'est-ce pas extraordinairement romantique d'une certaine façon ? Je serai mal avisé pour en juger mais quoi qu'il en soit, il avait vraiment mesuré qu'il devait faire un choix important et s'y tenir, car il m'était totalement impossible de survivre à ces jeux de couple "je t'aime, moi non plus" et à de l'instabilité dans notre relation. Je préférais être en sécurité seul qu'être en danger avec lui. Mon ultimatum était un pur instinct de survie, j'étais parfaitement prêt à ce qu'il me quitte et il savait que j'étais sincère, qu'il n'y avait aucun chantage de ma part car ce que je disais était parfaitement cohérent avec mon être, il n'y avait aucune coercition, j'avais donné mes arguments et j'attendais respectueusement sa réponse, qu'il savait très bien que je respecterai, la balle était dans son camp. Il n'avait pas eu besoin des six semaines que je lui avais proposées pour réfléchir, il m'avait tout de suite répondu qu'il voulait rester avec moi, et j'avais été comblé par sa réponse. Les semaines qui avaient suivi étaient très particulières parce que, comme toujours, j'étais extrêmement lent à assimiler ce qu'il s'était passé, et même s'il avait pris la décision qui me satisfaisait le plus, je pouvais avoir des crises de panique ou de pleurs, et il avait du mal à comprendre que je sois encore "là-dedans" alors que de son côté, il était vraiment à nouveau très investi et confiant dans notre relation, et cela se voyait. Il était un vrai prince charmant et nos moments ensemble étaient géniaux, j'étais heureux mais malgré tout traumatisé par son indécision passée qui m'avait pris par surprise et il m'avait fallu de longues semaines pour parvenir à retrouver à peu près un état normal et accepter que son hésitation était derrière nous. J'avais fini par assimiler sa décision de rester avec moi pour de bon, et j'étais serein. Totalement serein. En des proportions vraiment inimaginables. Nous avions partagé ce que nous avions sur le cœur, dans nos têtes, pesé l'affectif et l'intellect, les pour et les contre, et pris une décision claire qui n'allait peut-être pas durer pour la vie mais plusieurs années au minimum. À partir de là, je n'ai pas imaginé une seule seconde que nous allions nous séparer. Cela ne m'a même pas traversé l'esprit. Alors un an plus tard, lorsqu'il m'a dit qu'il était sûr à 70% de ne plus être amoureux de moi, j'étais bouche-bée. Je ne l'ai pas confronté, je n'ai pas argumenté, je n'ai pas sorti notre contrat "Euh mec, tu t'es engagé à ne pas me faire revivre cet enfer pour les prochaines années". Au début j'ai essayé de ne rien laisser paraître, j'ai toujours été respectueux de ce qu'il me disait, mais je n'ai pas réussi à me retenir longtemps. J'étais déjà tellement exténué par ma vie. Une vie merdique. Une vie vraiment vraiment très violente, très dure. Je me battais si fort seulement parce que j'avais un objectif. Je parvenais à endurer cet enfer, qui s'était beaucoup intensifié avec la pandémie, parce que je voulais tenir ma promesse envers lui, je voulais réaliser ce futur dont nous parlions ensemble, je voulais être à la hauteur de nos valeurs et objectifs, faire de mon mieux pour le rendre heureux. Je pense que cela est vrai pour n'importe quelle personne en couple qui est amoureuse, je ne suis pas en train de dire que j'ai été plus malheureux ou plus déçu qu'un autre, ce n'est pas du tout ce que je prétends et encore moins ce que j'essaie de communiquer. Ce que je veux dire, c'est que je luttais contre le suicide bien avant Mathieu, et que je luttais contre pendant notre relation aussi, mais qu'il m'a indéniablement, aussi dysfonctionnel et précaire cela soit-il, donné la volonté et la force d'endurer un peu plus longtemps cet enfer. Il a prolongé significativement mon espérance de vie. Je n'ai jamais manqué de courage dans ma vie mais j'ai toujours manqué de sens. Pas dans le sens "existentiel" du genre "quête inspirante" pour aimer sa vie. Mais dans le sens d'avoir la moindre raison pour endurer ces souffrances et faire ces efforts. Souffrir pour survivre, ce n'est pas vivre. Très peu pour moi. Cela n'a aucun sens à mes yeux. Et c'est ce qui m'a fait lutter toute ma vie contre le suicide. Cette souffrance injustifiable. Ce besoin de paix impérieux. Vital. Et Mathieu n'était pas la paix, loin de là. Mais il était une bonne raison de souffrir, une bonne raison d'endurer. Parce qu'il m'avait promis d'être toujours là pour moi et je lui avais promis la même chose, et je faisais tout pour honorer cela et le rendre heureux, même si de toute évidence s'il en arrivait là, c'est que je n'y parvenais pas. Il y avait probablement plein de signes qui indiquaient qu'il ne voulait plus de cette relation mais, encore une fois des personnes risquent de me prendre pour un fou en révélant cela, j'étais absolument serein parce que les notes que Mathieu donnait à notre couple restaient dans une moyenne élevée. Oui, tout comme mes amis proches ou mes collègues, je demandais régulièrement à Mathieu de noter notre relation de 1 à 10, pour évaluer où nous en étions et si je devais m'inquiéter de quoi que ce soit. Sa meilleure note était de 9,2 et sa note la plus basse, qui n'était même pas la dernière qu'il m'a donné, était de 7,9. Comme toujours, j'avais prévu tous les scénarios de réponse possible si sa note passait en dessous de 8, de 7, de 6 ou en dessous de 5. Si la note avait atteint la moyenne, cela aurait été la panique totale. De toute évidence, comme toujours, mes capacités de discernement et la façon dont mon cerveau fonctionne ne me permettent pas d'appréhender les scénarios les plus réalistes. Je suis dans un autre univers de spéculations et de statistiques. Et malheureusement, les scénarios arithmétiques sont rarement ceux qui existent dans la nature. Et j'ai beau le savoir, et j'ai beau m'y être cassé les dents toute ma vie, je n'arrive pas à changer le fonctionnement de mon cerveau et lorsque les événements se produisent, alors que tout le monde s'y attendait ou me dira que c'était la suite logique, je tombe des nues, je suis stupéfait, hébété, perplexe. Pourquoi Mathieu me quitterait s'il m'aime plus que la moyenne des gens ? C'est impossible. C'est totalement illogique. Je me suis toujours accroché aux statistiques plus qu'aux discours, aux chiffres plus qu'aux émotions, et les notes que me donnaient Mathieu me convainquaient complètement que tout allait bien et que je n'avais aucun souci à me faire, surtout que Mathieu ne m'avait jamais menti et que je ne voyais pas de raison pour lui d'altérer ces notes, même si vu ce qu'il s'est passé, il a certainement dû les hausser pour ne pas m'attrister ou m'inquiéter, ce qui si c'est le cas, faussait complètement l'échelle et l'interprétation que j'en avais, anéantissant le but même de ces notations en premier lieu. De plus, quelques semaines à peine avant de me quitter, il parlait sérieusement de notre projet immobilier à deux, donc même si la période était très difficile à cause du travail, de la pandémie, de beaucoup de choses, mes indicateurs personnels étaient dans le vert. Je n'étais pas du tout préparé à ce qu'il m'annonce cela et je n'avais eu aucun indice, en tout cas aucun de visible dans mon univers. J'étais incroyablement surpris mais j'étais aussi dans une incompréhension totale parce qu'il parlait du fait de ne plus être amoureux de moi et je ne comprenais pas ce que cela voulait dire, car notre relation n'avait jamais été basée sur l'amour jusque là. Il y avait de l'amour, énormément, il n'y a aucun doute, mais nous n'avions pas basé notre relation là-dessus du tout. J'étais complètement déconcerté et je trouvais que la lutte était totalement inégale, qu'il m'était impossible d'argumenter en aucun sens, il n'y avait aucune bataille à mener, parce que ses reproches n'avaient juste aucun sens en fait, ils étaient juste des prétextes pour me communiquer que ses envies avaient changé et que ses valeurs et objectifs n'étaient plus alignés avec les miens. J'étais vraiment stupéfait d'un tel changement, c'était trop abrupt, trop brutal, trop spectaculaire.

Quoi qu'il en soit, j'avais compris qu'il me quittait, car il avait eu beau me donner 70% d'assurance, il m'était inconcevable de quitter son partenaire "partiellement". J'avais eu une crise de larmes incontrôlable, je ne savais plus quoi faire avec moi-même, et il a eu une réaction à laquelle je ne m'attendais pas du tout, il est parti d'un seul coup en claquant la porte. Pour sa défense, il avait voulu me prendre dans ses bras et j'avais levé les bras pour qu'il ne me touche pas, mais je ne m'attendais pas à ce qu'il m'abandonne de cette manière.

J'étais dans un état extrêmement vulnérable. J'étais en état de choc, je ne m'y attendais pas du tout. J'étais face à moi-même et ce n'était pas beau à voir. J'étais éreinté. Je n'ai même pas le vocabulaire pour décrire mon état. Le travail. Les relations. Ma vie. Tout ça pour quoi ? Je ne comprenais pas. Pourquoi tous ses efforts, pourquoi souffrir autant. Il n'y a aucun résultat, tout est si vide, il n'y a rien à l'arrivée. Il n'y a que de la souffrance, toujours les mêmes efforts insoutenables, et aucune récompense à l'arrivée. Je ne me victimise pas, c'est un simple constat, c'est ce qu'a été ma vie. Je n'ai rien gagné du tout avec mes sacrifices. Ni stabilité matérielle, ni stabilité affective. Je ne suis jamais parvenu à être à la hauteur de rien. J'ai raté ma vie.

J'ai peu de souvenirs de ce jour-là mais le lendemain, je n'avais pas de nouvelles de lui et je lui avais envoyé un mail pour lui dire que je le soutenais dans sa décision malgré le fait que j'avais envie de me battre de tout mon être pour le retenir, et que je le remerciais de m'avoir offert les plus belles années de ma vie. Je m'excusais aussi de l'avoir exposé à des choses vraiment difficiles à travers les années et je lui répétais que je voulais qu'il soit heureux, ce qui était absolument sincère. Et je finissais par deux points importants, le premier était que je ne savais pas comment il voulait entreprendre cette rupture mais que je respecterais la façon dont il souhaiterait procéder, et le deuxième était qu'il pouvait partir sans craindre que je me suicide les mois à venir parce que je refusais qu'il subisse un drame pour avoir simplement écouté son cœur, je refusais tout chantage affectif et je refusais que nos amis et ma famille le tiennent pour responsable pour quelque chose contre lequel je me battais bien avant de le rencontrer. J'imagine que pour n'importe qui en dehors de notre relation, la conclusion de mon mail parait bien dramatique et exagérée, mais il faut comprendre que je n'étais pas tout seul à me débattre avec le suicide durant ces années. Il était à mes côtés chaque année, chaque mois, chaque semaine, chaque jour, chaque instant. Et cela le pesait énormément. Il m'a dit lui même qu'il y avait des périodes où il était terrorisé de trouver un cadavre en passant le seuil de ma porte. Mais il venait quand même. Il me donnait son amour, son courage, il essayait de me soutenir à travers cette vie éprouvante et il y arrivait. Il voyait que je me battais comme un fou, que j'étais misérable mais que je donnais tout ce que je pouvais, et il m'admirait aussi pour cela même si cela l'épuisait aussi. Il voyait mon travail, mes difficultés et ma détresse pour tout, mais que je continuais à m'époumoner, à me débattre même si j'étais en train de rompre sous l'effort, à rechuter et lutter contre ma toxicomanie, à en découdre avec mes crises suicidaires, et il m'aidait à garder la tête haute, tous les jours. Tous les jours à m'aider à me battre. Tous les jours à porter le poids de ma vie. Tous les jours à mes côtés pour lutter contre l'ombre pesante du suicide. Et ce n'était pas une version romancée du suicide, ce n'était pas dans des conversations grandiloquentes, dans des chantages affectifs, dans des jeux d'emprise ou des mélodrames, nous ne nous disputions jamais de toute façon, c'était combattre un suicide presque silencieux, c'était une lutte contre un suicide d'épuisement, celui de la perte d'espoir, de courage, de volonté, d'énergie, de lumière à l'horizon. Mathieu était là dans le noir, dans mon noir, dans ma solitude, dans ma détresse, et il me prêtait de sa lumière pour me permettre de faire quelques pas supplémentaires chaque jour. Il me prêtait sa force, il me prêtait son oxygène, il me prêtait son temps. Et il faisait tout pour que je reste en vie. Mais cela pesait sur lui, de plus en plus avec le temps, et même s'il faisait déjà tous ces efforts dès le début de notre relation, et qu'il m'a tout de suite aidé pour tout : faire la cuisine, ranger mon appartement, faire mes appels téléphoniques, gérer mes crises autistiques, mes crises suicidaires, mes sessions de drogue et mes problèmes liés à cela et mes overdoses, il me soutenait pour tout et indéniablement cela le pesait de plus en plus d'être mon infirmier plutôt que mon petit ami, et qu'il ait autant à s'occuper de moi et à me soutenir au quotidien. Avant notre voyage, lorsqu'il m'avait annoncé ne plus savoir s'il voulait rester avec moi, il avait laissé échappé qu'il "n'en pouvait plus de mon autisme". C'était sous le coup de la colère, il n'y avait pas de méchanceté, mais c'était le fond de sa pensée. Et je m'étais littéralement effondré en larmes en lui disant avec désespoir que moi non plus, je n'en pouvais plus de moi. Sa colère s'était aussitôt évanouie et il s'était jeté vers moi pour me serrer dans ses bras. Il avait des sentiments très ambivalents et complexes, qui sont humains et communs dans tout couple où le handicap est présent. Mais déjà à ce moment-là, je lui répétais que je voulais qu'il écoute son cœur et qu'il parte si c'était ce qu'il désire, parce que ce qui me terrifiait le plus, ce serait de le priver de son libre arbitre. Cette pensée-là était très lourde pour moi, je ne voulais surtout pas lui enlever la possibilité d'être heureux et de choisir la vie qu'il avait envie d'avoir, qu'il se prive de son bonheur pour me protéger moi. Mais il restait près de moi et il me portait pour que je survive. Je lui ai fait traverser beaucoup d'épreuves. J'avais tout de même annoncé à ma tante Kally et à mon frère Grégor que c'était probablement mon dernier Noël à leur côté parce que je ne voyais pas de façon réaliste comment soutenir mes efforts pour survivre plus longtemps, et finalement mon pronostic s'est avéré effrayamment proche de la réalité. Mathieu traversait tout cela avec moi, c'était un poids inimaginable sur ses épaules. Donc l'encourager à me quitter, de ne pas culpabiliser, de tourner la page sereinement en sachant que je ferai tout pour ne pas me suicider les mois qui suivaient notre rupture, c'était vraiment très important après les années que nous avions traversé ensemble. Il méritait le meilleur et certainement pas d'être traumatisé par le suicide d'un ex, suicide qui n'avait rien à voir avec cette rupture en premier lieu. Il avait répondu à mon mail de façon chaleureuse, même s'il s'excusait beaucoup trop alors qu'il n'avait aucune raison de le faire, je sentais que c'était déchirant pour lui, il me demandait pardon plusieurs fois puis m'avait dit qu'il serait là - point qui sera important pour la suite - si j'avais besoin d'aide, ou pour aller au cinéma ou se faire une soirée. Puis cela a été le silence radio.

Je ne reproche rien à Mathieu. J'ai bien compris que les humains arrêtent de communiquer du jour au lendemain, je l'avais déjà vécu auparavant et cela me traumatise à chaque fois, je ne risquais pas d'oublier ce phénomène, et c'est d'ailleurs pour cela que je résistais autant à me mettre en couple avec Mathieu en premier lieu, je ne voulais pas m'exposer à cela. Mais j'aurais été extrêmement hypocrite de lui reprocher quoi que ce soit alors que je lui avais dit que je respecterai la façon dont il voulait réaliser cette rupture, et c'est exactement ce que j'ai fait. Il avait beaucoup enduré pour moi toute notre relation et j'ai pris sur moi lorsqu'il a disparu de ma vie du jour au lendemain, parce que je voulais au moins réussir notre rupture, qu'il traverse cela le mieux possible. Mais il me connaissait par cœur, et n'importe quel proche sait à quel point le moindre changement est difficile à assimiler pour moi. Le départ d'un stagiaire me rend malade, même accueillir un ami chez moi m'agite énormément, tout changement dans mon quotidien est une grosse complication. Et aussi absurde que cela soit, malgré mes expériences passées et bien que je sache que Mathieu avait un comportement tout à fait standard, je ne m'attendais absolument pas à ce qu'il coupe la communication du jour au lendemain alors que nous parlions tous les jours depuis des années. C'était beaucoup trop brutal pour moi, et encore une fois, ce n'est pas de sa faute, c'est moi qui suis fragile, il n'est pas responsable de ma façon de gérer ce changement. Je n'arrivais pas du tout à comprendre son silence et cela m'a fait partir très dangereusement en spirale, très très très dangereusement.

J'ai dû gérer une crise suicidaire d'une violence inédite pour moi et je m'étais immédiatement drogué en urgence pour éviter un passage à l'acte, ce qui n'a vraiment pas été une réussite. Je voulais tenir ma promesse envers Mathieu mais en essayant de ne pas me suicider en m'injectant des saloperies, je m'étais sérieusement mis en danger ce jour-là, j'avais eu une grave réaction. J'avais eu un choc très violent, des plaques rouges étaient apparues sur tout mon corps et mes veines étaient devenus visibles d'une façon qui ne m'était jamais arrivé malgré des années de toxicomanie, je suais abondamment et je commençais à sentir des fourmillements de plus en plus intenses à l'extrémité de mes membres, jusqu'au point de complètement en perdre l'usage. C'était vraiment terrifiant. Je perdais le contrôle, j'avais des spasmes, je luttais pour rester conscient et pour garder mon calme mais les fourmillements devenaient brûlants et la panique - en plus des drogues - n'aidait pas mon cœur à retrouver un rythme normal, il battait à en faire exploser ma poitrine. J'avais vraiment peur d'y passer. J'avais vécu une situation similaire deux ans auparavant à la suite d'une prise de stupéfiants qui avait engendré un relargage/flashback de LSD (oui ce n'est pas un mythe) alors que je n'en avais pas pris ce jour-là. J'avais fait deux arrêts respiratoires et perdu l'usage de mes membres, cela avait été l'expérience la plus terrifiante et violente de ma vie. J'avais réussi à appeler Mathieu grâce à l'assistant vocal de mon téléphone pour qu'il appelle les pompiers, mais je sentais que ces derniers n'arriveraient jamais à temps et je savais que j'allais mourir si je refaisais un arrêt respiratoire seul dans mon appartement car personne ne pourrait m'aider. Je ne pouvais pas marcher alors j'avais rampé dans l'escalier de mon immeuble jusqu'à parvenir à sortir dans la rue, il était 6 heures ou 7 heures du matin environ, il n'y avait personne dans la rue à part une jeune femme. Je l'avais suppliée d'appeler les pompiers, elle ne savait pas bien ce qu'il se passait et elle regardait autour d'elle paniquée, et là je lui avais dit droit dans les yeux que j'étais en train de mourir. Je me souviendrai toute ma vie de la terreur dans son regard, c'était impressionnant. D'ailleurs, je me souviendrai toute ma vie de cette femme tout court. Je lui répétais d'appeler les pompiers mais j'avais des difficultés à être intelligible et à rester conscient, j'ai perdu plusieurs fois connaissance, je me souviens qu'elle criait et qu'un homme était venu la rejoindre, et elle était au téléphone avec les pompiers ou elle essayait de les joindre, et je me souviens distinctement que l'homme lui avait dit que je devais juste être bourré et que cela ne servait à rien de les appeler, et qu'elle avait répondu que ce n'était pas le cas, qu'il se passait quelque chose de grave. J'avais fait un nouvel arrêt respiratoire, toujours en pleine rue, j'avais à nouveau complètement perdu l'usage de mon corps, je n'arrivais pas à faire bouger mes poumons, je commençais à avoir des spasmes et j'entendais les gens crier autour de moi et s'agiter, des mains me toucher et des voix s'élever, je crois que les gens ne savaient pas s'il fallait me retourner, me changer de position, quoi faire, tout le monde était très affolé autour de moi, et j'essayais désespérément de reprendre mon souffle mais je n'y arrivais pas. Je sentais vraiment que j'étais en train de perdre la vie. Je ne voyais plus rien, j'avais les yeux ouverts mais tout était devenu complètement blanc, j'entendais toujours les voix et je m'accrochais à elles comme un fou. J'avais le sentiment que ma vie en dépendait et je me concentrais de tout mon être, alors que j'étais totalement aveugle et que les sons s'amenuisaient, pour rester focaliser sur ces bruits, ces mots. C'était dément. Je me battais vraiment pour vivre. Je me battais comme un fou pour rester conscient, essayer de reprendre ma respiration. C'était interminable, épouvantable, mais il n'y avait aucune douleur. Il n'y avait que la peur de mourir. Je ne me souviens pas de ce qu'il s'est passé les minutes qui ont suivi cet arrêt respiratoire mais indéniablement, j'étais parvenu à reprendre ma respiration. Quand Mathieu est arrivé, si j'avais pu pleurer, j'aurais pleuré. C'était vraiment une expérience particulière d'entendre sa voix puis de voir son visage alors que j'étais sur le sol, entouré d'inconnus. J'étais persuadé que j'allais mourir et le simple fait qu'il soit à mes côtés m'avait apporté un immense réconfort. Quelle que soit l'issue, j'étais heureux qu'il soit près de moi. Il m'avait retrouvé au milieu d'une foule de gens qui essayaient de me sauver la vie et les pompiers étaient arrivés peu après. J'arrivais à peine à parler à ce moment-là, je bavais et je grognais pour essayer de communiquer, j'avais retrouvé partiellement la vue, nous étions en route vers l'hôpital et j'avais simplement dit à Mathieu que je l'aimais et qu'il fallait qu'il appelle ma famille pour leur dire que je les aime. C'est fou comme tout est simple lorsque vous faites face à la mort. C'était tout ce qui m'importait à ce moment-là. Que ma famille sache que je les aime, et que l'homme que j'aime soit à mes côtés. C'était vraiment une expérience traumatisante et intense, mais c'était aussi vraiment injuste de faire traverser cela à Mathieu. On pourrait croire que cette expérience aurait pu me "servir de leçon", et c'était vrai qu'elle m'avait rappelé que j'avais envie de vivre et motivé à me battre encore plus fort pour y arriver, mais malheureusement le monde était toujours le même et ma vie était toujours aussi difficile, alors malheureusement j'avais vite recommencé à me débattre et inéluctablement retombé dans la drogue. C'est triste mais c'est comme ça. Et voilà que je me retrouvais à nouveau au même point deux ans plus tard, sans Mathieu cette fois-ci, j'avais à peu près les mêmes symptômes, j'étais étalé dans mon couloir, j'étais terrifié et je pensais que j'allais mourir. Mais cette fois-ci, je n'avais plus de raison de vivre et j'avais vraiment envie de mourir, c'était extrêmement tentant. J'étais resté un moment sans rien faire, paniqué mais résolu à la fois, puis la promesse que j'avais faite à Mathieu de ne pas me suicider m'avait complètement foudroyé, et j'avais réalisé que j'étais en train de tout faire rater encore une fois, que j'allais foutre en l'air sa vie parce que je n'étais pas capable de rester en vie quelques mois de plus. C'était vraiment une réflexion bizarre de me retrouver dans un état aussi grave et de ne penser qu'à la promesse que j'avais faite à Mathieu. Typique de ma part. Je n'ai vraiment pas le sens des priorités. Quoi qu'il en soit, cela m'a sauvé la vie. Mais bien que j'aie repris "mes esprits" et malgré la situation critique, à cause de mon autisme, je n'avais pas été capable d'appeler moi-même les pompiers car je n'arrive pas à gérer les conversations téléphoniques avec les personnes que je ne connais pas, et là je n'avais ni la force, ni pu, de toute évidence, me préparer à l'interaction. J'étais impuissant et je me disais que j'allais mourir bêtement parce que j'étais incapable de passer un coup de fil. Je me demande combien de personnes autistes sont mortes à cause de leurs incapacités de communication. Beaucoup je pense. Encore un exemple grandiose de l'impact du handicap. C'est encore une situation absurde liée à mon autisme que je n'oserai pas raconter aux gens parce qu'ils n'y croiraient jamais. Quoi qu'il en soit, j'étais parvenu à envoyer des messages textuels au hasard à mes contacts récents pour que quelqu'un appelle les secours. Ma tante était dans le métro et ne pouvait pas le faire, mais elle a contacté son compagnon qui m'a appelé plusieurs fois mais je n'avais pas pu décrocher les premiers appels. C'était finalement un ami développeur qui a appelé les pompiers en urgence. C'était vraiment chaotique, et je n'avais aucune intention que des proches découvrent ma toxicomanie mais à cause de mes appels au secours, certains amis l'ont appris de cette façon, ce que je regrette. Je ne voulais exposer personne à mes problèmes. Ma tante ne savait pas du tout non plus que je me piquais et l'avait découvert à ce moment-là, même si elle avait appris pour ma grave overdose précédente par Mathieu. J'avais pu me redresser, ouvrir la porte et m'asseoir sur le canapé. Les pompiers ne s'étaient pas alarmés des seringues en arrivant, puis je leur avais donné une description précise de ma situation et de mes symptômes, et après avoir évalué mon état, ils m'avaient emmené tout de suite à l'hôpital. J'étais très effrayé mais je n'arrêtais pas de leur demander pardon, je ne sais pas pourquoi mais je n'arrêtais pas de le répéter en pleurant, l'un des pompiers avait été vraiment très doux avec moi et m'avait dit qu'il ne fallait pas que je m'excuse et qu'ils étaient là pour ça. Il essayait de maintenir la conversation et de me garder conscient. La situation était moins grave que lors de ma précédente overdose au final, j'étais resté en surveillance à l'hôpital mais j'avais récupéré plus rapidement que la dernière fois et dès que j'avais pu en sortir, j'étais résolu à tout faire pour ne pas faillir à ma promesse envers Mathieu.

Je suis seul responsable de mes choix. J'ai fait des mauvais choix, j'ai des ressentis disproportionnés, les problèmes viennent de moi. Tout ce qui s'est passé n'est en rien de la faute de Mathieu. Je veux que mon témoignage soit factuel autant que possible, même si évidemment je le partage selon mon point de vue et mes ressentis, mais je veux qu'il soit bien clair que Mathieu est quelqu'un de bien et qu'il n'est responsable en rien de ce qu'il m'est arrivé. Parce que c'est trop facile de le pointer du doigt, ma famille a essayé, mon entourage aussi, mais je les interrompais violemment et je les remettais tous à leur place à chaque fois. Pour moi Mathieu est un roi parmi les hommes. Et je ne dis pas ça avec des relents amoureux, je ne pourrais pas être plus factuel. Combien de fois m'a-t-il ramassé par terre ? À gérer ma toxicomanie, mes bouffées suicidaires, pompiers et hôpital, les situations merdiques ? Il était là quand personne n'était là. C'était un héros dans ma vie. Un soutien indéfectible dans une montagne de difficultés et de périples. À chaque fois que je tombais, il me relevait, à chaque fois que je me brisais, il me recollait, à chaque fois que je perdais espoir, il me disait de regarder devant nous. Il mérite d'être heureux et cela signifie être loin de moi. Et je suis le mieux placé pour le comprendre. Je sais à quel point c'est difficile d'être à mes côtés et il a été le plus endurant et brave de tous ceux que j'ai rencontrés. Je sais que c'est un être humain et qu'il a le droit de changer d'avis, aussi inconcevable cela puisse être dans mon univers ultra rigide et codifié. Et j'ai respecté cela avec conviction, parce que ses intérêts et son bonheur passent avant tout, même si j'étais sidéré et surpris, surtout après qu'il ait reconfirmé sa volonté d'avancer ensemble et promis de ne plus me faire vivre d'instabilité pour les prochaines années, et j'étais en colère aussi, je le trouvais même cruel de m'avoir menti, d'avoir failli à sa promesse et de m'avoir fait endurer ces années pour rien. Mais ma surprise autant que ma colère ne sont là que parce que je suis totalement déconnecté de la réalité et des comportements communs. C'est juste un être humain. Je suis surpris d'aspects qui ne sont absolument pas surprenants. Je ne comprends pas cette situation parce qu'il est inconcevable pour moi qu'une personne change d'avis, mais c'est stupide, tout le monde change d'avis, je ne peux pas m'étonner qu'il ne sache pas ce qu'il veut, la majorité des gens ne le savent pas, ou pensent le savoir jusqu'à ce qu'ils réalisent que ce n'est pas le cas. C'est inapproprié de ma part de lui en vouloir pour des aspects qui sont profondément humains. Il avait le droit de me faire une promesse qu'il n'a pas tenue. Et il ne m'a pas menti volontairement. Il s'est menti à lui-même en me faisant cette promesse, il y croyait vraiment, je l'ai vu y croire, j'ai vu combien il était amoureux et heureux. Je ne peux pas lui faire le procès de s'être menti à lui-même. C'est un défaut comme une qualité, c'est intrinsèquement humain, je ne le sais que trop bien pour m'être moi-même convaincu que je parviendrais un jour à cacher ou à soigner mon autisme. Je ne peux pas véritablement contractualiser une relation, ce n'est pas ce que font les êtres humains. Je ne peux pas résoudre l'indécision des personnes autour de moi, c'est une caractéristique profondément humaine, et c'est justement ce que je trouve trop néfaste et dangereux pour moi. C'est un problème impossible à résoudre car il n'y a pas de problème, les gens seront toujours indécis et changeront toujours d'avis, les relations changeront toujours de dynamique, la vie changera toujours, c'est sa nature. C'est moi qui ne suis pas capable de gérer ces changements, c'est moi qui ai besoin viscéralement de stabilité, que tout soit cristallisé. Et c'est pour ça que je ne voulais absolument pas de cette relation, car j'étais réaliste sur l'issue au final, j'avais peur qu'il me fasse ce que m'ont fait tous les autres humains, et malheureusement j'ai été ma propre victime, je me suis convaincu moi-même que Mathieu était quelqu'un de différent, et je ne dis pas ça de façon péjorative du tout. Je savais dès le départ qu'il ne fallait surtout pas que je m'expose à de l'instabilité et je me suis laissé convaincre, par Mathieu mais surtout par moi-même, que peut-être ce garçon-là pourrait m'aimer pour ce que j'étais et dans mon monde figé de routines et de rituels, ce qui est totalement impossible.

Je sais bien que témoigner de ma perspective me dépeindra d'une façon sans doute bien immature. Et c'est peut-être le cas. Bien entendu, le deuil de toute relation est un processus difficile pour n'importe qui, qui mène exactement au même sentiment que je partage, aux mêmes réflexions, aux mêmes déceptions, ce sentiment d'avoir partagé sa vie avec une personne qui devient un étranger du jour au lendemain, qui vous arrache l'étiquette du front et qui vous jette dans une benne à ordure sans même jeter un coup d'oeil en arrière. Mais je trouvais intéressant de partager mon point de vue, qui n'est que le mien et certainement pas celui de toutes les personnes autistes, pour détailler ces différences profondes dans les attentes, les interprétations et les fonctionnements au sein d'un couple neurodivergent. De plus, mes sentiments et appréciations autour de l'amour ou des relations ne sont que personnelles, je ne recommande certainement pas aux personnes autistes d'éviter de s'investir dans des relations avec d'autres personnes. C'est là où moi je me trouve dans ma propre vie, parce que je ne peux plus rien supporter davantage, mais ce n'est en aucun cas quelque chose que je recommande, ou qui a quoi que ce soit d'enviable. Je sais que c'est hypocrite de ma part, vu où j'en suis, mais je ne crois pas que l'isolement soit la réponse. Chacun doit s'écouter et faire ce qui est bon pour lui.

Quoi qu'il en soit, l'échec de cette relation n'est vraiment pas ce qui m'amène où j'en suis aujourd'hui. Ma lutte contre le suicide était là avant que je le rencontre, pendant que nous étions ensemble, et est toujours là après. Je ne ressens même pas son absence mais je l'aimerai toujours. Il m'a offert de très loin les plus belles années de ma vie.

3.2 - Mes derniers mois

Bouffées suicidaires hors de contrôle

Après mon passage à l'hôpital, je ne pouvais pas me permettre de me piquer pour éviter tout risque d'overdose, je refusais d'abandonner la promesse que j'avais faite à Mathieu mais cela rendait mon quotidien extrêmement difficile. Mes troubles autistiques et mes incapacités étaient déjà très visibles mais là, je n'avais plus aucun moyen de les réprimer ou de les contrôler, sans parler de gérer mes bouffées suicidaires. Honorer ma promesse envers Mathieu représentait un énorme défi, même si je peux comprendre que d'un œil extérieur, on pourrait se demander ce qu'il y a de si difficile à rester en vie. Mais rien que de rester stationnaire représentait une guerre pour moi. Il fallait que je me concentre toute la journée pour ne pas rompre cette promesse car j'y étais constamment tenté, je ne comprenais pas pourquoi Mathieu avait décidé de ne plus m'adresser la parole du jour au lendemain, alors même que je lui avais demandé si nous pouvions regarder ensemble un épisode ou deux d'une série par semaine, sans que nous ayons à nous toucher ou quoi que ce soit, juste pour que je puisse garder une petite routine pour assimiler notre séparation dans les meilleures conditions. Je voulais lui demander quatre soirs par semaine au départ mais je tenais à lui faire une demande raisonnable et cette petite heure par semaine hebdomadaire me paraissait être acceptable. Mais il n'a pas voulu la faire, et même si j'ai respecté sa décision et n'ai jamais insisté, cela a vraiment aggravé mon état. Ce n'est pas de sa faute ou responsabilité, je lui avais promis de respecter sa propre façon de vivre notre séparation et je l'ai honorée, mais j'ai été traumatisé par la brutalité et la vitesse à laquelle il avait tourné la page, même si je savais que c'était "normal" comme me le répétait constamment tout mon entourage. Cela ne changeait rien à ce que je ressentais. J'avais parfaitement rationalisé et accepté qu'il me quitte, je l'avais encouragé dans ce sens, mais je ne comprenais pas pourquoi il ne voulait plus me parler du tout, ni me voir, et qu'il n'acceptait pas la seule minuscule requête que je lui avais faite alors qu'il m'avait pourtant dit qu'il serait là pour moi dans son dernier message. Je ne l'ai jamais compris, c'était très douloureux et incompréhensible. Il m'avait dit qu'il serait là et il n'était pas là. Mais il n'y a rien de surprenant, je sais bien, la surprise n'est que pour moi, cette propension à passer à autre chose est très caractéristique des êtres humains. Mais nous avions vraiment une belle relation, nous ne nous disputions jamais, nous étions honnêtes l'un envers l'autre, et surtout, nous nous respections énormément, même lorsque nous n'étions pas d'accord l'un avec l'autre, quoi que nous disions ou faisions, nous nous traitions toujours avec le plus grand des respects. Et je pouvais parfaitement comprendre qu'il ne soit plus amoureux de moi, mais je me confrontais à son abandon absolu - alors même qu'il m'avait dit qu'il serait là, et répété même lors de notre rupture, que je pouvais lui demander de se voir quand je le souhaitais, ce que j'avais parfaitement formulé - et j'étais complètement anéanti par sa disparition totale. Elle dépassait mon entendement. Je comprenais ses sentiments, ou son absence de sentiment, mais je ne comprenais pas ce qui justifiait cet acte, que je trouvais cruel. En dépit de la dimension affective, il faut comprendre que sur un plan purement factuel, je m'étais battu comme jamais pour lui. Problème d'argent, de logement, de travail, quoi qu'il arrive, il pouvait compter sur moi pour tout. Quand il avait failli se retrouver sans logement, j'avais recherché des appartements à sa place, et la tâche m'avait vraiment rendu malade, mais je l'avais faite pour lui. Quand il avait des problèmes avec son travail, je cherchais toutes les solutions possibles pour l'aider. Je l'avais photographié, j'avais fait son cv, je l'avais aidé du mieux que je pouvais. Il faisait des choix de vie que je n'approuvais pas mais que je soutenais totalement malgré tout, et c'est quelque chose qui lui plaisait, il savait qu'indépendamment de mon opinion, je le soutenais quoi qu'il arrive. J'en étais même arrivé à faire des chantages très limite à ma tante, qui l'avait recruté dans son entreprise et qui était sa supérieure, alors que je ne me disputais jamais avec elle habituellement, je m'énervais dès qu'elle abordait le sujet de Mathieu et j'allais jusqu'à la menacer en lui disant qu'elle avait intérêt à réfléchir que tous les choix qu'elle prenait vis-à-vis de Mathieu étaient des choix qu'elle prenait vis-à-vis de moi et de notre couple, qu'ils auraient des répercussions. C'était une forme de coercition. Ce n'était vraiment pas sympathique vis-à-vis de ma tante mais Mathieu était ma seule priorité et je suis vraiment le genre de personne qui va vraiment très loin dans les extrêmes pour les gens que j'aime. Après tout ce que j'avais fait pour lui, j'étais totalement sous le choc qu'il n'accepte pas de m'offrir une par semaine pour m'assurer de garder un semblant d'équilibre. C'était inimaginable que l'homme pour qui j'ai tant sacrifié et me suis tant battu me traite comme si j'étais un parfait inconnu. Comme si je valais moins qu'un plan cul après nos années partagées ensemble. C'était vraiment très choquant. Et tout le monde me répétait que c'était parfaitement "normal", que c'est comme ça que les gens se séparent, alors même que je n'étais pas du tout en train de dire que ce n'était pas normal, ce n'était pas le sujet. Les gens minimisaient ce que je ressentais et encore une fois, me faisaient passer pour le fou de service qui n'aurait pas dû ressentir ce que je ressentais, et cela n'arrangeait pas mon état psychologique. Je n'attendais rien de particulier de la part de mes proches par rapport à mon désespoir, mais je n'attendais certainement pas qu'ils me fassent des remarques pour me dire que je n'avais pas à me sentir aussi mal parce que c'était "normal". Ce qui aggravait vraiment la situation, c'est qu'il m'était inconcevable que Mathieu n'honore pas ce qu'il m'avait dit lors de notre rupture. Et j'attendais bêtement, j'étais persuadé qu'il y avait une bonne raison, qu'il avait eu un empêchement, et je m'accrochais à chaque jour "sagement", et les jours défilaient, et je sombrais de plus en plus dans le désespoir. Dans l'incompréhension. Oui j'ai bien compris, c'est un comportement "normal". Mais c'est aussi la personne vivante qui me connait le mieux sur Terre. Et je lui avais transmis mon besoin de le voir une heure ou deux par semaine, ce n'est pas comme s'il n'était pas au courant ou qu'il pouvait y avoir eu un oubli ou une erreur de communication. C'est simplement qu'il n'avait pas envie de faire cet effort. Et tout le monde trouvait ça normal. Mais de mon côté, même en enlevant tout l'amour, l'amitié, tout ce que nous avions partagé sur le plan affectif, j'estimais mériter cet effort de sa part, ne serait-ce que vis-à-vis des contributions factuelles que j'avais eues dans sa vie, d'un minimum de respect vis-à-vis de mes sacrifices et de ma loyauté. J'ai eu le sentiment d'avoir été exploité et jeté à l'instant où je ne lui servais plus à rien, sans même un regard derrière l'épaule. J'avais l'impression d'avoir sacrifié des années pour une personne que je ne connaissais pas du tout en réalité, un véritable étranger. Une personne qui n'était pas du tout celle qu'elle m'avait montrée, encore moins celle qu'elle avait prétendu être. Toute la vie que nous avions partagée ensemble est devenue un cauchemar à mes yeux, tous mes souvenirs, tous mes sacrifices, tout est devenu un amalgame extrêmement douloureux. J'étais parfaitement à l'aise avec l'idée qu'il me quitte, vraiment, parce que j'étais convaincu que nous aurions une relation après tout cela. Il n'y avait vraiment aucune raison que ce ne soit pas le cas après tout ce que nous avions partagé ensemble, ce que nous avions été l'un pour l'autre, et le fait que nous nous étions toujours traités respectueusement. Même vis-à-vis des derniers mots que nous avons échangés lors de notre rupture. Il n'y avait aucune raison qu'il décide de me faire disparaitre de sa vie, et surtout de me traiter de cette façon, sans la moindre explication. Cela dépassait mon entendement et m'a heurté à une réalité qui a anéanti à nouveau complètement ma vision du monde, que j'avais mis tant d'années à reconstruire. Et cette fois-ci, elle est irréparable.

La pire personne que j'ai rencontré dans ma vie, Sherazade, m'a escroqué et du jour au lendemain, je n'étais plus rien pour elle. Et cela avait été un traumatisme phénoménal.

La meilleure personne que j'ai rencontré dans ma vie, Mathieu, m'a effacé aussi du jour au lendemain, bien qu'il m'ait dit qu'il serait toujours là pour moi et que nous pourrions nous voir quand je le voulais.

Peu importent les efforts et les sacrifices que je fais, tout ce que je donne, cela n'a aucune importance. Cela n'a aucune incidence sur la finalité. Je ne m'apitoie pas et je ne dis pas non plus que c'est ce qu'expérimentent toutes les personnes autistes, mais c'est en tout cas mon vécu et ma vérité. Je n'ai jamais été fataliste, mon parcours est même plutôt une preuve d'optimisme, mais là, je ne pouvais juste pas ignorer la réalité. Quoi que je fasse, que les gens soient bons ou mauvais, la finalité est toujours la même. Cette réalisation aura été le coup final pour moi. Et je le savais bien avant de rencontrer Mathieu. Il n'a été qu'une abominable confirmation de ce que je savais déjà. J'avais vraiment résisté, je ne voulais pas de cette relation. Mais il a tout fait pour me convaincre qu'il était différent des autres et avec tout ce que nous avions traversé, c'est ce que j'avais fini par croire. J'avais imaginé, comme à mon habitude, un millions de scénarios pour notre rupture. J'étais prêt, vraiment prêt à tous les scénarios. Mais il n'y en avait pas un seul où il m'effaçait de sa vie du jour au lendemain. Pas inhabituel pour les humains, pas illogique, évident pour beaucoup. Mais totalement hors des possibilités de mon cerveau. Je n'ai juste pas imaginé cette possibilité pourtant si évidente pour tout le monde, et rien, dans mon univers, ne me laissait l'entrevoir. J'étais pris au dépourvu, et face au paradoxe intraitable pour mon cerveau de son comportement que je trouvais cruel et de ses messages textuels que je trouvais chaleureux. Il avait promis d'être là et il n'était pas là, et je n'arrivais pas à comprendre pourquoi. Surtout dans un moment aussi important, aussi crucial, où tout s'écroulait dans ma vie. Je n'attendais pas de sa pitié, je n'attendais même pas son aide, juste qu'il soit là une petite heure par semaine pour que je garde l'équilibre, juste eu égard de tout ce que j'avais fait pour lui, et du respect que j'avais toujours eu envers lui. Je croyais mériter le sien, et le fait de découvrir que je ne valais même pas une heure de son temps après notre relation, m'a broyé.

J'ai perdu toute estime en moi-même, toute confiance envers le genre humain, tout intérêt envers ce monde. J'ai perdu tout objectif et toute motivation de vivre. Pourquoi m'investir dans quelques relations que ce soit puisque de toute façon, elles vont changer de dynamique, les gens vont se rapprocher puis s'éloigner et tout va recommencer inlassablement. Pourquoi m'investir auprès de gens qui me disent toujours être là pour moi mais qui ne le sont jamais ? Il n'y a aucune fondation à rien. Ou en tout cas, c'est moi qui ai trop de lacunes pour pouvoir consolider quoi que soit. Et les gens ont l'incroyable capacité de vivre ces relations changeantes mais je n'ai malheureusement pas cette faculté, je n'expérimente définitivement pas la vie comme eux. Combien de personnes m'ont dit "il faut profiter du moment présent". Quelle farce. À ce stade de mon témoignage, vous savez que je ne peux pas profiter du moment présent. Je vis dans un monde de préparation, un monde de retard, un monde d'organisation, dix mondes d'écart avec celui des autres. Je ne peux pas m'offrir ce luxe de m'investir dans des relations stériles. C'est impossible. Je ne peux pas le faire et je ne sais pas le faire. Les gens peuvent avoir le luxe de se rencontrer et de se faire des amis au hasard, de développer leur relation naturellement. C'est totalement inaccessible pour moi. Et j'ai tout fait pour faire comme les autres mais c'était une expérience horrible. Après l'escroquerie de ma meilleure amie, mais pas seulement, à cause de toutes mes expériences dans la vie, je ne voulais plus aucune relation avec des personnes parce qu'elles sont trop dangereuses pour moi, je savais que je faisais une erreur avec Mathieu et je ne m'y suis pas trompé. Tout ce que je redoutais est arrivé, et pire même. C'était un gâchis incommensurable de temps et d'énergie, et c'est vrai pour n'importe quelle rupture, mais c'est beaucoup trop dangereux pour une personne comme moi. Je le savais, et Mathieu le savait. Mais une fois que les gens ne veulent plus de vous, peu importe les promesses, les souvenirs, le respect, l'histoire que vous avez partagée, ils vous effacent. Il n'y a pas de méchanceté là-dedans, c'est comme ça que les humains fonctionnent. Il n'y a pas de rétention, juste un processus biologique de conquête. Le monde est dominé par la consommation et les attractions, tandis que je suis dans mon univers figé, codifié. J'ai juste compris que j'étais irréconciliable avec ce monde, c'est mon constat et c'est en grande partie ce qui me provoque aujourd'hui des crises suicidaires aussi violentes qui deviennent de plus en plus hors de contrôle. Il n'y a pas de place pour moi, mes efforts ne servent strictement à rien, le résultat est toujours le même. À quoi bon se battre autant, mener tous ces combats, souffrir autant, pour me débattre dans le vide et finir dans le vide. Je fais du surplace, seul dans le néant. Pourquoi m'investir dans la moindre relation, amicale, amoureuse, professionnelle, puisque les gens ne sont jamais ce qu'ils disent être, ne font jamais ce qu'ils promettent, sont inconstants, mentent ou se mentent à eux-mêmes, changent d'avis, reviennent sur leur promesse, deviennent cruel, deviennent imprévisibles alors qu'ils avaient l'air si stables pendant tant d'années. J'ai réalisé que le problème ne résidait pas dans le fait de "trouver" le bon ami, la bonne collègue, le bon compagnon. Il n'y a rien de tel car tous les humains sont comme ça. Tous les humains changent. Tous les humains ont différentes phases dans leur vie. Il y a de mauvaises personnes, d'accord, mais les bonnes aussi sont comme ça. Mathieu est la plus belle personne que j'ai rencontrée de toute ma vie, et je ne m'attendais pas une seconde à ce qu'il puisse faire une chose pareille mais il l'a faite. Je ne suis plus capable de faire confiance au moindre être humain, et je n'aurais pas dû recommencer à le faire, je savais que c'était une mauvaise idée. Mais je ne suis pas bête, je sais que ce n'est pas de la faute des autres. C'est moi encore une fois qui suis inadapté. Je ne reproche rien aux gens même si ça doit être l'impression que je donne avec mon témoignage indigeste. J'ai juste compris que je n'étais pas taillé pour tout ça. Je l'ai compris il y a longtemps mais tous ces événements ont mis un point final à confirmer ce que je savais déjà. Je me trouve fou d'avoir réessayé tout court. C'était un saut de la foi vraiment stupide. Je m'étais pris le mur, je savais qu'il était toujours là, mais optimiste et naïf que je suis, j'étais quand même reparti me le prendre. Cela suffit maintenant. Je suis très lent à comprendre les choses mais là, je les ai bien comprises pour de bon. Le constat est très clair, et personne ne peut prétendre pouvoir me prémunir de l'inconstance des gens. Personne ne peut me garantir la loyauté d'une personne ou sa présence.

Cela va peut-être sembler incroyablement prétentieux de dire une chose pareille, ce n'est pas mon intention en tout cas, mais je crois vraiment que l'amitié ou l'amour d'une personne autiste n'a rien à faire dans ce monde. En tout cas, le mien. J'aime d'une façon qui est vraiment trop intense pour les gens, cela les dérange tant c'est différent de l'amour qu'ils expérimentent avec les autres personnes. Ce n'est pas comme si je les aimais "plus" ou "moins" qu'une autre personne, c'est juste que je les aime complètement. Il n'y a pas de limite. C'est un amour inconditionnel, vertigineux. Au point d'en devenir dérangeant, inconfortable pour les personnes qui en sont victimes. On m'a reproché tant de fois ma façon d'aimer que ça en était insupportable, comme si je pouvais faire quoi que ce soit pour changer cela, je trouvais le reproche vraiment stupide et stérile. Je ne connais personne qui a la faculté de changer la façon dont elle en aime une autre. Mais la répétition du message le rendait très clair, j'ai bien compris que j'aimais d'une façon anormale pour les autres. Je n'ai pas de place ici. J'ai tout essayé, rien n'a fonctionné. J'ai fait le tour de la question. J'ai placé le curseur à tous les niveaux, j'ai essayé mille méthodes, mille stratégies, mille thérapies, les résultats sont toujours les mêmes. J'ai été rejeté en étant moi-même, j'ai été aimé en étant un mensonge, j'ai été rejeté en étant moi-même à nouveau, c'est sans fin. Et je n'ai plus de force pour persister dans cette folie de toute façon, je suis à bout, j'ai fait tout ce que je pouvais et ce n'était jamais suffisant. Je n'ai pas de place ici. Je ne vois pas comment cela peut-être plus clair après avoir donné des années d'un respect et amour total à quelqu'un qui n'est même pas capable de vous accorder une heure de présence en retour. Non c'est bon, ça va, j'ai compris, c'est juste la goutte de trop, ce monde me dépasse. Je ne suis pas masochiste. Je me noie depuis l'enfance, je me débat comme un fou avec la vie, je fais toujours plus d'efforts et de sacrifices et j'arrive toujours au même résultat, indépendamment que les gens soient bons ou mauvais. Il ne faut pas être un génie pour comprendre que c'est clairement moi le problème et cela fait 31 ans que je ne parviens pas à le résoudre. Personne ne peut m'aider et c'est bien pour cela que j'en suis là.

Mes bouffées suicidaires sont devenues omniprésentes, au point que je suppliais mes proches et ma famille de ne pas me placer dans un hôpital psychiatrique ou une institution spécialisée, parce que cela devenait aussi ingérable pour eux, et inquiétait sérieusement mon psychiatre. J'étais terrifié à l'idée de me retrouver contraint à vivre, probablement sédaté et sans moyen de me suicider. Vivre dans ces conditions était le pire scénario possible, et l'est toujours à mes yeux. Au démarrage, j'avais eu des réactions de mon entourage dans ce sens, qui voulait simplement que je reste en vie, mais ils ont très vite compris en me voyant que cela serait pire que la mort pour moi et n'ont pas insisté longtemps dans leur idée de me placer quelque part.

J'avais longtemps eu un avis mitigé sur le psychiatre qui me suit depuis des années, mes préjugés faisaient que je ne l'aimais pas parce que c'est un homme alors que je préfère les femmes, il avait souvent une approche médicamenteuse alors que j'en étais extrêmement récalcitrant, ce qui m'avait fait perdre des mois précieux pour traiter mes troubles de l'attention, mais pour moi les médicaments devaient être le tout dernier recours, et il était impuissant pour la plupart de mes difficultés, comme l'auraient été tous les autres médecins de toute façon. Les bénéfices de son suivi me paraissaient très inégaux, il y avait du bon et il y avait des déceptions, certainement plus liées à mes attentes irréalistes sur mes marges de progrès. Mais j'ai toujours souhaité maintenir le suivi étroit à travers les années par précaution, que je reste en surveillance autant pour mes crises suicidaires que ma toxicomanie, et je pense que c'était une très bonne décision bien que j'aie souvent voulu l'arrêter, car il a été déterminant pour parvenir à rester en vie ces derniers mois et honorer ma promesse envers Mathieu. Dès mon passage à l'hôpital suite à mon overdose, j'avais demandé avec conviction à mon psychiatre de mettre en place tout ce qu'il était possible pour que je puisse honorer ma promesse envers Mathieu, quitte à prendre des médicaments même si je manifestais clairement ma réticence (68), mais mon objectif était clair, il fallait que je tienne plusieurs mois. J'avais failli manquer à ma promesse une fois et j'étais terrifié de confronter Mathieu à une situation pareille. Les médicaments m'ont sauvé la vie à plusieurs reprises depuis et le psychiatre a tout fait pour traiter l'urgence psychiatrique immédiate, et il a réussi. Isolé, je serais mort, je n'en ai aucun doute. Sans son accompagnement et celui de mes proches, il n'y a pas l'ombre d'un doute que je n'aurais jamais réussi à gagner ce répit.

Il a fallu une chaine humaine très impressionnante pour me tenir en vie. Mon état était très préoccupant et surtout mes crises suicidaires étaient imprévisibles dans le fréquence et intensité. À plusieurs reprises, mon psychiatre tentait à nouveau de me convaincre d'une hospitalisation, volontaire de ma part, même seulement de jour et sans être sous la contrainte, mais j'étais - sans doute irrationnellement - persuadé que mettre un pied en milieu hospitalier dans l'état dans lequel j'étais m'empêcherait d'en sortir et que je glisserais irrémédiablement vers le scénario qui me terrorisait le plus. Celui d'être maintenu en vie dans un cadre forcé alors que je n'avais plus aucune désir de vivre et aucun objectif pour le futur. Je ne voulais pas quitter un enfer pour en trouver un autre. Et je supportais mal ce discours de "me mettre à l'abri" que certains de mes proches et que mon psychiatre utilisaient. Comment me mettre à l'abri de la vie sérieusement ? Le concept me paraissait absurde, c'était une "solution" de fortune faute de pouvoir traiter le fond du problème, qui est de toute façon irrésolvable. Et combien de temps allait-on me "mettre à l'abri" alors, puisque le monde ne changerait pas et que je ne changerai pas non plus. J'ai lu trop de littérature scientifique et médicale, trop d'exemples d'autistes qui se retrouvent enfermés en hôpital psychiatrique et sans alternative, j'étais donc très hostile à ces propositions que je refusais toujours catégoriquement. C'était peut-être ce qu'il fallait faire mais c'était inconcevable pour moi en tout cas, et j'ai du mal à croire que quelqu'un aurait été capable de me donner des arguments susceptibles de me convaincre à changer d'avis. J'avais aussi des arguments légitimes qui n'étaient pas corrélés à ma peur de me retrouver "bloqué" maintenu en vie, simplement un aspect factuel et pratique, je n'ai plus la moindre force depuis plusieurs mois maintenant et je ne suis plus en capacité de faire face au monde extérieur et certainement pas à m'exposer à des situations inédites, j'étais déjà dans un état extrêmement préoccupant en restant dans mon appartement et tout le monde était d'accord avec le fait que le risque de dégringolade était trop important en m'hospitalisant dans un lieu radicalement différent, qu'il fallait me garder dans mes routines et un environnement le plus stable possible, ce qui a fonctionné, très difficilement, mais qui a fonctionné.

Les médicaments pour m'assommer lorsque je faisais une crise suicidaire étaient très efficaces, mais si je restais trop conscient, cela ne suffisait pas, car aucun médicament ne peut me donner une raison magique d'endurer cette vie, me donner l'énergie de continuer, me faire devenir une autre personne. C'était une vraie problématique que, même sédaté, je sois toujours à un risque sérieux de me suicider, mais grâce à l'aide de ma famille et de mes proches, toute une organisation s'est créée autour de moi et une impressionnante chaine humaine s'est battue pour me garder en vie. Et je ne dis pas ça pour écrire une jolie phrase inspirante, je dirais même que cela n'avait vraiment rien de joli, les efforts et l'investissement que cela a exigé à mon entourage ont été très impressionnants. C'était très difficile pour eux, ils ont dû intervenir plusieurs fois pour éviter des passages à l'acte, certains devant quitter leur travail sur le champ en me parlant continuellement au téléphone pour me garder concentré jusqu'à leur arrivée, et il est rapidement devenu obligatoire que j'aie une présence jour et nuit, parce qu'en plus de devoir gérer mes crises suicidaires, mes incapacités atteignaient des niveaux si extrêmes que je ne pouvais pas m'hydrater ou manger tout seul, même pas mettre un plat au micro-onde, que je ne pouvais pas me lever de mon lit au point d'uriner dans des bouteilles en plastique, le tableau n'était pas reluisant du tout. L'accompagnement a été vraiment très intense pour mes proches, ils me faisaient les courses, ils me faisaient le ménage, ils me mettaient sous la douche. Moi j'étais catatonique ou sédaté, je n'arrivais même pas à regarder une série ou jouer à un jeu vidéo la majorité du temps, toute ma concentration était dédiée au fait de rester en vie, ce qui peut sembler absurde mais le mot concentration me parait vraiment être le bon, parce que mes crises pouvaient me surprendre sans crier gare, alors même que je me disais souvent "C'est bon, tu vas réussir à tenir quelques mois" et puis une heure plus tard, j'étais en détresse et j'appelais du secours. J'étais pris par la gorge par leur intensité. J'étais extrêmement décontenancé et terrorisé par la perte de contrôle, qui est extrêmement inhabituelle pour une personne comme moi qui est toujours en contrôle de son environnement, de ses pensées, de ses actions, et cela rendait d'autant plus déterminant que j'appelle du secours immédiatement lorsque les montées arrivaient, parce qu'il fallait me gérer dans des crises hors de contrôle. Les personnes qui ont été là pour moi ont été vraiment très courageuses car ce n'était pas un travail facile du tout. C'était du soin très intensif, qui exigeait beaucoup de vigilance, de présence et de délicatesse avec moi.

Je souffrais beaucoup du silence de Mathieu, non pas pour son absence mais surtout pour l'incompréhension que cela générait chez moi, je sombrais dans des spirales infernales de questionnement, j'essayais de comprendre si j'avais dit quelque chose qui l'avait offensé, si j'avais fait quelque chose qui méritait qu'il soit revenu sur son intention d'être là pour moi après pour notre séparation, je ne comprenais vraiment pas. Et évidemment, lorsque ce n'était pas Mathieu, c'était juste le fait de contempler ma vie. Et je n'étais pas vraiment dans la tristesse, j'en avais bien sûr, mais j'étais plus dans un désespoir vraiment glacial, dépassionné. Je regardais la vie que je venais de traverser et là où je me trouvais. Je me battais encore si fort pour rester en vie mais j'étais dans un tel épuisement, je savais que je ne parviendrais pas à tenir plus longtemps. Je le sais depuis longtemps maintenant. Je le savais quand tout allait bien avec Mathieu. Je le savais quand j'avais annoncé un an plus tôt à ma famille que j'arrivais au bout de mon endurance et que j'allais probablement me suicider d'ici l'année suivante. Et je n'étais pas du tout dans une prophétie autoréalisatrice, je ne me suis pas tiré vers le bas, je suis une âme extraordinairement combattive, je n'aurais jamais enduré tout cet enfer si je n'avais pas été profondément optimiste au fond de moi, j'aurais abandonné dès l'adolescence autrement. Dès l'enfance peut-être même. Mais j'étais obligé de constater que toutes mes forces me quittaient et que je ne pouvais plus compenser, je sentais que c'était bientôt fini pour moi. Certains ont osé me dire que je choisissais ma situation. Comment cela pourrait-il être un choix sérieusement ? Quel choix est-ce que ce serait, de toute façon ? J'ai tout essayé, je me suis battu comme un fou, et maintenant tout ce que je peux constater, c'est que toute mon énergie a disparu. Toute ma volonté. Tous mes espoirs. Toute ma vie a disparu dans le néant. Je n'ai rien choisi de tout ça et je n'aime pas qu'on me rejette en plus la faute sur les épaules. Je suis responsable de ma vie, et de mes mauvais choix, je suis le premier responsable, d'ailleurs, d'où j'en suis dans la vie, mais je suis très loin d'être resté là inactif à attendre que mon monde se brise. J'ai fait de mon mieux pour m'en sortir. Je n'ai pas choisi de me retrouver au pied du mur, c'est la réalité qui m'a rattrapé. J'aurais continué indéfiniment cette mascarade si j'en avais eu l'énergie et l'endurance. Je me suis battu et j'ai été vaincu. Ce n'est pas grave. Il n'y a pas que des gagnants dans la vie. Et malheureusement nous savons tous au fond de nous que cette promesse de "fais de ton mieux et tu auras tout ce que tu veux" est une invention totale. Si c'était vrai, j'aurais été le premier servi. Je n'ai vraiment pas aimé ces discours qui m'attaquaient, surtout dans l'état dans lequel j'étais. C'était contre-productif, en plus d'être complètement méprisant de mes difficultés et de ma situation.

Certaines personnes qui ne me connaissaient pas ou peu, ayant appris ma situation à travers mon association ou des collègues, venaient me "réconforter" avec ce discours récurrent que mon état et mes difficultés étaient "passagères", ce que je trouvais terriblement insultant à mes yeux. Mon autisme n'est pas passager, mon combat pour survivre et être autonome n'est pas passager, ma lutte contre le suicide n'est pas passagère. J'ai lutté toute ma vie. Alors je trouve insupportables ces gens qui me jugent en un coup d'œil et qui commentent ce que je vis comme s'ils savaient quoi que ce soit de ce que j'endure au quotidien depuis que je suis né. Mon autisme n'est pas un rhume que j'ai attrapé quelques jours plus tôt. Lutter contre mes crises suicidaires n'a rien à voir avec "une petite déprime", "un coup de blues", "un chagrin d'amour". Certaines personnes ont une vision tellement caricaturale et grotesque de ma situation, d'autant que je n'avais ni demandé leur commentaire ni n'étais en état de recevoir leur "sollicitude", j'étais offensé et blessé par leur ignorance. Mon état actuel est juste la conclusion d'une guerre de trois décennies. Et dire une chose pareille, en dehors de mon cercle familial ou des gens qui ont partagé ma vie pendant des années, me fait évidemment passer pour une personne qui, comme toujours, "exagère" sur sa situation ou s'apitoie sur son sort. Mais je ne m'apitoie en rien, je ne demande rien à personne, et pour sûr, je ne demande certainement pas leur jugement, certainement pas leurs "bons conseils" sur "comment je prends ça à l'envers" et comment je "devrais plutôt penser comme cela". Je me suis confronté à cette discrimination et ce déni de mon existence toute ma vie, mais je peux dire que dans l'état de fragilité extrême dans lequel je suis, et en incapacité totale d'interagir avec les gens ou d'endurer leurs conneries, ces propos ont extraordinairement renforcé ma conviction que je n'aurais jamais ma place, que je ne serai jamais compris, qu'on déniera toujours ce que je ressens, ce que je suis. Clairement, il n'y a pas mieux pour pousser une personne autiste suicidaire à passer à l'acte que de tenir ce type de discours pour lui faire comprendre combien elle est conne et de lui raconter à sa place sa propre histoire ou comment elle devrait se sentir.

Pendant que j'y suis avec les réactions que j'ai trouvé déplacées, puisque c'est ma seule opportunité de les retranscrire et que je suis certain que d'autres autistes les ont vécues, l'une qui m'a le plus agacé de la part des gens autour de moi était celle de vouloir me placer avec d'autres personnes autistes. J'étais très surpris de ce discours qui était presque un réflexe pour certaines personnes, une illumination "Oh mais pourquoi tu ne vivrais pas avec d'autres autistes pour être heureux ?". Déjà, premièrement, c'est illustrer à nouveau que je ne peux pas être heureux à vos côtés, que je n'ai pas de place dans cette société, que je dois en être extrait pour pouvoir être mon vrai moi, accéder au bonheur là-bas parce qu'ici ce n'est pas possible. C'est un discours incroyablement blessant et discriminatoire. Deuxièmement, pourquoi cette idéologie féroce de ségrégation ? C'est comme dire à une personne de couleur de rester avec "les siens" pour qu'elle ne soit pas discriminée, comme dire à une femme de rester avec d'autres femmes si elle veut être laissée "tranquille" par les hommes. Cette ségrégation est une approche qui me parait totalement aberrante et met les discriminations sur le dos des personnes discriminées, comme si les solutions résidaient en elles et non en celles qui les perpétuent. Cette ségrégation présentée systématiquement comme une solution magique à mes problèmes me rend vraiment malade. C'est une bêtise, de la pure ignorance. Et je sais très bien que les gens me disaient ça avec les meilleures intentions du monde, en cherchant des solutions pour que je me sente mieux, mais ils n'ont aucune réflexion sur la violence de leur discours. Dixit : "Restez loin de nous, restez entre vous, restez hors de la société". Et j'en viens ensuite au troisième point : les autistes sont des personnes comme les autres, pas moins, pas plus. Nous ne sommes pas reliés par un arc-en-ciel magique qui connecte nos émotions, nos personnalités, et qui fait que nous sommes tous amis. Je n'apprécie pas plus la compagnie d'une personne autiste que d'une personne neurotypique, elles sont différentes, il y a des avantages comme des inconvénients, mais ça ne va pas rendre leur compagnie plus agréable et surtout, ça ne va pas me rendre moi-même plus appréciable à leurs yeux non plus. Il y a des autistes que j'adore et il y en a d'autres que je n'aime pas, mais au moins à la différence de la majorité, je les respecte. Cette idéologie de nous parquer comme des chiens pour nous rendre heureux me laisse perplexe, et franchement souligne pour moi parfaitement à quel point cette ostracisation est ancrée dans la nature humaine et dans notre société, cette façon de pousser tout ce qui est différent à l'extérieur comme si c'était la solution. Pour moi c'est la solution de facilité pour les autres, c'est juste plus simple de nous faire disparaitre de la vue de tout le monde et le problème est réglé. Tout comme quand certaines de mes tantes préféraient que je sois placé en hôpital juste pour me tenir en vie, vivre pour vivre, sans qualité, sans but, sans rien. Ce n'était rien régler de mes problèmes, c'était juste m'effacer de leur vie d'une façon qui satisfaisait leur conscience "Oh oui on a sauvé Alex, il est vivant dans l'hôpital, c'est bon, le problème est réglé, retour à nos vies". Il y a vraiment un problème de fond avec l'approche des gens vis-à-vis de l'autisme, mais je pense aussi vis-à-vis de toutes les personnes handicapées et différentes. Je pense, sans méchanceté aucune, que ces réactions très spontanées sont juste perpétuées parce que les gens cherchent la facilité et fuient toute difficulté ou responsabilité possible. Mais ces personnes sont souvent très choquées par leur propre discours dès que je déconstruis ce qu'elles viennent exactement de suggérer et elles se rendent compte de l'extrémisme de leurs propos, donc je suis certain que l'éducation et la pédagogie sont efficaces pour changer leur regard et leur "premier réflexe" sur la question, mais je suis certain aussi que je n'ai absolument pas l'énergie de faire cette leçon-là à chaque personne que je croise et à chaque fois qu'on me dit des stupidités pareilles, qui peuvent venir de n'importe où et de n'importe qui.

Je vais vraiment avoir l'air très aigri en poursuivant ma vindicte sur les réactions que j'ai pu recevoir par rapport à ma situation, et c'est sans doute un peu le cas, mais je trouve factuellement qu'elles sont fascinantes à étudier donc j'ai encore d'autres exemples à donner. Celui-là m'a été donné beaucoup moins que le précédent mais c'est quand même une expérience à elle toute seule aussi. Il y a des personnes qui me faisaient des leçons de philosophie ou de taoïsme, et encore une fois, cela partait des meilleures intentions du monde, mais j'avais vraiment envie de me jeter par la fenêtre. Tout ce discours qu'il faut que je "voie la vie d'une autre façon" présente deux problèmes : le premier est que cette approche indique que mon interlocuteur considère clairement mon autisme comme un problème psychologique. C'est un discours qui dénie complètement les handicaps et les difficultés liés à mon autisme. Le taoïsme ne va pas soigner mon autisme. La sophrologie ne va pas changer les discriminations des gens envers moi. La philosophie ne va pas faire disparaitre mes stéréotypies, mes flappings, mes stimulis sensoriels, mes meltdown, breakdown, troubles perceptifs, troubles comportementaux. Encore une fois, ce discours est symptomatique de l'ignorance des personnes et de leur perception archaïque, et honnêtement effrayante selon mon point de vue, de l'autisme. Mais je vais aussi mitiger ce que je dis : je ne suis pas du tout en train de critiquer ces disciplines, démarches ou religions, il y a énormément d'enseignements intéressants à en tirer, et certains de leurs aspects m'ont apporté beaucoup, m'ont construit aussi, m'ont fait réfléchir, il n'y a aucun doute qu'ils peuvent apporter quelque chose aux autres quelle que soit leur neurologie. Ce que j'essaie d'exprimer, c'est que ce ne sont pas des suggestions appropriées pour une personne qui est dans un état d'incapacité extrême, qui a des crises suicidaires violentes et qui est totalement à bout de force, totalement épuisé, totalement éreinté, qui est dans une situation qui exige une vigilance particulière par rapport à son urgence psychiatre. Cela m'a mis plusieurs fois dans des situations très désagréables parce que je n'avais aucune énergie pour remettre mon interlocuteur à sa place et je devais endurer ce discours comme quoi ma situation était de ma faute parce que j'avais une "mauvaise vision" du monde. Et j'en viens donc au second problème de cette approche. Ces personnes, sérieusement, que pensent-t-elles que j'ai fait ces 30 dernières années ? Que je me suis assis sur une chaise en restant misérable, en maudissant le ciel, en pleurant sur mon sort, que je me suis levé un beau matin, regardé dans un miroir et que je me suis dit "toi, tu seras autiste, suicidaire, toxico, tu verras tu auras une vie bien remplie comme ça" ? Ces gens qui ont un discours que je devrais "voir la vie d'une autre façon" ne font juste pas l'effort de comprendre que je n'ai pas choisi en premier lieu d'avoir cette vie tout court. Et je la vois comme elle est, et je ne suis pas resté immobile ou inactif, je me suis battu pour être autonome et pour avancer en dépit de mes circonstances. Ces recommandations ne faisaient que me sentir insulté et incompris, cela ne m'aidait pas du tout dans l'état dans lequel j'étais.

Avec toutes mes réflexions, je donne sans doute l'impression de refuser l'aide qu'on me tend mais ce n'est vraiment pas le cas. J'essaie juste d'expliquer pourquoi certaines réactions ont été nocives pour moi. Peut-être même que certaines d'entre elles seraient excellentes pour d'autres personnes, mais je crois vraiment que pour les personnes autistes, c'est une double peine parce qu'elles ont systématiquement une dimension qui dénie ce que l'on ressent, ce que l'on est, la situation dans laquelle on est, et qui cherche toujours à nous mettre à l'écart ou à nous faire sentir encore plus marginal même dans une situation critique. Et j'ai conscience aussi qu'essayer de m'aider n'est vraiment pas facile, que les gens ont d'excellentes intentions mais sont maladroits dans leurs propos, je ne leur en veux pas vraiment mais je suis critique quand même sur le fond autant que sur la forme, parce que cela illustre beaucoup de problèmes. L'approche des gens est très stéréotypée, ils ont un regard trop caricatural de l'autisme ou du suicide, réduit à des concepts trop simplifiés. Ma lutte contre le suicide n'a rien de simple, et elle n'est pas causée par une seule chose, elle est très vaste, très longue, complètement multifactorielle, il n'y a pas un seul problème, et il n'y a pas de véritables ennemis en plus, c'est juste moi qui suis inadapté et désarmé pour cette vie. Les gens ont toujours systématiquement une solution ou une réponse facile par rapport à ma situation, puis ils deviennent incroyablement mal à l'aise quand je leur explique tout ce que je traverse car ils se sentent complètement dépassés par ce que je leur raconte, au point parfois d'en devenir insultant et de me dire que je me crée mes propres problèmes, parce qu'il y a juste trop de choses pour eux, la liste est trop longue, ils avaient une idée simple et une réponse facile pour ma situation et ils se retrouvent plongés dans un océan invraisemblable de difficultés. C'est beaucoup trop pour eux. C'est une folie même pour certains. Et je comprends parfaitement que la plupart des gens ne comprennent pas l'autisme ou les handicaps, ou seulement d'une façon très superficielle, ce sont des univers qui sont juste trop loin d'eux. Ce n'est pas de leur faute. Et cela leur parait invraisemblable quand je leur dresse la liste de tout ce que je dois endurer et gérer chaque jour pour exister auprès d'eux, mais en réalité je suis certain qu'ils feraient exactement la même chose s'ils étaient à ma place. Je ne suis pas plus fort qu'une autre personne, tout le monde fait de son mieux pour survivre, nous sommes juste à des points différents dans l'univers, nous avons juste des perspectives différentes, mais cela est suffisant pour créer un monde d'écart entre nous. Notre océan de difficultés est souvent inconcevable pour eux mais j'ai envie de dire qu'ils ont aussi leur océan de difficultés, leurs propres combats que je ne vois pas non plus. Nous sommes juste différents. Et il n'y a aucun problème à être différent, et à avoir des combats différents. J'aurais simplement apprécié que l'on me traite avec respect, parce que pour ma part, je ne dénie jamais les difficultés des autres. Les réactions de déni sont vraiment d'une brutalité très néfastes pour les personnes autistes, et qui enferment vraiment dangereusement dans un validisme qui les conduira exactement là où il m'a conduit moi-même. Pourtant le respect ne coûtait rien aux personnes qui en ont manqué à mon égard. Me respecter, ce n'était en rien les forcer à "me croire", elles ont le droit d'avoir leurs propres croyances, leurs propres convictions, si elles sont persuadés que l'autisme est "bullshit", grand bien leur en fasse, mais de mon côté, je ne leur ai jamais demandé leur avis, elles peuvent parfaitement, indépendamment de l'opinion qu'elles ont de moi, me traiter respectueusement sans m'agresser, sans m'attaquer, sans commenter, sans me donner leur jugement de qui je suis ou de ma situation. Je n'ai plus le courage de faire face à ces comportements-là, systémiques. Je ne devrais pas avoir à justifier mon existence constamment. Je n'ai ni l'envie, ni la force. On me traine dans des guerres que je fuis.

Je pense qu'il y a aussi un problème de tolérance plus global vis-à-vis de l'âge des personnes autistes. J'ai la sensation que mes comportements autistiques étaient beaucoup plus facilement tolérés enfant que maintenant que je suis adulte (et je dis ça alors que j'étais très réprimé durant mon enfance pour mes TSA). J'ai le sentiment qu'il y a une méfiance immédiate envers les adultes qui ont des comportements atypiques alors qu'un enfant, même s'il sera aussi jugé et critiqué rudement, le sera avec moins de sévérité et d'animosité. Je crois que le préjudice s'accroît avec l'âge, ce qui est un problème exponentiel quand au même moment, on perd de plus en plus ses forces et ses capacités à faire semblant d'être normal. C'est relativement attendu que le comportement d'un enfant puisse être atypique, mais un adulte qui a une attitude jugée "bizarre" par la norme sera très vite une source d'inquiétudes et de rejets de la part des autres. Un quarantenaire qui a des stéréotypies n'est définitivement pas perçu de la même manière qu'un enfant qui aurait les mêmes.

Je trouve aussi l'approche médicamenteuse de certains médecins et la perception très généralisée de la plupart des individus totalement insupportables parce qu'elles traitent mon autisme comme une maladie mentale. Mais vraiment, de mon point de vue, c'est une maladie propre à la société, une maladie d'émotion, une maladie d'acceptation, une maladie de compréhension. Je ne suis pas malade mentalement. Je suis moi. Je me sens moi-même. Je ne me sens pas malade. Je ne me sens pas triste. Pas triste au point de vouloir mourir, non. Je suis beaucoup plus épuisé par ma vie qu'attristé, largement plus. Je comprends que les gens aient ce réflexe de me dire de "me reposer", mais comment peut-on se reposer de la vie ? Me reposer ne change pas les gens, ne change pas le monde, ne me change pas moi. Ils ont généralement une idée du suicide incroyablement caricaturale "Oh, il veut se suicider, alors il manque d'amour, ou il est seul, ou il est triste, ou il a échoué dans ses projets". Je ne manque pas d'amour, je ne manque pas d'amis, je ne suis pas particulièrement triste, je ne manque pas de réussite. Donc je me retrouve à un emplacement qui ne correspond pas à la narration habituelle à laquelle ils sont habitués et cela les désempare complètement, et je ne dis pas cela de façon péjorative du tout, cela a vraiment mis en difficulté des personnes qui m'aiment profondément. Elles se sont confrontées à une réalité dont elles n'avaient souvent pas la mesure et quand elles ont finalement vraiment pris le temps de m'écouter, et vraiment m'écouter, pas juste en hochant la tête, mais en s'ouvrant vraiment à cet tout autre monde pour eux, elles ont vraiment commencé à comprendre réellement toutes mes difficultés et à essayer de les résoudre avec moi. Finis les conseils ésotériques ou de psychologie de trottoir, elles essayaient réellement de résoudre mes problèmes de façon pragmatique à mes côtés, et cette compréhension valait plus que tout l'or du monde à mes yeux. Mais rapidement, elles se heurtaient elles-mêmes aux murs que j'avais percuté. Et c'est vraiment un sentiment terrible, celui de se sentir impuissant. Mon psychiatre se sent impuissant, mes tantes, mes frères, mes parents, mes amis, mes collègues, et surtout d'entre tous, moi. Je me sens impuissant. Je me sens défait. Je n'ai jamais su comment vivre mais je me suis vraiment battu pour survivre en tout cas. Et aujourd'hui, je ne sais plus quoi faire pour survivre et personne ne sait quoi faire non plus. Je crois que ce n'est même plus vraiment une question de savoir quoi faire, nous avons passé ce stade. Il ne reste plus aucune force en moi et rien ne peut m'en insuffler, ni personne, ni aucun médicament, ni aucune drogue.

J'ai une immense frustration à ne pas parvenir à retrouver mon souffle et à recharger mon énergie. C'est totalement incompréhensible d'être autant en souffrance et de peiner autant pour à peine être capable de traverser une journée, d'avoir de telles incapacités au point de ne plus pouvoir rien faire, aucune énergie, aucune motivation, de voir les jours passer, les semaines, les mois, sans parvenir à remonter la pente. Il n'y a aucun progrès. Je n'arrive plus rien à donner dans cette vie. Je me repose mais ça ne marche pas. J'essaie de dessiner, de marcher, de faire du vélo, de programmer, d'écrire, de chanter, j'essaie de m'activer autant que je le peux, mais ça ne marche pas. Même ces activités "faciles" me font m'effondrer et j'abandonne, faute de force. Je n'arrive plus à m'investir dans quoi que ce soit. J'essaie de rester combattif, de trouver des raisons de me lever le matin, mais je ne trouve rien. J'ai même perdu mes intérêts restreints, ce qui est quelque chose d'extrêmement préoccupant, car ils ont toujours été moteurs dans ma vie, et maintenant je n'ai plus aucun intérêt pour rien, pour aucune science, aucune technologie, aucune nouvelle espèce animale, pour aucun sujet, pour aucun projet, pour aucune personne. C'est vraiment significatif de ma dégradation. Sans doute encore plus alarmant à mes yeux que mes crises suicidaires avec lesquelles j'ai vécu toute ma vie. Perdre mes intérêts restreints est inédit pour moi. Je suis stupéfait de me retrouver dans un état pareil après m'être battu toute ma vie, cela me fait beaucoup de peine que rien ne fonctionne pour me relever. Je me sens impuissant mais je suis résolu aussi, parce que j'ai fait tout ce que je pouvais pour aller mieux. Je me suis débattu comme un fou mais je suis vraiment réaliste maintenant avec tout ce que j'ai traversé. Je me suis battu toute ma vie, même pas pour être heureux, pour espérer ne serait-ce qu'avoir la paix. Pas besoin d'être heureux. La paix me comblerait largement. Juste la paix. Et je ne l'aurai jamais, parce que cela fait bien longtemps que je l'aurais obtenue avec tous les combats que j'ai menés, ou c'est simplement parce que j'ai pris trop de mauvaises décisions dans ma vie et que cela a réduit mes efforts à néant. Dans l'état dans lequel je suis aujourd'hui, cette paix est devenue un rêve totalement inaccessible. C'est aussi renforcé par la réaction des gens parce que je ne suis plus en capacité de faire semblant d'être normal et je vois à quel point mes comportements les dérangent. C'était déjà difficile quand j'avais des forces, mais dans l'état dans lequel je suis maintenant, c'est une entreprise impossible.

Toutes les personnes qui m'aident au quotidien depuis des mois ont vraiment un mérite extraordinaire. Assister une personne en incapacité totale est un travail harassant, sans compter que je peux être d'une pénibilité extrême, non verbal, non répondant, non coopératif, non quoi que ce soit, ce qui les a souvent baigné dans une ingratitude éprouvante, mais mes proches étaient là malgré tout, résistant à mon usure dix fois plus usante que d'habitude. Je ne m'attendais honnêtement pas à recevoir un tel support, une telle assistance. Quand j'avais des moments de lucidité, j'étais très ému, et je le suis toujours. C'était vraiment très impressionnant de voir cette chaine humaine se former autour de moi et se démener pour me tenir en vie par tous les moyens possibles, et malgré les moments très critiques que je leur faisais traverser. J'ai énormément de chance. Ils ne me comprennent pas tous, loin de là, mais ils se sont organisés pour que je traverse les jours, et dès que j'étais assez conscient, je leur manifestais ma gratitude.

À cause de certains médicaments, additionné à mon état général, je n'arrivais absolument plus à intellectualiser mes rapports avec les autres. Je ne pouvais plus réprimer aucun de mes comportements autistiques et j'étais complètement moi-même. Ce qui du point de vue des autres étaient "un état régressif alarmant", alors que c'était simplement la personne que je suis sans mes adaptations et mes efforts, ce n'était rien de plus simple que le fait que je ne pouvais plus masquer mon autisme, j'avais une autre préoccupation plus vitale, celle de rester en vie pour honorer ma promesse envers Mathieu. Je n'arrivais plus à simuler pour accommoder les gens autour de moi et cela a pu être très perturbant, voire choquant, pour certains proches, même s'ils se sont habitués petit à petit. Lorsque ma tante est venue me voir pour la première fois depuis mon passage à l'hôpital, elle m'a vu en mode full autiste : stéréotypies hors de contrôle, flapping, balancements frénétiques, je ne contrôlais rien et je n'en avais ni la force, ni l'envie. J'ai dû lui expliquer pourquoi je me droguais (elle savait déjà depuis longtemps que je suis autiste) et que je n'arrivais plus à tenir dans ce monde, à maintenir ne serait-ce qu'une position stationnaire. Après un moment, elle m'a dit "Je t'aime comme tu es mais je comprends que tu ne te montres pas comme ça, les autres ne comprendraient pas". Cette phrase illustre parfaitement mon problème et pourquoi il est irrésolvable. Dixit, je t'aime comme tu es mais ne sois pas toi-même. Et certaines personnes seront scandalisées par un propos pareil, le trouveront horrible et brutal. Et c'est brutal. Mais la réalité, c'est que premièrement, ma tante m'aime sincèrement. Et que deuxièmement, c'est spécifiquement parce qu'elle m'aime et parce qu'elle est réaliste sur la cruauté de ce monde qu'elle me met en garde. L'origine de sa recommandation, ce n'est pas de la discrimination, pas la sienne en tout cas, mais celle des autres, qu'elle me transmet indirectement, c'est de voir le monde pour ce qu'il est, c'est spécifiquement parce qu'elle sait que la société est validiste et cruelle qu'elle veut m'en protéger, qu'elle s'inquiète pour moi et qu'elle m'encourage à ne pas me montrer comme je suis, car elle ne veut pas que je souffre encore plus. Parce que c'est la réalité, les gens ne comprennent pas. C'est encore un exemple des meilleures intentions qui cachent, sans malveillance, des discriminations incroyables. J'ai apprécié le commentaire de ma tante parce que je sais qu'elle m'aime et je sais qu'elle ne pense qu'à mon bien, et il avait aussi le mérite de reconnaître qui j'étais vraiment et mes efforts pour exister dans cette société, mais dépeignait aussi la réalité de la société tout entière. Elle me voyait dans un état qui n'est pas accepté et elle me le rappelait. Et ce n'était pas la seule, très souvent lorsque les gens essayaient de me remonter le moral ou me manifester leur amour, ils avaient ce double discours sans s'en rendre compte où ils disaient m'aimer ou m'accepter comme je suis, mais finissait par me faire des remarques : "Tu peux arrêter de te balancer ?", "Change de ton ou je m'en vais", "Tu fais une crise là ?" (alors que j'étais simplement moi-même et pas du tout en crise). Les gens prétendent tous m'accepter comme je suis mais dans la pratique, ce n'est pas si facile. Et je ne leur en veux pas, c'est difficile d'endurer ma présence ou mes comportements, surtout quand je ne peux rien réprimer ni passer dans mon filtre d'ingénierie sociale, mais cela ne fait que renforcer le fait qu'il n'y a pas de place pour moi. Encore des choses différentes qui m'amènent toujours à ce même point. Les gens pensent que je suis "suicidaire" parce que je suis triste, parce que je suis déprimé, mais ils ne pourraient pas avoir plus tort. J'ai un désir fou de vivre. Tout ce que j'ai entrepris dans ma vie le prouve. Mais je suis acculé par ce monde où je suis indésirable. Je ne me victimise pas, c'est juste ce que j'ai expérimenté toute ma vie, et ce que j'expérimente même en étant dans cette situation critique, et j'en ai assez. Tous ces efforts n'en valent pas la peine, je ne serai jamais à la hauteur. Je serai toujours indésirable si je ne me tue pas dans des efforts stratosphériques pour me mettre à un niveau acceptable pour les autres, donc quoi que je fasse, je meurs. Si je me bats, je meurs, si je ne fais rien, je meurs, tout cela est vain. C'est exactement pour ça que j'en suis là aujourd'hui et que mes bouffées suicidaires, déjà si sévères, sont devenues complètement hors de contrôle. Personne ne peut résoudre ce problème pour moi. Et personne n'a su trouver comment me sortir de cet abîme. Bien sûr que j'ai eu toutes sortes de réactions face à mes crises suicidaires, mais tout le monde a vite compris que j'étais vraiment transparent sur ce qui me posait problèmes, et après m'avoir écouté, et après avoir recherché comment les résoudre, personne n'a réussi à m'aider à trouver une réponse. Mon psychiatre est dans une impasse. Ma famille est dans une impasse. Tous mes proches sont dans une impasse. Je suis moi-même dans une impasse. J'en reviens toujours au même point. Le monde ne va pas changer. Je ne vais pas changer, et je ne peux plus faire semblant.

Dans les semaines qui ont suivi, grâce aux interventions de mon psychiatre et de mon entourage, j'arrivais à maintenir un état très précaire mais relativement stable, ce qui était en soi un exploit dont tout le monde pouvait être fier. Ma vision n'avait pas changé mais j'étais plus serein, plus confiant de pouvoir parvenir à tenir ma promesse envers Mathieu, cela m'avait apaisé un peu en ces temps difficiles. Il va sans dire que, comme je n'arrivais même pas à bouger de mon lit et que j'urinais dans des bouteilles, je n'étais absolument plus en état de travailler. Mes collègues ont été un fabuleux soutien durant cette période, ils ont contribué grandement à ma survie en me déchargeant de mon travail. J'étais dans un état trop grave et trop focalisé sur mes bouffées suicidaire pour avertir mes associés de ma situation à ce moment-là. Je redoutais qu'ils m'accablent de reproches, même si j'étais persuadé qu'ils comprendraient la gravité de ma situation avec tout ce qu'il se passait, mais j'étais trop fragile pour m'exposer à de potentielles réactions négatives qui seraient écrasantes pour moi, j'avais beaucoup trop à gérer avec mes crises et mon entourage. Mon psychiatre, ma famille et mes proches étaient évidemment tous en relation, et ils se tenaient à jour sur mon état pour m'accompagner dans les meilleures conditions. J'étais très clair avec tout le monde sur le fait que je tenais le coup pour tenir ma promesse envers Mathieu et je commençais à étudier les pistes en parallèle pour m'euthanasier après quelques mois. J'avais même contacté une association suisse à cette période pour m'accompagner et leur réponse associant l'autisme à un handicap mental m'avait fait sortir de mes gonds, donc même si je préférais à la base un suicide médicalement assisté pour éviter de me rater et de devenir un légume, j'avais finalement décidé de me suicider par moi-même. Je connais une dizaine de méthodes dont la moitié indolore, mais j'étais préoccupé par l'état dans lequel mon corps serait remis à ma famille et j'avais fini par choisir d'acheter du charbon et du ruban adhésif pour m'intoxiquer au monoxyde de carbone. J'avais même réfléchi à comment faire brûler le charbon au milieu d'un bac rempli d'eau pour éviter de mettre le feu à mon petit appartement parce que je réfléchissais à ne surtout faire aucun mal à mes voisins.

Mon psychiatre parvenait à stabiliser mon état grâce à ses médicaments, je gardais mieux sous contrôle mes crises suicidaires, ce qui, même si c'était précaire, était un énorme confort, nous revenions déjà de très loin. Cela ne réglait cependant rien à ma situation et à mon état qui ne se sont pas améliorés. Le fond du problème est toujours là. Après avoir terminé d'organiser ma fin de vie, j'avais commencé à me préparer mentalement pour en parler à ma famille. C'était très dur psychologiquement de les exposer à une nouvelle pareille, personne ne souhaite faire vivre des expériences douloureuses à ses proches. Mais après une vie à me battre, et des mois infernaux à essayer d'émerger, je savais que j'arrivais vraiment au bout de mon endurance, et j'avais peur de passer à l'acte sans qu'ils aient été informés, ce qui représentait un scénario que je jugeais ignoble de ma part. Je ne voulais pas leur laisser le poids de ma décision sur les épaules, avec mille interrogations et culpabilités, cela aurait été profondément cruel et très irresponsable, alors j'ai commencé à expliquer la situation à ma famille et nous avons pu nous réunir pour passer de beaux moments ensemble pendant que nous le pouvions encore. C'est aussi pour cette raison que j'ai réuni mes dernières forces pour écrire ce témoignage, pour qu'ils puissent comprendre ce que j'ai traversé, qu'ils ne sont pas responsables de ma situation et qu'il n'y a rien de plus qu'ils auraient pu faire pour m'aider.

La réaction de mes proches et de ma famille

J'ai eu toutes sortes de réactions de la part de ma famille mais j'ai été très surpris par la compréhension dont ils m'ont fait part. Au final, presque tout le monde a fini par arrêter de tenter de me convaincre que la vie était géniale, surtout après avoir essayé de résoudre mes difficultés à mes côtés sans trouver de solutions. J'ai vraiment apprécié leur immense respect dans ce que je traversais, car même s'ils n'étaient de toute évidence pas en accord avec ma décision, ils comprenaient ce que j'exprimais. La plupart savaient déjà que je me battais comme un fou depuis l'enfance mais ils ont vraiment découvert à quel point à ce moment-là. Ils savaient déjà que j'étais autiste mais cela a été l'opportunité pour moi de m'ouvrir sur ma toxicomanie et ma longue lutte contre le suicide, ce qui leur a aussi permis de mieux comprendre et accepter ma situation.

Une de mes tantes m'a fait un chantage au suicide, parce qu'elle était désespérée de ne pas trouver de solution et que c'était sa façon de me "retenir", mais je lui avais répondu très simplement que si l'amour pour elle était de me demander de continuer de souffrir juste pour l'accommoder, je ne partageais pas cette définition de l'amour. Elle a complètement changé d'approche par la suite et m'a soutenu à son tour. Et, que ce soit clair, aucun membre de ma famille n'a soutenu ma démarche de me suicider, mais nous nous savions tous dans une impasse alors ils m'ont soutenu dans ce que je traversais et ils ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour me remonter le moral, pour m'aider au jour le jour, ils ont fait tout ce qu'ils ont pu pour améliorer ma qualité de vie comme ils le pouvaient pour ces dernières semaines.

Je ne sais honnêtement pas pourquoi un tel niveau de compréhension de leur part était si inattendu pour moi. Probablement parce que tous mes souvenirs avec eux sont trop cristallisés, trop vifs, parce que mon passé avec eux est encore le présent pour moi, que je traine leurs rejets et leurs "bonnes leçons" encore aujourd'hui. Mais j'en avais oublié qu'ils m'avaient vu grandir aussi, qu'ils m'avaient vu me dépasser. Ils étaient très fiers de moi. Me retrouver dans un tel état et les exposer à une situation aussi spéciale, vraiment très particulière à vivre au sein d'une famille, nous a permis d'avoir des conversations très sincères et profondes, de se dire ce qu'on avait sur le cœur, de se dire au revoir. À ce moment-là, ma famille proche était déjà bien au courant de ma situation et c'était surtout une question de temps, nous n'avions aucune visibilité de ma survie, certainement pas moi, et j'essayais de grappiller le maximum de jours devant moi mais je ne m'imaginais pas tenir plus de quelques semaines. L'une de mes tantes asiatiques m'a exprimé que mon suicide serait quand même une épreuve traumatisante pour les enfants et lorsqu'elle m'a parlé de ça, cela m'a énormément préoccupé parce que j'étais trop concentré à gérer mon quotidien pour avoir considéré cet aspect, cela ne m'avait même pas traversé l'esprit une seule fois. D'autres membres de ma famille partageaient cet avis et je trouvais cette inquiétude tout à fait fondée, donc j'avais pris la décision de partir me suicider à l'étranger et nous nous étions entendus pour dire aux enfants et à mes petits-frères et sœurs que j'étais simplement parti en voyage, et qu'ils seraient informés de mon décès lorsqu'ils seraient en âge. Peut-être que cela dérangera certains lecteurs mais c'est peut-être là une simple différence culturelle, je ne suis pas surpris que cette suggestion soit venue de ma famille laotienne, les asiatiques me semblent plus vigilants aux narrations intrafamiliales que les européens, mais c'est juste un sentiment personnel, je n'ai aucune expertise en la matière. En tout cas, je trouvais ça très bien que nous puissions parler de ma situation librement et qu'ils expriment ce qui pouvait les préoccuper. Ma tante Kally m'avait demandé de garder ma pièce d'identité et les numéros de téléphone de la famille sur moi pour qu'elle soit informée immédiatement de mon décès et je trouvais ça tout à fait normal, donc j'avais accepté de le faire. Malgré la grande différence entre ma famille laotienne du côté de ma mère et franco-russe du côté de mon père, tout le monde a été très compréhensif et soutenant. C'était honnêtement très apaisant. Probablement ce qui m'a le plus apaisé d'ailleurs, dans tout cet enfer, était de savoir qu'ils étaient à mes côtés dans cette épreuve jusqu'à la fin, même si nous étions tous impuissants. Ils ont été présents et bienveillants jusqu'au bout, c'est tout ce qui comptait. Il n'y avait rien besoin de plus.

Ma famille asiatique m'a organisé une très chouette soirée pour "mon départ en voyage", pour que je puisse dire au revoir à tout le monde, c'était vraiment un moment très touchant. Cela m'a beaucoup ému de tous les voir une dernière fois, de les serrer dans mes bras, de discuter avec eux. Ma mère était là, mes frères et sœurs, oncles et tantes, mes cousins, j'étais vraiment heureux de tous les voir. Certains étaient venus de loin et cela m'avait vraiment fait plaisir qu'ils aient fait le déplacement. Personne n'a abordé le suicide, de toute façon les enfants étaient là donc ce n'était pas approprié de parler de ça et il n'y aurait pas eu grand chose à dire non plus de toute façon. Le plus important était qu'ils soient là. J'ai pu profiter des gens que j'aime et qui m'aiment profondément, cela m'a fait beaucoup de bien.

Du côté de ma famille franco-russe, c'était vraiment très bien aussi. Il y avait ma tante Kally, son mari et ses trois enfants, ainsi que mon grand-frère. Nous pensions à ce moment-là que c'était la dernière fois que nous nous voyions, alors que c'était notre avant-dernière fois en réalité, j'étais vraiment dans un état exécrable et j'avais accéléré nos retrouvailles car je sentais que je ne tiendrais pas plus de quelques jours, quelques semaines au mieux, donc qu'il était important que nous puissions nous dire adieu. C'était vraiment très bien de nous réunir et d'en discuter aussi ouvertement ensemble, qu'ils comprennent que rien n'étaient de leur faute, de les préparer psychologiquement, de nous dire ce que nous avions sur le cœur. Mon frère était furieux, il avait explosé de colère, m'avait reproché de recommencer encore et toujours à ne pas faire assez d'efforts, à m'apitoyer sur mon sort, qu'il n'en pouvait plus de mes conneries, que mon autisme était une excuse, qu'il n'en pouvait plus de mes comportements de merde, ce qui avait provoqué des réactions très fortes de la part des autres membres de ma famille. Pour ma part, je ne disais pas grand chose, j'essayais simplement de calmer tout le monde. Ma cousine était vraiment très choquée par les propos de mon frère et essayait de lui faire comprendre qu'il me reprochait des comportements que je ne choisissais pas, et une situation que je ne choisissais pas, mais elle et lui ne s'écoutaient pas vraiment et ils s'époumonaient l'un contre l'autre. Je disais à ma cousine de se calmer, même si intérieurement je la remerciais de prendre cela à coeur, j'expliquais qu'il n'y avait pas à débattre sur ma situation et qu'elle n'avait pas besoin de me défendre. Mon frère était vraiment énervé contre moi et dans sa colère, il vomissait quantité de situations de notre enfance qui l'avaient rendu furieux, que j'avais toujours fait "chier mon monde" dans le camping dans lequel nous allions l'été, que je disais "toujours de la merde", que je "refusais de m'intégrer", que je "me plaignais tout le temps de tout", etc. C'était assez stupéfiant de l'écouter énumérer de lui-même tous mes comportements autistiques qui l'avaient contrarié toute sa vie et je trouvais extraordinairement ironique qu'il utilise spécifiquement mes troubles autistiques pour me reprocher de m'en servir, pour expliquer ce que je traversais et l'épuisement dans lequel je me trouvais, et que ce n'étaient pas des motifs valables à ses yeux pour me suicider. Ma tante lui a justement fait remarquer l'ironie dans ses propos et a elle-même continué les exemples de mon frère, dont certains m'avaient laissé sans voix parce je ne les avais jamais remémorés et, au fur et à mesure qu'elle les énonçait, je revisualisais parfaitement tous ces moments dont elle parlait. Par exemple, elle avait cité ma période où je laissais des verres d'eau dans toutes les pièces de la maison et que cela rendait tout le monde chèvre, parce que je refusais catégoriquement de manger ou de boire toute denrée qui avait été en contact avec le moindre être vivant. Cet échange familial avait été très intéressant à mes yeux, et de chaque côté, je trouvais les exemples très bons. Du côté de mes sentiments, je n'étais pas du tout offensé par les attaques de mon frère, il a toujours eu sa propre perspective vis-à-vis de moi et même si cela me rend malheureux qu'il n'ait jamais accepté qui je suis, jusqu'au bout, je sais qu'il m'aime et il sait que je l'aime, et je pense que ses attaques avaient pour origine son chagrin vis-à-vis de ma situation et son impuissance face à mon état, qu'il cherchait à créer un "électrochoc" pour que je me "réveille" car de son point de vue le problème a toujours été moi, avis que je partage aussi, il croit juste encore que j'ai la capacité de "changer" par moi-même, ce que j'ai essayé toute ma vie et ce dont je ne crois juste plus du tout aujourd'hui. Croyance que je ne recommande d'ailleurs à personne. En tout cas, la réaction de mon frère m'a profondément attristé, ce n'était ni pour la forme, ni pour le fond, mais parce que son énumération de tout ce qu'il me reprochait et sa colère vraiment intense contre moi illustraient tout le ressentiment qu'il avait accumulé à travers les années, alors que nous ne vivions plus ensemble depuis 15 ans, ce qui en dit long sur la profondeur de ses griefs à mon égard. Honnêtement, j'ai toujours su que mon frère avait souffert de ma présence en grandissant avec moi, c'était flagrant déjà lorsque nous étions enfants. La violence ou la cruauté de mon frère, j'en étais l'origine. Je ne le trouvais pas violent ou cruel avec les autres personnes. C'était avec moi qu'il était monstrueux, et c'était moi qui faisais ressortir ce monstre en lui parce que tout ce que je dis ou fais l'insupporte. L'usure de l'autisme dont je parlais, mon frère a été en première ligne, je l'ai exaspéré à des niveaux stratosphériques. Et cela a toujours été insupportable pour lui d'endurer mes comportements ou mes propos incompréhensibles, je suis juste trop différent de lui, trop marginal, trop fragile. Et l'écouter et le voir dans un tel état m'a vraiment fait comprendre à quel point il avait souffert à cause de moi. Souffert de ce que j'étais, mais souffert aussi de l'attention particulière qu'on me portait, des soins spécifiques qu'on m'accordait, du temps en plus, de la compréhension en plus, autant de choses importantes pour un enfant que je lui ai, factuellement, volé. Je ne me mets pas cette responsabilité sur les épaules, nous étions tous deux des enfants, mais sa réaction m'a vraiment fait réaliser à quel point cela avait été difficile pour lui de grandir avec moi, l'enfant "fragile", l'enfant "capricieux", l'enfant "hystérique", l'enfant "fatigué", l'enfant "qui est chiant avec tout le monde", l'enfant "bizarre", l'enfant "qui ne veut jamais sortir", l'enfant "qui chiale tout le temps pour rien". Alors qu'il est né dans le même contexte difficile que moi. C'était injuste qu'il se retrouve avec moi sur le dos en plus du reste. Je ne suis pas une victime dans ce témoignage, je suis juste moi, je parle de mes préjudices mais j'essaie aussi de communiquer le fait que les préjudices ne concernent pas que moi. Elles ne sont pas l'apanage de la personne autiste. Il y a beaucoup de préjudices pour les collègues, pour les amis, pour la famille. Et je pense que mon frère a énormément souffert de m'avoir pour frère, et même s'il se lâchait énormément sur moi, s'il était abusif physiquement et mentalement, il n'était qu'un enfant, il n'avait pas de recul sur son comportement, c'était peut-être un jeu, des plaisanteries parfois, des défouloirs souvent, il pouvait être sadique et cruel mais il n'allait jamais dans les extrêmes, il ne mettait pas ma vie en danger, et d'ailleurs lorsqu'il dépassait les bornes, je faisais des crises si sévères et incontrôlables que c'est lui qui s'enfuyait. Mais globalement, il prenait aussi beaucoup sur lui dans de nombreuses situations et il était même parfois un frère vraiment aimant, je le voyais essayer, en tout cas. Dans les situations les plus extrêmes, il n'y avait aucune ambivalence ou hésitation, c'était mon grand-frère. Il m'a toujours défendu lorsque nous étions dans des situations critiques, et nous en avions traversé quelques unes lorsque nous étions petits, il a frappé un adulte qui était en train de m'étrangler pour le forcer à lâcher prise - j'avais encore dû dire une chose inappropriée à un moment inapproprié - puis lorsque nous nous sommes enfuis dans la forêt, il ne m'a pas abandonné alors que j'étais blessé au genou et que je saignais. Il était souvent horrible avec moi mais il a toujours assumé vaillamment son rôle de grand-frère dans les situations difficiles que nous avons traversées ensemble. Je n'ai jamais eu la relation que je voulais avec mon frère, et nous avons énormément de choses à nous reprocher mutuellement, mais nous avons un lien inaliénable et, même si nous avons l'air de nous détester aux yeux de tous, nous nous aimons vraiment et nous le savons. Personnellement j'ai toujours cherché à créer un pont avec mon frère, à échanger avec lui, mais les discussions se dégradent de façon imprévisible et il se met rapidement en colère, c'est très difficile pour moi de parvenir à communiquer avec lui. Mais il n'était pas le seul responsable non plus de cette difficulté de communication, c'est aussi impacté par le préjudice de mon autisme et de l'asymétrie dans le traitement que nous recevions des autres, nous avons été aimés aussi fort l'un que l'autre, mais je recevais indéniablement plus d'attention et de patience, et j'ai observé que cette différence de traitement a persisté dans le temps, et même à travers les générations. Les enfants de ma tante sont beaucoup plus patients avec moi qu'ils ne le sont avec mon frère. Ils ne me coupent presque jamais la parole alors qu'ils coupent souvent celle de mon frère. Ils sont plus doux avec moi. Bon évidemment, je suis moins expressif que mon frère, beaucoup moins passionné et pas colérique du tout dans des conversations argumentées, ce qui joue forcément, les gens se comportent différemment en fonction des personnalités qu'ils ont en face d'eux, donc la relation que mon frère a avec les autres n'est pas ma responsabilité, mais je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a une influence et un impact quelque part, que de son côté, cela doit être vraiment difficile de voir à travers les décennies que je bénéficie toujours d'un meilleur traitement que lui de la part des membres de ma famille, de voir qu'ils lui sautent à la gorge dès qu'il dit quelque chose et que ces mêmes personnes me laissent tout le temps de m'exprimer sans m'interrompre. Je pense que cela n'a pas aidé vis-à-vis de sa frustration et de son animosité envers moi, d'autant plus que nous n'avons pas des avis très divergents lui et moi, juste des façons de communiquer totalement différentes, ce qui ne fait que renforcer une forme de double standard entre mon frère et moi car nous pouvons parler des mêmes sujets et avoir pourtant des réactions très différentes de la part de notre entourage. Enfin, tout cela n'est que mon ressenti et je n'essaie vraiment pas de lui trouver des excuses, mais je pense qu'il illustre aussi les difficultés que peuvent endurer les frères et sœurs de personne autiste, sa colère et ses reproches ne sont certainement pas gratuits, et je pense que c'est une partie très sous-évaluée dans les familles, invisibilisée aussi. C'est un aspect qui mériterait plus de documentation et de considération, car les frères et sœurs de personnes autistes ont aussi beaucoup de choses à surmonter. Pour revenir à la conversation familiale, les choses se sont apaisées ensuite après que mon frère, ma cousine et ma tante aient fini de s'exprimer. Personnellement je n'avais pas grand chose à dire, j'avais juste essayé de réexpliquer à mon frère mon épuisement, ce à quoi avait ressemblé mes dernières années, que j'aurais aimé avoir réalisé les groupes d'entraînement aux habilités sociales enfant, que cela m'aurait peut-être aidé, mais qu'en tout cas, cela avait été trop tard pour m'aider dans l'état dans lequel j'étais déjà. Il m'avait demandé pourquoi je ne me suicidais pas tout de suite et j'avais expliqué où j'en étais et comment avait évolué ma situation ces dernières semaines, évolution tout à fait inattendue et surprenante.

Ma tante Kally, bien qu'elle avait ses propres combats à mener contre le cancer, avait tout de suite été mis dans la boucle avec mon psychiatre et suivait ma situation de très près. Elle avait été là aussi à des moments vraiment critiques, et elle avait suivi ma longue détérioration, ma charge de travail, la perte de mes bureaux, la menace d'être licencié par Hisham, ma séparation, mon overdose, mon passage à l'hôpital, les prises de médicament, elle s'assurait que je sois accompagné à la maison, elle veillait vraiment à ce que les choses se passent le mieux possible pour moi malgré le fait qu'elle soit à l'autre bout de la France. Elle savait donc où j'en étais et que mon état ne s'améliorait pas, que j'arrivais au terme de ma promesse envers Mathieu et que c'est d'ailleurs pour cette raison que j'étais venu leur faire mes adieux, mais je lui avais aussi expliqué les conversations qui avaient eu lieu avec mes tantes asiatiques et ma décision de ne pas exposer les enfants à mon suicide en France. Ma tante Kally avait vraiment une façon particulière de parler avec moi, comme le faisait ma grand-mère Grandine, je ne sais pas bien comment décrire cela mais elles avaient toutes les deux une façon d'essayer de percer mon pragmatisme en usant un maximum de propositions, en essayant de glisser des choses qui pourraient "passer" dans mon monde rationnel à l'extrême. Des réflexions pour "pirater" mon mode de pensée en quelque sorte. Et Kally avait vraiment tout essayé pour tenter d'éviter que je me suicide ou de gagner du temps, elle m'avait fait des dizaines de requêtes, que j'avais toute refusées, je n'avais aucune intention de lui mentir et je n'allais certainement pas m'engager à quoi que ce soit dans l'état dans lequel j'étais. Je n'avais une visibilité que de quelques semaines. Nous nous creusions les méninges ensemble mais ne trouvions aucune suggestion pour me donner une motivation à vivre. Et de façon inattendue, elle a réussi à trouver une façon de prolonger ma vie sans me faire changer d'avis au final. Piratage réussi. Tout comme ma grand-mère m'avait fait gagner du temps en me demandant quel était le sens de l'eau, Kally m'avait demandé de façon très simple : "Est-ce que tu te sens capable de ne pas te suicider dès le premier jour que tu arrives à l'étranger ?" et tout comme ces autres requêtes, j'avais étudié la question sérieusement, et de toutes les demandes qui m'avaient été faites, c'était la seule que je trouvais raisonnable. Elle ne m'engageait à rien sur la durée, elle n'était pas coercitive, et elle avait l'avantage de coïncider avec la requête du côté de ma famille asiatique. Je lui avais répondu que oui, je m'en sentais capable. Elle avait été surprise par ma réponse, probablement parce que j'avais passé l'après-midi à lui dire non à chacune de ses propositions et qu'elle s'attendait à se reprendre un mur. Elle était devenue très heureuse d'un seul coup, très satisfaite, et j'étais content moi-même de pouvoir lui accorder quelque chose qui la satisfasse et qui soit à ma portée. Je ne voyais franchement pas la différence, je pouvais toujours me suicider le second jour, mais en réalité à ce moment-là, je n'avais pas réalisé à quoi cela m'engageait réellement. Cet accord était l'aboutissement d'un long après-midi de recherche, et ne semblait vraiment rien, mais j'ai vraiment été décontenancé après coup de réaliser à quel point ma tante plaçait ses espoirs dans ce départ. Rien n'a changé de ma situation, de mon épuisement, de mon désir de paix, aussi sombre en soit le coût. Mais de son côté, elle était soudainement optimiste d'une manière disproportionnée pour ce qui ne me paraissait être que 24 heures de gagnées. Et plus elle m'en parlait, et plus j'y réfléchissais, et plus ma perspective sur mon départ commençait petit à petit à changer.

Lorsque mon frère m'a demandé pourquoi je ne me suicidais pas tout de suite, je lui ai dit la vérité. Aussi ubuesque soit-elle. Que tout ça avait été une succession de promesses. Que j'avais promis à Mathieu de ne pas me suicider les mois qui suivaient notre rupture, même si mon frère ne comprendrait jamais pourquoi j'avais pu lui faire une telle promesse tant elle est invraisemblable. Que j'arrivais au bout de cette promesse et puis qu'avant de passer à l'acte, en disant au revoir à la famille, qu'en discutant avec nos tantes, nous trouvions mieux de dire que je partais en voyage, ce que je trouvais, honnêtement, être une idée pratique et jolie à la fois, je trouvais ça plus propre, cela m'allait très bien. Et puis que Kally m'avait demandé si je pouvais faire l'effort de ne pas me suicider dès que je mettais un pied hors de France, ce que j'avais accepté de faire. Mais je n'en étais pas seulement resté à cet accord là, j'avais exprimé à mon frère ce que je n'avais exprimé à personne à ce moment-là, même pas à mon psychiatre, c'était presque une réalisation sur le coup. C'est que déjà, je ne supportais absolument pas de me voir dans une telle déchéance et avec de telles incapacités, que c'était insoutenable pour moi de me voir mourir dans un état aussi lamentable alors que je m'étais battu toute ma vie, et qu'ensuite, même si je n'ai vraiment aucun espoir pour moi, j'avais remarqué que les espoirs et la compréhension de toute la famille m'avaient vraiment surpris, et c'était sincère, j'étais vraiment surpris de ce que je ressentais. J'étais submergé par leurs propres fantasmes sur ce départ, leurs propres espoirs. Ils voulaient tous que je vive, et ils me demandaient de le faire mais voyaient bien que je ne savais plus comment faire pour continuer, surtout si démuni et dans de telles incapacités. Et c'est là tout le génie de ma tante, elle est parvenu après beaucoup d'essais et d'efforts à trouver un scénario que mon cerveau ultra rigide puisse accepter comme viable. C'était un gros changement de perspective et de projet, je ne partais plus pour mourir dès mon arrivée, mais je partais pour essayer de survivre un jour de plus. Cette promesse ne me paraissait rien du tout mais elle était un retournement de situation et de logique assez phénoménal, et j'étais très surpris que ma tante soit parvenu à "pirater" mon cerveau. Cela n'a l'air de rien, ou cela a l'air peut-être évident, mais j'avais vraiment abandonné depuis longtemps. Il n'y avait aucun projet dans ce départ, c'était juste pour la convenance de ma famille, il n'avait aucun autre but ou sens pour moi. Et de faire cette promesse à ma tante, additionné à tous les espoirs de ma famille, m'a vraiment relevé la tête. Je n'ai pas gagné une once d'énergie, je ne sais pas du tout comment cela va se passer, surtout avec mes incapacités et l'état déplorable dans lequel je suis, mais j'ai eu la sensation de regagner une certaine dignité. Je me voyais mourir dans mon état de décomposition et de déchéance actuelle, c'était difficile d'imaginer mourir d'une autre manière de toute façon vu que je n'ai aucune force ou moyen d'inverser ma dégradation, mais ma tante m'avait ainsi donné l'opportunité de partir la tête haute, de partir comme j'avais vécu, en me battant. Et même si je suis très réaliste sur mes forces, j'aime profondément cette idée, celle d'être défait en me battant jusqu'au bout. Cela doit paraître incroyable stupide ou invraisemblable mais il n'y a pas grand chose à ajouter, c'est juste comme ça que cela s'est passé avec ma famille. Et cela n'a l'air de rien mais la façon dont ma tante a réussi à changer ma perspective pour que j'essaie d'entreprendre sérieusement ce dernier combat était vraiment brillante, parce que personne n'était arrivé à changer ma vision des choses jusque là, aucun médecin, aucun ami, aucun autre membre de ma famille. Les deux femmes qui m'ont élevé me connaissaient vraiment sur le bout des doigts. Vu l'état dans lequel je suis aujourd'hui, je suis convaincu que ce sera un fiasco total, mais je suis très déterminé à honorer les espoirs de ma famille, et à me faire honneur aussi, à partir dignement. Car il faut dire que mon quotidien est vraiment dépourvu de dignité ces derniers mois. L'important est que je me batte jusqu'au bout, et même si je suis une ruine, cette seule pensée me séduit. Ma tante Kally a vraiment été exceptionnelle de parvenir à m'engager sur une promesse qui ne m'engageait à rien, et a faire bouger ma perception sur ce départ à l'étranger. Je suis vraiment fasciné car c'est un exploit à mes yeux, tant tout le monde a essayé sans relâche sans trouver aucun moyen.

Pour terminer, ma famille est très dysfonctionnelle, et elle n'a pas toujours été à la hauteur, aucune famille ne l'est, aucune personne ne l'est, moi le premier. Mais aussi dysfonctionnelle soit-elle, je n'ai rien à envier aux autres familles, parce que la mienne est baignée d'amour, aussi compliquées soient les relations entre les uns et les autres. Je considère avoir eu une chance inouïe d'être née auprès d'eux, car même si les choses étaient loin d'être parfaites, je sais qu'ils m'aimaient et qu'ils faisaient de leur mieux, et je n'aurais pas choisi d'autres parents, d'autres tantes et oncles, d'autres frères et soeurs, je n'aurais pas choisi une autre famille si j'en avais eu choix.

La réaction de mes associés

Cette section est celle que j'ai rédigé en dernier. Mon état s'est significativement dégradé ces dernières semaines et cela a affecté la qualité de ma rédaction. Je suis souvent inintelligible et je me perds dans des spirales infernales de réflexions et de descriptions ultra détaillées sans doute épuisantes. Ce chapitre est sans doute très laborieux à lire, peut-être devriez vous le sauter et directement lire la partie suivante : la réaction des bénévoles de mon association. Je m'excuse par avance si vous persévérez dans la lecture de cette partie mais elle est probablement l'une des plus importantes et significatives de ce dernier chapitre de ma vie, je regrette de ne pas avoir l'énergie de la relire et de la rendre plus lisible.

Réaction de Hisham

Je n'avais pas imaginé qu'un chapitre entier s'inviterait à la dernière minute dans mon témoignage mais il me semble impossible de ne pas rapporter ces événements tant ils cristallisent ma situation aujourd'hui, et sans aucun doute celle de beaucoup d'autres personnes autistes. Il s'agit du déni de mon autisme et de ma situation par l'un de mes associés, Hisham.

Mon quotidien était une véritable guerre pour survivre. Tous mes proches, mes médecins, ma famille et mes collègues s'étaient organisés pour me protéger le mieux possible, me faire à manger, veiller à ce que je ne sois jamais seul, garantir ma survie. Je n'étais absolument pas en capacité de gérer quoi que ce soit, j'étais catatonique 95% du temps, la priorité pour mes proches était de me maintenir en vie par tous les moyens, et à titre personnel ma seule priorité était de ne pas trahir la promesse que j'avais faite à Mathieu, puis à ma tante Kally. Je voulais gagner autant de temps que je le pouvais. Il a fallu un certain temps avant que je retrouve le minimum vital de mes fonctions pour être en capacité d'informer de ma situation à des personnes extérieures à mon cercle intime ou médical, notamment mettre à jour mes associés de ma situation. Je me débattais beaucoup trop pour survivre jusque là et j'étais très soucieux, à juste titre, qu'ils me déséquilibrent et aggravent ma situation précaire. Ils ont été les premiers informés après mon cercle proche et leur réaction m'a mis dans un danger extrême. Je leur ai fais parvenir un mail qui expliquait de façon exhaustive ma situation en trois parties : la première les actualisait sur mes dernières semaines, la seconde concernait le futur pour les entreprises que nous avions en commun et la troisième était une partie que j'avais signalé comme facultative qui donnait un historique plus complet sur ma vie et sur les raisons pour lesquelles je me retrouvais dans cette situation aujourd'hui. J'avais pris soin de leur rappeler dans l'introduction que cette situation était à prendre très au sérieux, et j'avais même fait référence à l'épisode où j'avais menti à Hisham dix ans plus tôt pour qu'il ne se dise pas que j'étais en train de refaire une dissociation alors que cela n'avait rien à voir et qu'il prenne vraiment la mesure de la gravité de la situation. Je leur avais d'ailleurs fourni les coordonnées de ma famille et médecin, pour qu'ils puissent échanger avec eux s'ils avaient des questions et avaient besoin de plus d'informations (69). Il faut noter que plusieurs de mes proches avaient relu mon email et m'avaient presque tous dissuadé de leur donner les informations sur ma vie privée (70), mais il m'était totalement inacceptable de leur cacher quoi que ce soit alors même qu'ils avaient des décisions importantes à prendre pour leurs entreprises et vis-à-vis de moi. Je trouvais que faire de la rétention sur des informations était une forme de manipulation et, même si cela me desservait grandement, je préférais que mes associés prennent leurs décisions en leur âme et conscience en ayant toutes les cartes en main. Je pensais m'être préparé à toutes les possibilités mais, encore une fois, j'étais loin du compte. Dans la seconde partie de mon mail, je leur expliquais la promesse que j'avais faite à ma famille et je cherchais un moyen d'être autonome financièrement pour les jours suivants mon départ, pour que ce projet soit un minimum viable, alors je leur ai demandé s'il était possible de prendre une partie de mon salaire pour le reverser à mes collègues et de me permettre de garder le reste pour que je puisse en vivre. Ce n'était pas une demande réaliste du tout, elle n'a aucun sens pour les gens normaux, mais je n'avais rien à perdre à leur demander s'il était possible de trouver une manière que je ne me retrouve pas sans rien, pour pouvoir partir plus sereinement. La demande était certes illégitime mais après 10 ans à travailler pour eux et d'avoir tout érigé à la sueur de mon front, je ne me sentais pas illégitime de simplement la poser, de voir s'ils envisageraient de mettre quelque chose en place pour m'aider par rapport à ma situation. Lorsque j'ai fait cette demande, j'étais incapable - toujours aujourd'hui d'ailleurs - de m'occuper de mes papiers et je ne savais pas du tout si j'allais pouvoir recevoir une aide ou protection de l'État, ni quelle serait sa nature. Ne pas être en capacité de traiter cela alors que c'était urgent, et que j'étais déjà en train de tout perdre du jour au lendemain, était une situation qui me rendait extrêmement anxieux et c'est pour cette raison que je cherchais à trouver un accord avec mes associés pour espérer obtenir une rémunération qui me permette de partir plus sereinement, de me donner les moyens de réaliser ma promesse dans les meilleures conditions possibles. Après avoir expliqué ma situation et leur avoir fait différentes propositions, j'avais vraiment mis l'emphase sur le fait que je respecterais toutes les décisions qu'ils prendraient quoi qu'il arrive. Je l'avais toujours fait jusqu'à présent et je continuerai à le faire. Ils étaient aussi des victimes collatérales, et je ne voulais pas ajouter la moindre difficulté à une situation déjà extraordinairement difficile. Mon mail ne contenait aucun élément conflictuel, aucun chantage, aucune négociation, tous les pouvoirs étaient entre les mains de mes associés, et de toute façon vu ma situation, j'étais concentré sur une seule chose, survivre au jour présent et tenter d'honorer ma promesse envers ma famille, donc il était parfaitement clair que je cherchais une résolution apaisée pour tout le monde, si possible la plus rapide possible vu que j'avais une visibilité extrêmement réduite à ce moment-là, je ne me voyais même pas survivre à quelques semaines près.

J'avais prévu tous les scénarios possibles suite à mon mail et j'étais parfaitement prêt à accepter chacun d'entre eux. Une réponse "sociale" qui accepterait de trouver un moyen pour me rémunérer d'un petit quelque chose, ou sinon une réponse "entrepreneuriale" qui me dirait respectueusement que ce n'était pas possible. Mes proches et moi pensions que ce serait la seconde, et je n'y voyais aucune malveillance d'aucune sorte, ce sont des entrepreneurs, et je n'attendais pas de grand geste de leur part. Je reconnais cependant que j'avais un maigre espoir qu'ils me donnent une petite aide financière, mais je ne comptais pas dessus. Mais au final, cela n'a été ni la première réponse, ni la seconde. Ils ont trouvé une troisième réponse que je n'avais absolument pas anticipé, qui m'a complètement pris au dépourvu et qui m'a mis sérieusement en danger.

Déjà avant leur réaction, une période de sept jours s'est écoulée (pour information, l'objet de mon mail était "Je suis dans une situation critique") et je ne comprenais pas pourquoi mes proches ou mon psychiatre n'avaient aucune nouvelle d'eux, car nous étions tous suspendus à leurs décisions pour pouvoir avancer rapidement vis-à-vis de ma situation urgente. Mon psychiatre attendait leur retour pour activer des protocoles importants et ma famille avait besoin de savoir si mes associés allaient m'aider ou non à maintenir un revenu (ce qui, je rappelle, n'est pas leur rôle et ma demande n'était pas légitime en soi) afin qu'elle puisse urgemment s'organiser pour me mettre à l'abri, car j'avais des charges et des crédits sur le dos mais je n'allais plus avoir de revenus. L'attente chaque jour, je dirais même chaque heure, aggravait clairement mon état déjà épouvantable, mais ce n'était pas une situation anodine et je comprenais qu'ils prennent le temps de réfléchir à ce qu'ils voulaient décider pour leurs entreprises et pour moi. Le lendemain de mon mail, Joseph m'avait sollicité pour l'une de ses entreprises et je m'étais retrouvé à lui répondre comme si de rien n'était, je me disais simplement qu'il n'avait pas encore lu mon mail. Je n'avais même pas été capable de lui dire que je n'étais pas en état du tout de faire ce qu'il me demandait, et pourtant je m'étais retrouvé à lui répondre sur du travail comme si de rien n'était, c'était vraiment aberrant vu ma situation. Mes proches étaient furieux contre moi mais je ne voulais pas que Joseph et Hisham se disent que j'ignorais leur demande, alors que j'avais franchement des priorités plus importantes que leur bonne grâce. Puis quelques jours plus tard, Hisham m'avait demandé un contact professionnel auprès d'une entreprise. Et bêtement encore une fois, je m'étais retrouvé à l'aider pour retrouver ce contact alors que j'étais complètement déglingué (mais pour sa défense, il était possible que cela fasse 5 jours qu'il n'avait pas lu ses mails, même si c'était peu probable, c'était possible). J'avais quand même trouvé le courage de dire à Hisham de lire ses mails urgemment et de lui répéter que j'étais dans une situation grave (71). Il m'avait dit alors être en train de lire mon message mais ensuite, je n'ai plus eu de nouvelles de lui pendant quelques jours. Puis, tôt un mercredi matin, il m'a demandé les coordonnées de Jean, directeur de notre média, sans me dire bonjour ou me demander si j'allais bien. J'étais scié mais honnêtement j'étais heureux qu'il se manifeste enfin vue l'urgence de la situation, je lui avais donné aussitôt les coordonnées de mon collègue Jean.

Mon collègue m'a contacté immédiatement après avoir discuté avec Hisham, il était très choqué par ses propos et son attitude à mon égard. Hisham lui avait affirmé qu'il ne me faisait pas confiance et qu'il ne croyait pas à ma situation, ni au contenu de mon email. Il a déclaré par ailleurs qu'il ne pouvait pas croire que j'avais subi des abus, en tout cas sexuels, parce que je ne lui en avais jamais parlé auparavant, ce qui est une phrase à elle-seule d'une dangerosité extrême pour n'importe quelle victime. Je reformule comme si elle m'était adressée : "Tu ne t'es jamais fait abuser parce que tu ne m'en as jamais parlé". 10/10 sur l'échelle de la mégalomanie de Hisham qui doit tout ramener à lui, 0/10 sur l'échelle de l'humanité. Il a également affirmé qu'il n'aurait jamais dû m'autoriser à aller chaque semaine à mes séances d'entraînement aux habilités sociales avec les autres autistes car, selon lui, cela m'aurait convaincu "que je n'allais pas bien". Là aussi, phrase extraordinaire. Comme si apprendre à mieux sociabiliser et interagir avec les gens pouvaient nous transformer en autiste suicidaire, c'est un raisonnement complètement stellaire mais qui reflète encore une fois à merveille l'ignorance et la perception de l'autisme chez la majorité des personnes, qu'il considère comme étant psychologique et non neurologique, et l'idéologie que la force de l'esprit par elle-seule peut tout résoudre, même les handicaps, et que donc l'esprit est forcément l'origine du problème. Il a dit ne pas croire à mes crises autistiques car il n'aurait jamais vu m'en faire une, alors même qu'il est parfaitement au courant que je m'enferme dans les toilettes pour cela et que je fais attention à bien me comporter en sa présence, et tout le monde sait cela au travail. Il ne peut pas nier être au courant puisque je lui en avais parlé dans ma lettre sur le suicide et mon autisme, il m'avait même félicité de gérer cela si bien une fois, et d'ailleurs également félicité pour le témoignage que j'avais publié sur ma journée-type qui en parle également, c'était ridicule qu'il affirme aujourd'hui soudainement ne pas y croire, d'autant plus sous prétexte qu'il ne l'aurait "pas vu de ses propres yeux". C'est incroyablement ironique et dangereux, parce que c'est le premier à attendre de moi que je m'adapte le mieux possible, quitte à me briser en mille morceaux, mais par contre, quand ça l'arrange, c'est quand même de ma faute pour avoir fait ces efforts-là en premier lieu. Il n'y a pas de doute que j'ai fait des efforts extraordinaires pour cacher à tout prix mon handicap aux autres, et c'est une double peine de m'en voir reprocher cela, surtout de la part de Hisham. C'est précisément une des raisons pour laquelle j'en suis là aujourd'hui. Il me reproche donc de ne pas avoir eu un handicap assez visible, à ses yeux, donc en fait, quoi que je fasse, je serai toujours attaqué, toujours en faute. Pour avoir fait trop d'efforts, pour ne pas en avoir fait assez, pour m'être adapté, pour ne pas m'être adapté. C'est ridicule tant c'est inextricable. Je ne m'en sortirai jamais. Mais même si son commentaire de ne pas croire à mon autisme était autant absurde que dangereux, il ne signifiait rien parce que je n'ai strictement rien à lui prouver vis-à-vis de moi, je n'ai pas à faire le singe pour satisfaire ses idées reçues, sans compter qu'il était particulièrement hypocrite vis-à-vis de mon autisme, mais j'y reviendrai un peu plus loin. Jean lui avait immédiatement expliqué qu'il se trompait, cela faisait 6 ans que nous travaillions ensemble et nous passons toutes nos journées de travail à côté, et c'est une personne avec qui j'étais suffisamment en confiance pour ne pas avoir à aller aux toilettes à chaque fois, je m'autorisais donc d'avoir mes stéréotypies et balancements devant lui durant la journée et cela ne l'a jamais dérangé. Jean lui a confirmé mes comportements autistiques et lui a affirmé sa confiance en moi après ses années à mes côtés, mais Hisham a persisté qu'il n'y croyait pas, alors même qu'il l'appelait pour vérifier la véracité de mes propos, ce que Jean avait précisément confirmé. Hisham n'était clairement pas venu s'informer auprès de mon collègue puisqu'il ne l'écoutait pas du tout en réalité. Le plus impressionnant est qu'il était persuadé de me connaître sous le prétexte d'avoir couché avec moi quand j'étais jeune pendant quelques mois, d'avoir eu une pseudo-relation amoureuse "sincère et fidèle" qui était complètement fausse et parce que j'avais passé les 10 années suivantes à lui obéir parfaitement pour tout. Il refusait totalement de considérer ou d'accepter que mes collègues, mes proches et ma famille, qui m'accompagnent depuis de longues années au quotidien, contrairement à lui, puissent me connaître bien mieux qu'il ne le pourra et ne l'acceptera jamais. J'ai partagé les pires mois de ma vie avec Hisham et assurément les plus artificiels, le paroxysme du "faire semblant d'être normal", et certes il m'a offert l'opportunité de travailler pour lui, mais il m'a toujours tenu à l'écart par la suite, nous n'avons eu qu'une relation liée au travail, malgré toutes mes tentatives de lui parler de choses profondes, difficiles et personnelles, il balayait tout ça systématiquement avec son indifférence. Donc c'était très ironique qu'il essaie de faire la leçon à mon entourage sur qui j'étais alors qu'il n'a partagé ni mon enfance, ni mon quotidien, seulement quelques mois grotesques et misérables quand j'étais jeune. Mais je ne dirais pas qu'il ne me connait pas non plus, il connait mes qualités et mes défauts, il me fréquente au travail depuis dix ans, mais j'ai toujours fait beaucoup d'efforts pour lui pour être à la hauteur de ses standards, j'ai toujours tout fait pour ne pas me faire rejeter par lui, parce qu'il était impitoyable pour tout et vu la façon dont il me traitait pour le reste, c'est clairement la dernière personne auprès de laquelle je m'autoriserais à montrer mes troubles autistiques, ce que je me suis pourtant autorisé à faire avec son associé Joseph. Il ne comprendra et n'acceptera jamais que tous mes collègues me connaissent infiniment mieux que lui. Mes collègues étaient là pour ramasser les morceaux dans les coulisses, ils avaient les hauts et les bas, pas seulement les hauts comme Hisham où je faisais toujours de mon mieux pour être souriant et bien me comporter, avec mes collègues nous vivions ensemble, nous avons traversé des épreuves et partagé une intimité que je n'ai jamais partagé avec Hisham, bien plus précieuse, c'était très présomptueux de sa part de leur faire la leçon sur qui j'étais supposé être, alors qu'il était absent de ma vie et qu'eux étaient présents chaque jour. Il a eu l'audace de se présenter auprès de mes proches comme mon ange gardien, veillant tout le temps sur moi, agissant dans l'ombre pour me protéger, ce qui les a franchement sciés et qui m'a personnellement consterné aussi. Hisham a alors insisté auprès de Jean "qu'il fallait absolument que je reprenne le travail pour me sortir de cette spirale", méprisant complètement la gravité de mon état, refusant toujours d'ailleurs à ce stade de contacter mes médecins ou ma famille. Malgré le fait que Jean insiste sur le fait qu'il n'avait aucun doute que ma situation soit réelle, Hisham ne lui faisait pas confiance non plus, il a même indiqué dans un texto plus tard que ma situation était une "autoconviction" de ma part et qu'il avançait dans ses "investigations", ce que Jean a vraiment trouvé honteux. Hisham a alors demandé le numéro de Mathieu à Jean, qui m'a demandé si je pouvais le lui donner, et nous étions tous les deux perplexe que Hisham n'appelle pas immédiatement les personnes importantes qui géraient ma situation. Je n'étais pas à l'aise du tout à l'idée d'impliquer Mathieu car nous ne nous parlions plus à ce moment-là, mais j'ai accepté que son numéro soit transmis simplement parce Mathieu a partagé ma vie pendant des années et que cela mettrait un coup d'arrêt au déni de Hisham.

Il faut comprendre qu'à ce moment-là, je me suis complètement effondré. C'était énormément d'informations à assimiler d'un seul coup. J'étais vraiment très choqué par la réaction de Hisham. Je m'étais attendu à ce qu'il puisse être circonspect et poser des questions, ce qui me paraissait parfaitement sain et normal, mais je ne m'attendais certainement pas à ce qu'il parte en campagne contre moi dans mon cercle professionnel et privé pour me traiter de mythomane, pour insister que j'inventais complètement mon autisme, ma lutte contre le suicide, mes abus et mes crises, c'était ahurissant. Hisham cherchait à me décrédibiliser à tout prix, et je comprends qu'il se soit servi du fait que je lui avais menti sur moi-même dix ans plus tôt, mais il n'avait juste pas conscience que toute ma famille, tous mes proches et même mon psychiatre étaient parfaitement au courant et que j'avais été transparent sur les mensonges que je lui avais donnés quand j'étais jeune et mon épisode de dissociation. Ce n'était pas un épisode agréable de ma vie mais j'étais honnête sur mes fautes et mes erreurs. En plus, ce n'étaient que quelques mensonges ridicules qui ne l'ont jamais impliqué, n'étaient jamais à son détriment, ni de sa personne, ni de son argent, ni de ses entreprises, ni de ses amis, c'étaient des mensonges grotesques qui ne concernaient que moi. J'avais préempté qu'il puisse penser à ces quelques semaines-là que j'avais eues quand j'étais jeune, malgré mes 10 ans de dévotion pour lui et pour ses entreprises, c'était d'ailleurs pour cela que j'en avais parlé dès le début de ma lettre car il était absolument vital qu'il comprenne bien que ma situation était très sérieuse. Ce qui m'a choqué est qu'il choisisse délibérément d'ignorer cet avertissement et de me dénigrer d'une façon si virulente auprès de mes proches. Je pouvais comprendre qu'il ne me croit pas, c'était une possibilité que j'avais anticipé et qui n'était pas problématique pour moi, ce n'est pas comme si je lui avais demandé son avis sur ma situation, mais j'ai été très surpris et profondément choqué qu'il m'attaque de cette manière sans le moindre principe de précaution, alors même que je l'avais précisément alerté d'être précautionneux et de prendre la mesure de mon état d'extrême fragilité. Qu'il accepte ou non ma situation, qu'il croie ou non ce qu'il m'arrivait, sa priorité aurait normalement dû être ma santé, indépendamment de son opinion, il aurait dû veiller quoi qu'il arrive à ne surtout pas aggraver ma situation, ce qu'il a fait en des proportions gravissimes et inimaginables. Il a privilégié ses convictions à ma survie et n'a pas hésité une seconde à faire campagne contre moi, alors que j'étais déjà dans un état très précaire, qui avait été un enfer à stabiliser pour mes proches, mon psychiatre et moi. Sa réaction m'a bouleversé si profondément que cela m'a mis dans un danger immédiat gravissime. Je reviendrai là-dessus juste après avoir décrit ce que Mathieu m'a rapporté de son appel avec Hisham, parce que je préfère compartimenter chaque sujet pour que cela reste compréhensible, même si chronologiquement, ma réaction s'est produite simultanément.

Quelques heures après que Jean m'ait rapporté sa conversation avec Hisham, j'ai reçu un texto de la part de Mathieu en début d'après-midi : "C'est vraiment un grand malade" (72). J'étais à ce moment-là dans une crise suicidaire extrêmement grave qui a demandé une assistance immédiate, donc Mathieu et moi n'avons pu en discuter qu'en fin d'après-midi ensemble. Il m'avait expliqué en détail son échange avec Hisham. Tout comme Jean, il était très perturbé et choqué par les propos et l'attitude de Hisham à mon égard, mais il était aussi très en colère. Hisham lui avait fait un long monologue dès le début de leur conversation téléphonique pour lui dépeindre un portrait exécrable de moi, et il essayait par tous les moyens de soutirer des affirmations de la part de Mathieu comme quoi je serais un mythomane, il utilisait des formulations comme "Tu sais bien comment est Alex, hein ?" et attendait une réponse de sa part, espérant un commentaire allant dans son sens et me dépeignant sous une mauvaise lumière, sans doute misait-il fortement sur le fait que nous venions de nous séparer et qu'il avait donc une occasion parfaite de vomir quoi que ce soit de négatif à mon égard. Mais Mathieu n'était pas rentré dans son jeu et lui avait demandé d'approfondir son propos, de lui décrire précisément ce qu'il voulait dire par là, et Hisham lui avait dit "qu'il savait bien", que j'étais un affabulateur, un mythomane, et Mathieu l'avait repris alors en lui disant que factuellement, il n'avait jamais eu d'élément qui lui faisait penser cela. Hisham matraquait que je mentais, il utilisait en exemple l'épisode délirant que j'avais eu quand j'étais jeune mais Mathieu connaissait déjà tout cela depuis des années et il trouvait de toute façon que cet événement n'apportait rien à la conversation, et encore moins à la situation actuelle. Mathieu avait continué de demander plusieurs fois à Hisham où il voulait en venir avec tout ça, le pressant d'aller droit au but parce qu'il était au travail et qu'il avait d'autres choses à faire que de l'écouter me dénigrer. Hisham a donc continué de me traiter de menteur et il m'a attaqué cette fois-ci sur le fait que je sois autiste, ce que Mathieu a trouvé incroyablement risible tant il en a été témoin tous les jours. Mathieu a eu beau lui décrire notre quotidien ensemble, Hisham le contredisait et persistait sur le fait que je simulais, ce qui devenait un discours de plus en plus grotesque aux yeux de Mathieu. Ce dernier lui a d'ailleurs fait la réflexion que je ne pouvais pas simuler tous les jours pendant autant d'années et que surtout, il avait rencontré ma famille et que ma tante avait parfaitement décrit mes comportements autistiques quand j'étais petit, et qu'il suffisait qu'il l'appelle pour en avoir la confirmation aussi s'il ne le croyait pas. Hisham a minimisé alors, en disant que j'exagérais ce qu'il m'était arrivé, mais Mathieu n'a pas laissé passer non plus un tel propos et lui a confirmé que les événements que je lui avais décrits étaient vrais car il était physiquement à mes côtés lorsque je les avais vécus. Mais les confirmations de Mathieu étaient toujours insuffisantes pour ébranler la conviction de Hisham. Il a alors attaqué le fait que je ne puisse pas être toxicomane, que c'était n'importe quoi que je me pique, et Mathieu lui a à nouveau bien confirmé que c'était vrai. Non seulement il en avait été témoin de nombreuses fois, mais il m'avait aidé activement pour me sevrer à travers les années, et m'avait même accompagné en centre d'addictologie. Même chose pour les accidents et overdoses m'ayant amené à l'hôpital, Mathieu était là à chaque fois. Mais Hisham a dénié totalement ces faits, alors même qu'ils lui étaient parfaitement confirmés par Mathieu qui les avait vécus aux premières loges. Hisham a persisté sur le fait que je me plaignais tout le temps, comme il l'a fait auprès de Jean, et Mathieu n'a pas du tout apprécié cela et l'a confronté sur le fait que j'étais déjà désespérément accaparé par le travail, que personne ne m'aidait à me sortir de là et que Hisham n'hésitait d'ailleurs pas à me tomber dessus dès qu'il avait besoin de moi. Hisham a eu l'audace de lui dire qu'il ne me demandait jamais rien, ce que Mathieu a contredit immédiatement en disant que c'était totalement faux, et Hisham a osé lui dire que ce n'était pas lui qui me faisait travailler (sous-entendant que je travaillais pour d'autres personnes) et Mathieu l'a recadré sévèrement en lui confirmant qu'il était à côté de moi lors de ces sollicitations et que c'était bien sa voix au téléphone quand il me demandait de l'aider sur des projets, ce qui a complètement acculé Hisham a finalement reconnaître que cela arrivait en effet. C'est quand même un échange que je trouve hallucinant. Mais pour la défense de Hisham, il est vrai que ses sollicitations devenaient moins fréquentes ces dernières années, mais le simple fait qu'il nie ses sollicitations en premier lieu était scandaleux. Je l'avais aidé seulement quelques mois plus tôt pour des projets d'une autre de ses entreprises, je travaillais de nuit et je n'étais pas payé. Quelle audace de sa part d'affirmer qu'il ne me demandait jamais rien, qu'il présente ma charge de travail comme si je me "plaignais de tout", comme si j'inventais mes horaires inhumains, alors qu'il savait l'enfer que je vivais et qu'il n'hésitait pas une seconde à me faire crouler sous du travail supplémentaire pour l'aider dans ses autres entreprises dès qu'il avait besoin de moi. C'est fou de voir sa capacité à tout dénier en bloc sauf lorsqu'il se retrouve totalement acculé, n'ayant alors d'autre choix que de reconnaître les faits. Il avait tenté de mentir plusieurs fois à Mathieu, imaginant sans doute qu'il n'avait pas été là lors de ses sollicitations, mais il s'était retrouvé coincé et Mathieu n'avait pas manqué de le confronter à ses mensonges et de le remettre à sa place. Honnêtement, chapeau bas à lui, car c'est un exploit de faire face à Hisham et encore plus de lui faire reconnaitre ses torts, tant c'est une force de persuasion. Mathieu ne connaissait absolument pas Hisham mais cette première interaction lui a vraiment donné une très mauvaise impression de lui, d'autant que, durant toute notre relation, je prenais systématiquement la défense de Hisham et je me rendais toujours disponible pour ce dernier, au détriment de ma relation avec Mathieu, donc cela a certainement dû accentuer son choc d'entendre Hisham me dénigrer avec une telle force, et qu'il dénie toutes ses réponses, sous prétexte qu'elles ne le satisfaisaient pas et ne confirmaient pas ses théories sur moi. J'ai moi-même été très choqué de découvrir comment Hisham parlait de moi derrière mon dos, c'était très bouleversant. Hisham a alors eu un grand discours comme quoi il avait toujours été là pour moi, qu'il avait joué un rôle majeur pour me protéger depuis dix ans, que c'était grâce à lui que j'avais pu avoir une vie aussi stable, et son discours où il s'attribuait tous les mérites sur ma vie était vraiment ridicule pour Mathieu qui n'avait jamais vu Hisham m'aider pour quoi que ce soit et qui avait bien vu qu'il était indifférent à chaque fois que je lui suppliais de l'aide dans le cadre du travail dans lequel je me noyais, surtout que je lui faisais lire mes mails et le tenait au courant des réactions de Joseph et Hisham, indifférentes à ma charge de travail et mes difficultés. Hisham lui a alors annoncé qu'il avait fait une "grosse erreur" en me "laissant partir" mais Mathieu n'a pas pu entendre davantage de bêtise de sa part et l'a remis à sa place immédiatement à nouveau, car il avait aussi été là à chaque étape de mes doléances et de mes demandes - franchement raisonnables - pour suspendre le loyer en pleine pandémie ou à défaut de le diminuer quelques mois. Hisham n'avait été favorable ni pour l'une, ni pour l'autre, ce qui m'avait à partir pour économiser ces charges et nous remettre instantanément dans le vert. Le fait qu'il ait des regrets montre au moins qu'il a conscience d'avoir délibérément fait le choix de ne pas m'aider lorsqu'il en avait le pouvoir. Mais encore une fois, dans sa façon de raconter cela, le fait de dire qu'il m'a "laissé partir" sous-entendant que j'ai choisi de me mettre dans cette situation en premier lieu et qu'il aurait une responsabilité minime, alors même qu'il a choisi à chaque étape de ne pas m'aider et que cette dernière étape n'était pas un choix, juste la seule option faute d'en avoir d'autre à ce moment critique. Je ne m'en suis pas plains et je ne lui ai rien reproché à ce niveau, j'ai toujours respecté les décisions de Joseph et Hisham et j'ai fait de mon mieux pour que l'entreprise n'accumule pas les pertes, mais c'est intéressant de voir son positionnement et discours auprès de mon entourage à ce niveau. Le fait qu'il s'apitoie auprès de mes proches de mon départ avec ses grands regrets, alors que j'étais celui qui en avait payé le prix et subi les conséquences, était grotesque pour tout le monde. Lorsque Mathieu l'a remis à sa place sur le fait que les choses ne s'étaient absolument pas passées comme ça et que c'était eux qui avaient refusé de suspendre ou de baisser le loyer, Hisham s'est retrouvé une nouvelle fois acculé et a reconnu, encore une fois, les faits. Cette fois-ci, il s'est immédiatement défendu en disant à Mathieu "Oui mais tu comprends, nous sommes des entrepreneurs !", ce qui est parfaitement vrai mais cela allait complètement en opposition avec le portrait qu'il venait de dresser de lui à l'instant, il était loin de cet ange gardien veillant toujours sur moi. En le faisant se contredire en le confrontant à la vérité en une simple phrase à plusieurs reprises, Mathieu a réalisé à quel point le personnage était dangereux, particulièrement vis-à-vis d'une personne comme moi. Hisham défendait sa narration de toutes ses forces jusqu'à se retrouver plusieurs fois acculé et avoir à reconnaitre que sa "présentation" des événements était malhonnête, et Mathieu l'a ainsi remis à sa place à de multiples reprises tout au long de leur conversation. Hisham n'a trouvé aucun angle pour me décrédibiliser ou me causer du tort, Mathieu était parfaitement honnête sur mes défauts et mes qualités, il relatait simplement du quotidien que nous avions partagé mais Hisham persistait que je mentais sur tout et cela finissait par agacer de plus en plus Mathieu car il n'était pas écouté. Il avait beau répondre à ses questions, il n'était pas cru ni pris au sérieux. Ni pour l'autisme, ni pour la toxicomanie, ni pour les crises suicidaires, ni pour mon passé, ni quoi que ce soit. Lorsque Mathieu a réalisé que Hisham avait oublié que ma grand-mère était décédée, il lui a dit que cela le décrédibilisait complètement, surtout après ses grands discours bienveillants à mon égard. Je ne sais pas quelle a été la réaction de Hisham lorsque Mathieu lui a dit cela, mais j'étais absolument époustouflé de mon côté d'apprendre qu'il avait oublié sa mort. Il était la deuxième personne à qui je l'avais dit en premier, et puis de toute manière, tout le monde l'avait su par la suite, même des collègues d'autres entreprises de Hisham étaient venus me faire leur condoléance, tout le monde savait quelle femme incroyable elle avait été pour moi. Et je comprends que les gens oublient ce genre d'événement de la vie des autres avec le temps, enfin je le comprends pour les gens qui ne sont pas proches. Encore une fois, il se présente comme mon grand ami protecteur mais il illustre à quel point c'est faux en ne sachant rien de ma vie et en ne retenant même pas les moments les plus importants. C'est une erreur honnête d'oublier, je ne vais pas lui reprocher cela, mais je lui reproche de se présenter comme celui qui sait tout de moi alors que c'est faux, qui a mes intérêts à cœur alors que c'est faux, qui a toujours été là pour moi alors que c'est faux, de se présenter comme cet incroyable ami auprès de mes proches alors que ce n'est absolument pas la réalité. Et certainement pas avec les dénigrements qu'il leur partageait sur moi. Il a ensuite eu un discours incroyablement infantilisant auprès de Mathieu en disant que j'étais dans cet état parce que j'étais célibataire et qu'il fallait me trouver un nouveau compagnon. Je n'ai pas de mots pour décrire ce que je ressens face à une affirmation aussi incroyablement stupide. Mathieu lui a répondu que c'était vraiment mal me connaître et que cela ne serait que m'exposer aux mêmes situations extrêmement difficiles qui me mettaient en danger aujourd'hui, et j'ai trouvé son analyse très pertinente, et illustrant très bien à quel point il me connait sur le bout des doigts. Mathieu était vraiment très énervé de devoir discuter avec Hisham, surtout que nous ne communiquions plus du tout à cette époque, et j'ai été honoré qu'il décroche tout simplement le téléphone. J'étais persuadé que cela apaiserait tout, que Hisham comprendrait qu'il s'était trompé et qu'il m'apporterait son soutien dans ma situation extrêmement critique, mais il n'était pas convaincu du tout, bien que chaque personne qu'il contacte contredise ses théories et lui confirme ce qu'ils avaient chacun vécu avec moi, et il a continué sa campagne de décrédibilisation et de dénigrement contre moi.

Il faut noter que Hisham a tenté une coercition extrêmement malhonnête et manipulatrice contre moi lors de ses discussions avec Jean et Mathieu. Il a notamment fait complètement mentir Jean en affirmant à Mathieu que ce dernier lui avait dit n'avoir jamais rien vu de significatif vis-à-vis de mes comportements autistiques, alors même que Jean lui avait bien confirmé les avoir vus tous les jours durant ses années à mes côtés. Ce mensonge était clairement une tentative d'essayer de faire dire à Mathieu la même chose, ce qui n'arriverait jamais de toute façon puisque les personnes qui me sont intimes sont exposés à mes TSA et les connaissent bien. Jean et Mathieu ne sont pas amis et je ne savais pas du tout qu'ils avaient pris contact après que Hisham les ait appelés tous les deux, mais ils étaient perturbés par son animosité et ses attaques à mon égard, et avaient désiré échanger pour relater de leurs discussions avec Hisham. C'est ainsi qu'ils ont réalisé qu'il avait menti sur les propos de Jean, et tout cela n'a fait que les interroger davantage sur ses intentions réelles, de toute évidence Hisham était vraiment prêt à tout, même à mentir, pour "prouver" ses théories contre moi. Cette situation a créé un fort émoi auprès de mes proches, et tout cela a également été rapporté à mon psychiatre, bien entendu. Cette manipulation délibérée de Hisham en faisant mentir Jean était très perturbante et préoccupante. Nous étions très loin d'une personne posant de simples questions sur ma situation.

Ma réaction et la crise suicidaire la plus intense de ma vie

Lorsque j'ai eu le retour de Jean ce mercredi-là en fin de matinée, je me suis effondré près de ma fenêtre. C'est très difficile de décrire ce que j'ai ressenti, j'étais complètement pris par surprise, submergé par un désespoir d'une immensité incommensurable, et j'ai été instantanément habité par le besoin impérieux de me suicider sur le champ. Je n'arrivais plus à penser ou à me mouvoir normalement, je perdais complètement mes capacités mentales, je ressentais une pression extérieure que je n'arrivais pas à réprimer, je perdais tout contrôle et je savais que j'allais me mettre en danger de façon imminente. Je m'appuyais sur le sol avec mes deux bras et mes genoux, j'essayais de rester statique et désespérément de reprendre le contrôle car les pulsions suicidaires étaient d'une grande intensité et frénésie, j'étais complètement dépassé par ce qu'il était en train de m'arriver. Les dernières semaines avaient été un calvaire, autant pour mes proches et psychiatre que pour moi, mon équilibre était incroyablement précaire mais avec beaucoup d'efforts et de difficultés, nous avions réussi à me maintenir en vie jusque là. Le comportement et les attaques de Hisham ont tout explosé en éclat.

J'ai eu une extrême difficulté à utiliser mon téléphone, mon cerveau ne fonctionnait pas du tout, j'étais désemparé et accablé par les pensées suicidaires, le désespoir, des vagues de pensées simultanées ingérables, tout m'écrasait simultanément et je peinais sérieusement en essayant désespérément de contacter mes proches pour venir chez moi tout de suite, ma vue était dysfonctionnel, je tremblais, je me concentrais de toutes mes forces pour bouger mes doigts millimètre par millimètre. Je ne recevais pas de réponses immédiates de mes proches, Jean m'avait proposé de rester en ligne avec moi en attendant l'arrivée d'une personne pour me secourir de ma crise suicidaire mais je venais heureusement de réussir à avoir ma tante Kally au téléphone qui faisait tout ce qu'elle pouvait pour me "distraire", tandis qu'en parallèle mes proches se coordonnaient pour trouver une solution pour faire venir quelqu'un en urgence. J'essayais de parler à ma tante mais j'étais inintelligible pendant un bon moment car je n'arrivais pas à articuler mes mots et m'exprimer, et de son côté, elle pleurait énormément car elle ne m'avait jamais entendu dans une telle détresse. Pourtant ma famille était très habituée aux crises que j'avais quand j'étais enfant, mais là c'était différent. Je suis quelqu'un qui ne communique pas ses difficultés facilement, et même si elle m'avait élevé avec ma grand-mère et qu'elle avait assisté à d'innombrables de mes états, c'était la première fois qu'elle m'entendait dans un état pareil et cela l'a vraiment terrorisé, je pense qu'elle n'a jamais eu aussi peur pour moi. Nous pleurions tous les deux au téléphone et je suivais ses consignes en y mettant toute mon énergie parce que je savais que ma vie en dépendait, je me focalisais sur sa voix, et elle est resté en communication jusqu'à ce que je puisse alerter mon psychiatre de ma situation et qu'un proche puisse prendre le relais physiquement. Cette conversation téléphonique était surréaliste et erratique, nous étions tous les deux très désemparés mais très déterminés à la fois, et nous nous accrochions l'un à l'autre de toutes nos forces, cet appel a vraiment été vital pour traverser cette crise suicidaire, qui a été la crise la plus violente de toute ma vie. Je n'ai jamais eu une crise d'une telle intensité, à aucun autre moment, elle m'a pris par surprise et c'est ce qui l'a rendu si dangereuse. La situation était extrêmement grave et ma tante en avait sans doute mieux conscience que moi car elle refusait que je raccroche et attendait qu'on me porte secours avant de mettre un terme à notre conversation. Rétrospectivement, même si je suis désolé d'avoir fait vivre un moment pareil à ma tante, et que très honnêtement, le contenu de nos échange est très flou dans ma mémoire tant j'étais dégradé psychiquement à ce moment-là, j'en retiens son incroyable combattivité, elle me transmettait vraiment tout ce qu'elle pouvait, avec amour et autorité, pour que je tienne le coup. J'ai toujours su qu'elle m'aimait, bien sûr, comme un fils, mais cela avait été une expérience très spéciale de l'entendre "se battre" pour moi avec une telle ferveur alors que ma vie était sur le fil. Je ne pense pas que j'aurais survécu ce jour-là sans l'aide de tout le monde, mais certainement pas sans l'aide de ma tante qui m'a vraiment porté à travers ma crise au moment le plus décisif. Je n'ai aucun doute que j'aurais mis un terme à ma souffrance, qui avait été centuplée en une fraction de seconde, qui m'a submergé et noyé avec une telle violence que je cherchais à tout prix à m'accorder une respiration, que tout s'arrête tout de suite, quitte à ce que cette "respiration" soit de me donner la mort. Je ressentais un pur désespoir donc je cherchais un pur échappatoire. C'était vraiment une situation très dangereuse, très traumatisante. Cela peut sembler contradictoire d'avoir ressenti tout cela alors même que j'avais l'intention de me suicider, mais j'avais été pris complètement par surprise, et même si j'étais convaincu que j'allais partir bientôt, je m'attendais à le faire selon mes termes, avec dignité, et là ma vie échappait complètement à mon contrôle. C'était terrifiant. Le simple fait de parler de ça me fait pleurer, c'était un sentiment d'impuissance et de perte de contrôle inimaginable. J'ai failli mourir ce jour-là, bêtement. Juste parce qu'un homme à qui j'ai toujours donné mon amour inconditionnel et ma totale dévotion, avait décidé de me dénigrer auprès de mes proches sans prendre la moindre précaution à mon égard, alors qu'il avait été parfaitement informé de la gravité de la situation et de mon extrême vulnérabilité. Ma vie valait moins qu'une de ses théories, et ce seul fait était bouleversant pour moi. Heureusement que ma tante était là, ainsi que tous mes amis qui se sont relayés par la suite jusqu'à ce que le psychiatre puisse me recevoir en urgence après ses patients de la journée. Mon état était en dents de scie durant cette journée, Jean et ma tante me permettaient globalement de tenir le coup mais je pouvais avoir soudain à nouveau des bouffées suicidaires d'une intensité inégalée, et nous avions dû naviguer ainsi toute la journée, c'était éreintant. Ma tante profitait des instants où je retrouvais mon calme, quasiment olympien, c'était très bizarre, pour que je m'organise avec mes amis ou que j'informe efficacement mon psychiatre de la suite des événements.

Malgré plusieurs années à me suivre, mon psychiatre ne m'avait jamais vu dans un tel état, alors même que j'avais eu la journée pour décanter de ce qu'il s'était passé, qu'il était 19 heures du soir, et que j'avais reçu un soutien très important pour traverser ces événements avec Hisham. Il m'a reçu dans un état peut-être 60 à 70% moins intense que je ne l'étais en fin de matinée, mais c'était au moins trois à quatre fois pire que le pire état dans lequel il avait pu me voir dans le passé. C'était totalement inhabituel pour lui de me voir exprimer des émotions, surtout avec une telle intensité. J'ai du mal à me souvenir exactement de tout l'entretien, je sais juste que j'étais dans une douleur manifeste qui devait quasiment avoir l'air physique, je devais être méconnaissable. J'étais dans une grande détresse et souffrance. Mon psychiatre avait reçu les captures d'écran des conversations que j'avais eues avec mes proches me rapportant les propos de Hisham (73), ainsi que des captures d'écran des textos que Hisham avait lui-même envoyés, et nous avions échangé à ce sujet. Je pouvais voir qu'il était troublé par mon état, tout autant que par le comportement et les propos de Hisham qui cherchait absolument à décrédibiliser mon handicap et dépeindre mes crises suicidaires comme de la mythomanie. C'était grave, et de toute évidence, cela avait eu des conséquences très dangereuses sur moi, dont nous nous serions tous bien passés après des semaines d'efforts à essayer de me garder la tête hors de l'eau. Un travail largement collectif que je n'aurais jamais pu faire seul, oblitéré en un instant par un seul homme. Mes proches étaient furieux contre Hisham, même mon psychiatre avait manifesté sa désapprobation face à son comportement, mais bizarrement lorsqu'il m'a interrogé sur ce que je ressentais vis-à-vis de Hisham, je n'ai pas du tout formulé que c'était de la colère. J'ai même été capable d'identifier que mon désespoir, même s'il était évidemment déclenché par Hisham, et à l'immense tristesse de découvrir son opinion vis-à-vis de moi, était principalement dû au fait que sa réaction et ses actions illustraient exactement ce pourquoi j'en étais là aujourd'hui, que les gens dans cette société dénieraient toujours mon existence. J'étais accablé de chagrin, j'étais méconnaissable dans l'intensité de mes pleurs et de ma détresse, et mon psychiatre était clairement désemparé, parce qu'il avait la démonstration que cette discrimination n'était absolument pas théorique, que je baignais en plein dedans. Nous avions déjà parlé d'innombrables fois de mes difficultés à exister dans la société et il m'avait beaucoup accompagné, encouragé et aidé à m'accepter tel que je suis, à m'affirmer auprès des autres, à communiquer sur mon autisme et sur mes difficultés, à faire en sorte que les autres aussi s'adaptent à moi et d'essayer d'arrêter qu'ils exigent systématiquement que ce soit moi qui fasse tous ces efforts. Et c'était un rappel brutal à la réalité, autant pour lui que pour moi. À ce moment-là, je n'étais pas capable d'avoir de la colère contre Hisham, c'est venu beaucoup plus tard, lorsque j'ai enfin pu, pour la première fois de ma vie, être à l'écoute de ce que les gens me répétaient sur lui depuis déjà des années. Mais ce jour-là, j'étais juste dans un accablant désespoir et je ne voyais pas du tout les actions de Hisham comme quelque chose qui était propre à lui. Pour moi c'était juste le déni commun de la société. Et par dessus cela, il y avait la réalisation que j'avais donné 10 ans de ma vie à un homme qui m'avait descendu plus bas que terre au moment où j'avais le plus besoin de son amour et de son soutien. C'est toujours le même constat, le même résultat. Je ne m'attendais pas du tout à ce qu'il se comporte de cette façon et qu'il tente par tous les moyens, même le mensonge, la coercition et la manipulation, de convaincre mes proches que j'inventais ce qu'il m'arrivait. C'était encore une fois, dans mon univers, invraisemblable et incompréhensible. Il n'a fait que prouver ce que je savais déjà. Je n'ai pas de place ici. Je n'ai pas d'avenir. Il n'y a pas d'issue. J'étais déjà brutalisé par cette réalité bien avant Hisham, il n'a pas la responsabilité d'où j'en suis dans la vie, mais clairement il a joué un rôle dramatique dans mes dernières semaines dont je me serais bien passé. Il m'a causé une souffrance inimaginable, inutilement et gratuitement.

Réaction de mon psychiatre et de mes proches

Mon psychiatre m'a alerté que ce contexte était très inhabituel, et n'a pas été le seul, ma famille et mes proches sont également montés au créneau simultanément vis-à-vis de cette situation. Tout le monde parlait de situations d'abus de faiblesse et de harcèlement moral, il y avait eu plusieurs abus caractérisé, mes proches ne plaisantaient pas du tout avec cette situation. Mon psychiatre a également fait une circulaire auprès de mes proches et de ma famille pour les mettre à jour sur mon état et les alerter qu'il était inquiet par rapport à la situation, et qu'il y avait peut-être une réponse juridique à apporter et de protection devant cette situation d'abus et/ou harcèlement, auquel cas il fallait faire appel à une juridiction qualifiée pour qu'elle juge cela, car lui n'était pas compétent pour traiter cet aspect de ma situation (74). Je n'étais pas content qu'il parle de cela à mes proches car il m'en avait parlé personnellement à notre séance et j'avais pourtant eu une réaction épidermique pour lui dire qu'il n'en était pas question, ce que j'ai toujours maintenu par la suite. Quel bénéfice à poursuivre Hisham en justice ? Pour qui ? Certainement pas pour moi, je ne serai plus là. Cela ne sert à rien. Quel bénéfice pour Hisham ? C'est un vieil homme pétri de convictions qui est prêt à dénier mon existence, mon histoire, à dénier la reconnaissance de mes incapacités par la MDPH et l'État, à dénier mon autisme diagnostiqué par plusieurs psychiatres, à dénier les témoignages de mes proches par rapport à mes troubles autistiques, à ma toxicomanie, à mes crises suicidaires. Ce n'est certainement pas une condamnation en justice qui va faire changer d'avis un homme pareil pour qu'il me traite respectueusement et qu'il réalise à quel point il m'a mis en danger. Il ne verra jamais la réalité de ma situation, il ne changera jamais d'avis. Rien ne l'a pu et rien ne le pourra. C'est un homme qui croit avoir raison contre le monde entier, même si cela signifie être prêt à causer une souffrance et un mal inimaginable à quelqu'un qu'il prétend "aimer et protéger". Il n'y a aucun bénéfice à poursuivre en justice cet homme qui se croit chevaleresque et qui ignore à quel point il est ignorant et cruel. C'est trop tard pour lui. En plus, même s'il était condamné, c'est le genre de personne qui se convaincra elle-même d'être la victime en recréant une nouvelle narration, ou qui irait jusqu'à s'exclamer "Ah voilà, j'en étais sûr, tout ça était fait pour me faire condamner, pour me prendre de l'argent". Il inventera toujours des excuses et des théories plutôt que de reconnaître qu'il s'est mal comporté ou qu'il a mal agi, car il ne peut juste jamais avoir tort. C'est impossible. Et il n'y a aucune fin à ce qu'il est prêt à faire pour se donner raison. Est-ce qu'il mériterait d'être condamné pour ses abus caractérisés ? Factuellement, il devrait l'être. Il est allé trop loin, trop de fois, avec moi, et là, ça a vraiment empiété gravement sur mes proches, sur ma vie privée et cela a provoqué la pire crise suicidaire de toute mon existence. Il serait même capable de dire que ce n'est en aucun cas de sa faute mais celles de mes proches pour m'avoir rapporté ses propos, et se défendre de ce qu'il a provoqué en disant que c'est eux qui m'auraient mis en danger au final et pas lui. Ce n'est juste pas quelqu'un qui se remet en question et qui considère avoir la moindre responsabilité dans quoi que ce soit. Mais même malgré cela, c'est toujours quelqu'un en qui j'ai un amour inaltérable. Je n'ai jamais eu et je n'ai toujours aucune intention de lui causer le moindre tort, et peu de gens arrivent à le comprendre autour de moi. Ils voulaient tous lui couper la tête et le faire condamner, ce dont ils seraient arrivés aisément à mon avis (75). Mais je suis quelqu'un de loyal, même à mon détriment, j'ai toujours protégé et défendu Hisham à toutes les occasions et ce n'est pas sur la dernière ligne droite que j'allais me retourner contre lui. Même dans cette situation, je prenais encore sa défense, il fallait que je répète constamment à mes proches que Hisham n'était pas responsable de ma situation - ce qui est vrai, il y a d'autres facteurs plus importants - et qu'il était hors de question que quiconque aille le pourchasser, même après ma mort. J'étais persuadé qu'il n'avait pas de mauvaise intention à mon égard même si ses actions étaient absolument horribles contre moi. Je plaidais vraiment pour lui, et sur le fait aussi qu'il avait une "excuse" pour réagir comme ça par rapport à mon court épisode d'adolescent désespéré dix ans plus tôt, mais même en prenant cela en compte, son comportement était inexcusable aux yeux de mes proches. Il était allé trop loin sur trop de registres, il n'y avait pas de justifications possibles et il m'a fallu beaucoup de temps et de discussion avec eux avant de réaliser qu'ils avaient raison. Mes proches me répétaient inlassablement d'ouvrir les yeux, que Hisham n'en avait strictement rien à faire de moi mais je rejetais complètement leurs arguments alors qu'ils étaient rationnels et que toutes ces personnes étaient extérieures et parfaitement objectives sur ce qu'il se passait. Mais malgré tout, certainement à tort, je suis toujours intervenu pour "calmer" tout le monde, je comprenais pourquoi mon psychiatre et mes proches voulaient défendre mes droits et faire constater la gravité de son comportement vis-à-vis de moi, mais il était hors de question que je lui cause le moindre tort. Je veux partir en paix, dignement, pas en laissant une guerre derrière moi. Cela ne servait à rien de faire intervenir la justice, Hisham n'aurait rien appris, ma famille aurait souffert en années de procédure et moi, de toute manière, je ne serais plus là. Tout ce que je veux, c'est que les gens soient heureux. Que ma famille soit heureuse. Que Hisham soit heureux. Cela ne sert à rien de partir dans une bataille judiciaire pour quelqu'un qui ne sera plus là. Il n'y aura jamais de justice pour cette situation, il n'y aura jamais de réparation non plus, les injustices ont déjà été commises, c'est terminé. Il n'y aurait aucun bénéfice pour personne à dénoncer son comportement en justice. La seule chose qui était importante dans tout ça, c'était que Hisham avait eu l'opportunité d'être là à mes côtés pour m'aider à faire face à cette situation dramatique et qu'il a préféré m'enterrer six pieds sous terre. Rien ne pourra jamais réparer cela. Son vrai visage s'est enfin révélé à moi, alors qu'honnêtement il avait toujours été le même, je ne crois pas que Hisham ait jamais été différent en réalité, je crois juste que c'est moi qui suis resté naïf toutes ces années. Sa réaction a juste été si violente qu'elle m'a forcé à le voir pour qui il était vraiment, à voir ses actes, à réaliser son opinion réelle sur moi. Mais malgré tout, j'étais toujours enfermé dans cette illusion de Hisham, qu'il vendait autant à mes proches qu'à moi, celle d'un ami qui veillait sur moi et qui m'épaulait dans mes moments difficiles. C'était insoutenable de me confronter à la dualité complète entre l'image que j'avais de lui et la simple réalité.

Mes proches et mon psychiatre m'ont aidé petit à petit à ouvrir les yeux sur ma relation avec Hisham, à relever tous les détails que j'étais incapable de voir. À quel moment est-ce normal qu'un multimillionnaire dépense une telle énergie pour appeler proches et collègues pour me traiter de mythomane ? Pour essayer de convaincre le monde entier que j'invente mes crises autistiques et suicidaires ? De volontairement éviter d'appeler ma famille et mes médecins dont je lui avais transmis les coordonnées ? De se montrer coercitif et de mentir à ses interlocuteurs pour tordre la réalité d'une manière qui validerait ses théories ? De prétendre mieux me connaître que ma propre famille ? Que mes collègues qui ont partagé 6 ans de ma vie ? Que mon compagnon Mathieu ? Que tous les médecins, psychiatres, neuropsychologues et autres spécialistes qui m'ont accompagné dans la vie ? Il y a une différence fondamentale entre poser des questions pour s'informer et dénigrer quelqu'un en le traitant de mythomane. Mes proches ont raison, c'est grave, son comportement à mon égard est anormal. Je ne suis pas bouleversé par hasard ou par faiblesse, je suis bouleversé parce que cette situation ne devrait pas exister. Ce n'était pas n'importe qui. C'était l'homme que j'avais servi de tout mon être durant une décennie, qui était l'un des premiers informés de ma lutte contre le suicide, de mes démarches de soin, de mes thérapies et groupes d'entraînement aux habilités sociales, j'étais même allé jusqu'à transmettre à sa secrétaire tous mes papiers indiquant mes droits ouverts à l'AAH (Allocation Handicapé), ma RQTH (Reconnaissance de travailleur handicapé) et mon taux d'incapacité de la MDPH pour être totalement transparent sur ma situation, je lui avais tout confié les yeux fermés, c'était l'homme qui détenait plus d'informations officielles et officieuses que la majorité de mes amis et même que certains membres de ma famille. Et que ce soit cet homme-là qui prenne la décision de tout dénier, de dénier mon autisme, de dénier mes luttes, de dénier mon existence, c'était la preuve la plus bouleversante et convaincante que je n'avais aucun espoir d'être accepté par qui que ce soit où que ce soit dans ce monde. Car personne d'autre ne détiendra autant d'informations sur moi. Et que si toutes ces preuves, tous ces témoignages, tous ces documents, tous ces diagnostics, tous mes proches, mes collègues, ma famille, mes psychiatre, toute ma vie et mes dix ans de servitude ne lui suffisait pas, rien ne le pourrait. Là-dessus, je suis essoré et vaincu. Je n'ai eu de cesse d'excuser le comportement de Hisham mais mes proches et mon psychiatre m'ont bien fait comprendre que je n'étais pas rationnel à le défendre car il avait reçu toutes les informations, et bien au-delà du raisonnable, il avait juste choisi de ne pas les prendre en compte. Hisham a eu beau recevoir la confirmation de mes proches, de mes médecins, de l'État, il a persisté dans sa campagne contre moi et continué de me dépeindre comme un mythomane et d'affirmer que je faisais semblant et que j'allais en réalité "très bien". Mon entourage a raison, il est indéfendable. Il m'a fallu énormément de temps pour accepter leurs arguments mais j'ai fini par le faire et j'ai fini par arrêter de justifier son comportement. Hisham est responsable de ses actes, et je n'avais pas à les minimiser pour le défendre alors même qu'ils étaient extrêmement nocifs pour moi et m'avaient mis en danger. Il est responsable de ses décisions et de ses propos qui n'aidaient ni mes proches ni moi à me tirer vers le haut. Et le fait qu'il soit sans doute convaincu d'avoir fait tout ça "pour mon bien" ne l'excuse en rien et ne réparera pas le mal qu'il m'a causé. L'enfer est pavé de bonnes intentions. Et je n'arrive toujours pas à imaginer dans quel monde il est acceptable de toute façon de dénigrer et d'attaquer une personne suicidaire qui est dans un état si critique auprès de ses proches, collègues, médecins, cela dépasse mon entendement. À quoi cela lui sert-il de faire ça alors qu'il a déjà tous les pouvoirs sur moi ? Et s'il est vraiment convaincu que je mens sur la gravité de ma situation, mentir devrait être à mon bénéfice, non ? Quel intérêt est-ce que j'ai à tout perdre, à perdre mon entreprise, à perdre mon association, à perdre mon autonomie, à perdre tout ce pour quoi j'ai consacré ma vie ? Je ne comprends pas où se situerait mon intérêt à mentir sur ce qu'il m'arrive et sur les raisons pour lesquelles j'en suis là. Je ne comprends pas son raisonnement, qui l'a pourtant poussé à agir de cette façon contre moi alors que j'étais sans défense et totalement soumis à ses décisions. Je n'arrive pas à rationnaliser l'irrationnel et cela m'a fait sombrer dans des spirales infernales de réflexion, qui m'ont complètement détourné de ma concentration pour lutter contre le suicide, et qui ont réenclenché une vague frénétique de crises, c'était un enfer à gérer pour tout mon entourage. Mais si je n'étais pas capable personnellement de comprendre pourquoi Hisham disait tout cela derrière mon dos, mon entourage était plus lucide.

Mes collègues m'ont aidé à réaliser aussi qu'il y avait une hypocrisie très malhonnête dans les attaques de Hisham parce qu'il me traitait d'affabulateur et de simulateur soudainement alors qu'il n'hésitait pourtant pas dans l'open-space, ou lors de réunion de travail de me présenter à ses collaborateurs comme "Alex, c'est notre petit autiste" ou "c'est un garçon très spécial", ce que je trouvais extrêmement agaçant lorsqu'il le faisait mais je prenais sur moi et j'essayais de l'excuser en me disant que c'était sa façon maladroite de me montrer son affection et sa reconnaissance vis-à-vis de mon autisme. Mais c'est vrai qu'en discutant de tout cela avec mes collègues, cela m'a fait d'autant plus m'interroger sur son nouveau positionnement à me traiter de mythomane alors même qu'il était à l'aise avec cela tout le reste du temps. C'est à ce moment-là que la tristesse a laissé place de plus en plus à de la colère, à mesure que mon entourage me faisait accepter la réalité. Donc, pour faire simple, lorsque tout allait bien, Hisham acceptait parfaitement mon autisme, mais maintenant que je vais mal, je deviens un mythomane ? C'est magistral. Difficile de faire discrimination et validisme plus flagrants. Si je suis un "bon" autiste, qui se comporte bien et qui est utile, je suis accepté, et si je suis un "mauvais" autiste, qui a trop de problèmes et qui n'est pas utile, je suis rejeté. Je suis même rejeté au point d'être un affabulateur et un simulateur. C'est une illustration effroyable mais très symptomatique de ce qu'est notre société aujourd'hui. Et ce n'est pas propre à l'autisme, je pense que c'est propre à tous les handicaps. Il y a une "tolérance" des personnes handicapées tant qu'elles ne deviennent pas inconvenantes. Le fait que mon entourage m'aide à relever les incohérences et l'hypocrisie de Hisham à mon égard m'a vraiment aidé à m'émanciper petit à petit de lui, même si c'était quelque chose de très douloureux pour moi de prendre de la distance alors que je voulais qu'il soit près de moi, mais c'était toujours préférable que la souffrance mille fois plus importante causée par ses actes et ses propos.

Ma tante Kally a pris l'exemple de ce que Hisham avait dit à mon collègue sur le fait que "je ne pouvais pas avoir été abusé parce que je ne lui en avais jamais parlé" et a décortiqué cela pour m'aider à avoir un raisonnement critique. Elle m'a demandé quel intérêt pouvait avoir Hisham ou n'importe quelle autre personne à dire une chose pareille ? Et j'ai trouvé sa question inattendue et très intéressante, parce qu'en effet en y réfléchissant, je n'arrivais pas à trouver de réponse. Je n'avais pas été offensé par son propos lorsqu'il m'avait été rapporté, je l'avais trouvé aberrant et stupide, cela ne changeait rien à ce que j'avais vécu et je n'avais rien à lui prouver, mais ce qui m'avait immensément blessé et sidéré, c'était que cela venait de sa part, lui, l'une des personnes qui a perpétré le plus de comportements et d'actions qualifiables d'abus à mon égard. J'étais très choqué qu'il balaie cela, en me traitant de mythomane en plus, après tout ce qu'il m'avait fait lui-même. C'est l'une des personnes qui m'a le plus écrasé, abîmé, forcé dans la vie. Et pour ma tante, c'était précisément ce qui expliquait son déni à l'égard de ma situation et de mon vécu. J'avais beaucoup de mal à la comprendre, ainsi qu'à comprendre mes proches, mais petit à petit j'assimilais ce qu'ils essayaient de m'expliquer.

Le comportement excessif et légalement répréhensible de Hisham en apprenant la gravité de ma situation avait éveillé beaucoup de soupçons et de questions sur ses intentions réelles, tout le monde était en alerte car la situation n'était pas normale. Plusieurs de mes proches, dont ma tante Kally, étaient persuadés qu'il avait choisi de tout dénier en bloc car c'était l'option la plus facile, c'était celle qui lui permettait de se concentrer exclusivement sur ses intérêts et même de se protéger de moi, dans le cas hypothétique où j'aurais choisi un bouc émissaire à ma situation et me serais retourné contre lui, et que sa campagne avait pour objectif de me décrédibiliser à n'importe quel prix par prévention, alors qu'il n'y avait strictement aucun enjeu, je l'avais juste informé de ma situation, j'avais même répété, et c'est ce que j'ai fait, que je signerais tout ce qu'il voulait et respecterais toutes ses décisions avec son associé, il n'y avait aucune raison qu'il se positionne de cette façon-là contre moi alors qu'il n'y avait aucun litige, ça n'avait aucun sens. Vraiment encore une fois, pour la millième fois dans mon témoignage, j'ai manqué incroyablement de discernement. Ma famille m'avait dit de ne pas l'informer, mes proches m'avaient dit de ne pas l'informer, tout le monde m'avait dit qu'il ne fallait pas que je sois transparent mais j'en étais incapable, et au final comme toujours, les gens ont eu d'excellents conseils qui étaient beaucoup plus pertinents que ma perception biaisée des choses. J'étais persuadé d'avoir imaginé tous les scénarios possibles, je n'aurais jamais pu croire une seconde que Hisham allait dire toutes ses horreurs sur moi et agir de cette manière, je me serai épargné énormément de tourments et j'aurais évité de frôler la mort stupidement si j'avais simplement écouté mon entourage qui avait encore une fois raison. Je m'en veux énormément car ils avaient anticipé qu'il ne fallait pas que je sois transparent avec lui et mon besoin impérieux de l'être a pris le dessus et s'est complètement retourné contre moi. J'ai été stupide et j'ai du mal à supporter d'avoir été en mesure de prévenir cette situation.

Deux de mes tantes pensent aussi que Hisham faisait campagne contre moi pour se protéger des retombées légales en prenant justement en compte que j'allais me suicider et craignait une rétribution de la part de ma famille, et que dans ce cas de figure, la meilleure stratégie était de créer une narration qui le protège de toute responsabilité, en me faisant passer pour une personne irresponsable, instable, manipulatrice, malhonnête et menteuse. Cette conviction de mes tantes, qui n'est qu'une hypothèse à mes yeux, était largement au-delà de tout terrain possible pour mon imagination, je n'avais pas du tout pensé à cette possibilité mais il y avait une certaine logique dans cet argument. Il est vrai que cela justifierait beaucoup mieux ses actes mais j'espère que ce n'est pas pour cette raison en tout cas, car cela me ferait mal au cœur, même si au final cela ne m'étonnerait pas du personnage. Hisham est une personne brillante qui prévoit toujours tous les scénarios dix coups à l'avance, il est possible qu'il se soit préparé à toutes les éventualités et je ne serais pas étonné qu'il choisisse l'approche qu'il ait jugé la meilleure pour lui et ses propres intérêts, en dépit de ma santé. Si c'est le cas, toute cette situation est vraiment absurde parce qu'il a estimé que j'étais un risque alors qu'il n'y en avait aucun, parce que je l'ai toujours défendu et jamais je ne lui causerais le moindre tort. Mais c'est quelqu'un dont l'instinct et la paranoïa l'a préservé de beaucoup de risques dans ses projets entrepreneuriaux, donc il ne serait pas surprenant que la théorie de mes tantes s'avère exacte car elle correspond beaucoup à sa nature. Pour mes tantes, son animosité virulente, son déni et aussi ses grands discours de veiller sur moi cache une stratégie d'autopréservation et de distanciation de toute responsabilité vis-à-vis de mon suicide, ou en tout cas à minima de mon état actuel, et je trouve cela plausible. En tout cas, les avis de mes proches avaient au moins un minimum de logique et de sens, tandis que seul dans ma tête, je n'arrivais pas à trouver la moindre raison de ses agissements.

Rendez-vous avec Hisham

Mon psychiatre avait également écrit à mes associés pour leur faire part de l'urgence de la situation car malgré les réactions de Hisham, nous étions tous en attente d'une décision de leur part, quelle qu'elle soit. Il avait laissé un message sur le répondeur de chacun d'entre eux mais toujours aucun contact de leur part (76). Le temps s'étirait et mon état se détériorait beaucoup. Nous supportions tous très mal leur absence totale de réponse alors que nous avions besoin d'agir urgemment, et que cela leur avait été précisé, et rappelé à nouveau par mon psychiatre. Nous n'attendions aucune faveur de leur part, simplement qu'ils répondent pour qu'on puisse avancer dans nos démarches, à la fois administrative et pour mon départ, mais aussi dans les démarches vis-à-vis de ce qui nous liait avec nos entreprises et l'équipe.

Après une très longue période sans contacter mon psychiatre, Hisham a fini par réussir à échanger avec lui, 28 jours après avoir appris ma situation. Il est intéressant de noter qu'il n'a pas eu le même discours avec mon psychiatre qu'avec mes proches ou collègues, il lui a indiqué reconnaitre que j'étais autiste (mais il est possible qu'après avoir discuté avec mes proches, son opinion ait changé pendant ce laps de temps aussi, ou peut-être était-ce parce qu'il était face à un professionnel de santé, ou peut-être que cela confirmait qu'il l'avait toujours reconnu depuis le départ et que son déni était bien une réaction hypocrite). Mon docteur lui a récapitulé la situation, je cite dans son rapport "présence d'un autisme sévère, avec sur-adaptation depuis très longtemps aux interactions, avec un camouflage du TSA, qui aujourd’hui atteint ses limites; d’ou votre épuisement, notamment professionnel. J’insiste sur la nécessité d’une réponse rapide sur l’avenir professionnel, car l'incertitude renforce l'insécurité et votre détresse" (77), ce à quoi s'en est suivi un échange où Hisham et mon psychiatre n'étaient pas d'accord sur la réponse à apporter. Hisham insistait sur le fait qu'il fallait me remettre au travail car pour lui il était essentiel de maintenir un cadre, mais il ne prenait toujours pas en compte la gravité de mon état réel et mes incapacités présentes qui rendaient de toute façon ce scénario impossible. Mon médecin essayait de lui faire comprendre qu'il y avait une urgence psychique immédiate à traiter, et qu'il y avait également une réflexion à prendre le temps pour réfléchir à une adaptation de mes conditions de travail par rapport à mon handicap, ce qui apparemment n'a pas satisfait Hisham (ce qui était peu étonnant car il n'a jamais voulu aménager ou m'apporter de l'aide malgré ma reconnaissance de travailleur handicapé). Mon psychiatre a souligné aussi que l'approche de Hisham de continuer de faire comme d'habitude comme si de rien était comme, je cite, "nier mon handicap et ma souffrance", et qu'il était important à son sens "de m'entendre et de considérer ma souffrance pour m'accompagner", et que "me remettre au travail n'annulerait pas le risque suicidaire". Après tout, je travaillais sans discontinuer depuis dix ans et j'en étais là, alors si le travail était le remède, je serais le mieux portant de l'univers. Hisham a exprimé le besoin de parler de tout ça seul à seul avec moi mais mon psychiatre lui a expliqué que cela lui semblait difficile vu mon état actuel et qu'il faudrait réfléchir à un tiers pour faire médiation pour créer un cadre sécurisant pour moi, n'aggravant pas mon état. Par rapport à ce point-ci, mon psychiatre m'explique : "c’est là encore un point de divergence, je propose que vous soyez accompagné dans cette difficulté lié au handicap (donc qu’on adapte l’environnement), quand il propose que l’on vous stimule à le faire seul afin de coller au cadre et donc vous permettre de rebondir (vous vous adaptez à l’environnement)". Ceci illustre la puissance écrasante de l'approche validiste de Hisham, toujours prêt à me forcer sous la contrainte à m'adapter coûte que coûte, quel qu'en soit le prix, alors même que je suis dans un état exécrable, et qu'indépendamment de mon état, c'est juste la pire approche à avoir vis-à-vis d'une personne en situation de handicap. La reconnaissance de son handicap, c'est d'arrêter de lui demander de se mettre au niveau de tous les autres. Certainement pas de lui réclamer de se remettre tout de suite au travail pour vous "stimuler" et de tout "faire seul afin de coller au cadre". C'est juste sidérant.

De mon côté, j'avais vraiment très envie de voir Hisham mais, à ce stade, il me terrifiait totalement et j'avais peur de moi-même aussi, je ne voulais pas m'exposer à une nouvelle crise suicidaire hors-norme comme la précédente, j'avais survécu à un cheveu à la dernière et je ne voyais pas comment je pourrais en traverser une autre. Mais je voulais vraiment le voir, même si je n'étais pas en état, et nous avons pu organiser le rendez-vous avec la présence d'un médiateur, mon ami Bastien, avec l'aval et la supervision du psychiatre qui l'avait préparé pour cette entrevue. Nous étions tous très précautionneux de faire ça bien. Il m'a fallu une préparation titanesque pour être présentable et pour pouvoir interagir avec Hisham, mais dans mon état, j'étais limité dans la quantité d'efforts que je pouvais faire et j'étais malgré tout très agité.

Je l'ai tout de suite confronté par rapport au fait qu'il me traite de mythomane et d'affabulateur derrière mon dos, et il a alors eu l'audace de dire que cela n'avait pas du tout été le cas, que c'étaient Mathieu et Jean qui avaient menti et exagéré ses propos, alors qu'ils n'avaient aucune raison de le faire, et que j'avais même les captures d'écran de ses textos où il disait que ma situation était une "autoconviction" et pas à des faits réels. Il n'assumait rien de ce qu'il avait dit, ce que j'ai trouvé extraordinairement lâche de sa part mais pas surprenant de son personnage qui a toujours raison et n'assume jamais ses torts. Je lui ai dis qu'il me faisait vraiment cher payer mon épisode adolescent et il m'a alors rassuré en argumentant qu'il ne m'aurait jamais confié tous ses projets importants ni monté plusieurs entreprises avec moi s'il ne me faisait pas totalement confiance, ce qui honnêtement sur l'instant m'avait apporté beaucoup de réconfort et m'avait rassuré, au point de me dire que tout cela avait été un malentendu. Mais en expert de la novlangue, il a tout de suite sapé son propre propos en disant qu'il prenait "tout de même en compte notre passé", confirmant donc que j'avais raison, il me reprochait toujours mon court épisode délirant d'adolescent qui avait eu lieu dix ans plus tôt, une façon de me dire "je te fais confiance mais je ne te fais pas confiance", tout comme il me disait "je ne te traite pas de mythomane" alors qu'il me traitait de mythomane auprès de mes proches. Une perpétuelle maitrise de la novlangue. Des mensonges d'adolescents qui je rappelle n'impliquaient que moi, ne portait pas atteinte à ses entreprises, à ses finances, à ses biens, à son appartement, à sa personne, ces mensonges étaient simplement des tentatives ridicules pour qu'il ne m'abandonne pas. C'était juste de l'immaturité et il me la faisait très cher payer, alors que j'aurais imaginé que les dix ans que je lui avais dévoués corps et âme auraient réparé ma bêtise de jeunesse. Je crois que je le méritais vraiment. Et franchement, je vais être factuel, j'ai été capable de surmonter les siens de mensonges, qui eux ont eu de vraies conséquences sur moi, ses tromperies qui m'ont déglingué le cerveau et m'ont exposé au virus du sida, le désespoir et les pensées suicidaires, ses mensonges m'ont mis en danger de façon inimaginable physiquement et psychologiquement, contrairement à mes mensonges inoffensifs. Il devrait se regarder dans un miroir. Et c'est cet homme-là qui m'a attaqué et dépeint comme étant un mythomane auprès de mes proches et de mes collègues. Cela me dégoûte. Profondément. Je suis écœuré de son hypocrisie. Alors que de mon côté, j'ai pris sur moi, je l'ai pardonné, et j'ai continué à l'aimer, à être là pour lui et à le servir autant que je le pouvais. Qu'il me mette plus bas que terre pour ma bêtise dix ans plus tôt, que j'ai toujours reconnue et assumée, alors que lui m'a manipulé, menti, trompé, baisé, abandonné d'innombrables fois au cours de ces dix dernières années, c'était insupportable. Et qu'en plus de cela, il ose dire avoir toujours veillé sur moi alors qu'il a systématiquement refusé de m'aider à chaque fois qu'il en a eu l'occasion, c'est le summum de l'hypocrisie. Et c'est vraiment dangereux. Ce n'est pas juste une histoire d'amitié qui finit sur une déception. J'ai consacré un tiers entier de ma vie à cet homme. J'ai sacrifié mille choses sacrées dans ma vie pour cet homme. Et il m'a emprisonné dans cette relation en me disant qu'il serait là pour moi, alors qu'à chaque fois que je lui demandais de l'aide, il esquivait ou m'ignorait complètement. Et pourtant j'y croyais toujours, dur comme fer, déception après déception, je croyais toujours que c'était mon ami, je croyais toujours qu'il était là pour moi, parce que c'est exactement ce qu'il me disait et me répétait. Je manquais de discernement parce que ses mots étaient très beaux, exactement ce que je voulais croire, exactement ce que je voulais que nous soyons l'un pour l'autre, mais ses actes étaient irrespectueux, irresponsables et parfois purement et simplement cruels envers moi.

Durant notre réunion, il a essayé à plusieurs reprises, malgré la présence de Bastien qui supervisait l'entretien en médiateur, d'essayer de me faire dire que la définition de l'autisme était "de croire en des choses qui n'existent pas" avec des petites phrases "oui tu es autiste, tu sais bien, tu y crois très fort et ça devient la réalité pour toi", et je l'ai confronté très brutalement face à ses manipulations car ça ne passait pas du tout, je lui ai dit clairement qu'il essayait de me faire acquiescer à la définition de la mythomanie et absolument pas à la définition de l'autisme, et il a eu l'air amusé lorsque j'ai dénoncé cela, comme s'il avait joué sa carte et qu'elle n'avait pas marché, puis il est passé au sujet suivant comme si de rien n'était, mais j'étais extrêmement offensé par ses approches, toujours dans le déni total de mon autisme et de la gravité de ma situation. J'avais l'impression que c'était un jeu pour lui, c'était vraiment cynique, la situation me mettait de plus en plus mal à l'aise, alors que je m'étais donné un mal fou pour que nous puissions nous voir. J'espérais qu'il m'aide enfin et m'accompagne, mais j'étais complètement irrationnel, et toute l'entrevue était écœurante car il n'était pas un ami, il ne faisait que se positionner et argumenter contre moi, alors qu'il n'y avait rien à argumenter du tout.

J'essayais de récapituler avec lui comment j'en étais arrivé là mais il restait sur sa position que j'inventais tout. Il avait alors eu un grand discours sur le fait que c'était impossible que je m'injecte des drogues dures - malgré le fait qu'il avait déjà eu le témoignage de Mathieu - puis m'avait pris l'exemple que je lui avais donné dans mon mail, comme si c'était une généralité, en disant que c'était n'importe quoi et humainement impossible de s'injecter 30 fois par jour. C'était intéressant de voir comment il s'était servi de cela pour en faire l'un de ses grands arguments pour me décrédibiliser, car il avait déjà essayé de présenter cela à mes proches comme si j'avais affirmé consommer cette quantité de drogues quotidiennement, alors que dans ma lettre, j'avais bien spécifié que c'était au pire moment de ma consommation lorsque j'étais persuadé que j'allais mourir : "J'étais tellement désespéré, cela m'importait peu de survivre pour être honnête, durant la pire période je me piquais jusqu'à 20 à 30 fois par jour, c'était vraiment hard. C'est le fameux mois où je suis passé de 86 kilos à 58 kg" (78). Il se servait donc de quelque chose qui m'était vraiment arrivé mais en déformant mon propos pour en faire une généralité, ce qui en soit est malin de sa part, mais n'est absolument pas ce que je disais, et c'était très malhonnête de sa part de faire croire à mes proches que je lui avais dit consommer cette quantité-là tous les jours car c'était un pur mensonge de sa part. Mais il était très bon pour déformer la réalité et forcément, présenté comme cela, personne de sensé ne pourrait croire que je puisse m'injecter 30 fois par jour depuis 6 ans, même moi je trouve ça juste absurde, et c'est en se servant de cette absurdité qu'il avait fabriquée lui-même qu'il cherchait à me ridiculiser. D'ailleurs, quand on me rapportait que Hisham avait tenu ce discours, je leur montrais simplement le mail et ils réalisaient par eux-mêmes qu'il avait complètement déformé mon propos. Mais lors de cette réunion, je n'ai pas du tout eu la présence d'esprit de dénoncer la façon dont il avait parlé de ça à mes proches pour faire passer ma toxicomanie comme une invention, je m'étais retrouvé à la justifier, ce qui est une posture complètement débile, mais je voulais qu'il comprenne que ce que j'avais traversé était réel et il m'attaquait à ce sujet, alors je cherchais naturellement à lui expliquer ce que j'avais vécu et ce que je prenais. Je lui avais donc expliqué précisément quelle substance je consommais sous quelle quantité, aussi importante soit-elle, dont mon pic de consommation qui avait été une réalité et qui n'était pas une exagération. Il a vociféré que je racontais n'importe quoi et que c'était impossible, ce qui m'a fait sourire très nerveusement, car ce qui était ridicule était surtout d'avoir quelqu'un qui ne s'était jamais rien injecté faire la leçon à un toxicomane sur ce qu'il était possible ou non de prendre et en quelle quantité. Toute cette conversation était absurde parce qu'il n'écoutait rien, et il persistait à marteler en exemple ma pire consommation comme si c'était une généralité, alors que généralement mes sessions sont de 8 à 16 injections sur une demi-journée, mais de toute façon même cette quantité-là n'est pas appréhensible pour son cerveau car il n'a aucune connaissance ni sur les produits, ni sur ma toxicomanie, alors il me traitera toujours de mythomane quoi qu'il arrive. C'est ce qui rendait cette réunion si inconfortable, je ne comprenais même pas pourquoi nous étions en train de nous voir s'il n'écoutait rien de ce que je lui disais et s'il était juste là pour m'attaquer et me traiter indéfiniment de menteur.

Il a alors stipulé que je n'avais jamais été alcoolique, juste tel quel, sans argument ni rien, et je le regardais sans vraiment savoir où il voulait en venir avec son affirmation, puis il a commencé à me demander ma consommation d'alcool. Elle a honnêtement énormément varié durant mon adolescence jusqu'à ma vie de jeune adulte mais je lui ai parlé seulement de ma période contrôlée au travail, qui était de toute manière la plus représentative je pense, où je buvais une demi-bouteille à une bouteille par jour. Il a ricané en déclarant que ce n'était pas du tout ça d'être alcoolique, et il m'a alors expliqué en prenant de grands airs que lui avait vu ce que c'était le vrai alcoolisme et ses conséquences. Je n'ai pas argumenté avec lui à ce niveau parce que je me fichais pas mal de sa définition de l'alcoolisme, c'est une addiction qui a été énorme à surmonter dans ma vie et qui m'a mené à d'autres addictions par ailleurs, donc ses définitions et ses sentiments sur l'alcoolisme me passaient largement au-dessus de la tête.

Dans les deux cas, que ce soit pour ma toxicomanie ou pour mon alcoolisme, il a eu un positionnement vraiment fascinant, et qui par ailleurs m'a fait bêtement entré dans son jeu. Il m'attaquait sur la définition des mots pour invalider l'ensemble de ce que je lui racontais. Par exemple, pour lui, je n'étais pas alcoolique parce que ma consommation journalière d'alcool ne correspondait pas à sa définition. Je n'étais pas toxicomane parce que ma consommation journalière de stupéfiants était invraisemblable à sa définition. Malgré le fait que les chiffres et les quantités comptent énormément à mes yeux, je vais délibérément les ignorer pour illustrer l'absurdité de sa position : Quel intérêt qu'il chipote sur la quantité de mes injections ou de mes verres ? Que ce soit 20 piqures, ou 30, ou même ne serait-ce que 5, je suis toxicomane, que cela lui plaise ou non. Quel intérêt d'affirmer que l'alcoolisme ne démarre qu'à partir de deux bouteilles par jour plutôt qu'une ? Sérieusement, qu'est ce que cela pouvait changer par rapport à moi ? Quel est son but à normaliser qu'un adolescent ait besoin d'une telle quantité d'alcool tous les jours pour être fonctionnel en société, et qu'il traine cela jusqu'à l'âge adulte ? Toute sa démarche à chipoter sur sa définition de ces addictions, sa vision en fait, est vraiment pathétique. Et je l'ai été moi-même de rentrer dans son jeu et de me mettre à justifier de mes quantités comme si cela changeait quoi que ce soit. Cela n'allait certainement pas le convaincre de la réalité de mes addictions. S'il n'avait pas cru mon compagnon, qui a appelé plusieurs fois les pompiers, qui a assisté à mes injections, aux conséquences de mes overdoses, qui est venu en centre d'addictologie pour consulter les addictologues pour m'aider, s'il n'avait pas cru mon psychiatre, s'il ne m'avait pas cru moi, ce n'était certainement pas chipoter sur le nombre de piqures qui allait jouer le moindre rôle pour le "convaincre" de ma toxicomanie. Ni chipoter sur le nombre de verres d'alcool non plus. Il n'y avait rien de productif dans cet échange car ce n'était pas un échange. Il m'attaquait sur ces aspects en m'accusant de mentir mais il n'avait cette approche que parce qu'il ne peut absolument rien croire qui ne sied pas à son ignorance, ni sur la toxicomanie, ni sur l'alcoolisme. Mais combien même cela ne sied pas sa définition ni de l'un, ni de l'autre, cela ne change rien à la réalité, à mon histoire, à ma lutte contre mes addictions et aux dangers auxquelles elles m'ont exposé. Et pas une seule fois il a adressé le problème de fond. Il m'a fait ses monologues sur l'un et l'autre, il a chipoté à l'infini sur les quantités, mais il n'a pas une seule fois adressé mes consommations au final. Il n'a pas cherché à comprendre, il n'a pas cherché à aider, il ne s'est pas inquiété de l'impact que cela a eu sur ma vie, il ne s'est pas posé de question et ne m'en a pas posé, il faisait exclusivement des tentatives de décrédibilisation les unes après les autres. C'était complètement stérile. On aurait vraiment dit qu'il essayait de me convaincre moi-même que je n'avais jamais bu d'alcool de ma vie et que je ne m'étais jamais piqué, c'était incroyablement grotesque. Je me demandais vraiment pourquoi j'avais accepté de le voir, même si je ne suis pas surpris dans le fond, j'ai toujours cherché sa validation pour tout et j'espérais sincèrement qu'il comprenne ma situation. C'était très douloureux qu'il prenne ma vie pour une vaste blague, une grande affabulation.

Il a eu l'audace de me dire "tu sais bien que tu ne t'es pas fait violer", qui déjà est une phrase à elle seule d'une violence incroyable qu'on ne croirait pas qu'un humain soit capable de dire à un autre, et encore une fois, je l'ai immédiatement repris parce que je ne lui ai jamais écrit une chose pareille, c'était encore une déformation de sa part. Dans ma lettre, je lui ai indiqué "Beaucoup d'autres choses me pèsent. Mes problèmes de consentement qui m'ont mis dans des situations gravissimes : abus sexuels, financiers, amicaux, pro [...]" (79). J'ai légitimement parlé d'abus, mais je n'ai jamais parlé de viol spécifiquement parce que j'ai toujours porté la responsabilité de tout ça, je sais très bien que c'est moi qui ai des problèmes à formuler mon consentement et non-consentement, ce n'est pas de la faute des autres. Même si honnêtement, le consentement est un sujet légalement peu discutable, vu l'âge que j'avais. Mais quoi qu'il en soit, personnellement, j'ai toujours tracé une ligne là-dessus, c'est comme ça, je considère ne jamais avoir été violé, et je n'ai pas du tout apprécié que Hisham rabâche cela, surtout d'une façon emplie de reproches, comme si j'avais revendiqué quoi que ce soit à ce sujet ou que j'avais instrumentalisé quelque chose, alors même que dans mon mail j'en avais fait une très brève allusion, et soigneusement évité d'en faire toute une histoire, en citant cela parmi beaucoup d'autres préjudices. Je lui avais donc bien réexpliqué que je m'étais souvent retrouvé dans des situations où je n'avais pas été capable de dire non, qu'elles soient sexuelles ou dans d'autres contextes, et je lui avais même dit que je ne blâmais personne pour cela, ce qui était sincère. C'était juste quelque chose qui restait difficile à digérer, c'est tout. Il n'y avait pas de revendication, de victimisation, je statuais juste de ce qui était difficile pour moi, je ne faisais aucun reproche à personne. Mais Hisham, surprenamment, l'a pris incroyablement personnellement. Il a eu réaction vraiment excessive et m'a agressé à ce sujet, encore une fois en me disant que "j'exagère complètement" et je lui ai répondu qu'il était vraiment mal placé pour me faire une réflexion pareille, ce qui l'a séché un instant, puis il est devenu complètement furieux, vraiment énervé contre moi. Il a pris un grand air dramatique en disant "ah beh voilà, on y vient, tout est à cause de moi", il a ramené toute la situation à lui et en réalité, cela a très bien fonctionné parce qu'il m'a tellement désarçonné que je me suis retrouvé à le "consoler", à lui répéter encore une fois que je ne lui reprochais pas ma situation, qu'elle n'avait même rien avoir avec lui, qu'il n'était pas responsable de mon état. C'était un peu n'importe quoi que je me retrouve dans cette posture, mais bon, je lui disais aussi la vérité, il n'était qu'un facteur parmi d'autres, mais il ne portait pas la responsabilité de ma situation. Je n'ai pas pu lui dire toutes les fois où il était abusif avec moi parce qu'il était totalement sur la défensive et de toute façon ce n'était pas mon but, je n'avais aucune envie de lui faire des reproches, mais je lui ai quand même expliqué qu'il avait beau se croire bienveillant avec moi, il n'était pas exempt de torts à mon égard, et cela l'a vraiment mis en colère, comme s'il n'avait strictement rien à se reprocher, et j'ai seulement pu le calmer en lui disant - ce que je crois par ailleurs, ce n'était pas un mensonge - que même les personnes qui vous aiment et qui veulent votre bien peuvent faire des choses qui sont abusives et qui vous font du mal. Et il a fallu que je lui donne des exemples avec ma famille pour qu'il se relaxe et qu'il réalise que j'étais sincère, je ne le voyais pas comme un ennemi, pas comme une méchante personne, mais j'avais des critiques concrètes et des choses à dire malgré tout, même s'il était incapable de les entendre.

Il a ensuite eu un discours surréaliste, qu'il avait déjà tenu à mon psychiatre, comme quoi ma vie dépendait de sa décision de m'aider ou non, ce que j'ai trouvé être le paroxysme de l'égocentrisme et de la mégalomanie. Son raisonnement était que, s'il m'aidait, il se sentait responsable de mon suicide, ce qui m'a laissé perplexe. Je lui ai dit qu'il n'était pas le centre du monde et que ma vie ne dépendait pas de lui. Je l'avais simplement informé de ma situation, je ne lui avais pas demandé l'autorisation de quoi que ce soit. Son raisonnement était aussi surréaliste que son positionnement d'agir contre moi au final pour "m'aider à ne pas me suicider". Si c'est là sa raison pour ne pas avoir été à mes côtés quand j'avais le plus besoin de lui, cela me désole, vraiment. Ce n'est pas l'ami qu'on a envie d'avoir. C'est vraiment le genre de personne qui se justifiera à lui-même qu'il ne vous aide pas pour que vous appreniez la leçon de vous aider vous-même, et qui s'en félicitera même. En tout cas, il aura toujours une bonne raison de ne pas avoir été à mes côtés, et d'avoir agi comme il l'a fait.

Hisham a eu l'audace de prétendre que je ne l'avais jamais mis au courant de mes situations dans la vie, ce qui m'a franchement révulsé. Il a explicitement dit que je ne lui avais jamais dit que j'allais mal et jamais parlé de suicide, en finissant par "Je t'assure". Cela a été un gros coup pour moi mais je lui ai rétorqué qu'il ne pouvait vraiment pas dire une chose pareille alors même que je lui avais envoyé plusieurs mails à travers les années depuis 2015, dont plusieurs où il avait réagi oralement en rigolant et en minimisant, ce qui m'avait clairement dissuadé de me confier sur mes addictions. Acculé, il a eu alors une réaction épidermique en disant "Ah oui mais si tu m'écris des mails aussi, c'est normal !". Encore une fois, il s'illustrait dans sa maitrise de la novlangue et sa maitrise du rejet de la faute sur les autres. Premièrement, il m'assurait n'avoir jamais été mis au courant avec un aplomb incroyable, toujours devant Bastien qui faisait le médiateur, puis ensuite dès qu'il s'était retrouvé acculé par les faits, il m'avait rejeté la faute parce qu'il ne pouvait plus nier que je l'avais bien mis au courant plusieurs fois, juste sous une forme qui ne lui convenait pas. C'était très perturbant. Il affirmait d'ailleurs qu'il aurait été là pour moi "s'il avait su", ce qui était incroyablement risible et cruel sachant que c'est l'une des premières personnes à qui j'ai partagé mes difficultés et mon désespoir, et que je lui ai très officiellement demandé - parfois imploré - d'innombrables fois de l'aide, qu'il me refusait inlassablement. Et lorsque je l'ai confronté par rapport à cela, non seulement il a reconnu que ces situations avaient existé, alors même qu'il venait à l'instant de dire que je ne lui avais jamais parlé de quoi que ce soit, mais en plus il s'est justifié de ses décisions à chacun de ces moments-là en expliquant qu'elles étaient normales parce que c'était un entrepreneur. Et je n'ai pas de problème avec ça, j'ai toujours accepté ses décisions lorsqu'il me les donnait. Mais c'est une effroyable hypocrisie de sa part que de me reprocher, de m'accuser même, de ne pas lui avoir demandé de l'aide, alors même que je l'ai fait, et alors même qu'il a refusé de m'aider. Et même si on ignore toutes les aides directes que je lui ai demandées, il n'a jamais rebondi lorsque je lui ai parlé de suicide ou de mes souffrances et difficultés extrêmes avec ma charge de travail à travers les années. C'est quand même Hisham qui racontait derrière mon dos à tous mes proches que j'étais une personne qui se plaignait tout le temps, quelle audace phénoménale de me dire devant moi qu'il m'aurait aidé "s'il avait su". Il n'a honte de rien. Et accessoirement, malgré mes supplications, j'ai continué de faire le travail, ainsi que tout ce qu'il me demandait à travers les années qui n'avaient rien à voir avec notre entreprise, les sacrifices, je les ai faits. Donc me dépeindre comme un pauvre type qui ne fait que se plaindre alors que ce pauvre type est une personne handicapée, a de lourdes incapacités et fait pourtant trois temps plein dans sa semaine du lundi au dimanche, c'est juste inacceptable. La description qu'il fait de moi montre bien ce que j'étais à ses yeux. Le pire est que je n'ai jamais reproché à Hisham de ne pas m'avoir aidé, j'ai toujours su que c'était un entrepreneur avant tout. J'ai toujours été respectueux de ses décisions. Mais il ne peut pas revendiquer les deux casquettes, se présenter comme un ange gardien qui m'aide et veille sur moi, puis dès l'instant où on le confronte à ses actions, inactions et décisions qu'il a prises vis-à-vis de moi, se défendre de tout et se présenter comme un entrepreneur. Il ne peut pas être les deux en même temps, et il ne l'a pas été. Il croit dur comme fer être mon grand ami qui veille sur moi, mais 99% du temps, il n'a été qu'un entrepreneur sans scrupule, et même carrément irrespectueux avec moi. Ses décisions n'ont jamais été motivées par ma santé, elles étaient commandées par l'argent. Ses opinions vis-à-vis de moi sont clairement commandées par l'utilité que je représente pour lui. C'est ce que son comportement, avec l'aide de mon entourage, m'a fait comprendre aujourd'hui. J'ai toujours fait tout ce qu'il m'a demandé, tout. Même si ça dévorait mon âme et le peu d'énergie qu'il me restait, je faisais tout ce qu'il me demandait, et avec un sourire radieux en plus de ça, et tout l'entrain du monde. J'étais ravi de l'aider pour tout ce dont il avait besoin et d'être là pour lui. Mais lui ne m'aidait pas, il s'en est persuadé juste en tolérant ma présence, mais au final factuellement, si on regarde ces dix années, il n'a rien fait pour m'aider moi, alors que je suis lourdement handicapé, que je communiquais mes difficultés, et qu'il savait que je me battais avec une ferveur exemplaire et que je sacrifiais tout pour faire tourner son entreprise. Hisham m'a bien rappelé à de multiples reprises, et m'a vraiment rompu avec cela, que c'était son entreprise et que je n'étais qu'un employé, nous n'étions associés que de nom, qu'il me virerait si je ne faisais pas les choses exactement comme il le voulait. Je ne lui ai jamais reproché de ne pas m'avoir aidé mais je n'accepterai jamais qu'il se présente comme une personne qui veille sur moi alors qu'il a toujours défendu ses intérêts à la place des miens, et factuellement alors qu'il a aussi été une véritable brute dans ma vie. Mais je n'ai pas pris sa défense pour rien, il m'a aussi apporté beaucoup et offert des opportunités que j'ai saisies, et j'ai longtemps cru que c'était quelqu'un de bien et je pense qu'il y a du bon au fond de lui, c'est pour cela que j'ai toujours pris sa défense et que je ne lui ferai jamais de mal en tout cas, j'ai aussi de la gratitude, mais cela ne m'empêche pas aujourd'hui d'être critique, tout n'est pas blanc ou noir, mais ce qui est certain c'est que je peux plus accepter ses manipulations et narrations tordues.

Par la même occasion, je l'ai repris aussi sur des choses plus élémentaires, puisqu'il affirmait qu'il aurait agit différemment "s'il savait", je lui ai fait remarquer que je le martèle depuis des années que le téléphone est très difficile pour moi, et même dans le dernier mail que je lui avais envoyé, j'avais consacré un paragraphe entier pour expliquer qu'il était impossible pour moi dans mon état actuel de les avoir au téléphone, et que cela me saignait déjà habituellement (80). Malgré cela, il avait encore complètement ignoré ce que je lui disais et avait eu l'audace de me laisser un message sur mon répondeur me disant "C'est Hisham à l'appareil, bon je sais très bien que c'est difficile pour toi mais ce serait quand même bien qu'on arrive à s'avoir au téléphone [...]" (81). Dans son message, il reconnait donc parfaitement mes difficultés à communiquer au téléphone mais insiste quand même pour que nous nous appelions. C'est spectaculaire. Énième illustration grandiose du validisme. En résumé, "je sais que c'est difficile pour toi de faire comme ça donc ce serait bien de faire comme ça". C'est vraiment fou. Il faut l'entendre pour le croire. A noter que, ce n'est pas une plaisanterie, le message dure 40 secondes et il me demande à 4 reprises en tout de lui passer un coup de fil. En le mettant face à cela, Hisham s'était à moitié excusé de sa réaction et à moitié justifié, en disant que ce n'était "qu'un coup de fil". Je n'ai pas laissé passer cela. Je comprends que pour lui, un appel téléphonique ne soit absolument rien, c'est invisible dans son quotidien, c'est une extension de sa parole, mais j'ai essayé de lui faire comprendre que c'est le mont Everest pour moi, qu'un appel est un véritable combat. Pour lui, le combat, c'est la conversation, et encore, je doute que cela le fasse souffrir et lui demande les mêmes efforts que moi. Pour moi, le combat commence bien avant la moindre conversation. C'est une folle préparation, anticiper les sujets et propos, apprendre par cœur mes réactions, me préparer à être hyper concentré pour ne pas me tromper sur le sens de ce que je vais entendre, ne pas faire de faux-pas dans ma compréhension. Mais ce sont des choses abstraites pour lui, et encore une fois il a tout balayé avec un air exaspéré comme si je ne faisais pas assez d'efforts. Il a commencé à me comparer à un ami à lui qui n'a pas de bras, pour essayer de me faire comprendre que mes difficultés sont psychologiques et dépendent simplement de la façon je perçois mon autisme, donc il m'a tenu un monologue sur combien son ami handicapé était brillant, joyeux, qu'il ne "faisait pas tout un plat" d'avoir une infirmité et que, du coup, Hisham avait trouvé cette personne formidable et qu'elle n'était pas "diminuée" par son handicap. Je ne me souviens pas de ce que je lui ai répondu à ce moment-là mais j'ai beaucoup réfléchi à l'exemple qu'il m'a donné par la suite. Hisham a vraiment cette idéologie que "si on veut, on peut". Et en soi, c'est une idéologie que j'ai portée toute ma vie aussi. Mais ce n'est pas parce qu'une personne sans bras peut faire l'effort d'escalader un arbre une fois, qu'elle peut le faire à chaque fois, tous les jours, ou que c'est seulement souhaitable pour elle. La question n'a jamais été de "pouvoir". Bien sûr que je peux faire tous les efforts du monde pour être à la hauteur, et c'est ce que j'ai fait toute ma vie. Mais aucune personne qui a du bon sens ne va exiger d'une personne sans bras qu'elle escalade un arbre tous les jours, et c'est pourtant exactement ce qu'il attend de moi, lui et la majorité des gens. Hisham défend une idéologie où le handicap n'est pas un handicap mais une "différence" qui se gère par la force de l'esprit. Et je ne nie pas que le psyché a un impact sur le corps, c'est vrai pour n'importe qui. Mais considérer que c'est la psychologie qui fait le handicap, c'est remettre la faute sur la personne dans toutes les situations, et c'est complètement nier le handicap en premier lieu. Pour Hisham, reconnaitre le handicap, c'est l'aggraver, il défend même, comme il l'a décrit lui-même à mon psychiatre et à mes proches, qu'il faut forcer les personnes en situation de handicap à s'adapter, à s'élever aux standards des personnes valides, et il est conforté dans cette idée parce que pour lui "ça marche". Cela ne peut que marcher puisqu'il ne valide que les personnes handicapées qui compensent leur handicap ou l'invisibilise, et qu'il dénie tous les autres. C'est une stratégie qui le conforte dans sa perception des personnes handicapées et dans ses convictions. Il est aussi convaincu par la méritocratie mais aurait-il réussi un quart de ce que j'ai pu faire dans ma vie s'il avait été à ma place ? C'est possible, peut-être que oui, peut-être que non. Il en serait sans doute convaincu si on lui posait la question. Mais si on lui ôtait son incroyable ingénierie sociale, toutes ses compétences verbales et son éloquence, s'il était affublé par mes troubles perceptifs, sensoriels, de compréhension et de communication, je doute qu'il tiendrait ce discours aujourd'hui. La méritocratie n'existe pas quand on vit avec autant de préjudices, parce que nos efforts nous mènent à peine, ou même pas, au "niveau" des autres. Je ne me lamente pas pour autant, je suis très fier de ce que j'ai accompli et de ce que je peux faire. Mais je n'apprécie pas que ce soit quelqu'un d'autre qui me dicte ce dont je suis capable ou non, ou les efforts en plus que je serais censé faire, c'est juste abject. Surtout venant d'une personne qui n'est même pas capable de passer par un autre moyen que le téléphone alors qu'il reconnait lui-même savoir que c'est très difficile pour moi. S'il ne peut pas faire cet effort minable de son côté sur quelque chose d'aussi complexe pour moi, comment pourrait-il seulement présumer savoir ce qui est bon pour moi.

Et aussi triste cela soit-il, j'ai partagé son idéologie toute ma vie. Je me suis battu comme un fou. J'ai travaillé comme un fou, et ce que je vais dire est incroyablement prétentieux mais je pense honnêtement que c'est vrai : j'ai voulu m'en sortir plus et j'ai travaillé plus que n'importe qui d'autre que j'aie rencontré dans ma vie. Et même beaucoup plus que Hisham, qui est de très loin le plus gros travailleur que j'ai jamais rencontré, mais malgré cela, il a du temps pour lui, il a ses bateaux, il a ses vacances, il a ses week-ends, il a une vie, il a du temps, alors que je me suis étranglé toute ma vie à travailler comme un forcené nuit et jour. Et je n'ai pas réussi à m'en sortir. On dit souvent qu'il ne faut pas travailler plus mais qu'il faut travailler plus intelligemment. Il faut croire que je n'étais vraiment pas assez intelligent parce que je travaillais trois fois plus que la moyenne des français. Et ce n'est pas grave. Ce n'est certainement pas la faute de Hisham. Ni la mienne. J'ai réalisé aujourd'hui que je n'étais pas un échec pour avoir échoué dans la vie. Je n'étais pas un échec pour avoir perdu mon autonomie. Je n'étais pas un échec pour avoir tout perdu. Je sais que je n'en suis pas un parce que j'ai tout donné, je sais que j'ai fait de mon mieux et je sais que je peux être très fier d'être arrivé jusqu'où j'étais. Hisham répète sans cesse qu'il faut me remettre au travail, me remettre au travail, me remettre au travail, à mon psychiatre, à mes proches, à moi-même, comme si ma seule valeur résidait là-dedans et que sans cela, je n'étais rien. Je sais que ce n'est pas ce que veut dire Hisham - lui pense que le travail est un cadre qui me fait du bien - mais c'est ce qu'il me transmet en ne scandant que cela sans discontinuer, en n'écoutant rien de ce que mes médecins, mon entourage et moi-même lui disons. Sa seule réponse à ma situation gravissime, c'est de me remettre au travail. Il ne m'écoute pas. Il ne m'entend pas. Il ne me comprend pas. Et ce n'est pas seulement Hisham, c'est juste un être humain, il est symptomatique d'une éducation, d'une société, du monde. Je n'ai rien contre lui mais je n'ai plus d'énergie non plus pour faire face à cela, c'est trop pour moi. Je ne peux plus. Je refuse de n'être toléré que lorsque je suis utile. Je m'y refuse totalement désormais. Et je n'accepte plus qu'on m'impose comment vivre. Je ne comprends même pas pourquoi Hisham veut continuer à me forcer à faire les choses exactement comme il le veut, je ne demande à personne de changer alors je ne comprends pas pourquoi lui et les autres veulent constamment m'imposer toutes ces choses, alors que les gens vivent parfaitement sans moi. Cela n'a pas de sens. Arrêtez de m'imposer quoi dire, quoi faire, quoi penser. Arrêtez de me forcer à vivre dans votre vision du monde, vous pouvez parfaitement vivre sans moi, alors laissez-moi tranquille. Tout le monde est si fier de me dire qu'ils m'acceptent, Hisham compris, mais en fait tout le monde me conseille sur ce que je dois changer. L'écrasante majorité des gens dénient mon autisme ou veulent m'en guérir, ils semblent incapable de simplement s'arrêter à qui je suis, me laisser tranquille avec mes particularités, me reconnaître pour ce que je suis et en rester là. Non, il faut toujours qu'ils me donnent de "bonnes leçons", avec toutes les bonnes intentions du monde, bien sûr.

Il m'a fait un grand discours sur le fait qu'il suffisait que je sois moi-même pour aller mieux, ce qui m'a hérissé le poil. À partir de quel moment est-ce qu'être moi-même a été une option envisageable ? La répression est venue de partout, de ma famille, d'inconnus, de collègues, d'amis, de compagnons, de lui, de tout le monde. Et que croit-il sérieusement, que j'ai attendu 30 ans pour que quelqu'un me dise "Sois toi-même, tout ira mieux". J'ai essayé à toutes les occasions que j'ai pu d'être moi-même, de ne pas être moi-même, d'être entre les deux, les résultats ont toujours été affreux. Et il était mal placé pour me faire cette recommandation alors même qu'il me brutalise toujours "pour mon bien" à faire des choses que je ne veux pas faire, à penser d'une façon qui n'est pas la mienne, à prendre des directions que je n'ai pas envie de prendre. Il n'a jamais respecté mes aspirations, s'en est même moqué à plusieurs occasions parce que je ne me dirigeais pas du tout vers de l'argent, je n'ai aucune attraction à ce niveau et cela l'irrite, à juste titre, parce que c'est une composante essentielle de la réussite d'un entrepreneur et d'une entreprise, c'est vital même, et je comprends son agacement, et je le respecte, mais qu'il ne me fasse pas soudain un grand discours sur "être moi-même", alors qu'il m'a toujours humilié pour cela. C'est insupportable. M'étant déjà exprimé à ce sujet dans la première partie de mon témoignage, je ne vais pas m'étendre beaucoup plus à ce niveau. Hisham s'est alors donné en exemple en affirmant qu'il était heureux d'être lui-même, atypique à sa propre façon, et il essayait de me convaincre que je devais simplement laisser exprimer mes TSA en public (recommandation hautement ironique et hypocrite après avoir affirmé à mes proches et collègues que je "simulais" mon autisme). Je l'ai laissé parler mais je n'ai pas osé lui poser la question suivante, parce que je ne voulais créer aucun conflit et que ce n'était pas le but, mais j'y songeais très fort : Qu'est ce que ça vaut d'être soi-même si c'est pour faire souffrir les autres ? Je n'ai pas envie d'être un bulldozer d'égoïsme qui traverse la vie au détriment des autres. Et je ne veux pas faire dans le misérabilisme non plus, mais c'est un aspect que je trouve très important dans mon autisme, et dont j'ai conscience, je sais l'usure impressionnante et le mal que je peux causer malgré moi lorsque je ne fais pas attention et que je suis trop moi-même, même avec toute la bienveillance du monde, je vais créer une usure et des dommages auprès des gens que j'aime. Et je m'y refuse. Donc je prends parfaitement Hisham en contre-exemple pour le coup : il me dit être si fier d'être lui-même en ignorant toutes les personnes autour de lui mais a-t-il seulement conscience du monstre d'égoïsme et de destruction qu'il est ? Des dommages qu'il cause ? Il est incapable de se mettre à la place des gens, il ne les voit qu'à travers ses idées reçues ou ses convictions, il n'y a que lui et sa raison dans l'univers, il sait tout ce qui est bon pour tous les autres, il sait tout ce qui est vrai même en n'ayant rien vu, rien vécu de la vie des autres. Il est majestueux. Il exulte une liberté et un plaisir d'être lui-même qui est franchement magnétique et que j'admire énormément. Mais j'ai vu l'océan de douleur qu'il a causé derrière lui, et pas seulement vis-à-vis de moi, qu'il considère sans doute comme quelqu'un de "fragile". C'est juste une personne qui ne fait pas de compromis avec qui il est, au détriment des autres. Et je ne partage pas cette idéologie que le bonheur, c'est écraser les autres ou ignorer leurs sentiments, leurs besoins, leurs sensibilités. Je ne suis pas tout seul dans le monde. Je suis incapable de fonctionner comme lui. J'adorerais, j'en rêverais, mais je n'en suis tout simplement pas capable. C'est peut être une question d'éducation ou une question de nature. Pour moi, c'est une question d'amour. J'aime les gens. Je n'ai pas envie de les faire souffrir. J'ai largement préféré porter ce fardeau plutôt que de le faire porter aux autres. Et ce n'était sans doute pas la chose à faire, vu l'état où je me trouve aujourd'hui, et je ne suis pas un saint non plus, loin de là, mais j'exprime mon point de vue sur cette grande promesse "d'être soi-même" pour être heureux, qui est attractive, mais qui me parait avoir beaucoup de failles. J'ai non seulement toujours été rejeté en étant moi-même, mais je ne suis même pas sûr de vouloir l'être complètement. Le bonheur ne me semble pas être d'arrêter de faire des efforts pour communiquer et exister avec les autres sans leur causer de tort. Ce discours me perturbe. Et encore une fois, je suis très irrité que ce soit Hisham qui me fasse cette "bonne leçon" que je trouve très hypocrite, c'est la dernière personne que j'imaginerais m'inviter à être moi-même alors même qu'il a été le principal instigateur de ma vie, de ce que je dois dire, faire ou penser.

D'ailleurs je suis vraiment perplexe que ce soient souvent les mêmes individus, et je ne parle pas spécifiquement de Hisham mais d'une grande tranche de la population, qui croient en cette idéologie que les personnes handicapées peuvent prospérer dans la société mais qui sont en fait précisément ceux qui rendent cela impossible en maintenant la barre, peut-être à un niveau "normal" pour eux, mais hors de portée pour nous, et qui attendent constamment de notre part les mêmes comportements et surtout, les mêmes résultats. Ils y croient si fort qu'ils nous y font croire aussi, et nous persistons dans des objectifs inatteignables et/ou à un coût extrême, et quand la réalité nous frappe, elle nous frappe avec une violence inouïe et souvent quand il est bien trop tard, une fois que nous avons déjà sacrifié un pan entier de notre vie. Cela peut nous donner le sentiment que nos luttes n'ont strictement aucun sens, parce que nos victoires ne seront jamais celles des autres, elles sont ridicules même je dirais à leurs yeux, elles prêtent à rire parfois tant elles peuvent paraître invraisemblables pour certaines personnes valides. Toutes nos luttes sont invisibles et la majorité des gens autour de nous ne comprennent pas ce qu'ils ne voient pas, ce qui crée un cercle vicieux car ils continuent de perpétuer cette idéologie validiste de faire toujours plus d'efforts spécifiquement parce qu'ils ne voient pas, ou dénient, la quantité d'efforts que nous réalisons déjà. Je vais faire une généralité mais c'est mon sentiment : j'ai l'impression que le handicap n'a pas d'existence réelle pour la plupart des gens, c'est un concept abstrait pour les personnes valides. Et même invraisemblable si le handicap est invisible. Mais honnêtement, même lorsque le handicap est visible, les personnes seront quand même capables de discrimination, de déni et de prodiguer leurs "bons conseils". Le handicap est tellement incompris au sein de la société et les personnes tellement peu éduquées qu'elles perpétuent continuellement cette idée "optimiste" et "bienveillante" qu'il faut faire plus d'efforts et que "tout ira mieux". Je ne dis pas qu'il ne faut pas faire d'efforts mais ces comportements et propos communiquent que la faute est systématiquement de notre côté. Si ça ne va pas, c'est de notre faute. Il n'y a pas de discussion, c'est sans équivoque. Il n'y a que nous qui devons nous remettre en question, le travail est de notre côté, les efforts sont de notre côté, les "corrections" sont de notre côté. C'est toujours la personne en situation de handicap qui "n'a pas compris", ou "qui doit faire mieux", ou ceci, ou cela. Je n'ai presque jamais rencontré dans ma vie des personnes valides qui se remettaient en question sur leurs comportements vis-à-vis des personnes handicapées, s'adapter pour les autres n'est pas une question que les gens se posent naturellement, et je ne dis pas ça pour être insultant, je ne partage que mon ressenti. Je crois que cela n'effleure pas l'esprit des gens de faire cet effort en premier lieu parce qu'ils vivent dans une norme dans laquelle ils savent que toutes les personnes qu'ils connaissent se conforment, et c'est donc leur seul point de référence, leur seul critère d'appréciation/d'évaluation d'un autre individu. Les gens ont une seule vision de ce qu'est une "bonne personne" dans la société, et ils considèrent tous en être une, alors ils ne pensent pas que c'est à eux de se mettre à notre niveau mais que c'est à nous de nous mettre au leur. C'est du moins ma théorie, je ne suis pas psychiatre, c'est comme cela que je vois les choses depuis ma perspective.

Personnellement je suis persuadé que je peux prospérer en société, je pense que cela est peut-être possible, mais certainement pas dans cette société où les personnes qui savent que je suis autiste me demandent de me comporter comme si je ne l'étais pas. Et je pense que cette société est comme cela pour toutes les personnes handicapées. J'ai dû créer mes propres adaptations, mon propre environnement, parce que mes employeurs ne prenaient pas au sérieux mes difficultés. J'ai sonné l'alarme tant de fois et personne n'écoutait. Je ne diaboliserai pas les personnes à ce sujet, je pense sincèrement qu'elles se soucient des personnes handicapées et de ces questions, mais d'une façon si superficielle qu'elles perpétuent des discriminations, elles pensent nous comprendre alors qu'elles ne nous comprennent pas, elles pensent savoir ce que sont nos handicaps alors qu'elles ne savent pas, elles pensent savoir ce que nous vivons alors qu'elles ne le vivent pas, et elles perpétuent des messages et des "bons conseils" alors qu'elles sont en réalité très ignorantes sur ces sujets, ces expériences, ces vécus, ces difficultés réelles. Et même si l'ignorance est déjà un problème, ce n'est pas le pire à mes yeux, c'est vraiment quand l'ignorance se transforme en défiance ou en déni que cela devient le plus dangereux. Je lutte déjà au quotidien, je n'ai pas de temps pour être "défié" par un abruti et devoir justifier de qui je suis. Je ne suis pas ici pour prouver chacune de mes luttes, pour justifier chacun de mes comportements, je suis ulcéré et désespéré par ce rejet de mon existence que je dois continuellement prouver, alors que je ne devrais pas avoir à le faire. Ceux qui me posent la question en tout cas n'ont jamais rien à prouver, pour sûr. Le pire est qu'elles ont déjà des idées reçues bien précises sur les handicaps et ne sont même pas à l'écoute, la plupart du temps. Ce n'est juste pas mon rôle de leur refaire une éducation, même si c'est incroyablement inconfortable pour moi de faire face à leur rejet parce que je ne me conformais pas à leurs idées reçues d'un autre âge sur l'autisme. C'est très éprouvant. Et trop courant.

À la fin de notre entretien, Hisham m'a proposé trois mois de vacances payées. Mes proches étaient vraiment très énervés contre moi que je ne les accepte pas car il me suffisait de faire croire à Joseph et Hisham que je reviendrais aux termes de ces trois mois pour pouvoir récupérer trois mois de salaire, ce qui aurait fait une différence très importante pour la réussite de mon départ à l'étranger et pour me permettre de tenir le plus longtemps possible. Cela a fait l'objet de quelques confrontations très désagréables avec mes proches, mais même si je comprends qu'ils voulaient défendre mes intérêts le mieux possible et qu'accepter cette proposition était la meilleure chose à faire pour que je puisse récupérer un petit quelque chose de leur part, il était pour moi hors de question que je mente à Joseph et Hisham, même si c'était encore une fois me desservir. Je suis donc resté parfaitement honnête auprès d'eux, au grand dam de mon entourage, et je leur ai dis que j'étais totalement incapable de m'engager sur un retour, alors même que je ne parvenais pas à m'imaginer encore exister quelques semaines devant moi. Ils attendaient de moi que je leur revienne après ces trois mois, ou qu'à défaut je leur donne une réponse à ce moment-là, mais j'aurais été déjà parti ou mort, donc c'est ce que je leur ai dit, ce n'était pas envisageable car je n'aurais pas été là pour leur donner une réponse trois mois plus tard, quoi qu'il en soit. Il n'y a donc eu aucune rémunération, ce qui était une décision tout à fait normale de leur part, ce n'était pas une punition, je leur ai dis la vérité et ils ont procédé en conséquence puisque je n'acceptais pas leur proposition de "partir en vacances" et qu'ils n'avaient aucune intention de m'aider sur le plan personnel. À postériori, je me suis quand même beaucoup interrogé sur la faisabilité de cette proposition en premier lieu, je ne vois pas comment nous aurions pu décréter un "départ en vacances" de trois mois alors que j'avais constamment des crises suicidaires, les incapacités les plus sévères de toute ma vie, que j'étais arrêté par mon psychiatre et que nous étions à mille lieues de parler de travail ou de vacances avec mes proches, nous avions des préoccupations plus immédiates pour ma survie. Je pense qu'au final, sa proposition ne faisait qu'illustrer encore une fois qu'il ne prenait pas du tout au sérieux la gravité de ma situation. Je ne pouvais pas m'occuper des papiers avec mes associés, donc ce sont mes proches qui ont tout géré pour moi, du mieux qu'ils ont pu. Joseph et Hisham avaient exigé que je démissionne, ma tante s'y opposait fermement car elle dénonçait que ce n'était pas légal vu que j'étais en arrêt de travail, mais c'était Bastien et Quentin qui s'occupaient de cela pour moi et ils ont jugé avec les éléments à leur disposition que c'était effectivement la meilleure façon d'opérer pour tout le monde et j'ai signé ma lettre de démission. L'important pour moi est que tout le monde soit content et que nous puissions avancer, même si honnêtement je ne comprenais rien de ce qu'il se passait et aujourd'hui encore, je dois redemander régulièrement à mes proches ce qui a été décidé et pourquoi les choses se sont passées de telle ou telle manière, parce que je suis incapable de suivre. Heureusement qu'ils étaient là pour m'aider à traverser cette situation. Malgré tout, ma démission me rendait très anxieux de me retrouver sans rien, ce qui en soit était une peur irrationnelle puisque je n'arrivais pas à voir plus loin que quelques semaines devant moi. Mes proches devaient beaucoup me rassurer mais il y avait beaucoup d'inconnues pour eux aussi, donc ce n'était pas facile. Bastien m'avait proposé de payer les mensualités de mon crédit immobilier et ma nourriture si cela devenait nécessaire, ce que j'avais refusé et qu'il n'a pas eu à faire, heureusement, mais son offre m'avait apporté beaucoup de réconfort pendant cette période très troublée.

Avant de partir de chez moi suite à notre entrevue, Hisham m'a pris dans ses bras, mais je n'étais pas très à l'aise honnêtement. C'était un sentiment très confus pour moi parce que j'avais attendu ce moment depuis longtemps, qu'il me prenne dans ses bras, j'en avais eu très envie, mais là, je trouvais cela malsain. Je crois que je commençais à comprendre qu'il n'était pas quelqu'un qui me voulait du bien, même si je pense sincèrement qu'il était convaincu du contraire. Ses actes étaient l'inverse de ses propos. Cette entrevue m'avait fait comprendre qu'il ne m'aiderait pas à aller mieux et ne m'apporterait aucun soutien, ni financier, ni moral, aucun soutien d'aucune sorte, et j'étais un peu hébété parce que j'avais passé des mois à défendre, même auprès de mes proches, l'illusion stellaire qu'il serait à mes côtés pour me dire au revoir, qu'il m'encouragerait à aller mieux, qu'il prendrait de mes nouvelles. C'était bizarre de lui dire au revoir parce que j'avais la conviction que c'était la dernière fois, mais je pense qu'il a dû s'imaginer que nous allions nous revoir bientôt, ce qui n'est pas arrivé et qui n'arrivera jamais. J'aurais aimé que notre dernière fois soit avec de l'amour sincère, mais il ne venait pas pour cela. Il venait juste pour tenter à tout prix de me remettre au travail et pour répéter que j'étais un mythomane. Je fantasmais complètement sur cette rencontre en me disant qu'à défaut de me comprendre, il réaliserait au moins que mon état était réel et que je m'en allais vraiment, je croyais qu'il me dirait "Merci pour tout ce que tu as fait pour moi", quelque chose de ce genre. Moi je l'ai fait en tout cas, je l'ai remercié pour tout ce qu'il avait fait pour moi, je l'ai déculpabilisé en rappelant qu'il n'était pas responsable de ma situation, et je lui ai répété que je l'aimais.

À noter qu'après le rendez-vous, Hisham a ensuite appelé Bastien et que leur conversation confirmait bien l'animosité qu'il avait contre moi et le déni de mon existence. Bastien a fait un rapport à mon psychiatre (82) et a décrit que Hisham ne démordait pas que j'avais tout inventé et/ou que je m'étais convaincu moi-même d'être suicidaire. Il a également dit que je simulais mon usage de drogue et que je n'aurais jamais eu d'overdose ou d'incidents liés à la toxicomanie. Bastien l'a confronté sur mon but dans ce cas et la réponse de Hisham est que j'aurais une recherche malsaine d'attention. Hisham lui a ensuite prôné qu'il fallait me forcer la main pour mon bien. Sur ces deux points :

Pour le premier, il justifie donc son comportement extrêmement grave, sa campagne de dénigration et de décrédibilisation, "juste" parce qu'il croit que je suis en "recherche d'attention". Admettons que cela soit vrai, à quel moment est-ce qu'une personne agit de cette manière pour un motif aussi trivial ? Cela n'excuse et ne justifie en rien la gravité de ses actes et propos à mon encontre. Et franchement, sa théorie a de quoi faire rire, ce serait quand même la pire recherche d'attention de l'histoire de l'humanité, une lutte extraordinairement longue et solitaire, dont je ne faisais absolument pas la publicité, presque personne n'était au courant, bien qu'il est vrai que ma famille proche et mes amis intimes savaient, je le reconnais, mais c'était un cercle très restreint et très confidentiel, par choix pour avoir du soutien, parfois par nécessité lorsque je me suis retrouvé dans une situation critique ou à l'hôpital, mais je n'ai jamais utilisé mon histoire pour attirer l'attention de qui que ce soit. Je n'en faisais pas la publicité sur les réseaux sociaux, je n'en faisais pas la publicité au bureau, je n'en faisais pas la publicité auprès de mes amis communs, et d'ailleurs, commentaire tout à fait personnel, si une personne parle de ce qu'elle traverse sur les réseaux sociaux, au bureau ou auprès de ses amis, cela ne minimise en rien ses risques suicidaires, c'est peut-être même une alerte significative. Ce n'est pas forcément à voir comme une "recherche malsaine d'attention", c'est gravissime d'avoir cette vision des choses. Il n'y a pas d'appréciation ou de dépréciation à avoir sur le comportement d'une personne pour évaluer si elle est plus à risque ou non qu'une autre, chaque personne est différente et exprime ses difficultés différemment. Dans mon cas en tout cas, c'était une lutte très personnelle et solitaire, je me sentais honteux des situations dans lesquelles je me retrouvais, je surestimais toujours mes propres capacités à surmonter ces épreuves, je reconnais m'être beaucoup isolé par moi-même. Quoi qu'il en soit, j'ai traversé la majorité de ces épreuves tout seul et toute sa théorie de "recherche malsaine d'attention" est bien fragile vu mon lourd historique, les occasions ne manquaient pas pour en faire la publicité et je ne les ai jamais saisies. Mais il ne faut pas que j'oublie le fait qu'il ne croit pas aux témoignages de mes proches non plus, ni ne prête la moindre confiance aux médecins et psychiatres, donc qu'il part du principe que de toute façon, tout est faux. Je trouve incroyable qu'il mise tout sur cette théorie malgré tous les éléments qu'il a à sa disposition, et surtout, le plus important, c'est que je n'arrive toujours pas à comprendre qu'il puisse aller aussi dangereusement loin contre moi parce qu'il a cette croyance. Même s'il est convaincu dans ses théories, à quoi bon s'acharner sur moi alors que j'ai déjà tout perdu, travail, autonomie, sécurité, santé. C'est incompréhensible pour moi, cela me cause beaucoup de chagrin.

Au niveau du deuxième point, qui est celui de me forcer la main pour mon propre bien, il illustre un comportement très répandu dans la population, c'est un commentaire validiste parfaitement ancré dans la société. Hisham a toujours été de ces gens-là qui savent ce qui est bon pour vous, qui savent ce dont vous êtes capables ou non, qui savent ce dont vous avez besoin, qui savent ce que vous devez faire, qui savent tout de vous mieux que vous-même. Et il justifiera de vous "forcer la main" parce qu'il est convaincu que sa sagesse et son intelligence surpassent bien entendu la vôtre, et que donc, il saura exactement ce qui est mieux pour vous et que cela justifiera qu'il fasse tout pour vous tordre, pour vous briser, pour vous broyer, pour vous faire pression et vous contraindre à suivre sa volonté, suivre sa direction, suivre ses ordres. Pour lui, je ne suis pas autiste, je suis juste quelqu'un qui fait le difficile tout le temps. Il faut m'apprendre à arrêter de me plaindre, il faut ignorer mes difficultés. Pour lui, je ne suis pas handicapé, je suis juste quelqu'un qui ne fait pas assez d'efforts. Il faut me forcer à faire ce qu'on me demande, cela me "stimulera". Lorsqu'il a appris plus tard que je n'étais plus en capacité de communiquer verbalement, il a quand même eu l'audace de dire à Bastien qu'il fallait me forcer à parler. Ce qui a sérieusement hérissé mes proches et mon psychiatre. Moi je n'avais pas grand-chose à en dire, j'ai l'habitude, cette idéologie de la contrainte pour "m'éduquer" et "me faire progresser" est très typique, je l'ai expérimentée toute ma vie. Les gens la justifient parce que pour eux, le résultat est là, peu importe le prix réel. Et ils se gratifieront d'avoir réussi à me faire changer, à me faire progresser, sous prétexte qu'ils m'auront suffisamment broyé dans un moule pour donner le résultat escompté, et considèreront que c'est un acquis. Mais je ne peux pas me broyer à chaque fois pour correspondre à leurs attentes. C'est de la folie. Hisham a maintenu ce discours à chaque fois, à plusieurs de mes proches, à mon psychiatre même, qu'il fallait me contraindre à faire des choses que je ne voulais pas faire, qu'il fallait me forcer à reprendre le travail, alors même que je suis en incapacité aggravée et en arrêt de travail, et je m'interroge sérieusement sur la seule mise en pratique de ses recommandations. Comment voit-il ça ? Est-ce lui qui va me porter de mon lit jusqu'à mon bureau ? Est-ce lui qui va me faire me laver ? Qui va m'acheter ma nourriture ? Qui va faire la cuisine ? Qui va s'assurer que je mange ? Comment va-t-il me faire travailler ? Est-ce lui qui va allumer mon ordinateur, faire bouger les fenêtres, faire bouger la souris, tenir ma tête face à l'écran avec ses deux mains pour que je reste "concentré" ? Est-ce lui qui va rester à mes côtés pendant mes crises autistiques ? Comment va-t-il gérer mes crises suicidaires ? Il martèle sans cesse de me forcer à ceci, de me forcer à cela, de me remettre immédiatement au travail, il est bien gentil avec ses suggestions mais premièrement, elles sont complètement déconnectées de la réalité et délirantes par rapport à mon état, deuxièmement, ce n'est certainement pas lui qui allait les assumer et les mettre en pratique, il n'a rien contribué à l'effort de tout mon entourage pour me maintenir en vie, et même s'il a appris tardivement ma situation, il aurait tout à fait pu s'investir et il ne l'a pas fait. Par contre, il savait mieux que tout le monde ce qu'il fallait faire avec moi, ou plutôt me forcer à faire. Il peut se convaincre autant qu'il veut, et il se persuadera même d'avoir eu d'excellents résultats tout au long de sa vie en forçant toutes les personnes qu'il pouvait à faire ce que lui voulait et à tout contrôler sur le bout des doigts, les environnements, les décisions, les directions des autres, ce ne sera jamais juste, ce ne sera jamais acceptable. Peut-être que c'est un comportement jugé "normal", personnellement je le trouve déjà intolérable envers n'importe qui, mais ce qui est certain à mes yeux, c'est qu'il est d'une toxicité et d'une dangerosité extrême envers les personnes en situation de handicap. Son déni de mon autisme et de mon parcours de vie est une chose, mais son comportement en est une autre, il est coercitif et exerce de la contrainte à tout prix pour aller dans sa direction, justifiant bien sûr que "c'est pour mon bien", alors que c'est vraiment l'approche la plus nocive pour une personne vulnérable, autiste ou non, handicapée ou non. C'est encore une fois quelqu'un qui, parmi beaucoup d'autres, a la perception que le handicap, ou la dépression, ou quoi que ce soit qui n'est pas "normal" ou "valide", est un fruit purement psychologique qui ne nécessite qu'un "bon coup de pied" au derrière, une "brutalité bienveillante" pour redémarrer la machine. Ce n'est qu'un "problème de perspective".

Ma désillusion sur Hisham

La réaction de Hisham m'a vraiment remis les choses en perspective, et cela m'a fait regarder les dix dernières années de ma vie sous une tout autre lumière. C'était une rétrospective vertigineuse que je ne souhaite à personne. Cela a été l'un des plus gros chocs de ma vie, alors qu'il paraitrait presque insignifiant comparé aux autres que j'ai vécus dans ma vie, mais à mes yeux, cela a vraiment été l'un des pires.

J'ai toujours aimé Hisham inconditionnellement. Même quand il m'exploitait, même quand il me parlait atrocement irrespectueusement, même quand il ignorait mes supplications et mes souffrances, même quand il me traitait de la pire des façons. J'ai toujours pris sa défense, toujours, même quand les gens s'indignaient de son comportement avec moi. J'ai passé 10 ans de ma vie à défendre Hisham avec une ferveur démentielle et irrationnelle, et découvrir qu'il me dénigrait de la pire des façons derrière mon dos a vraiment été insoutenable. C'est quelque chose que je ne souhaite à personne, c'est incroyable que de défendre et de sacrifier autant pour un homme, qui vous dit qu'il vous aime, qu'il vous estime, mais qui factuellement vous méprise. C'est une chute démesurée. Je ne m'en remettrai pas de toute façon. J'aurais aimé qu'il m'épargne cela pour mes dernières semaines, franchement, c'était vraiment un dernier coup de marteau dont je me serais bien passé. Même mon entourage était choqué d'entendre Hisham déblatérer des immondices sur moi, c'était tellement spectaculaire pour eux qu'une personne que je défendais tout le temps soit capable de m'attaquer et de me dépeindre de cette façon. Ils se sont fait leur propre avis sur Hisham et il était très mauvais. Le pire, c'est que s'ils n'avaient pas été là pour intervenir et m'ouvrir les yeux, je suis certain que j'aurais continué à me soumettre à ses requêtes écrasantes, que j'aurais tout fait pour le satisfaire même si je n'étais pas en état, je n'ai jamais été capable de refuser ce qu'il voulait et j'aurais continué. C'était une bonne chose d'avoir enfin des personnes entre lui et moi, car cela m'a protégé de son influence autant que de moi-même, car mes problèmes de consentement viennent de moi avant tout, pas de Hisham. Le fait que mes proches et mon psychiatre me rapportent ses propos m'a permis de réaliser ce qu'il disait vraiment sur moi, ce qu'il pensait vraiment. C'était une réalisation brutale et choquante, mais au moins c'était clair. Là il n'y avait pas de zone d'ombre ou de méprise, et il ne pouvait plus faire de pirouette en novlangue, je ne pouvais plus éviter la réalité sur sa véritable opinion de moi. C'était bouleversant. Quand je pense au nombre de fois où je l'ai défendu envers et contre tous. Hisham se croit drôle et aimé, mais ses attitudes sous couvert d'humour ne passent pas du tout avec les gens, surtout qu'il adore choquer dans le seul but de voir leurs réactions, mais il ne perçoit pas qu'il blesse vraiment les personnes autour de lui. Mes rédacteurs rapportaient systématiquement sur un canal privé de discussion tous les propos scandaleux et racistes qu'ils entendaient de la part de Hisham, et il y avait vraiment des choses dingues. Il m'avait demandé de faire des développements sur le site, je lui avais répondu que nous n'en avions pas les moyens et il m'avait lancé en plein open-space "Beh achète un noir" en éclatant de rire comme s'il avait fait la meilleure blague de l'année. Tout le monde était resté silencieux. L'un de mes stagiaires était noir, et il y avait également un stagiaire à Hisham qui était noir et présent aussi. Déjà que son commentaire nous déplaisait à tous, je pense qu'il était encore plus insupportable pour eux. Il ne verra jamais le racisme dans ses propos, et il ne pensera pas l'être, mais il ne comprendra jamais que cela ne change rien à la nature raciste du propos lui-même. Ce qu'il est n'a aucune importance, son intention n'a aucune importance, les mots comptent. Il délivrait des bêtises n'importe où et à n'importe qui, parfois les rédacteurs se moquaient de lui, parfois ils pouvaient être carrément choqués. Et même dans ces situations, j'essayais de désamorcer la tension, de justifier l'injustifiable, de minimiser, de rappeler que Hisham plaisantait, qu'il ne se rendait pas compte des limites, qu'il n'avait pas voulu être irrespectueux, que c'était juste une maladresse. Je passais mon temps à le défendre alors que ce n'était pas mon rôle, et surtout que c'était rarement légitime. Bien sûr que je plaisantais avec les collègues sur certains comportements ou propos ubuesques de Hisham, mais dès qu'ils commençaient à sérieusement lui casser du sucre sur le dos, j'étais le premier à les recadrer sévèrement et à le défendre bec et ongle, à rappeler à tout le monde que Hisham avait ses défauts mais aussi ses qualités. Il y avait des limites à son égard à ne pas franchir en ma présence et tout le monde le savait. J'étais allé vraiment très loin d'ailleurs pour le défendre, trop loin même, jusqu'à convaincre une de mes collègues de ne pas le poursuivre au prud'hommes, de simplement "changer de boite", j'ai minimisé totalement ce qu'elle vivait en rapport avec Hisham, je regrette très très amèrement mon rôle dans cela aujourd'hui parce que ce n'était absolument pas ma place, et surtout parce qu'elle avait besoin de soutien et que j'ai choisi de soutenir Hisham sans même y réfléchir. J'ai eu beaucoup d'exemples déplaisants vis-à-vis de Hisham tout au long de ces dix ans, et beaucoup de personnes qui ont souffert à cause de lui, mais toutes ces années j'ai toujours été persuadé qu'il me traiterait différemment, à cause de la promesse que nous nous étions faites, c'était absurde et totalement de ma propre bêtise, bien entendu. Lui a oublié depuis longtemps. Mais c'est incroyable à quel point cela m'a influencé et poussé à mal agir simplement pour prendre sa défense, et même au-delà de le défendre verbalement, de défendre ses intérêts à toutes les occasions, inconditionnellement. Quand mes collègues, ou même de parfaits inconnus, parfois des partenaires d'entreprise de Hisham, m'alertaient qu'il me parlait extrêmement mal, avec un irrespect totalement hors-norme, je leur répondais avec une fermeté totale, un amour complètement aveugle en fait, que ce n'était pas grave du tout, parce que je savais "qu'au fond de lui, c'était quelqu'un de bien". Ma grande punchline auprès de toutes ces personnes était de dire "Il est maladroit mais il a le cœur au bon endroit". C'est fou de réaliser à quel point je me suis créé mes propres œillères, j'ai complètement perpétué une narration qui correspondait à la promesse et à l'image que Hisham présentait de lui quand je l'ai rencontré, mais qui a pourtant toujours été en inadéquation avec ses actes. Mais tout le monde avait raison, c'est vrai qu'il pouvait être très choquant et très dur avec moi, qu'il se permettait des choses qu'il ne faisait avec personne d'autre, il n'y en a aucun doute. Je ne l'ai jamais vu en 10 ans traiter aucun de ses collaborateurs aussi mal que moi. Peut-être qu'il justifierait cela en disant que c'est du paternalisme ou qu'il passait ses nerfs pour mieux passer ses idées, me donner de "bonnes leçons", qu'il couvrirait ses excès par une pseudo "pédagogie", il niera ou justifiera toujours d'une façon ou d'une autre, mais le fait d'avoir factuellement autant de personnes témoins du comportement qu'il avait vis-à-vis de moi, qui m'alertaient systématiquement, je pense que c'est significatif (83). Personnellement j'ai toujours souffert de la façon dont il m'écrasait, me criait dessus et m'humiliait, mais bizarrement durant ces dix années, j'ai toujours accepté qu'il se comporte comme ça avec moi parce que je l'aimais inconditionnellement, mais parce que je considérais surtout avoir beaucoup de chance qu'il me tolère dans ses bureaux et que, même s'il était odieux, j'étais persuadé que je pourrais vraiment compter sur lui pour les situations importantes. Dans mon cerveau, son comportement ne remettait pas du tout en question ce fait, alors que n'importe qui d'autre de normalement constitué aurait compris que son comportement était représentatif de sa relation avec moi. Mes collègues étaient vraiment choqués de la façon dont Hisham pouvait débarquer dans les bureaux et me demander de faire une nuit blanche dans les prochains jours pour tel ou tel projet, telle ou telle entreprise, et ce n'était pas une demande interrogative, c'était une requête affirmative, il n'y avait aucun doute pour lui que cette nuit blanche serait faite, ni pour moi par ailleurs, c'était une dynamique à laquelle je l'avais habitué, de toute évidence, j'ai toujours tout fait pour l'aider et j'acceptais tout ce qu'il me demandait. J'étais ravi d'aider Hisham pour tout ce dont il avait besoin pour toutes ses entreprises et startups, parfois pour réaliser des maquettes graphiques, parfois pour faire des présentations, parfois juste pour des réunions purement intellectuelles pour éprouver des modèles ou des idées. Nous faisions ces nuits blanches essentiellement en fonction de ses disponibilités car il a un planning très chargé, même si cela signifiait me forcer à décaler du travail sur le feu ou pire, annuler un moment avec mon compagnon ou ma tante. Mes collègues me répétaient que ce n'était vraiment pas une situation normale, parce qu'ils voyaient déjà le rythme infernal et la charge de travail colossale que j'avais, mais je normalisais ses demandes en leur disant qu'il me rendrait la pareille un jour, ce qui levait beaucoup de suspicions de leur part car ils n'y croyaient pas du tout, mais ils savaient que cela ne servait à rien d'insister pour m'en convaincre, je n'étais pas du tout réceptif à leurs tentatives de m'ouvrir les yeux. J'étais toujours disponible pour Hisham quoi qu'il arrive, et tout le monde me disait que ce ne serait jamais réciproque, mais j'étais persuadé qu'ils se trompaient lourdement. J'ai toujours cru à une égalité, une équité, une réciprocité qui n'a juste, factuellement, jamais existé. Mais j'y ai cru, vraiment très fort. D'une façon tellement absolue que cela en est devenu irrationnel, et est devenu contre-productif pour moi. Mais je ne pense pas que ce soit un trait inhabituel pour les personnes autistes. Il m'avait dit qu'il serait là pour moi, et je l'ai cru. C'est tout. Le problème est d'avoir persisté à le croire alors qu'il m'a prouvé à toutes les occasions que c'était faux. J'ai une telle rigidité cognitive, une telle difficulté à appréhender ou considérer un changement, même infime, de lieu, de statut, de personne. Hisham n'est pas responsable de cela mais il est responsable d'avoir perpétué cette image, d'avoir continué de me faire croire que c'était quelqu'un qui serait là pour moi, alors qu'il échouait déjà lamentablement à chaque occasion. C'était l'une des seules personnes, et parfois c'était le seul tout court, dans la confidence de ce que je traversais, dans mes difficultés et souffrances, mais il était totalement indifférent.

Quand j'ai écrit une longue lettre à mes associés pour leur raconter tout ce qui m'était arrivé avec Sherazade, Sonia, Paul et Victor, ma lutte contre le suicide et même ma démarche d'enfin faire diagnostiquer mon autisme, la réaction de Joseph a été de me dire "oh c'est trop long, tu ne crois quand même pas que j'ai le temps de lire ça" et j'avais été profondément blessé et sidéré, parce qu'encore une fois, bêtement, j'étais convaincu que même si j'avais un pourcentage minoritaire de notre entreprise, je n'étais pas un simple employé, nous étions associés, nous avions une relation que j'espérais un peu différente de celles de leurs autres employés, mais je me trompais lourdement. Sa phrase était peut-être parfaitement légitime, et réaliste en soi, mais je trouvais cruel qu'une personne pour qui je sacrifiais autant et à qui je livrais quelque chose de si important de ma vie, ne puisse pas sacrifier cinquante minutes de son temps pour lire ce que je lui avais partagé, qu'elle estime que je ne valais pas ce temps de sa part. Au final, c'est Hisham qui lui a fait un résumé de ma lettre, donc je ne sais pas ce qu'il a transmis ou déformé de son contenu. J'imagine très bien ce qu'il a pu en dire, à la fois par sa réaction à cette époque-là et à sa réaction aujourd'hui. Ma lettre et mes difficiles confidences étaient totalement risibles autant pour l'un que pour l'autre. Au sein de cette lettre par ailleurs, j'expliquais que je me sentais extraordinairement seul et délaissé (84), que j'avais besoin de leur aide et qu'il ne pouvait pas attendre que je fasse tout comme c'était toujours le cas, et surtout que je souhaitais continuer de m'investir sérieusement dans mon travail mais en des termes qui correspondaient mieux à mes valeurs. Que je ne voulais pas consacrer ma vie à être en servitude d'une entreprise qu'ils détiennent à 75% et qui me broie 7 jours par semaine. Lorsqu'ils m'ont accueilli en réunion pour parler de cette lettre, la réaction de Hisham a été de m'attaquer agressivement et de se moquer de moi, en me disant notamment que je n'avais "qu'à devenir un moine" si je ne voulais plus gagner d'argent (il est vrai que c'est ce que j'avais vraiment indiqué dans ma lettre, donc sa colère est compréhensible de son point de vue d'entrepreneur). Mais il ne respectait ni ce que je traversais, ni la direction que je souhaitais prendre, il n'écoutait rien de ce que je partageais auprès de lui, il était focalisé sur ses propres desseins et ses propres intérêts, exclusivement sur ce qu'il voulait faire de moi. J'avais essayé d'être le plus déterminé possible pour aller dans la direction que je leur avais indiqué, et que je m'étais promis à moi-même, parce que je savais qu'il était vital pour moi de changer de stratégie, je ne leur avais pas parlé de ma toxicomanie, et accessoirement je n'avais pas besoin de l'aborder à ce moment-là de toute façon, mais j'étais déjà très clair sur mes difficultés et sur la nécessité impérative qu'il fallait pour moi de changer de rythme et de cap. J'ai essayé d'innombrables fois de récupérer les parts de mon entreprise ou à défaut, d'au moins obtenir une aide sérieuse de leur part pour me décharger de la détresse quotidienne de ma charge de travail, mais je n'ai obtenu ni l'un ni l'autre. Cela fait plus de six ans que je leur ai écrit cette lettre mais ils n'ont strictement rien adressé de son contenu, et tous mes mails et tentatives à travers les années n'ont abouti à rien non plus. Je suis resté seul. J'ai continué de me noyer. Ils ont continué d'ignorer ma situation. Mais ils ont toujours gardé leurs parts, ce qui est normal, ce sont des entrepreneurs, mais j'avais pourtant fixé mes conditions, j'avais juré que s'ils ne changeaient rien, pour ma dignité et ma santé, je partirai, et pourtant je ne l'ai pas fait, j'ai honte de moi. Ils ont systématiquement réussi à chaque fois que je dénonçais le fait que j'étais le seul à sacrifier une centaine d'heures par semaine pour une entreprise que je ne détenais pas et une collaboration dont l'asymétrie devenait plus critique chaque jour qui passait, ils arrivaient toujours à me promettre qu'ils feraient quelque chose pour moi par la suite, qu'ils allaient réfléchir à recruter un commercial pour m'aider (jamais fait), qu'ils allaient réfléchir à me donner plus de parts (jamais fait) et même à récupérer complètement mon média (jamais fait). Hisham ne venait même pas aux réunions 2 fois sur 3, et pourtant nous n'en faisions pas beaucoup. Il n'avait aucune considération ou intérêt, ou en tout cas s'il en avait, c'était, à juste titre sans doute, le cadet de ses soucis car il avait des projets bien plus intéressants et lucratifs. C'est justement là que réside le danger, je trouve. Je serais parti il y a bien longtemps sans ses promesses, elles ont été un piège pour moi. Parce que je l'ai toujours cru et qu'il a toujours gardé ce discours, qu'il était là pour moi, mais il n'était jamais là. Il a fermé les yeux quand je lui ai dit que je luttais contre le suicide, que je me débattais avec mon autisme, que je me débattais avec l'entreprise, ou ne serait-ce qu'avec mes interactions de la vie de tous les jours. Et quand je me suis retrouvé dans une situation vraiment difficile en terme de logement, je n'avais personne à ce moment-là à qui demander de se porter garant pour moi, j'avais demandé à Hisham s'il pouvait le faire, ce qui en soit devrait être un geste à la fois insignifiant et signifiant pour un ami "proche" qu'on veut aider et en qui on sait qu'on peut faire confiance. Et je n'avais pas pensé une seule seconde qu'il puisse refuser de m'aider. Pourtant mes amis m'avaient averti, même mes collègues, qu'ils ne voyaient pas du tout Hisham m'aider dans quoi que ce soit, et je n'en démordais pas, je leur avais dit qu'il répondrait présent, qu'il n'allait pas me laisser galérer avec un logement juste parce que je n'avais aucun garant, surtout pour un 11m² avec un loyer de 480€ par mois. Comme toujours, tout le monde avait raison et je m'étais trompé. Il a refusé de m'aider. Il m'a expliqué qu'il ne faisait pas "ce genre de chose" avec les personnes avec lesquelles il travaillait, et honnêtement, j'ai trouvé l'argument absolument logique et je ne lui en ai absolument pas tenu rigueur. Et je n'en parle pas ici comme un ressentiment qui m'est resté, je n'avais sincèrement aucun écueil à ce qu'il refuse car il m'avait donné sa raison et que je ne voulais pas effectivement qu'il se retrouve mal à l'aise par rapport à ses propres principes, je respectais cela parfaitement. Mais aujourd'hui rétrospectivement, je ne sais pas si je suis autant d'accord avec ces principes, je me dis que cela aurait été un maigre effort pour un multimillionnaire comme lui de se porter garant pour le garçon qu'il prétend "protéger" et "veiller dessus". Je n'ai pas de rancœur mais j'en parle parce que c'est spécifiquement là où réside le danger, d'avoir perpétuellement quelqu'un qui vous dit qu'il sera toujours là pour vous, que vous êtes "l'une des personnes les plus importantes" pour lui, et je le croyais absolument, inconditionnellement, et c'était exactement la raison pour laquelle j'étais là pour lui sans jamais faillir, sans jamais prendre conscience qu'il mentait, sans jamais assimiler son comportement et ses agissements avec moi, sans jamais intégrer qu'il n'était jamais là pour moi. Ni là quand il me voyait me débattre dans mes difficultés. Ni là quand je lui demandais directement de l'aide. Il s'esquivait systématiquement pour regarder dans l'autre direction et m'ignorer, me laisser couler et me débattre avec la vie. C'est incroyable qu'en dix années de ce comportement, je n'aie jamais été en mesure de réaliser qu'il n'était pas du tout ce qu'il prétendait être pour moi. Cela me dépasse, mais c'était évident pour tout le monde. Je m'en veux énormément.

C'est spécifiquement là-dessus que mon psychiatre et mon entourage m'ont complètement ouvert les yeux. Il n'y a personne d'autre dans toute ma vie qui a eu plus l'occasion d'agir pour m'aider. Et non seulement je lui trouvais toujours des excuses, mais je ne lui reprochais même pas d'être indifférent, parce que je me disais toujours qu'il avait de bonnes raisons de ne pas m'aider cette fois-ci et qu'il serait là la prochaine fois. Mais je comprends sa posture et celle de Joseph aussi, ce que je leur partageais n'avait aucune importance pour eux. Ils n'ont jamais cherché à améliorer mes conditions de travail ou à me sortir de mon interminable noyade, ils n'ont jamais agi à ce niveau. Je pense sincèrement qu'ils voulaient que l'entreprise prospère, et ils étaient parfaitement conscient et ravis que je m'y consacre avec cette énergie démente et cette assiduité hors du commun, mais je pense qu'ils ont approché ça comme n'importe quel employeur, celle de tirer le maximum du maximum le plus longtemps possible. Il n'a jamais été question pour eux de m'aider moi, en tant qu'être humain, tous leurs scénarios et toutes leurs interrogations étaient liées à leur entreprise avant tout. Me sauver était le cadet de leurs soucis. Ils ne se sont jamais posés de questions sur comment me permettre d'aller mieux. Comment faire en sorte de diviser par deux mes semaines de travail, pour que je ne fasse que 50 heures, afin que ce soit plus humain. Comment faire en sorte de trouver un commercial, pour faire les appels téléphoniques. Comment prendre en compte mon handicap sérieusement. Toutes ces questions ne les ont jamais effleurés. Et pour leur défense, eux y arrivent bien, donc de leur point de vue, je pense certainement qu'ils considèrent que toute cette situation est de ma faute de toute façon, que je m'y prends mal, que je ne fais pas assez d'efforts, nous en revenons toujours au même point.

À nouveau pour leur défense, je comprends que certaines de mes demandes et de mes attentes sont complètement en décalage avec la réalité et avec les gens, mais il n'y a rien de mal à cela, ça ne fait pas de moi quelqu'un de stupide. Hisham avait toujours ce réflexe de m'infantiliser et de me traiter comme si j'étais le dernier des abrutis en me rabaissant plus bas que terre, parfois en m'humiliant, et il me faisait toujours me sentir honteux de n'avoir fait que poser une question ou partager mon ressenti, et parfois je quittais nos réunions sans rien avoir compris des raisons de sa colère et de son animosité, j'avais compris que j'avais demandé ou attendu quelque chose d'inapproprié mais je ne comprenais pas pourquoi j'étais traité de cette manière. Joseph en revanche a toujours été respectueux vis-à-vis de moi, et surtout il m'a toujours donné des explications sans colère et avec pédagogie, même quand il avait le sentiment que je ramais pour faire des connexions simples dans mon cerveau. J'ai beaucoup apprécié qu'il me traite convenablement, même si je n'ai pas de doute qu'il devait être aussi exaspéré que Hisham par moment, et son respect autant que sa pédagogie aboutissaient à des résultats beaucoup plus positifs qu'avec Hisham, qui me traitait comme si j'étais quelqu'un de débile tandis qu'il ne faisait que me fustiger constamment sans la moindre pédagogie, alors que je comprenais beaucoup mieux leur point de vue et ce qu'ils voulaient lorsque Joseph m'expliquait les choses calmement. Je n'ai jamais apprécié que Hisham me traite comme si j'étais déraisonnable alors que j'ai toujours entendu raison, et j'ai systématiquement toujours fait tout ce qu'ils me demandaient de toute façon. Contrairement à l'impression que je peux donner lors de ces moments là, je ne suis pas bête, j'ai juste besoin qu'on prenne un peu plus de temps pour m'expliquer. J'aurais aimé être traité avec plus de douceur, ou d'interagir plus souvent avec Joseph directement, parce que c'était une source extrême d'anxiété d'être en présence de Hisham, d'avoir toujours peur de dire quelque chose de travers, c'était oppressant mais ce n'est pas que par son comportement avec moi, je mettais moi-même la barre trop haute, bien au-delà de mes capacités réelles, j'étais terrifié qu'à la seconde où je ne serai plus utile, je ne serais plus rien pour lui. C'était une source d'anxiété énorme et cette peur s'est malheureusement confirmée.

Malgré leurs indifférences vis-à-vis de ce que je traversais et d'avoir refusé de se porter garant pour me permettre de me loger, j'étais à nouveau venu vers eux quelques années plus tard lorsque j'avais de gros soucis d'argent. Je leur en avais fait part et je leur avais demandé s'ils envisageraient de me racheter mes parts d'un projet que nous étions en train de construire ensemble et pour laquelle j'avais déjà produit pas mal de travail. Je leur proposais donc qu'ils m'achètent tout ce que j'avais fait. Ils ont refusé car ce n'était pas notre accord initial et ils considéraient sans doute que le projet n'était pas assez prometteur pour racheter mon travail, qu'il était donc plus intelligent de me laisser mes parts que de dépenser de l'argent à ce stade. Je comprenais parfaitement qu'ils refusent et je ne l'ai pas du tout mal pris, j'avais simplement tenté le coup parce que j'étais en grosse difficulté, et c'était la seule proposition viable que j'avais trouvée à leur faire mais je savais qu'ils la refuseraient sans doute, c'était vraiment plus par désespoir qu'autre chose. Je n'en parle dans ce témoignage que parce qu'il s'agit encore là d'une énième occasion où Hisham aurait pu me proposer spontanément sa propre aide en tant qu'ami. Il aurait pu me proposer de me prêter de l'argent. Il aurait pu me proposer de me conseiller. Il aurait pu s'intéresser tout court à ce qu'il se passait dans ma vie pour avoir besoin d'argent en urgence, puisqu'il "veillait" tellement sur moi comme il était si fier de le dire à mes proches et à mon psychiatre. Il n'a même pas posé une seule question par rapport à ma situation. Je ne lui en avais pas du tout voulu à l'époque mais rétrospectivement, et surtout après ses grands discours d'avoir toujours été là pour moi, c'est difficile de ne pas repenser à toutes ces occasions où il a refusait de me tendre une main. Heureusement à cette époque, j'ai pu faire des prêts et mon meilleur ami m'a prêté une grosse somme d'argent qui m'a vraiment permis de retomber sur mes pieds.

Cela me fait penser à une autre situation, que je trouve personnellement comique, où Hisham n'est pas du tout intervenu. Lors d'une de nos nuits blanches il y a deux ans, c'était une période extrêmement difficile pour moi, et j'avais six post-it sous mon écran d'ordinateur pour m'encourager à traverser ma journée. Le premier post-it était "Bois de l'eau", le dernier était "Ne te suicide pas". Hisham a évidemment eu les posts-it sous les yeux pendant des heures mais n'a fait aucun commentaire. À ce niveau, c'est vraiment délibérément choisir de ne rien voir et de ne rien adresser. Ce n'est que le lendemain lorsque ma rédactrice en chef m'a demandé s'il avait fait un commentaire par rapport à mon post-it que j'ai réalisé qu'il n'avait rien dit. Je m'étais habitué à la présence de mes notes adressées à moi-même mais c'est vrai que ce n'était pas commun de coller ce genre de message à son travail, et aujourd'hui je trouve ce moment très comique, à la lumière de son discours de n'avoir jamais rien vu, rien su, rien reçu, au sujet de mes crises suicidaires. En tout cas, personnellement, ces post-it m'aidaient beaucoup, je les lisais un à un de gauche à droite et chaque post-it avait une certaine autorité sur moi, cela a l'air absurde mais ils avaient une bonne influence et m'aidaient à garder le cap durant cette période.

Je ne doute pas que Hisham "me voulait du bien" mais il n'était pas quelqu'un de bien du tout pour moi, il a une approche et une autorité qui est dangereuse pour une personne aussi soumise que moi, mais ce n'est pas de sa faute, il a sa propre nature et j'ai la mienne, c'est juste qu'il n'y a pas d'égalité, l'asymétrie est totale entre nous, et qu'il est écrasant. Et encore une fois pour sa défense, c'est moi qui n'ai pas écouté non plus. Ma famille, mes proches, même certains médecins, tout le monde m'a recommandé depuis des années de m'émanciper de cette relation et de trouver un environnement adapté pour moi. Et ils avaient tous raison. Je m'en veux d'avoir été si têtu. C'est ma propre responsabilité. Et j'arrive sur un point sensible et controversé, mais tout ce que je vais dire ne concerne que mon propre ressenti pour mon propre vécu, cela ne peut en aucun cas être une généralité pour les personnes autistes, mais la réaction de Hisham et la perspective vertigineuse qui en a suivi m'a clairement convaincu que j'aurais dû avoir un tuteur ou une assistance pour prévenir toutes ces situations abusives ou dangereuses pour moi. Je me suis toujours battu pour mon autonomie et j'en reste un fervent défenseur, je ne dis absolument pas qu'il faut contrôler la vie des personnes autistes, certainement pas. Mais dans mon cas personnel, rétrospectivement, je vois une différence extrêmement notable, maintenant que mes proches ont pris en main ma vie par nécessité vu l'urgence de ma situation. Et c'est très intéressant de constater les choix qu'ils font ainsi que leurs réactions, car ils prennent des décisions qui ont peu de sens pour moi mais qui défendent drastiquement mieux mes intérêts. Ils sont plus lucides que moi sur les situations, sur Hisham, sur la société humaine tout simplement, et je vois à quel point tout est différent pour moi maintenant que j'ai des personnes pour faire l'interface entre le monde et moi.

Je pense sérieusement que si j'avais eu un tuteur ou une personne pour défendre mes intérêts à ma place, un nombre important de drames ne se seraient jamais produits en premier lieu, je ne me serais jamais retrouvé dans nombre de situations abusives et face à nombre de comportements abusifs. Cela fait 10 ans que ma tante parisienne est ulcérée des sacrifices que je fais pour Hisham et elle n'aurait, si elle en avait eu le pouvoir, jamais autorisé qu'il puisse m'ordonner n'importe quoi, n'importe quand. Elle était en totale désaccord avec le fait que j'accepte toujours toutes leurs décisions, notamment au niveau des parts d'entreprise, et elle me disait constamment de partir, que je ne pouvais pas continuer de travailler 100 heures par semaine comme ça et que Joseph et Hisham ne feraient rien pour me sortir de cette situation. N'importe qui aurait pris de meilleures décisions que les miennes, mon compagnon, mon frère, même mes collègues. Je n'ai pas écouté. Le pire c'est qu'ironiquement, si on m'avait retiré mon autonomie, si on avait touché un brin de ma liberté de décider, même si c'était celle de mal décider comme je l'ai fait, j'aurais explosé et j'aurais fracassé le monde autour de moi, j'aurais tout fait pour reprendre le contrôle de ma vie. Donc c'était perdu d'avance de toute façon, aucun chemin n'aurait fonctionné. Cependant je pense sincèrement que j'aurais eu besoin d'une protection, d'une interface entre le monde et moi, particulièrement avec le monde professionnel, je sais que j'aurais probablement bêtement refusé cette protection de toute façon, mais j'en aurais eu absolument besoin. C'est triste. Je ne sais pas quelle serait la vraie solution. En tout cas, ayant vécu ces mauvais choix et leurs conséquences, je sais que j'aurais été épargné d'innombrables souffrances si des personnes avaient été là pour défendre mes intérêts et faire les garde-fous, car j'aime sans limite, je donne sans compter, je travaille sans m'arrêter, il n'y a pas de limite, pas de morale, pas de règles, j'offre jusqu'à l'épuisement et la consumation complète. Si personne ne m'arrête, je me tue à la tâche. Si personne ne surveille, je me fais abuser.

J'ai été vraiment traumatisé par ce que m'ont fait mes associés pour l'un de nos projets. Je m'y étais beaucoup consacré sur mon temps libre et j'avais élaboré plusieurs versions pour les inciter à en voir le potentiel. J'étais beaucoup plus excité qu'eux au départ mais le projet n'avait pas de forme finale, c'était surtout des pistes dans plusieurs directions, et cela a duré 18 mois avant que nous aboutissions sur un projet solide et concret. C'était très loin de mes travaux préliminaires mais l'aboutissement était très satisfaisant, et il est devenu un projet fabuleux. Cela avait été un très long processus et je n'avais pas été certain d'en voir le bout au départ, lorsque j'étais très excité, Joseph et Hisham avaient l'air indifférent, quand j'étais prêt à abandonner, ils avaient l'air extatique, ce sont sans doute des dynamiques normales dans la prospection et l'élaboration de nouveaux projets. Hisham avait refusé pendant longtemps de parler de mes parts dans l'entreprise et je pouvais comprendre que ce soit un sujet difficile parce qu'il comporte beaucoup de facteurs et d'inconnues, mais cela faisait déjà une très longue période que je m'y consacrais et l'indécision autour de mes parts me rendait de plus en plus anxieux, d'autant que le temps et les efforts que j'investissais dans ce projet s'accroissaient énormément. Je n'ai pas insisté sur la négociation, je ne sais pas du tout comment faire cela, mais de toute façon ce qui m'importait était d'avoir un chiffre clair, je n'avais aucune attente ni "gourmandise" particulière sur ce projet, je voulais juste avoir un chiffre fixé en transparence, pour être serein sur le sujet et que ma matière grise soit concentrée sur des choses plus importantes. Nous n'avions eu qu'un seul aller-retour sur le sujet, j'avais proposé 15%, ce qui me semblait honnête pour le travail réalisé et le dimensionnement de l'entreprise à ce moment-là, et Hisham m'avait dit qu'il allait en parler avec Joseph mais qu'il était improbable que j'ai un montant au-dessus de 10%. À la session de travail suivante, il m'avait dit qu'il avait durement négocié pour moi et que Joseph et lui ne me proposeraient pas mieux que 8%. Je pensais vraiment qu'il s'était battu pour moi et me proposait la plus grande quantité de parts possible, et je n'ai absolument pas négocié, il n'y a pas eu d'autres aller-retours, j'étais heureux que Hisham ait défendu mes intérêts le mieux possible et je lui faisais totalement confiance, j'ai accepté tout de suite et je n'étais plus du tout préoccupé. Le sujet était clos pour moi et j'avais une montagne de travail devant moi, j'étais ravi de pouvoir me retrousser les manches et m'y consacrer sans inquiétude. Lorsque Joseph et Hisham m'ont convoqué pour les papiers de l'entreprise, ils m'ont fait deux choses. La première est que Hisham ne se rappelait plus le pourcentage qu'il m'avait promis, et Joseph m'avait dit ne jamais avoir été mis au courant de mon accord avec lui. À ce stade, je n'étais pas du tout inquiet, il n'y avait aucune raison, à mes yeux tout du moins, qu'il y ait le moindre conflit. Je leur avais simplement rappelé avoir accepté les 8% que Hisham m'avait proposés, et là, il a complètement explosé de colère. Vraiment explosé. Il m'a traité de menteur, indirectement, en disant que "jamais il ne m'aurait proposé 8%", alors même qu'il venait juste de reconnaître qu'il ne se rappelait plus du tout du montant qu'il m'avait promis. J'étais totalement soufflé. Je me suis effondré en larmes, Hisham continuait d'être furieux contre moi et j'ai hurlé à mon tour de colère, c'était vraiment un cri du cœur, j'étais désespéré qu'il me traite de cette façon. Joseph était parfaitement silencieux. Alors que Hisham avait été le premier à exploser de colère, il s'était servi de mon état contre moi en disant que j'étais hystérique, ce qui a quintuplé mon désespoir et ma colère, me faisant passer pour la source du problème alors que c'était lui. Je ne pouvais rien faire alors je me suis mis à crier vraiment très fort, et plusieurs personnes s'en sont inquiétées à travers les étages de l'immeuble. Même la comptable de Joseph et Hisham ne m'avait jamais entendu et vu dans un tel état, alors qu'ils avaient déjà eu des échanges musclés avec moi. J'étais vraiment très choqué. Je m'étais retourné vers Joseph mais il m'avait dit machinalement qu'il n'était pas présent lorsque Hisham m'avait confirmé mes parts. Et Hisham me martelait que je me trompais, que je disais n'importe quoi, sans discontinuer, et j'étais complètement écrasé. Il a commencé à dire que c'était "obligé qu'il ne m'ait proposé que 1 ou 2% de l'entreprise". Franchement, qui aurait sacrifié des centaines d'heures de sa vie pour 1 ou 2% d'une entreprise qui n'existe pas, personne n'aurait jamais persévéré et investi autant pour un pourcentage pareil, en tout cas je ne l'aurais jamais fait et ils le savaient très bien. Je n'avais même pas la force de lui répondre, j'étais vraiment brisé. Puis avec des airs de grands seigneurs qui faisaient un incroyable sacrifice pour moi, ils m'ont dit qu'ils me donneraient 3% des parts, et comme toujours, j'ai fait ce qu'ils me demandaient et j'ai accepté en pleurant. Je n'ai pas négocié. Je m'étais déjà défendu, j'avais déjà vidé mes poumons et mon cœur, je n'avais pas été entendu. Mais j'ai la conviction que Joseph m'a cru ce jour-là. Parce que Joseph avait vraiment une attitude très différente avec moi, il avait l'air très mal à l'aise, ce qui était hautement inhabituel de sa part. Je pense que Joseph et Hisham ont simplement estimé que leur promesse initiale, ou en tout cas la promesse de Hisham, ne concordaient plus avec leur plan pour cette entreprise, avec son potentiel, avec l'investissement qu'ils avaient prévu. Et je peux le comprendre parfaitement. Mais ils n'ont pas été honnête avec moi là-dessus. Ils ont juste décidé, à ma place, des parts qu'ils allaient m'accorder une fois qu'ils ont eu une vision plus claire de ce qu'ils voulaient faire avec notre entreprise, et cette réunion n'était qu'une farce pour me forcer à accepter ces nouveaux termes qui leur convenaient mieux. Je crois vraiment que Joseph savait que je disais la vérité. Joseph connait bien Hisham aussi, certainement mieux que moi. Hisham ne se rappelait absolument pas de ce qu'il m'avait promis et c'était tout le problème de cette situation. Ma parole aurait dû valoir quelque chose. Tout mon travail aussi. Ensuite la deuxième chose qu'ils ont faite a été de me demander de l'argent. Là aussi, ce n'était pas ce que nous avions convenu. J'avais été très clair que je fournissais un travail en nature car déjà, je n'avais tout simplement pas d'argent, je n'avais aucune autre source de revenus que mon travail, tout ce que je pouvais leur donner, c'était tout mon temps et mes compétences, et ils l'avaient bien compris, et c'était très clair entre nous. Jamais je n'allais travailler des centaines d'heures pour simplement m'offrir un "droit d'investissement" avec un argent que je n'avais pas en premier lieu. Il avait toujours été clair que tout le travail que je réalisais n'était pas gratuit, mais correspondait à mes parts dans l'entreprise. Ils ont eu alors tout un discours comme quoi c'était finalement impossible, alors que c'était parfaitement possible, c'est juste que cela devenait compliqué pour eux parce que c'était le moment de concrétiser notre accord, ce n'était pas une question de faisabilité. Hisham était vraiment très agressif par rapport à cette question de l'argent en me traitant comme si j'étais un parfait idiot, que c'était "évident" que j'allais devoir investir mon propre argent, mais premièrement, ce n'était pas ce que nous avions convenu et deuxièmement, il n'y avait rien d'évident là-dedans. Je n'avais tout simplement pas cet argent de toute façon, et je n'avais certainement pas travaillé des centaines d'heures "gratuitement" pour ensuite avoir en plus à m'endetter, ce que par ailleurs j'ai failli être obligé de faire. Mais cette fois-ci, Joseph était présent, ce n'était pas juste dépendant aux bons vouloirs des souvenirs de Hisham. Et il a tenu cette partie de l'accord finalement. Il m'a "offert" une prime exceptionnelle sur mon salaire pour couvrir le montant d'achat de mes parts. Je lui suis extrêmement reconnaissant pour cela, alors même que je ne devrais pas car c'est ce qui était prévu à la base, mais j'ai cette reconnaissance parce que j'avais déjà été extraordinairement lésé par les parts qu'ils m'avaient arrachées et ils auraient très bien pu ne pas honorer cette partie de notre accord non plus. C'est aussi pour cette raison que j'ai toujours été plus serein avec Joseph, parce qu'il a toujours honoré sa partie de nos accords, ceux que nous avons eus directement ensemble. Je crois honnêtement qu'il savait que je disais la vérité sur les parts, mais je sais aussi qu'il a exploité la situation à son avantage, car il a choisi délibérément de se ranger du côté de Hisham qui me traitait de menteur, et de leur permettre ainsi de me faire accepter leur nouvelle proposition.

Lorsque j'ai quitté les bureaux, cinq ans après cette réunion qui a été un drame pour moi, j'ai été obligé de vider mes étagères dans lesquelles j'avais tous mes cahiers de note, détaillant mes travaux et mes réunions mois après mois, année après année. En les feuilletant, j'y ai retrouvé complètement par hasard les notes de la période où je travaillais sur ce projet avec Hisham (85). Il y avait bien la preuve que j'avais demandé 15% des parts de l'entreprise et que Hisham m'en avait accordé 8%. Je n'ai évidemment pas ramené cette preuve auprès de Joseph et Hisham, parce qu'il était de toute façon trop tard, et je n'avais pas l'énergie de me confronter à la folie furieuse de Hisham. Premièrement, je ne m'étais pas défendu correctement lorsque j'avais l'opportunité de le faire et j'avais bel et bien accepté les 3% qu'ils m'avaient "donnés", je n'avais aucune intention de revenir sur ma parole et sur un accord que j'avais accepté moi-même. J'avais fait le deuil des parts qui m'avaient été arrachées depuis longtemps et je n'avais aucune raison de leur mettre sous le nez mes notes, d'autant que je me fiche complètement de l'argent. Deuxièmement, Hisham est assez machiavélique pour m'accuser d'avoir rempli 10 années de blocs notes dans l'unique but de placer ce pourcentage pour prouver qu'il avait tort et pour tenter de lui réclamer de l'argent ou je ne sais quoi. Je n'allais pas créer de conflits, même si j'étais broyé par cette injustice-là. Honnêtement tout ce que j'ai ressenti en relisant ces vieilles notes, c'était de la résolution et du chagrin. C'était juste triste d'avoir été traité de menteur et écrasé de cette manière alors que c'est Hisham qui avait "oublié", et c'était moi qui en avait payé le prix. Cela m'a fait bizarre de relire mes cahiers de note et de tomber sur cette preuve indéniable que je ne m'étais pas trompé. Indéniable pour moi bien sûr. Ce bloc note ne sera jamais une preuve indéniable pour Hisham, ce que je comprends tout à fait, mais c'est un pense-bête très réconfortant pour moi qui me rappelle que je ne méritais pas ce qu'ils m'ont fait ce jour-là. Lorsque tout cela était arrivé d'ailleurs, ma famille m'avait dit de les attaquer en justice sur le champ, de bloquer la création de l'entreprise, de faire intervenir un avocat, de saisir tout le travail réalisé et d'immédiatement défendre mes droits. Je pense sincèrement que cela aurait dû être la marche à suivre pour ce dont j'avais été lésé, et pour la façon dont ils m'ont arraché ça comme si j'étais un inconnu, ou un prestataire qui essayait de leur soutirer quelque chose, de les arnaquer, alors que je ne demandais rien du tout. Ce n'est même pas moi qui étais venu avec les 8%. J'avais accepté dès leur première proposition. Je pense que mon amour pour Hisham m'a vraiment aveuglé. Quoi qu'il en soit, je n'ai jamais, jamais, jamais, considéré de faire quoi que ce soit qui puisse causer du tort à Hisham et Joseph. Tout cet incident m'a lourdement affecté en tout cas, c'était vraiment très difficile. J'avais beaucoup de chagrin. Mais le pire, c'est que malgré cette expérience, je n'ai rien appris, je n'ai rien changé. À chaque fois que Hisham avait besoin de moi, j'étais toujours là. Vraiment, je suis navrant tellement je suis pathétique, c'est affligeant. Et c'était affligeant à voir pour mes proches aussi. Quelqu'un de normal ne se serait jamais laissé faire. Peut-être même que le fait d'accepter tout de suite confortait Hisham que j'avais menti sur les parts qu'il m'avait promises ? Je ne sais pas. Voilà que je recommence à essayer sans cesse de lui trouver des excuses pour son comportement. En tout cas, j'aurais dû légitimement me battre pour réparer cette injustice, et je ne l'ai pas fait.

C'est à cause de ce genre de situations que je suis convaincu que ma vie aurait été très différente si quelqu'un avait été là pour les gérer pour moi, pour s'assurer que les choses n'aillent pas systématiquement au détriment de ma santé ou de mes intérêts, parce que ma vie est bien la preuve que j'étais incapable de le faire tout seul. J'aurais été révulsé à l'idée d'une pensée pareille mais aujourd'hui je suis obligé d'admettre que je ne vois pas vraiment quelle autre solution il aurait fallu pour que je n'en finisse pas là. Je pense qu'avoir un tuteur ou une personne responsable de me protéger du monde extérieur et de garantir un véritable équilibre entre les autres et moi aurait vraiment fait une différence significative. Parce que j'accepte tout ce qu'on me demande, je suis beaucoup trop soumis, trop naïf, trop malléable. En plus, je suis capable de justifier des comportements contre moi qui sont injustifiables, de rationaliser des choses qui sont irrationnelles ou inacceptables. Il se crée trop facilement une asymétrie avec moi. N'importe qui peut faire n'importe quoi avec moi, et me fait croire n'importe quoi aussi. Je ne m'aperçois vraiment de rien. Je considère être quelqu'un de brillant, mais qu'est ce que je manque de discernement, c'est incroyable. C'était vraiment dangereux de persévérer coûte que coûte pour être à la hauteur des attentes de Hisham et pour supporter ses vindictes ou ses injustices, cela m'a vraiment causé beaucoup de tort et de souffrance. De son côté, il aura toujours une façon de justifier ses agissements, en dépit de mon état de santé ou même de la loi. Il dira que nous étions associés et que c'était normal qu'il me traite de cette façon. Certes nous étions associés officiellement, mais comme il me le rappelait si bien avec ses menaces, j'étais à sa merci et il me virerait dès qu'il le désirait. Et puis quel genre d'association était-ce, franchement ? Il n'y avait aucun problème à ce que je fasse des nuits blanches dès qu'il me le demandait mais il n'en a jamais faites pour mon média, pas une seule. Il fallait systématiquement que je l'aide dans tous ses projets quand il avait besoin de moi, par contre, quand il s'agissait de m'aider moi, il n'y avait plus personne. Et lorsque je dénonçais qu'il me faisait toujours travailler pour ses intérêts, il avait l'argument que nous étions une grande famille, que nous devions nous entraider les uns et les autres, et que c'était normal que je travaille pour ses autres entreprises. Et honnêtement, j'adhérais totalement à cette idée. Inconditionnellement.

Le problème est que croire à cette jolie "famille" était complètement à mon détriment, cela m'a conduit à me dévouer corps et âme et à travailler des centaines d'heures pour les autres, sans que je n'en retire quoi que ce soit à titre personnel. Il ne m'aidait pas en échange pour mon entreprise et il ne me rémunérait pas personnellement pour ce travail. Ce qu'ils faisaient parfois cependant, c'était dans certaines occasions que je puisse faire des factures de mon travail, mais pas pour me verser de l'argent à moi, mais à notre entreprise, ce qui était évidemment très bienvenu puisque j'étais incapable de commercialiser correctement mon média, donc de leur point de vue, ils estimaient sans doute avoir été des "apporteurs d'affaires". Le problème, c'est que ce n'est jamais moi qu'ils aidaient, premièrement la réalité était que je devais répondre à toutes leurs problématiques sur le champ, ma situation n'était jamais considérée lorsqu'ils avaient besoin de moi, deuxièmement lorsqu'ils acceptaient parfois de me verser quelque chose pour mon travail, ce n'était pas à moi qu'il versait cet argent, c'était à notre entreprise qu'ils détenaient à 75%, je n'avais aucune prime, aucune augmentation de salaire. Pour eux, il était parfaitement normal, malgré la charge de travail inhumaine que j'assumais déjà, de me faire travailler des soirs et des nuits à leur compte, et qu'en plus, lorsqu'ils concédaient de verser quelque chose pour mon travail, ce montant revenait à l'entreprise, soit à 75% dans leur poche mécaniquement. Dans leurs têtes d'entrepreneur, ils justifient sans doute cela comme un cercle vertueux, et c'est absolument vrai de leur perspective. De la mienne, j'étais déjà totalement anéanti et épuisé par mon travail, mon vrai travail, et à chaque fois que je devais les aider pour tout et n'importe quoi, c'était juste du labeur supplémentaire sur des semaines déjà infernales pour moi, et je n'y gagnais pas un centime à titre personnel. Ce n'était vraiment pas correct. Et je ne me plains pas pour l'argent, je m'en fiche pas mal, c'est juste une question de respect, de principe et d'honnêteté. Pour eux, c'était une manière "d'injecter" de l'argent dans notre entreprise, mais cet argent, ce n'était pas le leur, c'était le mien au final, c'était celui qui me revenait, c'est moi qui sacrifiait mes nuits, mes soirs, ma santé pour les aider sur leurs entreprises dont je me fichais éperdument, qui manifestait un enthousiasme et une volonté totale pour mener à bien tous leurs projets. Un tuteur, ma famille ou mes proches, ou n'importe qui vraiment, m'aurait empêché de travailler la moindre minute en dehors de mon propre travail sans être rémunéré en retour. Quelqu'un de sensé l'aurait fait. Mais il est vrai que j'acceptais tout, donc j'ai une grande responsabilité dans cette injustice. J'aurais dû défendre mes intérêts et je n'ai pas été capable de le faire. Je doute que Joseph et Hisham auraient jamais sacrifié autant de leur vie et dévoué autant de leur énergie juste pour faire partie de ma "grande famille", et ne jamais récupérer un centime des centaines d'heures de travail que je leur aurais demandées sur des activités qui n'avaient strictement rien à voir avec l'emploi que je leur aurais donné.

Par contre ce serait malhonnête de ma part d'omettre ce fait donc je tiens à le souligner dans mon témoignage, Hisham a eu la gentillesse de m'autoriser une seule fois de facturer mon travail en mon nom, ce qui avait été un moment vraiment incroyable pour moi. C'est la seule et unique fois où j'ai pu facturer le travail qu'ils me faisaient faire en dehors de mon média, j'étais vraiment fou de joie, même si honnêtement, je n'aurais pas dû réagir comme cela. Je leur donnais mon temps, mes soirées et mes nuits, cela devrait être la moindre des choses d'en tirer une rémunération personnelle. Mais c'était tellement extraordinaire que cela "se produise" enfin, cela avait été un énorme succès pour moi, car c'est la seule et unique fois où j'y suis parvenu. Cela m'avait demandé beaucoup de courage et de préparation pour parvenir à demander à Hisham s'il voulait bien me payer pour le travail qu'il m'avait demandé. Il avait été très réticent et agacé de ma demande, et m'avait dit devoir se concerter avec Joseph à ce sujet, mais il avait fini par accepter, ce qui avait été un moment tellement magnifique pour moi, j'avais l'impression d'avoir une vraie reconnaissance pour mon travail et d'enfin en tirer quelque chose. Il faut aussi dire que j'avais de gros problèmes d'argent et que cette somme était très bienvenue, ce qui n'a fait qu'accroître mon bonheur à ce moment, bien sûr. À noter que Hisham avait accepté de me payer mais en précisant bien que c'était exceptionnel (86), ce qui me faisait bien comprendre que passé, présent ou futur, je n'avais plus à réclamer quoi que ce soit pour mon travail et que c'était vraiment une exception, ce qui l'a été. C'est encore une situation qui illustre à quel point les choses se seraient passées différemment si j'avais eu un tuteur ou quelqu'un pour faire l'intermédiaire, ce n'était juste pas normal. Mais malgré tout, j'ai eu beaucoup de gratitude d'arriver à facturer un petit quelque chose, c'était un très beau moment pour moi malgré tout. J'ai réussi à facturer 3,5 jours de travail et cela a été ma seule facture en 10 ans pour ces missions en-dehors de mon travail, malgré un nombre incalculable d'heures non rémunérées sur des projets ou entreprises X ou Y de Joseph et Hisham, pour filer un coup de main à "leur grande famille". Je ne m'en suis jamais plains car je croyais que Hisham me rendrait la pareille un jour. Vis-à-vis de moi, ils n'ont pas été réglo, mais vis-à-vis de notre entreprise, ils ont eu des contributions majeures que je dois reconnaître et signaler dans mon témoignage, que ce soit pour protéger l'entreprise de Sherazade, d'intervenir de façon chirurgicale sur des situations très spécifiques ou de me faire un prêt pour empêcher l'entreprise de déposer le bilan après notre naufrage, et je pense que cela m'a aussi influencé d'accepter de faire tout ce qu'ils voulaient en dehors de mon travail, car ils me permettaient d'en avoir un tout court, même si ma charge de travail était insoutenable.

Je conclurai quand même que Joseph et Hisham ont fait preuve parfois d'une très grande gentillesse et générosité durant ces dix années. Ils m'ont autorisé à acheter trois téléphones et deux ordinateurs bien plus coûteux que la moyenne. Il s'agissait bien sûr de mes outils de travail, dont je me servais tous les jours, mais je reconnais que je n'avais pas besoin d'acheter des produits aussi high-tech, c'était une pure excitation très futile de ma part, et bien qu'ils aient conscience de cela, ils avaient tout de même accepté. Ce qui me rendait à chaque fois totalement extatique. J'en parlais à tout le monde, j'étais incroyablement fier, waouh, ils m'autorisaient à acheter un iPhone, j'étais hystérique pendant une semaine et tout le monde me voyait heureux comme un pape. Ils acceptaient aussi deux à trois fois par an que je puisse mener mes événements associatifs et accueillir des jeunes LGBT+ dans nos bureaux pour créer du lien social et des ateliers (87), et je pense que c'est de très loin la partie où j'ai le plus de gratitude pour eux, car cela a aidé un très grand nombre de personnes, et rien ne les obligeait à accepter la présence de mon association, donc j'ai vraiment de la gratitude pour eux.

Mes psychiatres à l'hôpital ainsi que mon psychiatre en ville m'ont beaucoup incité à mieux protéger ma vie privée, les moments que j'avais en famille, en couple ou avec moi-même, d'être plus à l'écoute de mes besoins, de diminuer drastiquement ma charge de travail et de trouver un meilleur équilibre. C'était nos objectifs, en tout cas. Eux comme moi étaient conscients que cela ne pourrait pas se faire en un jour mais je savais qu'ils avaient raison et que c'était ce dont j'avais besoin, j'avais beaucoup essayé dans le passé sans succès, mais cette fois-ci, je recevais de l'aide et j'étais très volontaire pour la mettre en pratique. Les leçons intensives sur le consentement, et apprendre à dire non, ont été d'une grande valeur pour moi, car elles étaient un outil important pour me permettre d'essayer de briser mes comportements de servitude totale. Mes psychiatres me soutenaient énormément et me donnaient des stratégies pour être capable de défendre ma position et de refuser les demandes de Hisham par exemple, ce que je n'arrivais pas bien à faire mais j'arrivais à initier des refus, qui ne résistaient pas longtemps mais le simple fait de les formuler était un progrès fabuleux à mon niveau. Hisham le remarquait et c'était une source de contrariété pour lui car il n'était pas habitué à ce que je "résiste" à ses demandes, même si je finissais toujours par me retrouver au même point et à faire tout ce qu'il me demandait, quoi qu'il arrive. Je ne lui ai jamais fait défaut une seule fois quand il avait besoin de moi. Une nuit, alors que nous avions terminé une session de travail pour l'une de ses entreprises (je n'étais pas rémunéré pour ce temps ou travail non plus), j'avais pris mon courage à deux mains, en appliquant notamment la méthode DESC (Décrire le problème, Exprimer mes émotions en utilisant "Je" + émotion + comportement ciblé, Suggérer une solution, Conséquence qu'aura le changement pour moi) enseigné dans les groupes d'entraînement aux habilités sociales, j'avais réussi à verbaliser qu'il était important qu'il réalise que ce n'était pas normal qu'il me demande toujours de l'aider de cette façon, et il m'avait simplement répondu un "Je sais". Je lui avais alors dit "Tu réalises que je ne fais tout ça pour toi que parce que je t'aime ?" et il m'avait répondu très chaleureusement, avec de la tendresse même, "Oui je sais", en rentrant le menton avec un petit air timide et en me caressant avec sa main. Cette nuit-là, j'étais vraiment heureux de cette interaction, parce que le fait qu'il reconnaisse cette situation était une grande victoire pour moi. J'avoue que cette victoire a été gâchée par les décryptages de mes proches par la suite, qui m'ont fait réaliser à quel point cette interaction était cynique en réalité : il reconnaissait savoir que je faisais tout cela par amour pour lui, et malgré cela, il trouvait normal d'exploiter cet amour pour faire tout ce qu'il voulait de moi. J'avoue avoir été scotché par leurs réflexions, il m'a fallu du temps pour réaliser qu'ils avaient raison mais il est impossible de nier ce qu'ils dénonçaient dans cette situation.

Au final, même si Hisham essayait à tout prix de me décrédibiliser et de me faire passer pour un affabulateur, si je fais abstraction à mes émotions et au mal qu'il m'a causé, il est intéressant de voir sa posture vis-à-vis de moi alors même que c'est spécifiquement parce qu'il connait parfaitement mon autisme, mes mécanismes et mes faiblesses qu'il a toujours su parfaitement me manipuler pour obtenir tout ce qu'il voulait de moi. Il pouvait me demander n'importe quoi n'importe quand parce qu'il savait que je l'aimais inconditionnellement, et que je serai toujours là pour lui. Et c'est sans doute ce qui, consciemment ou inconsciemment, lui donnait le sentiment d'avoir le droit de m'accabler de ses déferlantes de colère, de me frapper (sens figuré) quand j'étais déjà à terre, de me parler d'une façon inimaginable, de me traiter très irrespectueusement, parce qu'il savait très bien que, quoi qu'il fasse, je serai toujours à sa merci et à sa disposition. Et cela a effectivement toujours été le cas. Quoi qu'il me dise ou me fasse, j'étais là. Il était très habile avec moi, il savait parfaitement comment je fonctionnais. Même quand j'avais commencé à "me défendre" grâce à mon travail avec mes psychiatres, pour essayer de ne pas me retrouver à travailler pour l'un de ses projets, il avait réduit mes efforts à néant très facilement. Si j'argumentais et que je réexpliquais pour la énième fois que j'étais sous une charge de travail insoutenable pour moi, il changeait complètement de comportement en dernier recours, il enfonçait son menton, me faisait les yeux ronds, et avec une petite voix me demandait, très gentiment et tendrement "Fais le pour moi s'il te plait". De toute évidence, je craquais instantanément et je finissais par faire ce qu'il me demandait. En dépit de mes leçons, en dépit de mes psychiatres, en dépit de mon compagnon même que cela pouvait mettre hors de lui, à juste titre. Il n'est jamais arrivé une seule fois en dix ans que je ne fasse pas ce dont Hisham avait besoin. C'est vraiment ironique - d'ailleurs il n'y a peut-être pas d'ironie du tout - que ce soit l'une des personnes qui a le plus exploité mon autisme et eu le plus de comportements abusifs à mon égard qui soit celle qui m'accuse de simuler. Lui ne verra jamais les abus, ou il les justifiera d'une façon ou d'une autre. Il a une éducation de tyran, d'intimidateur, une pédagogie de la violence et de la contrainte. Il obtient des résultats de toute façon, des résultats positifs pour lui, donc il sera toujours encouragé dans son comportement. Mais ce qu'il pense de son comportement n'a aucune importance. Je pense sincèrement qu'il a de la chance d'être tombé sur moi, et je pense qu'il en a conscience aussi, parce qu'il sait que jamais je ne lui causerai de tort, mais cela a joué contre moi parce que cela l'a autorisé à avoir des comportements plus extrêmes avec moi. Si je ne l'aimais pas et si je ne lui avais pas promis d'être toujours là pour lui, je doute qu'il ferait long feu devant un juge. Depuis que je suis enfant, je suis un véritable documentaliste. J'archive tout. Mes photographies, les photographies des autres, mes échanges, mes mails, je note le contenu de tous mes entretiens, j'ai vraiment une affection énorme à tout conserver, je ne sais pas vraiment pourquoi, mais c'est un besoin impérieux pour moi. Et si une personne tierce consultait tout cela, il y trouverait une quantité impressionnante d'éléments factuellement répréhensibles aux yeux de la loi. Je comprends qu'il a sa propre vision du monde et qu'il justifie ses comportements, mais il a aussi de la chance que je l'aime et que j'ai pris sur moi pour tout ce qu'il m'a fait subir ou ce qu'il a demandé de moi. Personnellement, je considérais qu'il ne s'en rendait simplement pas compte, je l'excusais complètement en me convainquant qu'il ne le faisait pas exprès, qu'il était maladroit, mais c'est vrai qu'en écoutant les gens autour de moi et en voyant ses actions et comportements sous une nouvelle lumière, je m'interroge vraiment aujourd'hui, surtout face aux événements récents. C'est très dur d'aimer et de protéger quelqu'un qui vous méprise. Quoi qu'il en soit, je l'aime et l'aimerai toujours malheureusement, c'est inaltérable. Mais je suis très conscient maintenant de qui il est vraiment, et c'est une grande souffrance de le réaliser.

Je ne l'ai jamais vu avoir un tel comportement avec aucun autre de ses employés ou associés. Aucun de mes collègues, ni moi, ne l'avons jamais vu débarquer dans un autre bureau pour exiger à quelqu'un de faire une nuit blanche pour ses projets. Pour les crises de colère, je n'étais pas le seul à en faire les frais, mais clairement quand elle était dirigée sur moi, elle contenait parfois des propos hors de contrôle d'une grande cruauté. Cruauté est un mot fort mais je pense que c'est le mot le plus adapté, parce qu'il me mettait vraiment une pression écrasante injustifiée et absolument abominable pour obtenir les résultats qu'il voulait, en dépit de ma charge de travail, en dépit de mon handicap, en dépit de mon épuisement. Pire encore, en dehors de la pression, il me faisait des menaces. Et il savait très bien ce qu'il faisait car nous avions eu plusieurs échanges à ce sujet, que c'était insoutenable pour moi de vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête après tout ce que j'avais traversé, et que m'imaginer me retrouver à nouveau sans rien me déclenchait des crises très violentes, ce qui, je pense, serait arrivé à n'importe quelle autre personne ayant connu la rue. Mais lui n'hésitait pas à agiter cette épée dès que les choses n'étaient pas à la hauteur de ses attentes, alors même que je me tuais pour faire en sorte que l'entreprise garde la tête hors de l'eau. Un exemple parmi d'autres : l'une des fois où il m'avait menacé de me virer, j'étais si désespéré que j'avais trouvé le courage de lui écrire un mail, où je lui avais demandé d'arrêter de s'en prendre à moi, de réaliser que j'étais celui qui me battait corps et âme pour son entreprise, en plus d'avoir des combats très difficiles à mener en parallèle contre le suicide (88). Je l'avais supplié de ne plus me menacer à nouveau de la sorte car c'était contreproductif mais surtout que cela me rajoutait une pression et une détresse énorme, et j'essayais de le rassurer en réaffirmant encore ma promesse de continuer de tout faire pour l'entreprise, de persévérer quoi qu'il en coûte (ce qui était une folie en soi mais c'était mon état d'esprit jusqu'à ce que je finisse par me briser). Bien que je lui aie communiqué la gravité de son comportement, et aussi de ma situation, il n'avait pas hésité à me menacer à nouveau quelques mois plus tard, et j'avais tenté de réagir face à sa violence inouïe et gratuite, et ses menaces contre moi, mais je me débattais vainement. C'est honteux et malhonnête qu'il ait osé prétendre, à mes proches et même à moi, qu'il n'avait "jamais été mis au courant" de quoi que ce soit alors qu'il y a des dizaines de mails de travail où je communiquais ma détresse et mes difficultés, dont des mails exclusivement dédiés à cela. C'est déjà une chose de délibérément ignorer mon état, certainement parce qu'il minimise et qu'il n'y croit pas, mais s'en est une autre de rajouter un comportement extrêmement abusif envers moi alors que j'étais dans un épuisement physique et psychique extrême, et en souffrance permanente. Et pourtant, j'étais là, à me battre pour notre entreprise et pour toutes les siennes. Je ne méritais vraiment pas qu'il me traite de cette façon. Je me noyais et il n'arrêtait pas, il ne changeait rien, il me demandait toujours d'exécuter ses ordres sur le champ, ce que je faisais de toute façon, il n'y avait pas de litige ou de résistance de ma part à faire ce qu'il me demandait, ce qui rendait d'autant plus aberrant d'avoir à subir un comportement aussi horrible de sa part. Lui ne voit que ses objectifs de succès entrepreneuriaux de toute façon, il n'a aucune conscience de la gravité de ses mots et de la pression sans scrupule, sans répit, avec laquelle il m'écrasait. C'était vraiment grave mais comme toujours, je n'ai aucun recul sur les choses, tous mes curseurs sont cassés, je n'ai jamais compris la gravité de son comportement vis-à-vis de moi. Et j'ai accepté des choses que je n'aurais jamais dû accepter. Quelqu'un qui vous aime ne vous traite pas avec le plus grand mépris du monde, que ce soit en privé comme en public. Quelqu'un qui vous aime ne vous arrache pas des pourcentages d'une entreprise dans laquelle vous avez mis tout votre cœur et énergie. Quelqu'un qui vous aime ne vous arrache pas du chevet de votre grand-mère mourante. Quelqu'un qui vous aime ne vous humilie pas quand vous partagez vos luttes et vos souffrances. Quelqu'un qui vous aime ne vous contraint pas d'aller contre les besoins que vous lui indiquez juste pour servir ses propres intérêts. Quelqu'un qui vous aime ne vous force pas à être quelqu'un d'autre et à faire ce que vous ne voulez pas faire. Quelqu'un qui vous aime vous aide quand vous lui demandez de l'aide. Quelqu'un qui vous aime ne vous abandonne pas. Quelqu'un qui vous aime n'essaie pas de tordre la réalité pour ses propres convictions et desseins, ne fait pas mentir vos proches les uns contre les autres comme il l'a fait avec les témoignages que leur avaient rapporté Jean et Mathieu. Il ne s'attendait sans doute pas que ces personnes communiquent entre elles. Mais c'est symptomatique de qui il est, c'est quelqu'un qui tord le monde entier. Je l'ai vu broyer ses ennemis. Et je l'ai vu me broyer et me façonner aussi, alors qu'il prétendait m'aimer et me vouloir tout le bien du monde. Il le pense certainement d'ailleurs, m'aimer et me vouloir du bien. C'est ce qui rend la situation si dramatique. Si quelqu'un avait fait l'intermédiaire, il aurait mis le holà à Hisham et surtout à moi, en m'empêchant d'accepter d'être traité de cette façon et de continuer à me sacrifier et craquer sous le poids de mes efforts, pour rien.

Mais la vérité, quoi qu'il en soit, quels que soient les reproches que j'ai à lui faire, et les souffrances qu'il m'a causées, la vérité est qu'il ne me doit rien. C'est moi qui ne suis pas ancré dans la réalité. C'est moi qui croit en des images et des promesses du passé. Je suis un idiot dans ce monde. J'ai une perception complètement biaisée. C'est moi qui ne suis pas adapté. Les promesses et autres paroles bienveillantes de Hisham étaient probablement de la pure politesse ou juste une façon de se montrer gentil avec moi. C'est moi l'imbécile d'avoir cru ses paroles, d'avoir cru qu'il était là pour moi. Mais les actions de Hisham sont parfaitement justifiés, je ne suis rien pour lui, et je ne dis pas ça de façon péjorative, c'est juste factuel, je ne suis pas un amour, je ne suis pas un ami, je ne suis pas un associé, pas dans le vrai sens du tout, non, j'étais juste un employé et toutes ses actions et propos reflètent cela. C'est moi qui suis resté bloqué dans une image de Hisham qui n'a rien à voir avec la réalité, celle que j'ai eu lorsque je l'ai rencontré et qui n'était pas même pas réelle à ce moment-là en plus. Il n'est pas sans reproche mais il n'est certainement pas à blâmer pour ma propre naïveté et mes croyances irréalistes sur notre relation. Je ne dis pas ça parce que je l'aime, je pense sérieusement que c'est de ma faute. Je n'ai jamais blâmé le monde d'être le monde, les gens d'être les gens, et je ne vais pas commencer avec lui. Je pense qu'il a commis des fautes et qu'il m'a failli à bien des égards, mais il n'est pas responsable de la confiance que j'ai placée en lui et de lui avoir donné cette place centrale dans ma vie. C'étaient mes sentiments, pas les siens, mes choix, pas les siens, mes responsabilités d'accepter de ce qu'il me demandait. Et ce qui est certain, c'est qu'il n'est absolument pas responsable de la situation dans laquelle je me trouve aujourd'hui, je me débattais avec le suicide et mes addictions bien avant de rencontrer Hisham, et c'est pour cette raison que je le défends autant auprès de ma famille, il n'y a pas de bouc émissaire dans cette histoire. Il n'a pas été à la hauteur de ce que j'ai été et fait pour lui, mais mes mauvaises décisions n'appartiennent qu'à moi.

Aucun répit

Après notre entrevue ensemble et ses échanges avec mes proches, puis surtout à cause de ma situation légale, Hisham a fini par comprendre que je ne reviendrai pas, même s'il croit toujours que je faisais semblant pour nourrir mon "besoin malsain d'attention". Mais au moins, il avait été clair sur sa position vis-à-vis de moi et que nous n'aurions pas de soutien ou d'aide de sa part, ce qui nous a permis d'avancer sur ma situation urgente. Il restait cependant à décider ce qu'il voulait faire vis-à-vis des entreprises et projets que nous avions montés ensemble.

Mes proches et ma famille étaient très agacés par le comportement de Hisham à mon égard, c'était déplaisant de voir quelqu'un d'extérieur me mettre dans une telle détresse et un tel chagrin alors que j'étais déjà dans un état épouvantable. Cela faisait un bon moment que je n'étais plus capable de prendre la moindre décision et que je n'étais plus en mesure de m'occuper de moi-même, mais je voulais que les choses se passent le mieux possible pour Hisham après mon départ, et pour ma famille aussi, alors je faisais de gros efforts pour maintenir une communication avec lui, alors que je n'étais même pas capable de le faire avec les membres de ma famille. Je n'aurais clairement pas dû, c'était une grosse erreur, mes proches m'avaient recommandé de l'ignorer mais je faisais de mon mieux pour que cette page se tourne le mieux possible pour tout le monde. Hisham proposait de récupérer mes parts pour un euro symbolique car apparemment, cela allait créer de gros problèmes qu'elles restent à mon nom en partant, mais il m'assurait de faire une promesse écrite qu'il rétribuerait bien 25% des bénéfices à ma famille, dans l'hypothèse qu'il y ait une vente un jour dans le futur (il avait d'ailleurs indiqué 40% dans son message car il pensait que c'est ce que je détenais de sa boite... Sans commentaire). Personnellement j'étais en grande détresse avec tous ces sujets, c'était beaucoup trop avec ce que je devais déjà gérer, et je ne comprenais pas du tout pourquoi je ne pouvais pas simplement conserver mes parts telles quelles dans la société vu que j'étais minoritaire, je ne comprenais pas du tout ce qu'il se passait et ses demandes, et je précise que j'étais hautement sédaté et instable, je n'étais pas en mesure de comprendre correctement tout ce qu'il me disait et me demandait, et je le lui ai dit plusieurs fois. Le pire est que j'étais prêt à accepter tout ce qu'il me disait pour qu'il soit serein et me laisse tranquille sur tout ça. Il voulait aussi récupérer tout le travail que j'avais réalisé pour notre projet d'application mobile dont il avait eu l'idée, pour lequel nous avions convenu que je détienne 5% de l'entreprise. J'étais vraiment excédé par ses demandes et j'avais des choses beaucoup plus vitales à gérer, mais je faisais de mon mieux pour lui répondre parce que je savais que ces sujets étaient importants pour Hisham et je ne voulais pas qu'il pense que je me moquais de lui ou que je voulais qu'il ait des ennuis avec tout ça à cause de moi. J'ai rappelé avec insistance que je n'étais pas en état et je lui disais de poursuivre ce sujet avec mes proches, mais il persistait à m'assaillir sur les affaires d'entreprise et je n'étais juste pas en capacité. Lorsqu'il a amené le sujet de notre projet, j'étais totalement éreinté et j'ai simplement abandonné en lui disant "Franchement, prends tout, ce n'est pas important" et je lui ai promis de faire de mon mieux pour tout lui réunir dès que je le pouvais, ce que j'ai fait. C'est un point qui sera très important pour plus tard, ce qui est à retenir ici est que j'ai bel et bien dit que je lui donnais tout, je n'avais bien sûr rien à gagner là-dedans si ce n'est que Hisham soit content, et que je puisse retrouver une respiration loin de tout ça. La conversation avait été très éprouvante pour moi mais c'était important de trouver des solutions avec Hisham donc c'était un mal nécessaire, c'est juste que je n'étais pas du tout en état de l'avoir en premier lieu (89). Il est devenu évident pour mes amis, ma famille et mon psychiatre que je n'étais pas en mesure de gérer ces interactions et ils se sont organisés tous ensemble pour que ce soit mon ex-compagnon Quentin qui devienne l'interlocuteur de mes associés et qu'il tente de s'assurer que les choses se déroulent bien.

Tout le monde avait beaucoup échangé sur les propositions de Hisham et même si mes proches pouvaient, vaguement, comprendre ma posture de faire tout ce qu'il désirait, ils n'étaient pas d'accord que je cède mes parts de l'entreprise pour un euro ni que je donne gratuitement mon travail. Mes tantes étaient particulièrement furieuses, elles étaient donc très favorables que Quentin défende mes intérêts, elles le connaissaient déjà depuis longtemps et lui font totalement confiance. Mon psychiatre n'avait pas de commentaire spécifique à donner sur les actions de Hisham ni sur celle à mener, il était satisfait que Quentin s'en occupe car je n'avais pas la possibilité de le faire moi-même, il restait dans son rôle et il se concentrait à ce que je parvienne à traverser les jours et que je me stabilise, il y avait une grosse urgence à gérer des crises suicidaires dont le rythme accélérait et dont l'intensité augmentait fortement, ainsi qu'une rechute très sévère dans les drogues dures car je n'arrivais pas à gérer tout ce qu'il se passait avec Hisham, et je m'y suis réfugié stupidement à nouveau, ce qui a semblé m'aider à court terme mais qui était désespérant pour moi, dès que je sortais de mes prises. Mon psychiatre a vraiment joué un rôle majeur pour relativement me stabiliser à cette période, j'acceptais n'importe quel médicament à ce stade mais j'interrompais certains traitements, à cause de leurs effets ou parce que je me droguais et que je voulais éviter des interactions pouvant provoquer des overdoses, nous nous sentions assez impuissants car les marges de progrès étaient ridicules mais nous essayions beaucoup et globalement, malgré la pénibilité et les tâtonnements, force est de constater que nous y sommes arrivés, et c'est beaucoup plus grâce à lui que grâce à moi. C'est d'ailleurs lors d'un échange très intéressant avec mon psychiatre que j'ai eu la "grande" réalisation que c'était une chose que de donner gratuitement mon travail de mon côté mais que cela en était une autre que la personne accepte de le recevoir de l'autre. Cela ne m'avait pas traversé l'esprit. C'était un échange très intéressant parce qu'il me donnait une clef pour changer ma perspective et cela m'a fait comprendre de nombreux aspects déjà dénoncés par mes proches. L'exemple de notre projet était très bon pour ça. Le fait que je lui donne tout gratuitement était déjà problématique en soi de mon côté, mais le fait que Hisham accepte de le prendre comme si c'était normal, alors qu'il n'y a rien de normal à récupérer tous les travaux de son associé gratuitement, qui plus est qui s'apprête à se suicider et qui a répété plusieurs fois qu'il n'était pas du tout en état d'échanger sur ces sujets ou de réfléchir. C'est ma responsabilité de donner, mais c'est aussi la responsabilité de Hisham de prendre, surtout dans un contexte aussi sensible. Finalement, j'ai fini par comprendre ce que me disait mon entourage et à accepter qu'effectivement cette situation n'était pas normale du tout. Et il a fallu un certain nombre de conversations dans toutes les directions avec beaucoup de partis pour cela, car initialement j'allais juste faire comme d'habitude, je considérais sincèrement lui léguer pour un euro mes parts et gratuitement tout le reste de mon travail, parce que malgré sa réaction, je lui voue toujours un amour et une confiance absolue. Si mes proches n'étaient pas intervenus, le scénario habituel se serait répété, et je l'aurais perpétué moi-même, en partie tout du moins. Et sur le moment, tout cela n'avait aucune importance, je m'en fichais complètement, j'avais des priorités plus alarmantes, mais après coup, mes proches m'ont rappelé que j'avais sacrifié beaucoup pour obtenir ces choses-là, que je ne les avais volées à personne, qu'elles m'appartiennent parce que j'ai travaillé très dur pour elles, et que si quelqu'un devait récupérer quoi que ce soit qu'il reste de mon travail après que je ne sois plus là, c'était ma famille, pas Hisham. Je lui avais déjà bien assez donné, je crois. J'ai beaucoup mieux compris à ce moment-là pourquoi c'était si important que quelqu'un défende mes intérêts, mais surtout j'ai eu une meilleure appréciation de cela aussi, j'étais content que Quentin s'assure que les choses soient inscrites, carrées, que nous ayons tous l'assurance que ma famille perçoive le fruit de mon travail.

Mes associés ont fait une réunion officielle avec Quentin et se sont donc mis d'accord sur les trois sujets qui leur étaient importants, trois accords ont donc été conclus, avec l'entente d'un passage devant le notaire pour valider noir sur blanc tout cela. C'était très bien et rassurant pour tout le monde. Le premier accord concernait les parts de mon entreprise. Quentin avait eu une stratégie vraiment très intelligente, celle de dire à Hisham que s'il me proposait de faire une procuration en son nom, c'est que les procurations étaient donc bien valables - car il avait émis des doutes précédemment - et qu'elles pouvaient être faites au nom de Quentin et non au nom de Hisham, ce qu'il ne pouvait nier et ils ont donc convenus de la réaliser ainsi. Le deuxième accord concernait notre seconde entreprise et il a été entendu aussi que Quentin puisse avoir procuration et tout gérer pour moi. Quentin a parlé du troisième sujet, qui était tout le travail que j'avais effectué sur le projet d'applications mobile que Hisham voulait récupérer, en signalant que j'avais effectivement dit que je leur donnais tout gratuitement mais que cela n'était pas une situation normale, ce que mes associés ont reconnu. Encore une illustration du double standard lorsqu'ils traitent avec quelqu'un d'autre que moi, les règles et cadres redeviennent plus normaux. C'est Hisham qui a alors proposé que 10 000 euros soit versés à ma famille dans l'hypothèse que le projet débouche sur une entreprise et qu'elle génère des bénéfices suffisants dans le futur. Mes associés ne prenaient aucun risque ainsi et ne payaient rien du travail déjà réalisé, sans compter que ma famille perdait les 5% de l'entreprise que j'étais censé percevoir de mon vivant, c'était donc l'opération rêvée pour mes associés, avoir un travail effectué gratuitement à rétribuer exclusivement en cas de succès. Quentin a accepté la proposition de Hisham sans négocier car nous nous étions mis d'accord au préalable sur un montant bien plus bas, c'était une question de principe et non une question d'argent, sans compter que je lui avais demandé d'abandonner toute tentative si cela devenait une source de conflit, le but était de résoudre tous ces sujets rapidement et c'est ce que cette réunion devait permettre. C'est ce que nous avons cru lorsqu'elle a eu lieu.

Personnellement j'étais vraiment très heureux que tout le monde ait trouvé un terrain d'entente. C'était une source infinie d'angoisses de m'en aller avec tant d'inconnues et là désormais, je sentais que je pouvais partir sereinement et que les choses étaient en place autant pour ma famille que pour Hisham, il avait bien vu que Quentin était quelqu'un de parfaitement raisonnable et bienveillant qui ne cherchait en aucun cas à le nuire. Quentin naviguait très difficilement entre sa mission pour défendre mes intérêts et ma consigne qu'il ne bloque rien du tout pour Joseph et Hisham, ce qu'il a réussi avec brio. J'avais aussi le sentiment que le fait que Joseph et Hisham aient défini leurs termes et que Quentin les ai acceptés permettaient de clore noblement ce chapitre gigantesque de ma vie. C'était la première fois depuis très longtemps, surtout depuis que mes crises suicidaires étaient devenues hors de contrôle, que je n'avais pas ressenti un tel soulagement. J'avais beaucoup de gratitude pour tous les partis impliqués, surtout pour Hisham qui avait été atroce jusque là, sans doute malgré lui, mais atroce malgré tout. Tout semblait trouver une bonne résolution. J'avais la sensation que tout le monde avait réussi à mettre les chances de mon côté pour partir le cœur léger.

Signer les trois accords devant le notaire devait donc être une étape insignifiante, puisque tous les partis étaient rassurés et satisfaits. Malheureusement, lorsque Quentin et moi nous sommes retrouvés devant le notaire, ce qui en soit était déjà toute un périple pour moi car je ne pouvais pas m'y rendre sans être accompagné et que j'étais toujours très instable et fragile, le notaire nous a informé qu'il n'avait que les deux premiers accords à nous faire signer, soit les procurations. Quentin avait immédiatement appelé Hisham, devant le notaire, pour le confronter sur la signature concernant le troisième accord et ce dernier s'était confondu d'excuses en expliquant que c'était simplement "un petit oubli" et qu'il allait réparer cela tout de suite. Il a demandé à Quentin qu'il lui passe le notaire au téléphone et ils ont eu un échange, apparemment les choses allaient se résoudre rapidement. Ce moment était éreintant et a rallumé un incendie en moi, des angoisses extrêmement violentes et des inquiétudes que j'étais en train de revivre par rapport à tout ce que Hisham m'avait déjà fait dans le passé, sans compter que cela avait été très compliqué de réussir à assister à ce rendez-vous, c'était une situation évitable dont nous nous serions passés, mais nous avons cru en la bonne foi de Hisham, après tout c'est un homme d'affaires occupé, et nous nous sommes contentés de ses belles paroles que tout serait réglé dans les jours à venir. J'étais même rassuré avec le notaire et j'en avais profité pour lui remettre mon testament pour que tout ce qui m'appartienne aille bien à mes frères et sœurs et mes petits cousins à ma mort. Après quelques jours, à force de relancer le notaire et Hisham, Quentin a été informé que ce n'était finalement pas un oubli et qu'il n'y aurait pas de document à signer. Hisham avait changé d'avis et était revenu sur sa parole, et avait remis sur la table le fait qu'en premier lieu, j'avais accepté de tout lui donner gratuitement donc que son accord proposé par la suite auprès de mes proches ne valait rien, alors même qu'ils étaient justement intervenus pour défendre mes intérêts parce que de toute évidence j'en étais incapable. Il faut savoir qu'entre le moment où les accords ont été conclus avec Quentin et les signatures devant le notaire, il m'avait relancé plusieurs fois et avait énormément insisté pour que je lui envoie tout ce que j'avais réalisé, avant le passage devant le notaire donc, me faisant ses demandes directement sans passer par Quentin, et personnellement, dans ma naïveté habituelle et affligeante, je m'étais exécuté et je lui avais tout renvoyé très soigneusement, il ne m'a même pas traversé l'esprit qu'il n'allait pas honorer ses engagements. Le pire est que je lui ai tout donné sans demander l'avis de mes proches qui m'auraient dissuadé de le faire tant que les papiers n'étaient pas signés. Mais pour moi, tout était réglé, tout était apaisé et tous les termes désirés par Hisham avaient été validés avec mes proches, alors je n'avais vraiment pas de raison de ne pas faire ce qu'il me demandait. J'étais incapable d'anticiper que ce n'était pas un hasard s'il n'était pas passé par Quentin et s'il me pressait à tout lui envoyer avant la signature devant le notaire, je pensais juste qu'il en avait besoin tout de suite, je ne sais pas, je n'ai pas suspecté que quelque chose d'anormal était en train de se produire. Encore une fois, je m'illustre pour ma stupidité infinie. Je n'apprends jamais rien. Une fois que tout était en sa possession, il a simplement changé d'avis. Il a donc récupéré mon travail gratuitement, sans rien avoir signé de sa promesse, aucun accord ne garantit que le fruit de mon travail ira à ma famille. Ce n'était pas non plus un labeur inimaginable de ma part, mais ces quelques nuits blanches, et ces soirées, et ces demi-journées, ces réunions et tout le travail qui en découlait ensuite, la propriété intellectuelle que j'ai aussi injectés de tout mon cœur dans ce projet en plus de mon travail, tout ce que j'avais fait, il a juste estimé pouvoir le prendre comme si c'était normal. Et ce n'était même plus à moi qu'il le prenait, je ne serai plus là de toute façon, c'était carrément aux enfants de ma famille. C'était vraiment terrifiant et écœurant à vivre. Cela m'a incroyablement blessé, tandis que cela a vraiment désarçonné mes proches. Personne ne savait comment réagir. Moi j'étais traumatisé et totalement désespéré. Je sombrais. Une nouvelle chute inimaginable au fond de mon trou. Il y avait de quoi devenir dément. Je disais à Quentin de contacter Joseph, qui m'avait pourtant témoigné un comportement bienveillant diamétralement opposé à celui de Hisham (90), je lui expliquais que jamais Joseph ne reviendrait sur sa parole de cette manière, que je ne croyais pas qu'il pouvait être complice d'un acte pareil, mais Quentin avait argumenté, à raison, que nous avions décidé que ce soit lui qui défende mes intérêts et que je devais lui faire confiance, et qu'en l'occurrence, il était effrayé que Hisham nous fasse une manœuvre du même type sur les deux premiers accords, qu'il fallait se contenter de ce qu'il nous restait si nous voulions conserver un espoir que ma famille récupère quelque chose de mon travail. Il y avait largement matière à défendre la propriété intellectuelle de mon travail sur le plan légal, indéniablement, j'étais seul producteur de tous les écrans, toutes les maquettes, mockup interactives, comptes-rendus et notes, il n'y avait aucun doute de tout le travail que j'avais effectué (91). Mais Hisham s'est permis cette manœuvre parce qu'il a parfaitement bien évalué la situation. Il savait très bien que je ne serais bientôt plus là, que personne n'allait le poursuivre pour ce projet, et qu'après ma mort, personne ne pourrait établir qui avait produit ces maquettes mais surtout, ma partie de la propriété intellectuelle du projet. Il savait que je ne le poursuivrais jamais en justice vu le peu de temps qu'il me restait. Déjà en pleine forme, je ne l'aurais pas fait. Je n'en aurais même pas eu l'envie. L'injustice m'aurait broyé et je me serai drogué, puis j'aurais tenté d'avancer dans la vie. Je ne représente aucun risque pour lui dans l'état dans lequel je suis aujourd'hui, je ne serai bientôt plus là et il l'a parfaitement compris. C'est juste triste qu'il profite de cette situation. C'est plus que triste d'ailleurs, c'est cruel. Et Quentin a raison, Hisham sait aussi que mes proches sont dans une position de faiblesse par rapport aux deux premiers accords. Personne n'est en position de dire ou faire quoi que ce soit par rapport aux accords promis. Ils ne peuvent que subir les bons vouloirs de Joseph et Hisham. Ce n'est pas facile pour eux de défendre les intérêts de quelqu'un qui n'est plus là, après tout, les absents ont toujours tort et je le comprends. Et toute cette situation encore une fois était de ma faute, si j'avais parlé des demandes de Hisham à mes proches et si je ne lui avais pas envoyé naïvement tous mes travaux, ce troisième accord aurait été signé sans l'ombre d'un doute. Il était manifestement très enthousiaste à réaliser ce projet et avait besoin de mon travail, il aurait clairement honoré sa parole.

Personnellement cela m'a replongé de plus belle dans une spirale infernale, avec cette fois-ci des terreurs nocturnes en plus de crises suicidaires redevenues hors de contrôle, qui ont nécessité une nouvelle approche médicamenteuse. Je me fichais complètement de cet accord en soi, j'avais été prêt à tout donner à Hisham à la base donc tout cela avait une signification de principe, de valeur, de reconnaissance pour mon travail, et puis soyons honnêtes, l'accord proposé à Hisham était de l'argent "promis si l'entreprise marche", c'était factuellement insignifiant et inexistant, ce n'était pas comme si ma famille allait compter dessus, cela restait incroyablement flou pour le futur. Mais c'était une question de principe, de respect, du travail effectué, de notre relation, de sa parole, de la confiance que nous lui faisions. Encore une fois, Hisham s'illustrait par ses actions. C'était juste cruel. Il revenait sur un accord qu'il avait eu avec mes proches, tout simplement parce qu'il avait obtenu ce qu'il voulait de moi et qu'il savait qu'il était en position de le faire, que ses actions seraient impunies et sans conséquence pour lui, qu'il pouvait obtenir mon travail gratuitement sans la moindre inquiétude. C'était vraiment faire un sale coup à la dernière minute, et c'était d'autant plus incompréhensible que c'était un accord qu'il avait lui-même proposé et dans lequel il ne prenait strictement aucun risque, tout le travail que j'avais effectué était mon seul investissement, le mien, c'est moi qui prenait le risque que cela ne rapporte rien, pas lui, ce n'est pas comme s'il allait devoir avancer une somme d'argent ou se mouiller de quoi que ce soit, c'était franchement une parole facile à honorer de sa part. Mais il a délibérément choisi, sur la dernière ligne droite, de trahir son accord avec Quentin, et de me trahir moi au final. Je me sens violé, et je suis désolé d'utiliser un mot pareil mais il n'y a pas d'autre qui illustre ce que je ressens. J'ai gâché dix ans de ma vie parce que je croyais cet homme-là. Et j'ai refusé de croire et d'écouter toutes les personnes autour de lui ou autour de moi qui m'ont dit de m'enfuir. S'il y a bien une chose qu'on ne pourra pas dire, c'est que je n'aurai pas été prévenu. Ne pas écouter est un choix, je ne suis pas une victime, j'ai pris mes propres décisions. J'ai choisi Hisham au détriment de tous les autres, à chaque occasion. À mon détriment. C'est un choix délibéré. J'en récolte les conséquences. J'ai gâché ma vie.

Et pour la défense de Hisham, il ne mentait pas, je lui avais bel et bien dit que j'étais d'accord pour tout lui donner et faire tout ce qu'il voulait, mais c'était la raison même pour laquelle mes proches sont intervenus et que ces accords ont été établis par la suite. C'était extrêmement malhonnête de sa part de justifier ses actes de cette façon, et il s'est certainement convaincu que sa manœuvre était parfaitement justifiée. Nous pensons en tout cas que ce troisième accord était une pure invention en premier lieu, simplement pour que nous soyons sereins et que nous baissions tous notre garde. Il avait évité de formuler sa demande à Quentin alors qu'il était devenu son seul interlocuteur et qu'ils échangeaient sur la rédaction des trois accords, il savait parfaitement ce qu'il faisait et que je lui donnerai tout sans me poser de questions parce qu'il me connaissait bien. Et je l'ai fait. Je m'en suis voulu et mes proches aussi. Quel "gâchis" dû à ma naïveté incroyable. Je suis irrécupérable. Je me dégoute.

Mon état s'est dégradé de façon spectaculaire à cause de cet "incident". C'est probablement la pire chose qu'il m'ait faite, au final. Un coup de poignard gratuit alors que j'étais déjà à terre, alors que nous avions accepté chacun de ses termes, le moindre de ses désirs, c'était invraisemblable. Je pensais sincèrement pouvoir tourner cette page pour me concentrer sur ma santé. Il n'y avait rien en jeu en plus pour lui, il avait déjà tous les pouvoirs, tout l'argent, il ne gagnait rien à agir comme ça, rien ne justifiait sa manœuvre surprise, à part grappiller 10000 euros imaginaires dans le cas où l'entreprise qu'il monterait aurait du succès... C'était tellement malsain. Son acte m'a vraiment brisé parce qu'il illustrait tellement clairement qu'il n'avait aucun amour ou respect pour moi. Je sais qu'il y avait eu beaucoup d'exemples dans le passé mais je suis long à la détente. 10 ans de ma vie pour un homme qui n'a même pas été capable de m'accorder le respect minimum pour me faire ses adieux. C'était vraiment trop, bien au-delà de mes capacités. Je ne comprends pas et je ne comprendrais jamais. Mais à cause de ce dernier geste abominable, il m'a volé l'opportunité de passer à autre chose, et ça, vis-à-vis de mon état, vis-à-vis de la promesse que je dois accomplir pour ma famille, c'est vraiment monstrueux. C'est vraiment la pire chose qu'il pouvait me faire. Je n'arrive pas à imaginer une pire façon de me saboter psychologiquement et de me ruiner l'âme. Je pensais partir le cœur léger et je tressaille complètement, ce n'est certainement rien pour Hisham, juste un "bon coup" d'entrepreneur, mais c'est l'ultime saignée pour moi. Gratuite, qui plus est. Tout était censé bien se dérouler, nous avions accepté et respecté tous ses termes, mais il fallait qu'il agisse de cette façon. Il n'y a plus d'excuse ou de confusion possible. C'était cruel. Et toujours sans la moindre considération des conséquences de ses actes vis-à-vis de mon état. Il se fiche éperdument de ma vie. C'était vraiment l'anéantissement de trop. Depuis ce moment, j'ai sombré dans des spirales sans fin, ses actions envers moi me hantent, ça me dévore jour et nuit. Mes proches voient bien que je n'ai aucun contrôle sur mes pensées envahissantes vis-à-vis de Hisham et ils me gèrent avec mes terreurs nocturnes, mes crises de larmes, mes effondrements dès que Hisham me passe dans la tête, matin, midi, soir, nuit. Je sombre et sombre et sombre dans des réflexions interminables à essayer de comprendre pourquoi il a agi comme ça. Mais tout est inexplicable. Tout est inextricable. Et le peu d'énergie que je consacrais pour me permettre de tenir est désormais consumé dans des heures de réflexions, pensées, regrets qui me hantent et me dévorent. C'est un gâchis monstrueux. Il m'a fait le pire coup pour me dire adieu. Je suis écœuré. J'étais si heureux que nous nous disions au revoir avec respect selon ses termes, c'est affreux qu'il m'ait traité comme si je ne valais rien, qu'il fasse cela comme si c'était normal, qu'il ait même osé faire ce coup malgré l'intervention de mes proches et la surveille de mon psychiatre pour me sauvegarder. Cela me bouffe. Et maintenant, je vis dans la terreur absolue, s'il a été capable d'arracher ce qui aurait pu hypothétiquement revenir à ma famille, que va-t-il faire avec ce qui est déjà là, et qui est tangible ? Je suis totalement terrifié qu'il arrache le reste maintenant. Que vaut sa parole pour les deux premiers accords, les plus importants, alors qu'il n'a eu aucun scrupule à revenir dessus pour rompre le troisième. C'est terrifiant. Je suis terrorisé. Quentin n'est pas bien du tout par rapport à tout ça, il va naviguer le mieux possible mais il a bien vu qu'il n'était pas capable de faire le poids par rapport à Hisham qui fait la pluie et le beau temps sur ma vie, et qui a un pouvoir quasi divin sur tout le travail que j'ai fait à ses côtés. J'espérais partir serein et je pars dans une terreur totale, c'est vraiment abject. Je n'ai aucun espoir pour moi, je n'imagine pas parvenir à me reconstruire mais j'ai envie de me battre et d'essayer quand même. Mais alors là, me reconstruire avec cette terreur dans le ventre, je n'ai aucune chance. Et si je n'ai pas d'espoir pour moi, j'avais l'espoir que mon dur labeur et mes sacrifices bénéficient au moins à ma famille, mais même cet espoir là est maintenant complètement détruit par les actes de Hisham. Je suis désemparé et impuissant, mes amis aussi, mes collègues aussi, ma famille aussi, mon psychiatre aussi, c'est très pesant, cela a fracturé mon équilibre déjà extrêmement précaire. Je suis en larmes en écrivant ces lignes parce que je ne comprends pas comment cette personne-là a pu se montrer aussi impitoyable au moment où j'avais le plus besoin de son soutien et de son amour. Tout ça est sordide.

Chacun jugera par lui-même de ces faits et de ces événements, je suis indéniablement très affecté et émotionnel en parlant de tout ça, et je suis conscient que j'ai des ressentis qui sont en décalage avec ce que ressent la majorité des personnes, même si je ne peux pas les choisir et seulement les subir. Je sais que je suis encore moins compris dans ces situations-là. Même les personnes avec qui je vis aujourd'hui, qui sont une protection quotidienne efficace pour éviter des passages à l'acte, ont du mal à comprendre mes terreurs nocturnes la nuit ou mes effondrements dès que nous parlons de Hisham, parce que pour elles, il est désormais bien tenu à l'écart, il n'est plus censé pouvoir m'atteindre, ils pensent que cela devrait suffire pour que je tourne la page, alors que de mon côté, je suis toujours dans mes anxiétés oppressantes et mes spirales de réflexion sur ce que Hisham m'a fait. Il y a trop de pensées irrationnelles et irréconciliables, mon cerveau se délie de façon spectaculaire, je suis accablé et impuissant pour gérer tout ça, et j'explose souvent dans des crises suicidaires imprévisibles et effrayantes. Je déteste me sentir comme ça, je me retrouve enfermé dans une boucle à essayer de comprendre l'incompréhensible et je ne m'en sors pas. Mais ce témoignage n'est pas là pour faire le procès de cet homme. Je décris ces situations, et je m'excuse s'il y a aussi beaucoup de ressenti, mais chaque partie forme un tout qui explicite comment cette situation, qui était déjà très grave, s'est aggravée de façon catastrophique, à cause du déni d'un seul homme. Je n'imaginais pas du tout que ces événements se produiraient, c'est épouvantable de les rapporter mais c'est peut-être l'une des parties les plus importantes de mon témoignage au final, et aussi la plus laborieuse à lire, j'imagine. Il fallait que je documente cela, parce que je ne crois pas du tout que mon cas soit isolé. La réaction de Hisham n'est pas marginale dans notre société. Ces situations existent et mon témoignage est mon dernier moyen de mettre une pierre à l'édifice pour les rendre un peu plus visibles. J'étais vraiment très surpris des réactions de certains psychiatres ou même de la psychologue du CRAIF par rapport à mon état ou aux agissements de mes associés. Elle cherchait à m'aider et avait de la compassion pour moi mais par rapport à ce qu'elle me disait, il était clair qu'elle avait vu beaucoup d'autres autistes dans ce cas-là. Des accidents de parcours qui deviennent des opportunités pour des employeurs ou associés. Je ne pense pas que Hisham soit quelqu'un de rare. Il est exceptionnel, talentueux et charismatique mais il est commun dans son égoïsme et dans sa façon de toujours justifier toutes ses actions. Il a le luxe de voir la vie comme un jeu dans lequel il bouge ses pions, chaque pas est un but, chaque réaction est une stratégie, chaque choix doit l'amener à gagner quelque chose. Et cela n'est pas quelque chose de mal, c'est juste comme ça. C'est nocif pour quelqu'un comme moi parce que je suis très influençable et vulnérable. Il est déterminé, je le crois. Il me promet, je le crois. Il me demande, je le fais. Je ne pense pas qu'il faille le changer. Je pense juste que c'est quelqu'un de très mauvais pour moi parce que je ne sais pas me protéger, même pas de lui spécifiquement mais de ce type de personnes. Il continuera toujours de me dire ce que j'ai désespérément envie d'entendre et de croire, et que cela me fera toujours faire ce qu'il me demande. C'est quelqu'un qui n'a pas hésité à me faire du mal et à justifier ses actes parce qu'il a choisi ses convictions plutôt que moi, à défaut de croire mes médecins, mes amis et moi-même, ou à minima du principe de précaution de ne pas aggraver une situation déjà très compliquée. Il dit qu'il m'aime mais il n'aurait jamais agit de cette manière s'il m'aimait. Croire avoir raison, croire faire les bonnes actions, n'excusent en rien leurs conséquences. On ne détruit pas une personne en s'excusant après coup d'avoir voulu bien faire. "Oups". Je m'interroge vraiment du discours qu'il tiendra lorsque je ne serai plus là. Sans doute le même, honnêtement. J'aurais tellement bien simulé que j'en serai mort. Il a ses convictions, son regard sur mon autisme, pour lequel il est incroyablement hypocrite et lunatique, rien n'a pu lui faire ouvrir les yeux et rien ne le fera, certainement pas mon départ. Sa hargne et son déni à mon encontre paraissent peut-être extrêmes mais ils sont symptomatiques de la société. Ce type de réactions et d'agissements ne sont pas isolés. J'ai grandi face à ces comportements et j'ai "changé" à cause d'eux. Sa différence de traitement entre les autres et moi n'est pas inédite. Ses comportements abusifs, ses propos discriminatoires, ses dénigrements ne sont pas marginaux. Peut-être que certaines personnes seront scandalisées en lisant mon histoire, mais la vérité est certainement qu'elle est similaire à énormément d'autres. Il y a sans aucun doute des histoires d'autres personnes autistes bien plus abominables que la mienne. Ce que j'ai traversé est dur mais je suis sûr que quelqu'un de plus solide que moi aurait réussi à y faire face brillamment. Une grande partie de ma défaite est sur mes épaules.

Mon ami Bastien m'a fait remarquer que j'avais également des réactions physiques très visibles dès qu'il me parlait de Hisham, des stéréotypies plus violentes que d'habitude, et en m'en rendant compte, c'est vrai que je trouvais mes gestes bizarres comparés à ceux que j'avais l'habitude de faire. Je me disais que c'était peut-être cela à quoi ressemblait la manifestation d'être totalement révulsé par quelqu'un que vous aimez inconditionnellement simultanément. J'avais des gestes frénétiques tellement désarticulés. C'était très bizarre à vivre, et tout autant bizarre à voir.

C'était intéressant aussi de parler avec mon psychiatre sur le fait que je savais très bien qu'à la seconde où Hisham me dirait qu'il a besoin de moi, que je l'aiderai instantanément, indépendamment de tout ce qu'il m'avait fait subir et de ses opinions sur moi, indépendamment de mon état, tant son influence sur moi est totale et mon amour pour lui absolu. J'ai l'impression que je suis incapable d'apprendre ou de me protéger. Heureusement que la configuration était différente et que tout le monde était là dorénavant pour décider ce qui était normal ou anormal dans ma vie. C'était juste fascinant et terrifiant à la fois de constater que malgré tout ce qu'il était arrivé, j'étais toujours à la case départ. Je suis lamentable, et je ne dis pas ça pour m'apitoyer, je suis juste critique et réaliste sur mes faiblesses, mon inadaptabilité, mon incapacité à progresser sur des aspects aussi vitaux et communs. C'est fou en fait, presque irréel, de voir les dommages que m'a causés une seule personne malgré tout le reste de ce que j'ai vécu qui pourrait sembler plus grave. Il n'y a pas de comparaison à donner, de toute façon, j'ai réagi du mieux que je pouvais au fur et à mesure que les choses m'arrivaient. Mais c'est quand même incroyable de voir à quel point Hisham a impacté mes derniers mois négativement. J'ai malgré tout beaucoup de chance, plus que bien d'autres personnes en situation de handicap qui sont isolées, parce que mon entourage me porte chaque jour qui passe depuis que j'ai perdu pied et je n'aurais pas survécu à ces derniers mois sans eux. Ils sont la raison pour laquelle je devrais, j'espère, parvenir à partir dans de bonnes conditions.

Ma tante Kally était trop malade pour pouvoir gérer l'urgence de ma situation administrative, et c'est Quentin et Bastien qui ont dédié un temps considérable pour me permettre d'activer ma protection sociale et me permettre de ne pas me retrouver sans rien. J'ai beaucoup de chance de les avoir dans ma vie et qu'ils soient aussi investis pour me protéger alors que j'étais complètement catatonique dans mon gouffre. J'étais infréquentable et épouvantable avec eux aussi, ils ont vraiment eu beaucoup de courage et de mérite pour s'être battu pour moi tandis que toute ma vie s'est écroulée. À noter que Hisham avait eu l'audace de dire à Bastien "en avoir marre que sa secrétaire doivent gérer de la paperasse à cause de moi et qu'il avait besoin d'elle pour des choses plus urgentes". Assez magnifique. Sans compter qu'au final, ils avaient oublié d'envoyer des papiers importants pour ma protection sociale, et même si cela m'était indifférent car je me débattais avec le suicide et que j'étais dans un état de décrépitude, cela avait vraiment rendu furieux Bastien et nous avait fait perdre un temps précieux (92). Ma survie était vraiment le cadet de ses soucis.

Mes dernières interactions avec Hisham ont été totalement ubuesques. Il m'a envoyé des messages pour me dire qu'il pleurait devant la série "Good Doctor" dont le héros autiste lui faisait penser à moi (93). J'étais très irrité par Hisham, parce qu'un jour je suis un mythomane et le lendemain, je suis le portrait craché de l'un des autistes les plus connus de la télévision. C'était épuisant. Je me sentais insulté honnêtement mais en même temps, il me complimentait et était gentil avec moi, donc j'essayais de voir le positif, que lui voyait dans le personnage, et de ne pas trop bouillir sur la comparaison. Il m'avait alors fait un discours diamétralement opposé à celui qu'il avait tenu avec mes proches ou même celui qu'il m'avait tenu lors de notre entrevue, car dans ses messages, il reconnaissait mon autisme, il parlait de handicap, qu'il n'avait "aucun doute que j'étais fait pour réaliser de grandes choses", qu'il avait "conçu avec moi les choses qui lui tenaient à cœur parce qu'il sentait que j'avais un grand rôle à jouer dans ce monde", puis m'a énormément complimenté sur ma personne, et je pense qu'il était sincère (94). Mais cela m'a vraiment attristé aussi. Je trouvais ça vraiment facile de sa part. Encore une fois, des jolis mots, et j'étais comblé honnêtement, mais je n'étais plus capable de l'excuser pour ses actions et ses propos, et je ne pouvais plus accepter de tout pardonner dès qu'il était gentil avec moi. Il a d'ailleurs eu un discours incroyable pour dire que tout ça était de la faute de mon média, que cela avait trop duré. Il a même dit que j'étais triste parce que j'ai stagné trop longtemps. Et je trouve ça tellement spectaculaire comme discours. Il est incapable de se regarder dans un miroir et de se demander vraiment ce qui aurait pu faire la différence. Non, ce n'est certainement pas de la faute de mon média, j'aimais profondément mon travail. Je leur ai répété mille fois que j'adorais mon média scientifique et technologique mais que je me noyais totalement avec plein d'aspects qui n'ont rien à voir avec la science et la technologie, que je devais malgré tout assumer. Les points de difficulté étaient parfaitement identifiés, je les dénonçais, je cherchais des solutions et je demandais leur aide. Ce n'est pas mon média qui m'a mis à genoux, je dirais même que c'est ce que j'aimais et qui me passionnais dans mon travail qui m'a permis de tenir si longtemps, ce qui m'a fait rompre est d'avoir été tout seul pour tout soutenir pendant qu'ils me regardaient supplier et me faire écraser sous le poids de ces charges. Ils savaient très bien. Et malgré le fait de me voir traverser des années dans des conditions inacceptables et indignes d'un être humain, ils n'hésitaient pas une seconde à me rajouter du travail pour leurs propres besoins. Et je portais cela aussi, dignement, avec détermination, je dirais même que je m'étais convaincu d'être heureux de les aider dès qu'ils avaient besoin de moi, de me sentir utile, je me sentais important pour eux et j'étais sûr qu'ils m'aideraient à leur tour, qu'ils me rendraient la pareille un jour. Mais que Hisham ne me dise pas que je me suis brisé à cause de mon média et qu'il fallait que je me consacre à autre chose. Même s'il n'est pas responsable de ma situation aujourd'hui et de mes mauvais choix dans la vie, il devrait avoir honte de me dire une chose pareille. Plutôt que de trouver des excuses en rejetant la faute sur mon média et pire, sur moi, avec son "il faut savoir arrêter un projet qui ne donne pas les fruits en corrélation avec le travail", il devrait regarder la réalité en face. La réalité, c'est que j'ai fait d'innombrables sacrifices pour l'aider à réaliser tous ses rêves. Et que lui n'a jamais rien sacrifié pour m'aider à réaliser le seul rêve que j'avais. Sa remarque n'est pas en contradiction avec cette réalité, oui il a raison, je stagnais. Je me noyais même. Mais plutôt que de me reprocher de m'être battu et d'avoir persévéré, peut-être aurait-il pu au moins se demander ce qu'il aurait pu faire pour m'aider ? Non, c'était juste moi qui n'avait pas été assez intelligent pour renoncer à mon rêve. C'était cynique. Si Hisham s'était battu pour moi comme je me suis battu pour lui, cette partie-là de l'histoire aurait été probablement très différente. S'il m'avait vraiment écouté plutôt que de dire, comme il l'a décrit à mon compagnon, que je ne faisais "que me plaindre", ce qui est sans doute la pire tyrannie envers une personne en situation de handicap, nous n'en serions peut-être pas là aujourd'hui. Je crois que s'il m'avait aidé comme je l'aidais, ou même s'il ne m'avait consacré qu'une fraction de l'énergie qu'il mettait dans ses propres rêves pour m'aider à réaliser le mien, cela aurait potentiellement pu faire une différence significative. Mon rêve n'était pas fou non plus, je voulais juste trouver l'équilibre financier pour notre média et baisser ma charge de travail pour travailler dans des conditions humaines, et possiblement avec des aménagements et un rythme adaptés à mon autisme. C'était un rêve franchement raisonnable. Je ne pouvais juste plus travailler autant, avec en plus la peur au ventre de tout perdre du jour au lendemain, que la boite coule ou que Hisham me vire. C'était beaucoup en même temps. Donc non, ce n'est pas de la faute de mon média. Je dirais même que si une personne aussi ridiculement mauvaise que moi dans la gestion et commercialisation d'une entreprise est arrivé à la faire survivre durant 10 ans, que c'est tout le contraire de ce qu'affirme Hisham, que c'est précisément parce que ce média a un potentiel extraordinaire que j'ai réussi à garder à peine la tête hors de l'eau toutes ces années, et à conserver mon autonomie. Mon travail a indéniablement permis cela, mais le potentiel de ce média et de son équipe aussi. C'est aberrant qu'il remette la faute de cette façon sur mon rêve comme si c'était le problème. Je suis furieux de son discours mais il a le droit de penser cela. Je suis juste furieux parce que ça m'aide à réaliser son détachement sur tout ça, sa vraie relation avec moi, sa vraie relation avec mon rêve, alors que c'était l'or de ma vie, c'était tout ce que j'ai construit, tout ce que j'ai investi, et tout cela lui appartient. Pour lui, mon rêve était anecdotique. Et en voyant qu'ils ne me soutenaient pas et que l'aide ne viendrait jamais, comme je l'ai décrit dans mon témoignage, j'ai tout essayé à travers les années pour récupérer mon entreprise et je n'y suis jamais arrivé non plus, ce qui n'aidait pas avec le sentiment d'injustice de sacrifier autant de ma vie pour un rêve que je continuais de poursuivre mais qui leur appartenait et sur lequel ils avaient un pouvoir total. J'ai du mal à supporter ce discours de Hisham qui me met tout sur le dos alors qu'il aurait pu tellement m'aider à réaliser mon rêve. Il aurait au moins pu essayer sérieusement.

Je respecte qu'il ait jugé que ce temps et cette énergie n'en valaient pas la peine, ce n'est pas un entrepreneur aussi extraordinaire avec autant de succès incroyables pour rien. Mais qu'il ne s'invente pas des excuses à cette situation non plus. S'il avait été déterminé à m'aider, il m'aurait aidé. Il n'était juste pas intéressé, ni financièrement, ni intellectuellement, ni affectivement, il était préoccupé par ses propres rêves, et c'est tout à fait normal qu'il soit subjugué par ses projets aux succès mille fois plus importants que le mien. Mais il m'a menti avec cette soi-disant grande famille, la réciprocité qu'il m'a vendue inlassablement durant ces dix années n'a jamais été là. Mes sacrifices n'étaient certainement pas les siens. Et c'est le génie d'un grand entrepreneur, certainement. Celui de vous faire vous investir pour eux plus qu'ils ne le font pour vous, ce n'est pas illogique. De toute façon, je n'ai pas continuellement essayé de récupérer mon entreprise et mon destin en main par hasard, nous avions une divergence totale de nos valeurs et des résultats attendus par mon média. Je cherchais un havre de paix dans lequel faire toute ma vie, prendre soin de mes collègues, de notre petite famille professionnelle, vivre tranquillement ensemble, ce que je recherchais n'avait rien à voir avec le fait de gagner de l'argent, et c'est quelque chose qui est inconcevable pour Hisham et pour lequel il s'est moqué de moi plusieurs fois. Il n'allait jamais m'aider à réaliser mon propre rêve parce qu'il est simplement trop différent des siens. Je le comprends, même si je n'accepte pas son commentaire qui se dédouane de toute responsabilité alors qu'il aurait pu faire beaucoup, mais je comprends quand même pourquoi ça ne l'intéressait pas de m'aider. J'ai été là pour lui en tout cas, je suis fier d'avoir tenu ma promesse jusqu'au bout, même si c'était une promesse stupide très préjudiciable pour moi. Je ne suis pas satisfait du résultat mais bizarrement satisfait de ma loyauté. J'ai vraiment un grain. Quoi qu'il en soit, il n'est pas responsable de mes échecs. Aider ou ne pas aider est un choix, il a son propre libre arbitre, sa vision du monde, je ne lui reproche pas qui il est, ni ses décisions, juste de m'avoir fait croire que j'étais spécial pour lui et qu'il serait là pour moi, et qu'il n'ait pas le respect d'assumer ses décisions entrepreneuriales même si elles m'ont desservis. Il n'assume rien et son commentaire pour me mettre sur le dos ma situation, à cause du projet ou à cause de mon manque de discernement, me peine vraiment. Il continue de prétendre avec moi ce qu'il n'est pas, il continue de croire qu'il veille sur moi, qu'il m'aide, qu'il me défend, ça en est ridicule. J'ai vu ce que c'était lorsqu'il s'investissait dans ses projets, et il n'a jamais consacré une fraction décimale de cette magnifique énergie dans le mien. Mon rêve aurait valu d'être défendu aussi. J'aurais valu d'être aidé. J'aurais valu des sacrifices de sa part aussi. Je crois. S'il avait été vraiment la personne qu'il prétendait être pour moi.

Les derniers textos de Hisham sont en tout cas une merveilleuse illustration de ce qui m'a toujours fait rester auprès de lui. Des beaux mots, de l'amour. De me faire croire des choses qu'il ne croit pas lui-même. Il y a une dissociation tellement sévère entre la gentillesse de ses mots et la brutalité de ses actions. C'est vraiment trop nocif pour moi. Même pour mes proches, après tout ce qu'il avait dit et fait, les textos de Hisham leur paraissaient vraiment malsains. Il y avait quelque chose de grotesque et de sombre, cela n'a plu à personne. Même si j'étais heureux qu'il pense un peu à moi, mais c'était une maigre consolation.

Hisham est quelqu'un que j'aime, d'un amour intersidéral dont il ne réalisera jamais l'étendue, et il m'a offert des opportunités à notre rencontre, pour lesquelles j'aurai également toujours de la gratitude. Mais il a eu une place colossale dans ma vie et son comportement ces derniers mois m'a révélé à quel point j'ai fermé les yeux sur sa toxicité et ce que j'ai accepté pour lui. J'aime inconditionnellement un homme qui pense m'aimer mais qui n'a jamais su le faire, qui n'a jamais su me traiter avec respect et plus important encore, qui a parfaitement exploité mon amour si particulier, si inconditionnel, pour obtenir tout ce qu'il a toujours voulu de moi. C'est un homme pour qui j'ai sacrifié des petits amis, des amitiés, de la famille, des voyages, des nuits, des jours, des week-ends, des pans entiers de ma vie, que j'ai toujours servi et défendu contre tous, et qui prétend être l'acteur principal de ma vie et de mon bien-être, d'avoir été mon grand protecteur, l'homme qui veillait sur moi constamment, mais même si je reconnais qu'il a toléré ma présence et mes aspects difficiles, sa priorité numéro une, et je ne dis pas sa seule priorité parce que je pense sincèrement qu'il essayait de me prendre en compte, sa priorité numéro une a toujours été ses propres intérêts. Il n'a jamais sacrifié de petit-ami, il n'a jamais sacrifié d'amitié, il n'a jamais sacrifié sa famille, certainement pas des jours, des nuits ou des week-ends, ni quoi que ce soit. Il a fait des efforts, mais il n'a jamais rien sacrifié pour moi. C'est l'asymétrie habituelle dans toutes mes relations mais qui a atteint des extrêmes avec Hisham. Mais mes sacrifices ne sont pas sa responsabilité, ce sont mes choix, mes décisions, malgré qu'à travers les années, tous mes compagnons m'ont réprimandé de rester avec Hisham, de sacrifier nos vacances, nos moments ensemble, quoi que ce soit pour cet homme. Même ma famille en avait marre de lui. Ma tante parisienne me disait constamment de fuir cette relation toxique unilatérale, elle ne supportait pas de me voir accourir pour l'assister dès qu'il me le demandait et qu'il reste pourtant indifférent à mes appels à l'aide, c'était totalement asymétrique et absurde. Personne n'était d'accord avec ce qu'il se passait, sauf moi. Je n'ai pas été capable d'écouter mon entourage. Pourtant je sais bien que j'ai tout le temps tort, que je me trompe constamment sur tout et tout le monde, mais pour Hisham j'avais désespérément envie d'avoir raison, je pensais vraiment qu'il me rendrait la pareille un jour. Et lorsque j'ai compris que j'arrivais au bout de mes efforts, la seule chose que j'attendais de lui, c'était de la tendresse, de la compréhension et qu'il soit présent à mes côtés avant que je m'en aille. J'aurais simplement aimé qu'il me prenne dans ses bras et qu'il me dise merci pour tout, cela aurait été parfait. Mais il a fallu qu'il réagisse et agisse comme il l'a fait. J'aurais préféré partir avec l'image illusoire que j'avais de lui plutôt que la réalité. Mais bon, c'est terminé maintenant. Je m'en vais, et je m'en vais le cœur lourd et terrorisé. Tout me parait encore plus sombre. Au final, avant que je ne parte, il m'a ôté l'opportunité de m'émanciper de son emprise. Il a empêché toute résolution sereine dans mon âme. Je veux honorer ma promesse envers ma famille, je veux partir et me battre le plus possible, je vais essayer de le faire, mais je pars avec ce poids, ces inquiétudes et ces angoisses, ces questions irrésolvables, ces doutes, ces regrets. Cette chaine humaine magnifique qui s'est assemblée autour de moi a tout fait pour que je puisse partir le plus léger possible, et Hisham a complètement sapé nos efforts et m'a renversé dans mon élan d'aller mieux. C'est un gâchis affreux. C'est terriblement triste. Les dommages du déni sont réels et je n'ai pas su m'en préserver, parce que Hisham est quelqu'un que j'aime.

La réaction des bénévoles de mon association

C'était difficile de quitter l'association que j'avais portée pendant 12 ans. Je ne souhaitais pas donner de fausses excuses aux bénévoles alors je leur ai dit la vérité, même si je savais que je devrais être évasif auprès des adhérents.

Je ne voulais pas envoyer un mauvais message, surtout après avoir passé une décennie à empêcher des jeunes de se suicider et à tenir un discours plein d'optimisme et d'espoir pour les personnes qui me partageaient leur désespoir. Je voulais que nous nous occupions de la passation rapidement au cas où j'ai une crise suicidaire qui finisse mal, pour épargner l'association de mauvaise publicité ou retombées. L'ironie d'avoir un président qui se suicide dans une association qui lutte contre cela, cela aurait vraiment eu de mauvaises répercussions et il n'était pas question que je cause du tort à la communauté et au travail des bénévoles, que j'affecte possiblement l'équilibre et les chances de personnes vulnérables avec un événement aussi sombre.

Dans l'association, les personnes qui me parlaient de leur intention de se suicider se heurtaient très vite à l'autiste que je suis avec mon implacable pragmatisme, j'étais plus patient et à l'écoute qu'auprès de personnes normales mais je les confrontais vite à un monologue argumentatif pour résoudre chacun des problèmes qu'ils m'énonçaient, et j'arrivais dans la grande majorité des cas à leur donner des perspectives pour surmonter ce qu'ils traversaient, sans minimiser leur souffrance ou leur dire de réprimer ce qu'ils ressentaient, mais en leur montrant qu'il y avait en réalité beaucoup plus de solutions qu'ils ne le pensaient et qu'il y avait toujours, factuellement, de l'espoir, même s'ils ne le voyaient pas à ce moment-là. Je me sens terriblement hypocrite aujourd'hui, et cela me fait terriblement culpabiliser. J'ai toujours encouragé les autres à se battre, et je l'ai moi-même fait autant que j'ai pu, mais là je n'ai plus la force de continuer et j'avais peur que mon départ soit perçu comme un abandon par les autres, j'étais effrayé que cela fasse perdre une partie des espoirs que j'avais partagés auprès de certaines personnes dans l'association. Qu'ils se sentent trahis par les espoirs que j'avais placés en eux et en leur avenir.

Lorsque l'équipe a appris ma situation, les réactions ont été mitigées, il y a eu quelques contentieux entre les responsables de l'association parce qu'ils se sentaient impuissants, mais les plus anciens bénévoles savaient depuis longtemps les combats que je menais à plusieurs niveaux et faisaient partie des membres de l'équipe les plus compréhensifs. Une fois que tout le monde avait compris que j'étais accompagné au quotidien, que j'étais suivi médicalement et entouré par ma famille, ils ont fini par accepter la situation et se sont montrés tous très respectueux et soutenant, ce qui m'a beaucoup touché. Beaucoup d'entre eux se sont organisés pour me voir avant que je m'en aille et c'était vraiment touchant de pouvoir partager ces quelques moments, tout comme je l'ai fait avec ma famille. Cette association est ma seconde famille de toute manière. En dehors du soutien moral, ce qui a été le plus important pour moi aura vraiment été que tout le monde s'active pour réussir la passation de la présidence et le passage de flambeau. Nous avions beaucoup travaillé pour offrir un socle solide à l'association et c'était beau de voir que tout le monde répondait présent pour continuer d'offrir cet espace pour des milliers de personnes LGBT+ en France. C'est vraiment une sensation agréable de savoir que de belles choses vont vous survivre et continuer sans vous, c'est une pensée très apaisante.

Dernières semaines avec mes proches

J'avais quasiment fini de tout mettre en ordre pour partir, grâce à l'aide de ma famille et de mes proches, lorsque la seconde vague de coronavirus a frappé la France en Octobre. Je devais rester quelques jours chez mon ami Bastien puis m'en aller à l'étranger, même si je n'avais pas d'idée claire d'où aller car j'étais encore très focalisé à parvenir à ne pas me suicider au jour le jour, mais les frontières se fermaient toutes une par une, et les jours se sont transformés en semaines, les semaines en mois. Maintenir mon équilibre a vraiment été compliqué car mon état se détériorait, et l'attente autant que les inconnues étaient très difficiles à gérer, cela me rendait trop instable, avec une recrudescence importante du rythme de mes crises suicidaires. J'étais obligé de monter à des doses de sédation importantes pour m'éviter des passages à l'acte, mais j'en devenais malade parce que les jours défilaient sans que j'en sois conscient et je voyais se réaliser le scénario cauchemardesque que je cherchais tant à fuir. Malheureusement je n'avais pas d'alternative aux médicaments pour m'éviter de faire une bêtise, à part les drogues. Étant hébergé chez un ami, j'ai essayé le plus longtemps possible de ne pas l'exposer à ma toxicomanie, ce que j'ai plus ou moins réussi, jusqu'au point où je ne pouvais plus soutenir mes bouffées suicidaires ni la sédation, et je suis retombé sévèrement dans mes sessions d'injection, jusqu'à ce que la drogue elle-même me dégrade trop au point que je repasse à la sédation, et ainsi de suite, à passer d'un enfer à l'autre dès que l'un devenait trop difficile par rapport à l'autre. Survivre m'était impossible sans eux. J'étais broyé par mes spirales de pensées sur Hisham, sur ma vie, sur mon état, sur ma capacité à réussir à partir ou non. Le soutien de tout mon entourage était insuffisant pour me tenir en vie, c'est triste à dire mais c'est la réalité, je n'aurais jamais réussi sans les produits chimiques. Mais ce n'est pas facile d'accompagner une personne en fin de vie dans un état pareil et j'ai beaucoup de culpabilité d'exposer mes proches à cette situation, particulièrement Bastien, dont je m'inquiétais constamment qu'il trouve mon cadavre, tant mes consommations sont devenues importantes. Je ne voulais pas lui faire vivre une épreuve pareille après tout ce qu'il faisait pour moi, et ce que je lui avais déjà fait traverser, il y a eu plusieurs sessions où j'ai frôlé l'overdose et nous étions sur le qui-vive pour appeler les pompiers, nous nous inquiétions que je fasse un arrêt à tout moment car je prenais beaucoup trop de drogues et j'avais des symptômes incapacitants ou très envahissants, avec une tachycardie, commune quand les drogues sont impliquées, mais qui était très sévère. La précarité de ma situation persistait et s'aggravait, il était très difficile de me trainer à travers les jours et d'anticiper ce qui allait m'arriver à très court terme, mais j'avais promis de partir et j'étais, en plus de ma promesse, motivé pour cela. À l'époque, elle me paraissait être accessible car il s'agissait de tenir quelques semaines. Si j'avais su que cela prendrait des mois, je n'aurais jamais accepté.

Cependant même si cette pandémie m'a empêché de partir, elle a eu le bénéfice d'invalider mon pronostic auprès de ma famille que notre précédent Noël serait probablement le dernier. Nous nous étions déjà dit adieu avec toute ma famille quelques semaines auparavant, mais voilà que je me retrouvais bloqué en France et il n'y avait pas de raison que je n'essaie pas de me joindre à ma famille pour le réveillon. J'avais pris mes billets de train mais je les avais prévenus de mon extrême fragilité et que je n'étais pas dans un état qui me permettait de faire semblant d'être normal ou de prendre sur moi, que j'étais vraiment sur le fil, mais ma tante Kally m'avait dit qu'il n'y aurait pas de problème. Quelques jours avant d'arriver, j'avais été obligé de leur signaler que je ne pourrais sans doute pas venir à cause des bouffées suicidaires extrêmement violentes que j'avais, aggravées par les réactions et actions de Hisham qui se déroulaient au même moment, et que je ne voulais pas les exposer à tout ça, ni qu'ils passent Noël avec un autiste qui crie ou qui se roule par terre, j'avais vraiment peur que cela dégénère vu que c'était déjà le cas où je me trouvais, mais ma tante Kally était en phase terminale de son cancer et je savais que c'était important pour elle, que je sois à ses côtés, et je me sentais parfaitement redevable de faire cet effort pour elle, que je n'aurais fait pour personne d'autre vu la déchéance de mon état, parce qu'elle en avait fait énormément pour m'élever.

Nous nous étions bien organisés avec mon psychiatre pour que j'ai tout ce qu'il faut pour me permettre de traverser ces quelques jours de Noël le mieux possible, et les médicaments ont été indispensables pour réussir, mais le choc fut trop brutal pour moi dès le premier jour. Trop de conversations, trop de bruits, trop d'imprévus, même si la maison m'était parfaitement familière, même s'il s'agissait des membres de ma famille, j'étais trop fragile et j'ai très vite saturé. Je me suis sédaté au maximum dès le premier soir en m'enfermant dans la chambre après avoir passé un moment avec mes cousins, cousines et mon frère, mais ils faisaient du boucan dans le salon et je leur ai envoyé à tous un texto pour les supplier de faire moins de bruits, mais cela était sans effet, ils n'y faisaient pas attention et je saturais complètement dans mon lit, oscillant entre pleurs et crispation intense. Ils se comportaient comme d'habitude, comme des gens de leur âge, mais j'avais prévenu que je ne pouvais pas endurer le quotidien, et j'étais vraiment écrasé par mes stimulis, alors qu'ils étaient les mêmes que d'habitude dans ce contexte et que l'environnement était sécurisé pour moi, mais je n'étais plus en état d'endurer même ce niveau rudimentaire. Je savais que cela allait être trop dur pour moi et cela l'a été.

Le lendemain matin, j'étais au chevet de ma tante alité et je me suis effondré en larmes en lui disant que je m'excusais mais que je voulais rentrer à Paris et m'enfermer dans ma chambre chez Bastien parce que j'étais déjà à bout alors que cela faisait moins de 24 heures que j'étais arrivé, et que je me sentais incapable de tenir un jour de plus. Je pleurais abondamment et ma tante s'est mise à pleurer aussi, puis elle m'a dit qu'il fallait que je rentre à Paris, elle voyait à quel point j'étais en souffrance et elle insistait pour que je me préserve tout de suite parce qu'elle voyait à quel point j'étais dans un état grave, et qu'elle ne voulait pas que ce séjour aggrave encore plus ma situation. Je n'avais pas peur de repartir, ou en tout cas je ne ressentais aucune pression pour ne pas le faire, d'autres n'auraient pas compris mais ma tante m'avait vu traverser la France juste pour la voir, elle aurait compris que je ne choisissais pas de bon cœur de repartir aussitôt arrivé. Mais à nouveau, elle était si compréhensive, elle a toujours été la plus compréhensive avec moi que tous les autres membres de ma famille, et c'est d'autant plus important et significatif pour moi que c'était la dernière personne vivante à m'avoir élevé et avoir passé autant de temps avec moi. Cela m'a vraiment touché qu'elle me dise de rentrer à Paris, et elle pleurait, et je pleurais, et nous pleurions. Je nous appelais depuis quelques mois les "naufragés" de la vie et cela nous faisait sourire. Le reste de la famille était plus optimiste sur ses chances de survie mais le fait que je sois moi-même au pied du mur de mon côté, et que ce soit la dernière fois que nous nous voyions, a sans doute influencé mon ressenti vis-à-vis de son espérance de vie parce que j'étais persuadé qu'elle allait mourir dans quelques jours. Je parlais même ouvertement avec mes amis de cette conviction, même si j'évitais d'aborder ce sujet avec la famille qui parlait plutôt en mois, voire en années. Le fait d'être si conscient que c'était notre dernière fois ensemble m'a vraiment motivé à endurer ces quelques jours pour exaucer son souhait d'être entouré de sa famille proche pour Noël. Et je suis heureux d'y être parvenu.

Les premiers jours étaient les plus durs mais j'arrivais à trouver un équilibre entre la sédation et mon état, même si je retombais très vite dans les travers de devoir faire semblant d'être normal, prendre sur moi, je m'en apercevais de plus en plus, au fur et à mesure que les jours passaient, je laissais jaillir toutes mes stéréotypies au début du séjour et je les dissimulais au maximum à la fin du séjour, sans que personne n'ait fait le moindre commentaire pourtant. C'est l'héritage de trois décennies de conditionnement, j'étais tellement mal à l'aise d'être moi-même avec eux que je ne pouvais pas m'empêcher petit à petit de me "corriger". Plus je passais de temps à nouveau à leurs côtés, plus je reprenais mes mauvaises habitudes, de me mordre la langue, de refaire attention à mes comportements. Mais comme je le disais, personne ne m'a fait la moindre remarque, je dirais même que tout le monde était très à l'aise, que je me balance ou non, que j'ai mes flappings ou non, alors qu'ils n'étaient pas forcément habitués que je les manifeste au milieu d'une conversation ou en leur présence.

Il y avait deux choses qui étaient importantes pour moi durant ce séjour, toutes deux très pragmatiques. La première était une inquiétude que ma tante m'avait partagée en pleurant quelques mois plus tôt, où elle avait peur que ses enfants ne puissent pas se recueillir sur sa tombe si c'était leur souhait, car la famille n'en aurait pas les moyens, ce qui m'avait laissé dubitatif parce que je ne voyais pas vraiment cela comme une source de difficulté vu l'entourage de Kally et la possibilité de nous réunir pour collecter cet argent, si c'était son souhait. Mais c'était une source de soucis de son point de vue, d'autant qu'elle n'aurait jamais été à l'aise de solliciter cet argent, et cela la travaillait beaucoup, peut-être pour elle-même mais je pense que c'était surtout vis-à-vis de ses enfants, de leur offrir un deuil et le meilleur recueillement possible. Avec l'aide de Quentin et Bastien, j'avais vendu tout ce qui était dans mon appartement. Avec cet argent, j'avais pu m'acheter un vélo, un sac à dos et ce dont j'avais besoin pour partir à l'étranger, alors je lui avais remis tout ce qu'il me restait dans une enveloppe. Ce n'était pas non plus une somme astronomique mais je ne voulais pas qu'elle passe ses derniers moments à angoisser sur les coûts associés à son décès, donc même si cela ne couvrait pas tout, c'était une aide significative pour la soulager un peu sur cette question qui la préoccupait.

La deuxième chose importante que je voulais faire était de réaliser un projet vidéo et audio, à la fois pour ma tante et pour ma famille. Tandis que tout le monde affrontait la réalité de la situation de Kally avec leurs propres moyens, avec pur optimisme ou déni total de la réalité, j'avais pour ma part une vision extrêmement pragmatique de ce qu'il se passait, je n'avais pas vraiment d'appréciation personnelle, ni tristesse, ni regret. J'avais de la peine et un sentiment d'injustice vis-à-vis de ce que traversaient les enfants de ma tante, mais je n'étais pas mal à l'aise avec cette situation, ce n'était pas inconfortable pour moi qu'elle soit en train de mourir, mais cela l'était lorsqu'elle souffrait. Et comme à chaque fois dans ces situations, à travers toute ma vie, je n'étais pas capable de contribuer à cet événement comme le ferait une personne normale. Tout le monde se prenait dans les bras, se manifestait physiquement de l'amour, mais je n'en avais ni la capacité, ni l'envie. Ma famille s'en fichait pas mal parce qu'ils savent très bien que je n'ai pas ce genre d'élan tactile donc ils ne m'ont pas sollicité pour ces interactions sociales, que je sais bien importantes dans ces événements difficiles de la vie. Mais j'ai toujours eu ma propre contribution à ce genre de moments, et je savais exactement ce que je voulais leur donner. Je voulais que ma tante ait une vidéo qu'elle puisse regarder à chaque moment où elle aurait le blues ou quand elle serait en souffrance. J'ai impliqué ses enfants pour réaliser une vidéo en plusieurs parties, pour raconter leurs plus beaux souvenirs avec leur mère, lui donner des messages optimistes et drôles pour lui donner du courage, et finir avec une séquence pour la submerger d'amour. Mon grand-frère et son mari se sont greffés organiquement au projet, et le contenu lui-même a évolué avec les contributions de ses enfants, qui ont notamment choisi d'ajouter une partie avec "les souvenirs les plus gênants", ce qui était loin de mes propositions éditoriales mais c'était un projet pour eux et non pour moi, donc j'étais ravi d'exaucer leur vision et de capturer ces séquences pour eux. J'étais très directif sur deux aspects seulement, nous reprenions les séquences s'ils n'étaient pas assez souriants, joyeux ou optimiste, car je pensais à la destinataire de la vidéo avant tout, et même si ce n'était pas un exercice facile pour ses enfants, et pas forcément sincère au début, il l'est devenu de plus en plus au fur et à mesure du tournage, et nous avons pu capturer de très beaux moments de complicité en famille pendant qu'ils partageaient ce qu'ils avait sur le cœur et que les enfants réagissaient et riaient naturellement au fur et à mesure des anecdotes. Le second aspect qui était important à mes yeux était que ses enfants transmettent à leur mère qu'ils étaient prêts à lui survivre, encore une fois, je pensais avant tout à ce qui me paraissait important pour ma tante Kally, je voulais qu'elle soit rassurée autant que cela me soit possible de le faire, ne serait-ce qu'un tout petit peu, sur cette pensée extraordinairement angoissante de ce que deviendraient ses enfants après sa mort et comment ils seraient affectés par cette épreuve. La séquence était vraiment très belle, en une seule prise, très sincère et forte, les enfants reconnaissaient la difficulté de cette situation mais se montraient optimistes, ils reconnaissaient leur vulnérabilité mais aussi leur force, la séquence n'était pas une niaise tentative de lui faire croire que tout irait bien après sa mort, mais d'être honnête sur leurs sentiments mais également sur leurs résiliences, notamment grâce à ce que leur mère leur avait transmis. C'était vraiment très bien. Je m'étais enregistré également pour la rassurer qu'elle m'avait donné la meilleure enfance dont j'aurais pu rêver et qu'elle n'avait aucun regret à avoir, parce que je ne voulais pas qu'elle ait une mauvaise rétrospective sur nos moments partagés à cause de mon autisme. La vidéo se concluait avec une longue séquence positive, qu'elle était aimée et serait entourée jusqu'au bout, puis se fermait sur ses enfants, mon frère et moi à lui faire des bisous et des cœurs devant la caméra pendant une bonne minute sans nous arrêter.

En parallèle, j'avais parlé à ma tante d'un projet avec elle dédié à ses enfants. C'était assez compliqué à mettre en place, entre les moments où j'avais des bouffées suicidaires et les moments où elle était totalement indisponible à cause des médicaments, de la douleur ou du repos nécessaire, mais nous sommes parvenus à trouver un petit créneau avant mon départ. Je l'ai enregistré en audio car elle n'était pas dans le meilleur état pour réaliser des vidéos et que cela n'aurait pas été le souvenir le plus glorieux pour sa famille. Je lui avais demandé quel était son plus beau souvenir avec sa fille aînée, son fils, sa petite dernière, mon frère, son mari, sur son enfance, sur sa mère, des souvenirs divers. Il y avait beaucoup de questions mais nous avions priorisé les plus importantes à ses yeux et nous avions bien fait, car elle était trop fatiguée pour poursuivre à la moitié des questions et nous avions arrêté là. Je voulais que ses enfants aient de jolis souvenirs de leur mère, et surtout un enregistrement de sa voix. Qu'ils puissent vieillir avec ce morceau d'elle, immaculé et immortel, qui leur était dédié. Qu'ils puissent le réécouter quand ils auront 30 ans, 40 ans, quand ils le voudront. Le projet était incomplet mais au moins, chaque membre de la famille avait son petit enregistrement de Kally.

Le projet vidéo s'est très bien déroulé et les enfants m'ont même demandé de réaliser une vidéo pour leur père, ce que j'ai trouvé être une très bonne idée. Je ne me sentais pas capable de témoigner parce que j'aurais eu l'air forcé, j'ai toujours le souvenir à vif de ce qu'il s'était passé à Malte, mais malgré ce ressentiment, j'étais honnêtement admiratif de l'homme qu'il était devenu et j'étais extrêmement reconnaissant qu'il soit aux côtés de ma tante jusqu'au bout. J'ai aidé les enfants avec plaisir à faire cet enregistrement imprévu et réaliser le montage, qui n'était pas très long mais dans lequel j'avais fait une erreur que mon frère m'a fait corriger. J'avais du mal à me concentrer mais nous y sommes parvenus tous ensemble.

Malgré mon état, j'étais très satisfait de pouvoir donner ma propre contribution à ma famille. Ce n'était pas des câlins ou des déclarations, mais c'était une forme d'amour aussi.

Les moments avec ma tante Kally étaient vraiment tranquilles, nous parlions sereinement de la mort, de la vie. Elle me partageait à nouveau énormément de souvenirs de ma petite enfance, c'était intéressant. Elle était vraiment en recherche de contact physique avec moi et elle me demandait systématiquement mon autorisation pour me prendre la main ou me toucher, c'était incroyablement agréable d'être à ses côtés et qu'elle me connaisse si bien, cela diminuait énormément la pénibilité de devoir être là et de me rassembler en une forme acceptable pour toute la famille. Il n'y a que ma tante Kally et ma grand-mère Grandine qui me demandaient l'autorisation avant de me toucher et aujourd'hui je réalise qu'elles ne sont plus là. Je ne suis pas triste mais c'est étrange que les personnes qui me connaissaient le mieux soient parties. J'ai l'impression qu'un bout de compréhension de moi s'est effacé avec elles, cette mémoire de moi qui s'est envolée avec elles. C'est juste un sentiment étrange. J'ai l'impression d'être un peu plus incompris sans leur présence sur Terre. Je crois que je ne pourrais pas mieux l'exprimer que comme ça.

À un moment, alors que je lui expliquais mes routines et les mesures en place pour me permettre de survivre un jour après l'autre, et espérer parvenir à honorer ma promesse envers elle, ma tante s'était effondrée en larmes et j'étais extrêmement mal à l'aise parce que je ne comprenais pas pourquoi elle avait cette réaction. Elle m'a dit qu'elle était profondément désolée de ne pas avoir été en état de rappeler mon associé Hisham, qui lui avait laissé un message sur son répondeur, et elle sanglotait. Je pensais qu'elle l'avait fait depuis longtemps, et honnêtement c'était quelque chose qui me paraissait très important, mais la voir dans cet état m'a vraiment rendu furieux contre moi-même, et furieux contre Hisham. Je n'ai même pas réfléchi, j'étais en colère, et je lui ai dis que ça ne valait pas la peine qu'elle se mette dans cet état là pour ce type, qu'elle n'avait pas à se préoccuper de lui et que je n'avais rien à lui prouver de toute façon, qu'il fallait qu'elle se concentre sur elle. Elle était très inquiète pour moi et voulait m'aider autant que possible alors même qu'elle était alitée et en soins palliatifs. J'étais mortifié de honte. J'avais honte qu'elle soit dans cet état à cause de moi, et d'avoir donné son numéro de téléphone en premier lieu alors qu'elle était en train de mourir du cancer, c'était incroyablement injuste de ma part de lui demander qu'elle soit présente pour moi au moment où elle avait besoin de rassembler ses forces pour elle. Dans ma chute infernale, je n'avais pas du tout pris en compte ses difficultés, et je n'ai pas été accommodant avec elle, je lui rappelais tout le temps d'appeler Hisham pour que ce dernier arrête sa croisade contre moi et cesse de me traiter de mythomane à tout bout de champ. J'insistais pour qu'elle lui parle pour qu'il me laisse en paix mais elle n'était juste pas en état de le faire, et je ne m'en suis pas aperçu. Quand bien même, alors qu'elle pleurait en me serrant les mains, j'ai trouvé que la situation était totalement inadmissible. Nous souffrions tous les deux à cause d'un homme qui a dépassé les limites du respect, qui n'a pas écouté mon psychiatre, qui n'a pas écouté mes proches, qui n'a pas écouté mes collègues, qui n'a pas écouté mon compagnon, et qui, de toute façon, n'aurait pas écouté ma tante non plus. J'étais écœuré qu'elle se sente si mal pour moi de ne pas avoir pu m'aider tandis qu'elle voyait à quel point mon état se dégradait et Hisham qui poursuivait ses agissements. Et en verbalisant tout ça pour la consoler et rassurer que ce n'était pas grave qu'elle ne l'ait pas rappelé, en laissant sortir ma colère, j'ai vraiment percuté à quel point cette situation était folle. J'avais honte, j'avais tellement honte. J'ai continué de pleurer avec ma tante et après que ma colère soit retombée, je lui ai dis que de toute façon, c'était déjà trop tard, tout ça était loin, tout était dépassé, tout était cassé à des niveaux irréparables et qu'elle n'aurait rien pu faire de toute façon, ce qui était vrai. Quelque chose a vraiment changé en moi après ce moment. J'ai vraiment tout enduré de Hisham envers moi, mais voir ma tante dans cet état pour moi, indirectement à cause de lui, cela m'a ouvert grand les yeux sur l'impact qu'il avait sur ma vie et sur mon entourage. Elle méritait mieux de ma part, et certainement pas que je lui mette la pression durant ces derniers mois de vie à cause de la détresse que me causait les agissements et propos de mon associé. J'ai vraiment honte de moi. Je culpabilise énormément. Elle ne méritait pas que je l'expose à l'enfer que je vivais, même si je sais qu'elle n'aurait pas supporté que je lui cache quoi que ce soit, il n'empêche, je lui ai causé beaucoup de soucis et j'aurais pu l'épargner de ce qu'il se passait avec Hisham.

Le réveillon de Noël s'était bien passé, toute la famille était très présente, nous étions très soudés et tout le temps ensemble pendant ces quelques jours. Un soir où nous étions tous aux côtés de Kally dans son lit médicalisé, nous regardions un film de science-fiction, c'était un moment sympathique. Mon frère Grégor s'était levé et rassis plusieurs fois pour fumer ou pour assister ma tante, puis il s'était posé contre la porte juste derrière moi. J'étais assis sur une chaise à côté du lit et même s'il était relativement éloigné de moi, je sentais son souffle dans la nuque et cela était très rapidement devenu insoutenable pour moi. Je lui ai demandé, sans omettre d'employer une formule de politesse, s'il pouvait se décaler car je sentais le mouvement d'air de sa respiration, et il est devenu furieux contre moi, m'a envoyé balader en faisant une remarque moqueuse devant toute ma famille, et j'ai été obligé de changer de place, mais la nouvelle était très désagréable à cause d'un passage d'air de la fenêtre, alors j'avais encore changé d'emplacement mais l'angle de du téléviseur n'était plus convenable, tout était très désagréable mais je suis resté en place, immobile, pour faire présence avec ma famille et ne pas créer de dispute. Lorsque mon frère et moi avons eu un moment ensemble dans la cuisine, j'ai jugé - comme d'habitude, mon discernement était déplorable - qu'il était approprié de lui adresser ce qu'il s'était passé devant la famille car c'était encore un bon exemple, à la fois de mon autisme et du rejet sévère que mon frère en avait. Il est important de noter que Grégor faisait vraiment des efforts spectaculaires depuis mon arrivée, en comparaison au comportement qu'il avait toujours eu jusqu'à présent à mon égard. Il se retenait beaucoup dans ses réactions avec moi, il était plus respectueux, il était moins insultant, moins moqueur, il ne faisait pas de commentaires sur mes stéréotypies, il ne me sautait pas à la gorge dès que je disais quelque chose qui lui faisait lever les yeux au ciel. Il faisait vraiment énormément d'efforts et c'était significatif pour moi. Nous étions capables de discuter ensemble plus de deux minutes sans qu'il pique une crise contre moi et je me sentais assez en sécurité pour pouvoir aborder ce qu'il s'était passé devant le film. Je trouvais que c'était un très bon exemple pour que sa perception vis-à-vis de moi progresse et qu'il m'accepte peut-être un peu plus comme je suis. Il a réaffirmé que c'était complètement futile de "l'emmerder pour sa respiration alors qu'il n'était même pas particulièrement près de moi", et j'en ai profité pour pointer du doigt que c'était justement ça mon problème, que ce n'était pas futile, que ce détail insignifiant pour lui avait été quelque chose d'insupportable pour moi, au point que je ne puisse plus me retenir et de devoir le verbaliser alors que nous étions tous concentrés sur le film. Il a répété son discours que je ne faisais pas d'efforts, et j'essayais de lui faire comprendre que j'en faisais juste pour être là, même si ce n'était pas forcément visible pour lui, puis il m'a expliqué que je n'avais pas été respectueux et que c'est pour ça qu'il s'était énervé, et j'ai été très surpris qu'il me dise cela alors je lui ai répondu que j'avais pourtant demandé poliment, et il m'a dit que le problème était que je lui avais mal parlé, avec un mauvais ton, et je lui ai répondu que nous en revenions toujours éternellement au même problème et qu'il fallait qu'il arrête de prendre mon ton comme de la méchanceté de ma part, mais ce n'était pas une conversation que mon frère voulait engager avec moi et il m'a demandé à plusieurs reprises d'arrêter de lui prendre la tête avec ça. J'étais clairement trop insistant à vouloir échanger avec lui à ce sujet, parce que je savais que c'était la dernière fois que nous nous verrions et j'avais désespérément envie qu'il me comprenne mieux, que mon départ ne reste pas pour lui cet éternel "Il n'a pas fait assez d'efforts". J'imagine qu'il m'avait donné plusieurs signes préalables mais je ne me suis vraiment aperçu de rien, pour moi nous avions une conversation normale, et c'est tout ce que j'essayais d'avoir, mais mon frère est devenu furieux d'un seul coup et il retenait vraiment sa colère autant qu'il pouvait alors que cela ne lui ressemblait pas, et il y avait quelque chose dans sa voix qui était vraiment inhabituel, désespéré, et je ne suis pas vraiment le genre de personne qui saisit ce genre de détail donc cela devait être vraiment très visible. Il m'a dit d'arrêter de le "faire chier avec des choses aussi triviales", qu'il avait d'autres sujets à gérer beaucoup plus importants, qu'il faisait vraiment de son mieux mais que là, je poussais trop loin, et je sentais sincèrement qu'il n'y avait aucune méchanceté dans cet élan de colère, il avait l'air désespéré et désemparé. J'ai considéré ses paroles et je les ai trouvées incroyablement justes. C'était une vérité totalement accablante. Il se débattait avec énormément de choses. Il se démenait pour que la maison soit propre (alors que je ne faisais rien, absolument rien du tout, j'étais léthargique 99% du temps). Il se démenait pour que la famille reste soudée, à soutenir leur moral en animant des jeux de société ou jeux de rôle (alors que je ne participais pas non plus), il assistait ma tante matin, midi, soir, nuit (alors que je ne le faisais pas). J'étais, comme d'habitude, comme tous les jours, de toute ma vie, complètement déconnecté du contexte, avec un focus complètement déréglé, un comportement complètement hors contexte, une remarque certainement légitime dans le fond et dans mon univers mais totalement inappropriée dans la réalité, j'étais déconnecté de la situation de ma tante, de la situation de mon frère, de la situation de mes cousins, de la situation de mon oncle, juste totalement déconnecté. Je déteste quand on pense que je n'ai pas d'empathie mais ce genre de moment illustre très bien cette mauvaise impression que je peux donner. Je peux dire et agir de façon tellement déconnectée que cela en devient inapproprié ou irrespectueux. Et pour une fois, mon frère n'était pas juste un amalgame de colère, il a pu verbaliser quelque chose qui était lisible pour moi, vraiment très douloureux mais totalement vrai. C'était injuste de ma part d'insister dans cette conversation que mon frère ne voulait pas avoir, alors même qu'il était extraordinaire avec ma tante, et vraiment exceptionnel avec moi, à faire des efforts comme je ne l'avais jamais vu en faire auparavant. Je ne cherchais pas du tout à lui faire des reproches, même si je comprends qu'il ait été piqué à vif et qu'il l'ait ressenti comme ça. Je cherchais simplement à essayer de créer un pont entre lui et moi, qu'il me comprenne mieux, qu'il soit moins en colère contre moi quand je dis quelque chose qui le gêne, ou avec une bonne formulation mais un mauvais ton, ou que je fais quelque chose qui l'insupporte. Mais ce n'était juste pas le moment et j'étais incapable d'être focalisé sur autre chose, alors qu'indéniablement, il se passait des choses beaucoup plus graves que la distribution de l'air autour de moi. Pourtant à ce moment-là, c'était tout ce qui était important pour moi. C'est ubuesque comme situation. Après qu'il m'ait dit ça, j'ai juste fermé ma bouche et je me suis senti très mal, puis je suis reparti dans des spirales de pensées à me demander qu'est ce qui ne tournait pas rond avec moi - même si j'avais déjà la réponse - et à quel point j'avais été stupide d'embêter mon frère avec ça. Aucune personne normale n'aurait jamais ramené un sujet aussi insignifiant sur la table comme une conversation sérieuse, certainement pas dans un contexte aussi lourd pour tout le monde, j'ai vraiment honte de moi. Mais c'est aussi à cause de ces moments là que je n'aime pas être avec ma famille non plus, c'est trop difficile. Je leur demande de comprendre que des inconvénients pour eux sont des choses insupportables pour moi, mais moi-même je ne fais pas ce que je leur demande, et j'oublie que les choses insupportables pour moi ne sont que des inconvénients pour eux, et je leur reproche des choses qui sont complètement hallucinantes et incompréhensibles pour eux. Cela me rend incroyablement pesant pour les gens autour de moi. C'est vraiment difficile dans les deux sens. Je ne blâme pas mon autisme, je ne me blâme pas d'avoir cherché à ouvrir cette conversation avec mon frère, mais il avait parfaitement raison de me remettre à ma place et de verbaliser qu'il y avait plus important. C'est tellement absurde comme situation et vraiment injuste envers mon frère. J'ai très honte de ce moment mais je voulais l'insérer aussi dans mon témoignage parce que je trouve qu'il illustre bien l'autisme autant que les dynamiques familiales. En tout cas, j'ai eu le sentiment de mieux comprendre mon frère après qu'il m'ait dit ça, et je me suis demandé combien de milliers de fois il s'était retrouvé dans la même situation dans le passé, à cause de moi.

Après quelques jours, j'ai dit adieu à toute ma famille, c'était très touchant, très simple. Nous étions rompus à l'exercice vu que c'était notre seconde fois. Je me sentais extrêmement bien car j'avais pu finir mes projets vidéo, et puis tout le monde était à l'aise avec ma situation, je me sentais plus léger aussi. Ma tante m'a dit de tenir jusqu'à mon départ, parce qu'elle savait qu'il y avait un risque élevé que je me suicide avant de parvenir à partir, et je lui ai dit que je ferai de mon mieux, sans rien lui promettre. J'avais assez promis de choses comme ça. Nous savions elle et moi que c'était la dernière fois que nous nous voyions. Trois jours plus tard, mon frère m'a laissé un message sur mon répondeur et m'a demandé de le rappeler, ce que j'ai fait, il m'a mis sur haut-parleur et la famille m'a informé que Kally était décédée dans son sommeil. Nous avons discuté brièvement, j'ai essayé de les consoler en répétant ce que m'avait dit Kally, qu'elle était certaine de partir dans un endroit merveilleux, et puis nous avons raccroché. C'était comme pour ma grand-mère, je n'ai absolument rien ressenti. C'est comme si je n'avais pas la capacité de ressentir sa mort. De ressentir le moindre deuil. Aucune larme, aucune tristesse. Mais je ne me sentais pas vide pour autant. Je me sentais plein. Empli de son essence. J'ai des souvenirs extraordinairement cristallins d'elle, si détaillés, si riches, qu'on m'accuserait de mentir et de broder en racontant tous leurs détails. En parlant de l'odeur de ses cheveux lorsque j'avais six ans, en disant que je sens ses doigts me toucher la paume de la main comme si elle était vivante devant moi. Je ne sais pas si ces souvenirs sont absolument exacts mais ils me paraissent comme tels, et dans tous les cas, ils me paraissent vivants. C'est exactement comme lorsque ma grand-mère Grandine est morte. J'avais tellement de difficulté à comprendre pourquoi je ne réagissais pas "normalement" comme tout le monde, tellement de difficulté à éprouver le moindre deuil alors que je ne ressens aucune absence tant mes souvenirs d'elle sont vivaces. Et pour ma tante Kally, c'est exactement la même chose. J'ai des images d'elle si glorieuses, si lumineuses, je suis totalement incapable de ressentir de la tristesse en pensant à elle. Je sais qu'elle est morte. J'espère pour elle que la mort est comme elle l'a décrit mais ce n'est pas une vision que je partage, je n'en ai qu'une vision biologique. Je sais que je ne la reverrai plus jamais, mais je la vois tous les jours dans ma tête, je sais que je ne l'entendrai plus jamais, mais je l'entends tous les jours dans ma tête, et je sais que lorsque je ne pourrai plus la visualiser dans mon esprit, c'est parce que je ne serai plus là, alors cela n'a vraiment pas d'importance. Sa mort n'a vraiment rien représenté pour moi, le début de rien, la fin de rien, je n'ai ressenti aucune différence même si je sais qu'il y en a. Le seul chagrin que j'ai est pour le reste de la famille, particulièrement pour ses enfants pour qui son décès sera toujours un événement majeur dans leur vie. Et j'espère que ce témoignage et mon ressenti ne va pas les choquer, parce que leur mère a aussi été une mère pour moi, c'est juste ma façon de vivre la chose.

Quelques jours après sa mort, j'ai réalisé que j'avais fait des enregistrements de Kally pour la famille mais que je n'en avais enregistré aucun à mon attention, que je n'avais immortalisé aucun de ses souvenirs de moi. Cette réalisation a été une illumination très soudaine et m'a fait sourire. Je sais que cela a l'air morbide en le décrivant mais c'était de réaliser qu'inconsciemment, je n'avais pas pris la peine de faire cet enregistrement à mon attention parce que je savais que je ne serai plus là pour l'écouter.

Sans que ce soit relié à ma tante, j'ai eu une frénésie de consommation avec les drogues les semaines qui ont suivi parce que j'avais des crises suicidaires très violentes et je n'étais pas encore assez stabilisé pour partir, puis le confinement pour la troisième vague de coronavirus est tombée en France et cela m'a bloqué à nouveau ce qui m'a mis dans une grande détresse, inutilement car je n'étais de toute façon pas en état de pouvoir m'en aller à ce moment-là, j'étais beaucoup trop faible et instable. Il y avait de gros problèmes d'approvisionnement chez les dealers pour les cathinones, qui ne me faisaient de toute façon plus beaucoup d'effets, et j'étais obligé d'acheter de la méthamphétamine. J'ai eu plusieurs achats très douteux aussi, je pense que je me suis injecté des sels de bain une fois, je ne sais pas ce que c'était, c'est tout le problème de ne jamais savoir ce qui est contenu dans les produits qu'on achète, mais cela m'avait brûlé tout le bras. Du côté médicamenteux, il n'y avait strictement plus aucune possibilité, nous étions dans une impasse de ce que les médecins pouvaient me prescrire, tandis que mes crises suicidaires devenaient hors de contrôle, et étant donné que je refusais d'être interné vu la gravité de ma situation, j'ai préféré utiliser les drogues pour pouvoir rester chez mon ami Bastien. Le problème est que sans aucun autre support, sans espoir pour l'avenir, sans perspective pour mon départ, en étant arrivé dans l'impasse thérapeutique et médicamenteuse pour mes crises suicidaires, j'étais arrivé à la frontière extrême de mes capacités à survivre, et j'étais obligé de me piquer constamment pour rester en vie, triste rappel de mes années précédentes. C'était très anxiogène pour mon ami Bastien, d'autant que je l'ai mis plusieurs fois dans des situations très compliquées à cause de ma surconsommation de drogue. Je ne pouvais plus me piquer dans les bras, et je n'arrivais plus à m'injecter correctement avec mes tremblements et mon état physique, j'avais sérieusement abîmé mes veines, nous avions eu peur à plusieurs reprises que j'ai un abcès ou une thrombose car en échouant et en me repiquant, l'aiguille endommagée des seringues m'abîmait les veines et des boules pouvaient se former et gonfler rapidement. J'avais les bons réflexes et je les massais sous l'eau brûlante, mais c'était quand même des moments de panique. Nous étions tout le temps sur le qui-vive, surtout Bastien je pense. J'ai commencé à avoir des cavités se creusant dans mes cuisses et j'étais inquiet d'avoir injecté du Krokodil ou de la drogue coupée avec des solvants dangereux ou autres substances douteuses, c'était une situation préoccupante. Le pire est arrivé quelques jours après, ma joue gauche a commencé à se creuser et à continuer de le faire jusqu'à laisser une cavité pouvant facilement accueillir deux doigts. Les graisses de cette joue ont fondu à une vitesse alarmante. Je n'étais pas surpris par ma dégradation rapide vu que je me piquais constamment sans pouvoir m'assurer de la teneur des substances injectées, et au début, je m'étais convaincu que je me fichais pas mal de mon apparence pour les dernières semaines de ma vie. Mais me voir tous les jours devant le miroir avec un trou se creusant dans mon visage, c'était très perturbant. Je ne me reconnaissais plus et cela m'a beaucoup affecté psychologiquement, mais encore une fois, c'était quelque chose que je m'étais infligé à moi-même. Je connaissais les risques et les conséquences, et je savais parfaitement pourquoi mon corps était en train de me lâcher. Ma peau avait également un aspect totalement inhabituel, presque visqueux, je ne saurais pas bien décrire cela, elle prenait un temps considérable pour se reformer si je la tendais, comme si j'étais une personne très âgée, sa texture et son "comportement" étaient très désagréables. Mes cheveux chutaient par grappe, mais là aussi, je n'étais pas surpris. Ma dégradation physique ne pouvait que suivre ma dégradation psychique, avec le facteur aggravant de ma consommation de drogues bien entendu. La dermatologue de Bastien a constaté ma lipodystrophie de la joue et n'a pas été rassurante du tout sur les pronostics de récupérer naturellement et que l'asymétrie entre mes deux joues était très inhabituel aussi. Elle m'a indiqué qu'il fallait surveiller cela au jour le jour et me faire des injections de "Filler" dans la joue gauche pour combler le trou et me donner une apparence normale, opération auquel elle était habituée car certaines personnes sous antirétroviraux développent des lipodystrophies qui nécessitent aussi des injections dans les joues pour retrouver une apparence normale et éviter d'être stigmatisée. Je pensais que mon apparence m'importerait peu pour finir ma vie mais cela a quand même été un choc au final. Je ne pense pas que j'aurais l'énergie de me faire ces injections, ne sachant pas le temps qu'il me reste et si j'en aurais l'intérêt, car il est avant tout social avant d'être personnel, donc je ne suis pas certain que cela serait à mon service, même si pouvoir conserver mon intégrité physique me ferait du bien psychologiquement. C'était déjà dur de me supporter devant le miroir avant, mais maintenant la détestation que j'ai pour moi a une manifestation physique (95), ce n'est qu'un cercle vicieux très désagréable. Vous penserez peut-être que cela m'aurait servi de leçon ou serait un électrochoc, mais le lendemain de mon rendez-vous avec la dermatologue, j'étais à nouveau en train de me piquer. Quand il n'y a plus d'espoir en rien, il est difficile de prendre soin de soi. Dans quel but. J'essaie quand même présentement de diminuer l'impact de ce problème, je mange de grandes quantités de nourriture pour prendre le maximum de gras, avec un gros cocktail de suppléments pharmaceutiques, et cela s'avère plus ou moins efficace, mes deux joues grossissent donc il y a toujours une asymétrie, mais je préfère avoir une apparence donnant l'impression que je viens de me faire arracher une dent de sagesse de la joue droite, plutôt que les gens voient un trou dans ma joue gauche, cela donne tout de suite un aspect malade et cadavérique. Si cela ne fonctionne pas et si j'en vois l'intérêt, je me ferai peut-être les injections recommandées pour retrouver un visage bien symétrique. J'ai d'autres priorités pour le moment. Arriver à partir.

J'écris ce paragraphe à quelques semaines d'intervalles du précédent. De nouveaux trous sont apparus sur mon visage, un sous l'oeil gauche et un petit sur le nez (96), et malgré une forte prise de poids, mon creux dans la joue a recommencé à se creuser rapidement. Je suis seulement effrayer à l'idée de reprendre un poids normal car j'ai du mal à imaginer la gravité de la cavité si je perds le moindre kilo, ayant déjà du mal à supporter mon état actuel. Au moment où j'écris ces lignes, mon apparence physique est trop dégradée et me pèse chaque jour plus que ce que je ne l'imaginais, je vais essayer en urgence de me faire "réparer" par un dermatologue spécialisé pour combler ces cavités et espérer retrouver une apparence à peu près normale, si cela est seulement possible, car je constate que cela dégrade encore plus mon état psychologique tandis que j'ai besoin de réussir d'être un minimum stable pour mon départ, et pour réussir à avoir l'énergie et la concentration de grappiller un jour après l'autre.

Les terreurs nocturnes que j'ai la nuit et mes anxiétés ont beaucoup impacté mon état aussi, le manque de sommeil a des effets dévastateurs et cela fait des mois que j'en souffre. Mon corps et mon esprit sont en grande souffrance. Récemment j'ai des vertiges impressionnants et je dois parfois garder ma porte ouverte au cas où je perde connaissance pour que Bastien m'entende si je tombe, car j'ai fait une chute qui m'a fait me cogner la tête contre le mur et même si cela a été sans gravité, je n'ai pas envie de renouveler l'expérience ou de prendre le risque de me blesser davantage. Je me couche pourtant toujours à la même heure, mes routines sont millimétrées, mais le sommeil ne vient jamais. Avec mon psychiatre, nous sommes arrivés à la limite de ce qu'il pouvait me donner aussi, à cause de la longue durée des prescriptions de somnifères, ils sont déjà indispensables pour que je puisse dormir quelques heures, même si je me réveille 4 à 5 fois par nuit, alors vu ma dépendance actuelle, il n'était pas responsable d'accroître encore plus les doses car ma consommation n'était pas exceptionnelle. Sur cet aspect-là aussi, nous avons atteint l'impasse, c'est pour ça que je suis si vigilant à respecter mes routines, je suis sur une pente très raide, mon équilibre est précaire et je dois constamment rester concentré pour ne pas aggraver mon état, qui se détériore déjà inexorablement. Je suis si fragile que si j'arrête de me concentrer, je vais m'abandonner à mes bouffées suicidaires.

3.3 - Fin

Ce n'est de la faute de personne

Au-delà de mon état physique, il est clair que je n'ai plus la moindre force pour exister dans cette société, pour faire semblant d'être normal, pour incarner cette seule version acceptable et acceptée par les autres. Et je crois que quelque chose d'encore plus important encore que mes capacités ou incapacités pèse sur la balance, c'est simplement le fait que j'aime qui je suis et que je ne veux plus changer. Je n'ai jamais eu envie d'être quelqu'un d'autre, même si j'ai mis tout mon cœur à l'ouvrage en ce sens afin de survivre. Mais je ne me perçois plus comme le problème aujourd'hui. Et je ne perçois pas les autres comme le problème non plus. Je perçois juste les choses telles qu'elles sont. Je n'ai plus la force de me plier, et je n'ai plus l'envie non plus, et cela me rend irréconciliable avec cette société. Je crois sincèrement que ce n'est de la faute de personne, tout le monde fait de son mieux. Même les personnes ignorantes, de leur perspective, font de leur mieux, elles ne savent juste pas le mal qu'elles causent. C'est difficile de les tenir pour responsable alors qu'elles n'ont pas toutes les pièces du puzzle et qu'elles nous jugent à travers leurs propres lacunes et biais.

J'ai toujours cru que je pourrais changer, j'ai toujours cru que c'était moi le problème, qu'il fallait que je fasse plus d'efforts, qu'il fallait que je sois plus normal, mais aujourd'hui, je sais que tout cela est faux. Je n'ai jamais été le problème, j'ai juste été moi. Je sais qui je suis. Et je suis quelqu'un de bien, pas assez bien pour les critères les plus basiques de cette société, mais j'ai de belles qualités et de beaux défauts, comme tout le monde, la nature a juste tiré pour moi des qualités qui sont rarement perçues comme positives, et des défauts qui sont souvent perçus comme les pires. Je n'ai juste pas eu de chance au tirage au sort. Et parler de chance pour moi est quelque chose d'improbable alors que je me suis battu toute ma vie contre la fatalité, contre ma nature, contre ma pauvreté, contre le contexte difficile de ma naissance, j'ai toujours tout fait pour avoir le plus de contrôle possible sur mon destin et j'y suis relativement bien parvenu. Mais cela n'a jamais changé le fait qu'intrinsèquement, je n'ai jamais été capable d'effacer mon autisme et je me suis beaucoup trop abîmé dans ce processus, même si j'avais le sentiment qu'il m'était obligatoire de le réprimer pour exister correctement parmi les autres. Je suis en paix avec qui je suis aujourd'hui alors que je ne l'ai jamais été durant ces 30 dernières années. Et aussi contre-intuitif que cela puisse paraitre, puisque l'acceptation de soi semble être le remède de tous les maux au XXIème siècle, cette acceptation de moi est aussi une composante dans mon intention de me suicider. Parce que je sais que je ne pourrais plus me plier aux exigences de ce monde, et que je ne le veux plus non plus, même si dire une chose pareille sonne comme la pire des immaturités. J'aime qui je suis maintenant malgré que ce monde a passé toute mon existence à me communiquer combien il haïssait et rejetait ce que je suis vraiment. Je me respecte aujourd'hui et ce monde ne me respecte pas. Et c'est savoir que je m'aime et que je me respecte dans un monde qui ne m'acceptera et ne me respectera jamais qui me ramène sans cesse à cette pensée que mon existence est irréconciliable avec lui. Tout le monde revient toujours me dire de m'isoler, de me mettre dans une bulle, mais j'en reviens toujours au même point. Je n'ai pas envie de m'isoler. J'ai une folle envie de vivre avec les autres. C'est juste que ce n'est pas possible tel que je suis. Et une phrase pareille peut faire lever les yeux au ciel tant elle sonne comme de la victimisation, mais c'est ma réalité, j'ai essayé tout ce que j'ai pu. De porter le masque, de ne pas porter le masque. De placer le curseur sur la version la plus mensongère de moi à la version la plus authentique, d'essayer chaque palier. J'ai eu 31 ans pour éprouver tout ce que je pouvais, cela n'a jamais rien changé de l'usure et du rejet que je génère chez les gens. Cela fait varier leur intensité, certes, mais les résultats sont toujours négatifs. C'est toujours mille fois trop d'efforts et de peines, pour quasiment aucune récompense, je navigue dans la vie en étant si misérable, je rame si fort pour à peine faire du surplace, et souvent reculer. Ce n'est juste pas possible d'exister tel que je suis, je ne mens pas. J'ai tout essayé par moi-même, j'ai tout essayé des conseils des autres (et croyez-moi, cela ne m'a pas réussi), j'ai essayé les médicaments, les thérapies, les recommandations de tous mes médecins. J'ai fait tout ce que je pouvais. Et je suis incroyablement furieux contre moi parce que malgré tout ce que j'ai entrepris, je n'ai jamais réussi à être à la hauteur, c'est rageant. Je me suis battu toute ma vie pour finalement tout perdre à l'instant où j'ai rompu. C'était déjà un exploit de soutenir ces efforts pendant si longtemps, mais quelle défaite incroyable tout de même. Je me déteste de ne plus avoir de force en moi, je ne me reconnais pas, je me maudis, je peste contre moi, je me hurle dessus, mais il n'y a plus rien en moi, il n'y a plus la moindre once d'énergie ou de vitalité. Et je contemple ma vie en me disant que j'ai fait tous ces efforts pour ce résultat-là. Finir en épave dans une telle déchéance. Cela me rend vraiment triste et en colère contre moi-même, mais personne ne sait rien y faire, et je ne sais pas quoi faire non plus, j'ai essayé tout ce que je pouvais avec le peu d'énergie qu'il me restait, et maintenant je suis à sec.

J'ai de la colère contre moi, et même si je n'ai pas de colère contre les gens, j'ai très honnêtement une jalousie envers eux. Une jalousie intense. Une jalousie extrême. Tout le monde est si incroyablement doué, cela dépasse mon entendement. Le don de se regarder dans les yeux facilement, le don de discuter facilement, le don de téléphoner facilement, le don de faire naître des amitiés naturellement, de faire naître l'amour naturellement, le don de se sentir naturellement connecté avec sa famille, le don d'exister comme s'il était possible de juste exister sans rien avoir à faire pour cela comme le fait de respirer sans avoir à y penser, le don d'être là sans avoir à y réfléchir, le don d'être avec les autres sans en souffrir, le don d'être naturel. Je me sens extraordinairement déconnecté de tout ce qui semble si naturel pour tout le monde, et cela me blesse si profondément. C'est un monde d'écart. Une dimension d'écart. Un univers d'écart qu'aucun effort ne pourra jamais compenser. Et là, pendant que j'écris ces mots, je suis frappé par leur réalité. Je suis déconnecté de tout ce qui est naturel pour tout le monde. Je suis en larmes en écrivant ces mots, ils résonnent si fort, ils traduisent si bien l'injustice que je ressens si profondément. J'ai essayé, et essayé, et essayé, et je pourrais essayer autant de fois que je veux, je réalise aujourd'hui que je ne parviendrai jamais à compenser cette déconnexion que j'ai avec les gens, avec le monde. Je suis tellement ému, cette phrase illustre si simplement quelque chose de si profond. J'ai presque l'impression qu'elle décrit si bien l'absurdité de ma situation que personne n'oserait m'en donner de "bons conseils" pour la résoudre. Il n'y a rien à résoudre. Et je ne peux plus supporter qu'on me rééduque alors que c'est juste impossible. Et je ne peux plus supporter qu'on me dise que j'exagère ou que je réagis de façon excessive. Bon sang, c'est ce que je perçois, que voulez-vous que j'y fasse ? Ce n'est pas une question d'avoir tort ou d'avoir raison, c'est juste ce que je ressens, alors pourquoi tout le monde me dit comment je devrais me sentir ? Est-ce que je vous dis comment vous devriez vous sentir ? Comment vous devriez être en deuil ? Comment vous devriez être heureux ? Comment vous devriez être ? Allez vous faire foutre. Je doute que vous auriez supporté traverser votre vie comme je l'ai vécu avec presque toutes les personnes que vous rencontrez qui finissent par vous dire ou vous faire comprendre que vous avez "un problème". Arrêtez de me dire ce que je dois dire, ce que je dois penser, ce que je dois ressentir, ce que je dois être. C'est insoutenable. C'est l'un des facteurs qui m'a fait rompre. Je ne peux plus entendre ça, je ne peux plus soutenir ce qu'on attend de moi, ce n'est pas possible, même si les gens ont toutes les bonnes intentions du monde et je ne leur en veux pas de vouloir "m'aider", mais je ne peux plus supporter ça une seconde de plus.

Je ne peux plus supporter ce monde. Je ne peux même plus supporter ma famille. Je suis tellement traumatisé et conditionné pour me comporter "normalement", tellement soigneux de la façon dont je me comporte avec tout le monde et avec mes proches aussi, je n'arrive plus à être en présence de qui que ce soit, c'est trop d'efforts, et même le fait de rester stationnaire m'est impossible. Être seulement moi-même en présence de quelqu'un me met profondément mal à l'aise, je suis conditionné à ce point-là. Pourtant, suite aux événements de ces derniers mois, j'ai réalisé à quel point les membres de ma famille me comprenaient bien plus que tout ce que j'imaginais. Mais je suis marqué au fer rouge. Je n'arrive pas à désapprendre trois décennies de conditionnement à cacher mes troubles autistiques à n'importe quel prix, la violence et les rejets m'ont "trop bien appris" à réprimer de moi tout ce qui gêne les autres, et à cause de cela, comme je n'ai plus l'énergie de jouer ce rôle, je n'arrive plus du tout à supporter ma famille non plus parce que je n'arrive pas à exister avec eux d'une manière qui est bonne pour eux et bonne pour moi. C'est incroyablement triste parce que je les aime profondément mais c'est juste insoutenable d'être en leur présence parce que je n'ai jamais appris autre chose que de faire bonne figure pour que les choses se passent correctement avec moi. Je n'ai jamais eu le moindre doute, pas une seule seconde dans ma vie, qu'ils m'aimaient profondément, mais ils me comprenaient rarement. Je suis terrorisé de ne rester qu'un jour avec mon grand-frère parce que je suis terrifié qu'il me brutalise, et certainement avec une bonne intention de sa part, pour que je pense différemment, me comporte différemment, que je fasse "plus d'efforts", et je ne peux plus rien supporter de tout cela. Plus jamais. Cela me fait trop mal, je ne peux plus supporter le moindre commentaire, même le plus minuscule, microscopique, probablement inoffensif pour n'importe qui d'autre, mais pour moi, c'est déjà trop, ce n'est juste plus possible. J'ai des bouffées suicidaires instantanément. Je suis à ce niveau extrême de fragilité et d'épuisement. Je m'effondre en un petit conseil de rien du tout, même en trois mots gentils. Je ne peux plus rien recevoir, je n'en ai plus d'endurance. Je dois me concentrer pour ne pas me défenestrer sur le champ. Je suis dans un état qui ne me permet plus d'exister nulle part, ni avec les autres, ni avec les gens que j'aime, c'est vraiment triste. Mais malgré tout, nous naviguons comme nous pouvons ensemble, et ils sont là à chaque étape, en gardant leur distance et leur proximité à la fois, c'est un exercice très difficile et peu compréhensible. Cela me rend si triste. La majorité des gens ne comprennent pas du tout cet aspect, que je sois épuisé aussi avec les gens que j'aime, mais encore une fois, ce sont des gens qui ne voient pas l'autisme pour ce qu'il est. L'amour ne change rien à mon autisme. Je ne suis rien de plus, je ne suis rien de moins, l'autisme est juste là et ce n'est ni un inconnu ni un membre de ma famille qui va changer cela. La compagnie des gens que j'aime peut être tout aussi épuisante que celle des autres. Et cela me rend si triste. Il n'y a rien que personne ne puisse faire pour résoudre cela.

Je me suis senti seul dès que je suis arrivé au monde. Dénié de ma sensibilité, dénié de mes perceptions, dénié de mes comportements, dénié d'exister pour ce que je suis. Mais je ne crois pas que ce rejet est un vice propre à l'Homme, ce qui n'est pas adapté à son milieu ne survit pas longtemps, c'est une règle basique dans la nature et je n'y échappe pas. Je n'ai plus de grief contre les autres parce que cette inadaptabilité n'est pas de leur faute, et le peu de colère que j'avais s'est complètement dissous dans une sérénité, effrayante sans doute pour les autres, rassurante pour moi. Les gens vont rester les mêmes et je n'ai jamais eu l'intention de les changer de toute façon. Je ne crois pas un instant que les gens soient méchants volontairement. Ils le sont parce qu'ils ne comprennent pas et qu'ils ont pas ou peu de connaissances, ou pire, présument avoir des connaissances sur l'autisme. Et sans vouloir être offensant ou insultant en aucun cas, je pense que l'écrasante majorité des gens ne feront jamais cet effort-là de toute façon. Il y aura toujours une ligne entre eux, les gens normaux, les biens pensants, les bien valides, les bien conformes à la société, et puis tous les autres. Il n'y a vraiment rien que je puisse faire à ce niveau, et j'ai pourtant essayé de me tordre pour répondre à leur standard, le résultat n'y est pas. Ma vie n'est vraiment pas un exemple à suivre.

Ce sentiment si profond de ne pas avoir de place est aussi renforcé par le sentiment que je n'ai plus aucune valeur désormais dans l'état de décrépitude dans lequel je suis. Je le ressens vraiment, et je trouve ça visible aussi dans le comportement ou les propos de certaines personnes, Hisham en est un bon exemple car je ne suis plus rien du tout sans lui être utile et sans travailler. Encore une fois, ce sentiment est très irréconciliable en moi, je sais que c'est une peine que je ressens à cause du validisme très sévère dans notre société, mais je suis aussi déchiré par le fait que je ne vois aucune possibilité pour moi de résoudre cet aspect. Je suis vraiment à bout de ces dynamiques, de toutes les dynamiques en général, celles des relations, celles du travail, celles pour être autonome, celles pour avoir des amis, vraiment, toutes les dynamiques, car dans tous les cas, même si je leur ai consacré tout ce que je pouvais, tout, cela a quand même mal fini à l'arrivée. Je n'ai aucune force et aucune motivation à replonger dans ce cercle infernal d'échecs, de misère, et d'efforts que je ne pouvais pas soutenir sur la durée de toute façon. Personne ne le pourrait de toute façon. C'était un mur inévitable. Et ce sentiment ne vient pas de nulle part non plus, je sais très bien que la majorité des gens disparaissent de ma vie dès que je ne leur suis plus utile. Ils s'évanouissent, ils m'effacent d'un seul coup comme si je n'avais jamais existé. Parce que je suis incapable de les satisfaire sur des aspects sociaux, donc ils m'acceptent dans leur vie quand je réponds à leurs besoins et ils m'évacuent dès que je ne leur suis plus utile, ils n'ont aucune raison de maintenir quelque relation que ce soit avec moi car je ne leur apporte plus rien. Je l'ai vécu toute ma vie, et cela aurait été certainement différent si j'avais des compétences sociales et que j'étais en mesure de répondre à ce type de besoin. Je n'ai été accepté que lorsque j'étais utile pour les autres. Point. C'est mon constat. J'aurais aimé être accepté juste tel quel. Et cela m'a enfermé dans un cercle vicieux, cela a entretenu si nocivement mon besoin viscéral d'être utile à n'importe quel prix pour les autres, pour exister dans cette société. Mon besoin d'être estimé par les autres s'est fait au prix de ma totale servitude, et au final, je n'ai même pas gagné leur estime. C'est pathétique. Je n'étais déjà pas à la hauteur en faisant tous les efforts du monde mais alors là aujourd'hui, je n'ai aucune valeur dans l'état dans lequel je suis et je me déteste pour ça, alors que je ne devrais pas me sentir comme ça, je devrais juste accepter les choses telles qu'elles sont. Mais j'ai beau essayer, je n'y arrive pas, je suis conditionné, je n'arrive pas à avoir de l'estime pour moi-même ou à me donner de la valeur en étant dans un tel état de déchéance, en ne pouvant plus rien donner à personne, je n'y arrive pas. Et je suis très conscient que cela pèse sur la situation dans laquelle je me trouve aujourd'hui. Il y a si peu de moments dans ma vie où je me suis senti valable. Digne parmi les autres. Il n'y a jamais de répit, j'étais constamment confronté à des situations ou des remarques qui me faisaient comprendre que je n'étais pas adapté, et plus le temps passait, plus je réalisais que je ne le serai jamais. C'est si décourageant, et il n'y a jamais de pause. C'est ça qui est éreintant. Mais c'est vrai pour tout le monde, c'est juste la vie. Il n'y a pas de bouton pause. J'ai fait de mon mieux pour essayer de gagner "la paix", beau concept, et j'ai échoué. Ce n'est la faute à personne. Mais je ne peux plus poursuivre ce cycle de ne jamais être à la hauteur, de ne jamais être adapté aux situations que la vie met en travers de mon chemin. C'est demander à un poulpe de vivre en meute parmi des loups. C'est irréconciliable.

Toutes les mauvaises décisions que j'ai prises dans ma vie, toutes les bonnes aussi, chaque choix, chaque pas l'a été dans le seul but d'exister avec les autres. C'est un objectif gravé au profond de mon âme depuis que je suis enfant. Ma survie aujourd'hui serait sans doute déterminée par ma mise à l'écart de la société, mais une vie sans les autres, ce n'est pas vivre pour moi. J'aurais voulu être vu, entendu et compris, mais j'ai été rejeté pour ce que je suis, haï même parfois, et aimé pour ce que je n'étais pas. Je ne peux plus jouer le jeu des autres, mais je ne peux pas vivre à l'écart des autres non plus. C'est un dilemme insoluble, une spirale de souffrance, et je n'ai aucune intention de poursuivre cette voie. Vivre pour souffrir, vivre loin des autres, vivre sans pouvoir gravir des marches dans la société, vivre sans pouvoir accéder à ses rêves, vivre sans pouvoir maintenir son autonomie, je ne peux pas.

J'ai grandi et j'ai toujours vécu en luttant contre le suicide. Mais je ne perds pas vraiment la guerre contre le suicide en fait, en terminant ce témoignage, j'ai plutôt l'impression d'avoir perdu ma guerre pour vivre. Ironiquement, je trouve que mon témoignage est plutôt une ode à la vie. J'ai été très stupide, j'ai pris de mauvaises décisions, mais je suis quand même fier d'avoir persévéré. J'ai du mal à croire jusqu'où je suis arrivé. C'est un exploit d'avoir atteint mes 31 ans, je ne sais pas comment j'ai fait. Cela peut faire rire, mais c'est vrai. C'est un exploit que je sois parvenu à créer tous ces incroyables systèmes, méthodes, toute cette folle organisation pour me faire des amis, pour réussir à travailler, pour aider les autres, pour être autonome. Je n'ai vraiment pas d'autre mot que celui d'exploit, aussi prétentieux cela puisse sonner. Je suis sidéré par ce que j'ai réussi à accomplir. Je suis vraiment très fier de moi. Je suis très déçu de mon état aujourd'hui et de ne pas pouvoir continuer, mais je sais aussi que je n'ai pas à rougir de ma chute, même si indéniablement je culpabilise d'en être là, je me sens ingrat de la vie qui m'a été donné, indigne des sacrifices qui ont été faits en mon nom, cela me pèse énormément, mais même si beaucoup jugeront que j'ai juste abandonné, je sais de mon côté que je me suis battu comme un fou toute ma vie, que j'ai essayé de toute mon énergie et, aussi tordu que cela puisse être, j'ai vraiment le sentiment aujourd'hui d'avoir gagné le droit d'être égoïste et de trouver la paix. De toute façon, je n'ai plus rien à offrir et je ne peux plus rien subir non plus. Aujourd'hui je vois ça avec une sérénité extrême. J'ai une fierté monumentale d'être arrivé là où j'en suis, monumentale. Mon désir de vivre et de m'intégrer dans ce monde m'a porté très loin, plus loin que ce que je n'aurais imaginé. Et je ne suis pas triste du tout à la réalisation que je ne peux pas avancer davantage. J'avais un feu magnifique, et ce feu s'est éteint avec les années, j'ai tout brûlé en y mettant tout mon cœur et tous mes efforts. Et je n'ai plus aucune force aujourd'hui pour continuer de me débattre aussi fort pour à peine garder deux narines hors de l'eau en étant submergé. Je n'ai plus de raison qui me pousse à subsister aussi misérablement en souffrant constamment. Je n'ai pas trouvé une seule raison, mes proches non plus, et je doute que vous en trouviez une pour endurer cet enfer. Il n'y a pas de raison de subir cette souffrance chronique.

J'exprime souvent la sensation que les gens vivent dans un monde organique tandis que je vis dans un monde minéral. Je suis statique. Stationnaire. Immuable. Dans l'espace, dans le temps, dans les pensées. Les expériences et les événements dans la vie des gens s'estompent dans leur esprit avec le temps, selon ce qu'ils m'en décrivent. Dans ma tête, la vie se superpose sans jamais s'estomper. Les gens sont figés. Leurs mots sont figés. Les expériences, les événements. Tout se superpose dans un amalgame confus et ordonné à la fois. Je trouve ça joliment dit. Votre monde organique opposé à mon monde minéral, ces univers qui cohabitent mais qui sont inconciliables. Je suis le caillou qui voulait devenir homme. C'est drôle et tragique, cela ferait un joli conte. C'est un peu une version de Pinocchio dans le monde réel, je suis l'autiste qui rêvait de devenir un véritable être humain. Mais je n'y crois plus maintenant, cela n'arrivera jamais. Il n'y a pas de petite fée qui règle tous les problèmes liés à l'autisme et à la discrimination des autres avec un coup de baguette magique. Et en plus, honnêtement, je crois qu'il n'y a rien d'enviable à devenir "un véritable être humain". J'ai poursuivi un rêve malsain. Malsain pour moi, et malsain pour la société, je n'ai fait que croire ce qu'on me disait et perpétuer cette idée que je pouvais changer. Bien sûr que j'ai changé et que je me suis amélioré sur plein d'aspects, comme n'importe quel jeune homme qui grandit à travers la vie, mais mon autisme n'est pas soignable. Je ne recommande à aucun autiste de poursuivre ce rêve de devenir normal. J'ai dépensé toute mon énergie là-dedans, et j'ai certes eu beaucoup plus d'opportunités, mais vu le résultat aujourd'hui, je peux affirmer que c'est une impasse qui vous coûtera tout. Il n'y a aucun gain à part des souffrances chroniques, et inéluctablement des accidents de la vie. J'aimerais dire aux personnes autistes qui me lisent de faire le rêve inverse, de vous battre pour être vous-même, mais c'est un vœu pieu, je me garderai bien de vous faire toute recommandation vu le résultat de mes choix, et que je suis réaliste que suivre une recommandation pareille vous mènera aussi à beaucoup de souffrance et de discrimination. J'ai l'impression que nous serons toujours perdants quoi qu'il en soit. Je ne sais pas ce qu'il faut faire pour que nous puissions vivre simplement parmi les autres, je n'en ai aucune idée. Je n'en serais pas là sinon. En tout cas, je sais que ce que j'ai poursuivi était nocif et malsain, pour sûr. Je sais que j'aime profondément ce que je suis, et que j'aurais aimé pouvoir être moi-même dans cette vie, si cela avait été possible. Et si votre réaction en lisant cette phrase est "Beh sois toi-même" ou quelque chose de la sorte, même si je vous remercie d'avoir lu ce témoignage jusque là, c'est que vous n'avez pas compris ce que j'ai exprimé dans son contenu, ou que je n'ai pas été capable de le communiquer correctement, et que j’ai échoué à vous transmettre mon expérience dans cette vie, dans cette société.

Je vais paraître complètement délirant en disant cela mais quand j'étais petit, je parlais au vent et le vent me répondait. J'avais l'impression de le comprendre. J'étais déjà un vrai petit scientifique, féru de sciences, mais j'étais très spirituel aussi. Je me sentais incroyablement connecté avec le monde, avec la nature, avec les gens aussi. J'avais cette incroyable énergie et élan vers les autres, ce sentiment d'être à ma place, en harmonie avec tout l'univers (97). J'étais un enfant, très difficile pour les autres, certes, mais de ma perspective, j'étais vraiment à l'aise avec qui j'étais, imaginatif, créatif, curieux, optimiste, combattif, des qualités qui sont toutes restées ancrées très fortement en moi et qui m'ont aidé à affronter la vie, mais j'étais un enfant qui avait cet incroyable aplomb d'être lui-même, sans s'excuser de qui il était, sans s'excuser de ce qu'il disait, sans s'excuser de ce qu'il faisait. Et j'ai l'impression que cet enfant a été tué. Assassiné par les autres, autant que par moi. Il n'a pas eu le droit d'exister. Très vite, très tôt. Et je n'en veux à personne, je suis aussi responsable que les autres. Je ne crois pas que ce soit la faute d'une personne en particulier, plutôt d'une société entière, de l'éducation et de la morale, de l'approche des handicaps et des différences. C'est juste regrettable, et cela m'attriste surtout pour les autres enfants autistes qui grandissent aujourd'hui, et qui sont réprimés, je dirais même, qui sont supprimés. Ceux qui auront les capacités cérébrales de se cacher parmi les autres s'en sortiront "mieux" selon les standards de la société, mais seront sans doute les plus malheureux, et ceux qui ne pourront pas réprimer suffisamment leur autisme seront juste plus visiblement exclus de la société que les autres. Je suis si triste pour eux. Quand je repense au petit garçon que j'étais et qui se roulait par terre en suppliant qu'on le tue, qui se mettait si souvent sur le rebord de la fenêtre en désirant en finir, si j'avais la possibilité de lui souffler quoi que ce soit à l'oreille, ce serait de sauter. Que tous ses efforts, ses sacrifices et tout ce qu'il endurera dans sa vie n'en vaudront pas la peine. Je lui éviterais 20 années supplémentaires d'absolues souffrances, misères, pensées suicidaires, solitudes, terreurs et échecs. Ce n'est pas une pensée très encourageante pour les autres enfants autistes, mais cela devrait au contraire vous alerter sur ce que la majorité d'entre eux traversent aujourd'hui, et sur la qualité de la vie qui les attend. Vu mon état, c'est trop tard pour moi aujourd'hui mais je pense à toutes ces personnes dans notre société et j'ai de la peine pour elles. Je ne sais pas ce qu'il faudrait faire. J'aurais aimé pouvoir contribuer à changer les choses mais ce n'est plus réaliste à ce stade. Je remercie en tout cas toutes ces personnes qui se battent pour améliorer la visibilité des personnes autistes mais plus encore que de les voir, qui font preuve d'une véritable compréhension et patience à leur égard. Reconnaître que l'autisme existe est très insuffisant à mes yeux. Voir ne suffit pas, ce sont les actions et les réactions des personnes qui font la différence. Mais je comprends la difficulté que cela représente, je pense que j'ai souffert lourdement d'avoir les capacités intellectuelles de masquer mon autisme et de ne pas être la caricature ou le stéréotype que les gens attendaient, ce qui m'a toujours placé dans une zone grise où les gens supposaient que je me portais relativement bien et qu'il fallait juste que je fasse plus d'efforts, ou que j'exagérais et mentais tout court sur mes difficultés en premier lieu. Ironiquement, ma capacité à m'adapter jusqu'à un certain niveau, insuffisant mais quand même assez élevé, m'a terriblement desservi auprès de mes pairs qui n'étaient pas indulgent et ne prenaient pas mes difficultés au sérieux, au point d'être brutaux pour être "pédagogique" avec moi et tenter de me faire atteindre ce niveau "normal" que j'avais toujours l'impression de pouvoir "bientôt atteindre" alors que c'était une illusion totale.

Ce que je vais dire maintenant n'a pas vocation à être choquant mais l'a été pour certains de mes proches, mais c'est important pour moi de documenter mon ressenti personnel, mon "bilan" sur tout ça. Les abus professionnels et sociaux ont été à mes yeux beaucoup plus conséquents que les abus sexuels. Je sais que cela ne correspond pas à l'échelle de valeur de la plupart des gens et je respecte cela. Je ne dis pas non plus qu'un type d'abus est pire que l'autre, mais je ressens le besoin de faire comprendre aux gens que leurs mots et leurs comportements ont été beaucoup plus dévastateur pour moi personnellement, que leurs gestes physiques. J'ai été bien plus abîmé par les "violences ordinaires" du quotidien, par le rejet commun des gens, que par les violences sexuelles. Ce n'est que mon ressenti, il est peut-être isolé, même parmi les personnes autistes, ou peut-être pas, je ne sais pas. C'est juste comme cela que je l'ai vécu, en tout cas.

J'ai l'air aigri mais je persiste à dire que ce n'est de la faute de personne, je suis sincère. Il y a toujours des progrès à faire autant au niveau individuel que sociétal mais il n'y a vraiment personne de spécifique à pointer du doigt, c'est un problème multifactoriel. Il y a des responsabilités mais elles sont tellement diluées qu'elles sont indéfinissables. Je n'ai aucune idée de l'approche qu'il faudrait avoir, j'ai mes critiques mais j'ai peu de propositions qui pourraient être appliquées de façon réaliste, alors je suis défait sur la question. Quand certaines personnes essayaient de trouver des raisons précises à ma situation, j'étais souvent extrêmement offensé, je ne les trouvais pas pertinentes et elles faisaient souvent des commentaires vis-à-vis de mon entourage que je trouvais injustes. Quand elles critiquaient mes parents, je leur demandais ce qu'elles auraient fait de toute façon à leur place, en particulier à l'âge qu'ils avaient ? Quand elles critiquaient ma famille, je leur demandais ce qu'elles auraient fait de différent avec un enfant comme moi ? Quand elles critiquaient mon compagnon, je leur disais à quel point elles surestimaient leurs propres capacités et qu'elles seraient sans aucun doute parties bien avant lui. Ces personnes ont toutes sortes d'idées et de positions qui sont complètement en décalage avec la réalité, leur naïveté est souvent due à une grande ignorance des handicaps, de la gestion au quotidien de l'autisme ou des situations qui en découlent, dans le monde extérieur ou dans la vie privée. Elles surestiment complètement leurs propres capacités à gérer l'autisme au quotidien, et sous-estiment ses préjudices et difficultés associées. C'est pour cela que j'ai de la peine lorsque des critiques sont émises contre mes proches parce que ce sont eux qui ont dû gérer tous ces aspects, ces personnes n'ont aucune idée des sacrifices qu'ils ont faits pour me porter jusque là. Alors entendre des discours qui les tiennent pour responsables de ma situation, cela m'horripile vraiment. J'aime profondément mes parents, ma famille, mes proches. Personne n'est parfait, certainement pas moi, chacun a fait ce qu'il a pu, et même si j'étais parfois malheureux de certaines de leurs décisions et de leurs conséquences pour moi, ce serait irresponsable et même malhonnête de ma part de leur faire porter la responsabilité de ce qui m'arrive aujourd'hui. Ma famille a fait de son mieux avec ce qu'elle avait et je ne crois pas que qui que ce soit d'autre aurait fait mieux. Il n'y a pas de responsable à pointer du doigt, ce n'est vraiment de la faute de personne.

J'aurais factuellement eu besoin d'une protection ou d'un accompagnement toute ma vie, mais cela ne fait pas de moi une victime pour autant, j'ai certes parlé de ce qu'il m'est arrivé et de ce dont j'estime avoir manqué qui aurait potentiellement, ou peut-être pas du tout, changé la qualité et la trajectoire de ma vie, mais j'ai reçu indéniablement beaucoup de soutien, d'encouragement et d'amour. Il y a eu beaucoup de lignes de défense et de mobilisation pour me permettre de survivre jusqu'à aujourd'hui, et je suis immensément privilégié d'avoir été aimé comme je l'ai été, j'en ai si conscience que j'en porte le poids d'une grande culpabilité et le sentiment d'être incroyablement ingrat, indigne des efforts qui ont été fait à mon égard.

Conclusion

Il m'a fallu plusieurs mois pour écrire ce témoignage. C'était extrêmement laborieux dans l'état dans lequel je suis, j'écrivais parfois une seule phrase en plusieurs heures, entre deux léthargies, deux sédations, deux crises suicidaires, deux injections de drogue, c'était une rédaction très pénible, mais différentes raisons m'ont poussé à persévérer.

Je n'ai presque jamais été compris de mon vivant. Et cela me pesait beaucoup de partir sans être compris non plus. Je ne sais pas vraiment pourquoi, cela ne devrait pas être important, peut-être que c'est une question d'égo, du manque de reconnaissance des combats que j'ai menés, du déni qu'a été mon existence. Je n'ai pas de souci à disparaitre de la vie des gens, mais bizarrement, l'idée qu'ils me voient partir sans la moindre explication et sans jamais avoir compris qui j'étais vraiment me perturbe beaucoup. Je voulais que les gens qui m'ont connu ainsi que mes proches aient tous les éléments pour comprendre comment j'en suis arrivé là. Je voulais que mes petits-frères, soeurs et cousins aient un texte de moi qu'ils puissent lire quand ils seront grands pour comprendre quelle personne j'étais, que j'étais combattif mais loin d'être parfait. Qu'ils se fassent leur propre opinion, au-delà du portrait idéalisé que leur feront les membres de ma famille.

Et puis ensuite, même si je n'ai plus d'espoir pour moi, il me reste quand même de l'espoir pour les autres. Je sais très bien que très peu de gens liront ce témoignage interminable mais cela n'a aucune importance, j'espère tout simplement que mon histoire vous apportera quelque chose, à vous lecteur, lectrice, qui que vous soyez. Qu'il vous donnera du recul sur vos méthodes si vous êtes médecin, soignant, psychiatre. Qu'il vous donnera du recul sur vos appréciations et commentaires si vous êtes collègue, ami, proche d'une personne qui présente des troubles autistiques ou qui est tout simplement différente des autres dans votre entourage. Et si vous êtes vous-même concerné, j'espère que mon histoire vous donnera de sérieux contre-exemples sur les chemins qu'il ne faut pas emprunter. Je fantasme complètement sur l'idée que ce texte puisse réconcilier des gens irréconciliables, j'imagine une mère être plus patiente avec sa fille, j'imagine un patron en demander moins à son employé, peut-être même lui faire des aménagements (oui je rêve un peu trop loin mais je suis dans mon fantasme, donc je continue), j'imagine une jeune femme ou un jeune homme qui découvre mon témoignage et que cela convaincrait de ne pas rester seul avec leurs difficultés et de trouver de l'aide tout de suite, sans attendre qu'il ne soit trop tard. Je délire complètement mais je trouve que c'est un joli rêve, et je suis content d'avoir laissé ce dernier bout de moi avant de partir. C'est juste une trace d'un autiste parmi les autres, une trace de nos vies invisibilisées.

Mon témoignage n'est qu'un fragment nanoscopique, ce n'est certainement pas une généralité de ce que traversent les personnes autistes. Je n'ai jamais cherché à dire que l'autisme était le vrai problème mais il est indéniablement responsable de conséquences directes et majoritairement indirectes très lourdes. Je sais très bien que tous les autistes ne se suicident pas. Mais ne présumez pas qu'ils s'en sortent mieux que moi, ou qu'ils ont moins de difficultés, ou qu'ils ont plus d'énergie. Ils souffrent tout autant. Ils ont certainement plus de courage que moi en tout cas. Normalement mon instinct de survie devrait prendre le relais, être plus fort que tout, mais mon pragmatisme l'oblitère complètement. Je contemple mes 30 dernières années et je suis réaliste que le futur ne sera pas très différent. Il sera différent, mais le fond du problème ne changera jamais. La vie restera égale à elle-même. Les gens égaux à eux-mêmes. Et je resterai le même. Le chaos sera toujours là, c'est une composante de la vie, c'est normal, je le comprends très bien. Mais mon masochisme a pris fin aujourd'hui. Je n'ai plus aucune énergie ni motivation de toute façon pour endurer davantage quoi que ce soit de ce monde dans lequel j'ai tout fait pour vivre et qui a systématiquement dénié mon existence, dénié qui j'étais, dénié ce que je faisais, dénié ce que je pensais, dénié ce que je disais. Non, je ne peux pas affronter ça un jour de plus. Même les choses simples de mon quotidien sont des tourments, ce n'est pas une vie. Je souffre trop quand je suis utile, je souffre trop quand je suis inutile, j'ai le sentiment qu'il n'y a pas de place pour moi, il n'y a pas de répit ou de paix. Il ne me reste plus de force, je sens qu'il est trop tard pour moi. Mais il n'est pas trop tard pour toutes les autres personnes autistes qui se battent aujourd'hui et qui s'épuisent pour à peine exister dans cette société. S'il vous plaît, soyez à l'écoute. Soyez doux. Soyez bienveillant. Essayez d'être patient. Essayez d'être attentif avec ce qu'ils essaient d'exprimer auprès de vous. S'il y a une seule chose que je voudrais que quelqu'un retienne de ce témoignage, c'est simplement d'être plus doux. Juste plus doux. Beaucoup plus de douceur et de compréhension dans les interactions "normales" avec moi auraient complètement changé ma vie.

J'ai conscience que j'ai dit beaucoup de choses politiquement incorrectes et inavouables dans ce témoignage, il n'y a rien d'absolu dans ce que j'ai partagé, seulement mon vécu et mes ressentis très personnels, j'ai pleinement conscience des biais, du validisme, des discriminations décrites et perpétrées aussi par moi-même dans mon récit, mais je voulais livrer une pièce entière et authentique. J'espère sincèrement n'avoir offensé personne car ce n'était pas mon intention, il ne faut pas prendre trop à cœur mes propos, surtout venant d'une personne aussi abîmée que moi. Je suis conscient que mon histoire peut raviver beaucoup de blessures à vif pour beaucoup de personnes ayant traversé des choses similaires et je tiens à m'excuser si je vous ai blessé de quelque façon que ce soit. Et puis à la fin, il ne faut pas oublier que je suis juste moi. Je ne suis pas membre d'un culte. Je ne suis pas membre de la "guilde des homosexuels", ou du "club des autistes", ou "du groupe des toxicos". Je suis juste un individu. J'ai aussi parfaitement conscience qu'il y a des choses beaucoup plus graves dans le monde que ce je décris, encore une fois, ce n'est pas un concours, mais j'en suis conscient quand même. Il y a des gens là-dehors qui souffrent bien plus que moi et qui ne sont pas suicidaires. Il y a des guerres, il y a des drames, il y a des deuils, il y a des choses bien plus terribles que ce que je décris. Je le sais. J'en suis même vraiment désolé. Je sais que c'est moi qui ne suis pas endurant et cela me dérange de constater mon état pour des choses si insignifiantes pour le commun des mortels. Je me sens pathétique de ne même pas parvenir à rester stationnaire, c'est invraisemblable de manquer de force, de manquer d'air, de manquer de moyen pour seulement exister en ne faisant rien. C'est invraisemblable.

J'insère ce paragraphe ici car je ne savais pas où le placer, il paraitra sans doute bien narcissique et ce n'est pas si mal s'il se trouve dans la conclusion de mon témoignage, que je me jette quelques fleurs aussi avant de tirer ma révérence. Je voulais pointer du doigt l'une des choses les plus incompréhensibles de ma vie, mais clairement l'une des plus positives pour moi. J'ai toujours contribué ou créé des choses qui ont eu un succès incroyable. Ces succès ont toujours éveillé une suspicion gigantesque de ma part, tant ils se sont répétés, à travers des âges différents, des périodes différentes de ma vie, des contextes différents, des cadres différents et des personnes différentes. C'est vraiment déroutant pour moi, et je ne feins pas ce sentiment pour avoir l'air faussement humble. J'ai toujours été désarçonné par la popularité qu'ont rencontrée autant de mes travaux, c'est incompréhensible et invraisemblable, c'est statistiquement tellement suspect. C'est quelque chose pour lequel j'ai évidemment toujours ressenti de la gratitude, je me sentais touché par une bénédiction mystérieuse, je me suis toujours senti infiniment chanceux de pouvoir expérimenter ces réussites, dans des dimensions tellement disproportionnées, sur des projets complètement différents les uns des autres, c'est à la limite de l'ésotérisme tellement cela est statistiquement anormal, bizarre, surnaturel. Je ne m'en plains absolument pas, le contraire aurait été abominable, j'en suis forcément très honoré et heureux. Mais cela m'a toujours surpris. Il y a quelque chose d'étrange, d'impalpable. C'est très prétentieux de le dire comme ça mais c'est la façon dont je le ressens, j'ai l'impression qu'il y a, d'une façon ou d'une autre, une sorte de grâce que j'insuffle dans tout ce que je fais qui parvient à toucher le cœur des gens, que d'une certaine manière, ils perçoivent dans mon travail quelque chose de différent qu'ils apprécient. À 13 ans, j'avais créé un forum de création de jeux vidéo qui était devenu très populaire car j'y mettais à disposition des scripts accompagnés de tutoriaux complets pour les intégrer à son propre jeu et les modifier à souhait. À 14 ans, 36 000 personnes avaient consulté mon blog pour sa première année d'existence. À 16 ans, j'avais créé avec deux amis un second blog sur le site d'une radio bien connue qui avait rencontré un succès inattendu, nous réunissions plus de 400 000 lecteurs par mois. À 17 ans, je collaborais avec l'un des plus gros studios de jeux vidéo d'Europe. À 18 ans, 40 000 personnes par mois lisaient mes poèmes et chansons sur un troisième blog que j'avais créé. À 20 ans, j'avais créé un quatrième blog autour des sciences et des technologies qui avait réuni 56 687 lecteurs la première année puis 1 131 669 lecteurs l'année suivante. C'était déjà un succès impressionnant. Et dès que Joseph et Hisham me l'ont racheté pour en faire un véritable média, grâce à leur contribution précieuse et leur capacité à le faire connaître rapidement, nos audiences ont bondi à 5 520 679 lecteurs la troisième année et 16 427 277 lecteurs la quatrième année. À 24 ans, j'ai conçu pour Hisham et un ami à lui une app qui fut utilisée dans les 550 boutiques d'un opérateur national de téléphonie pendant plusieurs années, c'est probablement l'une de mes contributions qui eu l'impact le plus large après mon travail associatif. À 28 ans, mon association LGBT+ réunissait 7900 membres et elle a encore doublé en taille depuis. Ce sont les exemples les plus flagrants qui me viennent à l'esprit mais il y en a beaucoup d'autres à travers toutes ces années. Les périmètres et la large popularité de ces projets sont vraiment quelque chose de troublant, je suis très conscient d'avoir eu beaucoup de chance de vivre ne serait-ce qu'un seul de ces succès, même si je n'ai pas du tout été capable de transformer cela en argent pour moi et de me mettre à l'abri du besoin, je n'en suis pas moins très reconnaissant. Mes tantes pensent que je serais devenu riche si je savais défendre mes intérêts mais ce n'est pas certain non plus, créer des choses très populaires ou des apps très utilisées ne font pas de vous quelqu'un de riche mécaniquement. Il faut avoir une bonne compréhension - et attrait - de l'argent pour réussir à en amasser. En tout cas, je me sens obligé de documenter cet aspect qui m'a toujours étonné de ma vie. Je suis fasciné par ce paradoxe total, entre la traction phénoménale que les gens manifestent autour de ce que je crée, et le rejet violent qu'ils ont vis-à-vis de ce que je suis. Il y a une danse totalement spectaculaire, incompréhensible, intangible, autour de ces aspects. Quelle ironie étrange, on dirait une bénédiction/malédiction qui aurait pu exister dans la mythologie grecque, condamné au succès dans le travail et au rejet dans la vie. Mais là je commence à divaguer. Je suis fasciné et honoré par cet aspect de ma vie, j'ai eu beaucoup de chance, tout n'était pas noir et c'était l'une des lumières dans ma vie. Fin de la parenthèse fleurie.

Je remercie ma famille et mes proches pour leur extraordinaire amour et leur soutien. Cette vie a été très chargée, j'ai fait beaucoup d'erreurs mais je n'ai pas vraiment de regrets, je sais que j'ai fait de mon mieux et que tout le monde a fait de même avec moi, et c'est le plus important. Ces dernières semaines ont été cauchemardesques mais elles ont aussi révélé des choses et m'ont offert des moments que personne n'imagine expérimenter de son vivant. Des mots et des éloges qu'on donne habituellement aux morts que j'ai reçus en face à face. Des embrassades, des adieux, de l'amour. je ne saurais comment le décrire. Je pense que c'est indescriptible, de toute façon. J'ai partagé des moments et des échanges extraordinairement spéciaux avec mes proches et, si je n'ai presque jamais été compris de mon vivant, j'ai eu le sentiment d'être mieux compris durant ces dernières semaines et cela était très apaisant. Mes proches se sont battus comme jamais pour moi, ils m'ont vraiment offert une aide exceptionnelle pour gravir un jour après l'autre, et je leur serai toujours reconnaissant pour cela. Dans mes ténèbres abyssales, il y avait beaucoup de lumières. Mes amis, je vous aime très fort. Maman, papa, mes frères, ma soeur, mes petits cousins et cousines, mes tantes et tontons, je vous aime du fond du coeur.

Je remercie mes collègues pour la patience incroyable dont ils m'ont fait part, ainsi que pour leur bienveillance et leur grande douceur avec moi. Vous avez fait preuve de beaucoup de courage et c'était un véritable honneur pour moi d'être à vos côtés. Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait pour me soutenir, vous êtes des personnes brillantes et fabuleuses, je vous souhaite tout le bonheur du monde.

Je remercie mes associés pour la confiance qu'ils avaient en mon travail et pour m'avoir confié autant de projets importants à leurs yeux. Merci de m'avoir accepté auprès de vous durant toutes ces années.

Je remercie aussi tous les médecins, psychiatres, psychologues, soignants, addictologues, spécialistes qui m'ont aidé à travers toutes ces années. Je n'étais pas toujours juste ou tendre avec eux, il m'a fallu du temps pour prendre la mesure de leurs efforts à mon égard mais leur hargne et optimisme étaient communicatifs, c'était touchant de les voir se battre pour que je reste en vie. Je tiens à remercier particulièrement la psychiatre et la neuropsychologue des groupes d'entraînement aux habilités sociales qui m'ont énormément aidé sur beaucoup plus d'aspects que je ne l'aurais imaginé, et je tiens à remercier le psychiatre qui m'a suivi si étroitement depuis plusieurs années et sans qui je n'aurais pas pu survivre ces derniers mois. Merci sincèrement à vous tous pour m'avoir appris à m'aimer.

Je vous adresse mes derniers remerciements, à vous, lecteur, lectrice, qui lisez mon interminable témoignage. Merci pour le temps important que vous m'avez consacré, pour votre considération. J'en suis honoré et sans savoir pourquoi, j'ai le sentiment que cela m'allège d'un peu de poids. Merci d'avoir posé votre regard sur mon existence.

Lorsque j'ai démarré l'écriture de mon témoignage, je l'avais intitulé "Se suicider quand on est autiste" mais je trouvais ce titre inexact n'étant pas encore mort et je ne voulais pas non plus l'éditorialiser de façon sensationnaliste. Je voulais raconter simplement ma guerre contre le suicide, longue, épuisante, et je trouvais qu'il était plus pertinent de décrire ma situation actuelle comme étant celle de perdre la guerre, et de prendre en compte aussi que ce n'était pas "à cause de l'autisme" mais que c'était multifactoriel, que c'était l'impact de mon autisme et ses conséquences dans la société, l'impact de ma sexualité et de mes difficultés de consentement, l'impact de mes addictions... Je ne pense pas que je pourrais jamais décrire ou exprimer correctement combien cette lutte contre le suicide a été harassante, éreintante, exténuante tout au long de ma vie. Une lutte terriblement solitaire. Mais j'espère que ce témoignage donne des éléments pour comprendre comment une personne en arrive à ce point dans la vie.

Je ne nie pas que le futur est plein d'opportunités. Je ne nie pas qu'il y ait peut-être quelque chose en ce monde qui réveille un feu en moi, c'est tout ce dont je rêverais, surtout vu l'état de déchéance dans lequel je suis, et la sévérité de mes incapacités. Mais la question n'est pas vraiment de savoir s'il y a des choses pour moi dans ce monde, c'est de savoir s'il me reste assez de temps et assez d'énergie pour les trouver. Je ne sais même pas si je vais arriver à honorer ma promesse de seulement partir dans mon état, je pense que oui, mais elle est incroyablement précaire, ma situation s'est beaucoup dégradée ces dernières semaines et j'ai toujours besoin d'un énorme soutien de mon entourage pour faire face au quotidien. Dans ces conditions, alors que je peine terriblement à ne serait-ce que me nourrir, me laver et à dormir, comment puis-je de façon réaliste partir à la recherche de ces quêtes ? Une personne m'a dit qu'il fallait que j'essaie toutes les activités jusqu'à trouver quelque chose que j'aime pour aller mieux, et après lui avoir expliqué que je n'arrivais même plus à aller acheter une baguette de pain, je lui ai demandé comment je devais donc m'y prendre pour réaliser son grand projet prospectif, et elle n'a plus su quoi répondre. Je comprends parfaitement ce qu'elle me disait et que la plupart des gens aient cette approche parce qu'elle est parfaitement sensée, parfaitement logique, mais elle ne prend pas en compte mes incapacités sévères. J'ai chuté, et je ne suis plus en capacité de me relever. Personne ne va me prendre la main et m'assister dans cette quête. Et honnêtement, cela ne servirait à rien, car je ne suis pas en capacité de l'entreprendre et que j'ai perdu toute motivation et espoir. Je sais ce qu'il y a devant moi. Je le sais parce que j'ai vécu trois décennies. J'ai enduré une vie d'abus. Des petits, des grands. Des petites choses insignifiantes pour les autres, inoffensives à leurs yeux, absolument pas caractéristique d'un abus, souvent juste des petits "push" pour que ça aille dans leur sens, alors que de mon côté, c'étaient des dévastations les unes après les autres. Et je suis incapable de me protéger de cela, et personne ne saurait m'en protéger non plus. Avec tout ce que j'ai traversé, tout ce que j'ai vu, et la conviction que le monde ne va pas changer, que je ne vais pas changer, je sais très bien ce qu'il y a en face de moi. Des abus, des préjudices, des injustices, de la souffrance. C'est aussi l'une des raisons qui rend mes bouffées suicidaires si extrêmes et violentes. Je ne peux plus accepter tout ça. Je ne peux plus endurer. Je sais ce qui m'attend. De nouveaux enfers. Et honnêtement, cela me terrifie bien plus que la mort. Je suis désolé de dire une chose pareille. Je ne me vois même pas endurer ce monde une année de plus, cela me rend physiquement malade d'y songer. Me projeter dans le futur me déclenche instantanément des pensées suicidaires. Je peine à seulement rester stationnaire. Ce que je vais dire peut probablement mettre mal à l'aise, mais aujourd'hui je me sens terriblement attiré par la terre. Par l'idée d'être avalé par la terre. Je me sens attiré par le silence, par le calme, par la paix. Je sais à quel point c'est dangereux de dire cela, de penser cela, c'est tout l'attrait phénoménal et dangereux du suicide, c'est cette promesse de paix. Cette promesse de ne plus souffrir. Et c'est quelque chose avec laquelle je ne joue pas, je ne veux pas fantasmer, je ne veux pas romantiser, il n'y a aucun jeu avec la mort, surtout que je ne crois en rien, je suis convaincu que la mort est finale, qu'il n'y a strictement rien après. Mais je suis tellement à bout de ces trente années, de chacun de ces foutus jours sans un seul moment de répit, que je n'ai plus rien en moi pour me battre, et que chaque jour est encore pire, que même ne rien faire est difficile dans mon état, ce qui est inimaginable pour les gens. J'ai un désir impérieux de paix. J'en pleure. Je réclame la paix, désespérément. J'ai lutté toute ma vie contre le suicide mais je ne sais pas quoi faire pour trouver la paix, je n'ai rien trouvé et personne n'a rien trouvé non plus. Je n'ai plus la moindre force pour chercher d'autres solutions, après avoir passé trente ans à en chercher et à en élaborer sans résultat. Je suis désespéré et serein à la fois, je suis réaliste sur ma situation. Au moins, j'ai choisi quoi qu'il arrive de ne pas terminer sédaté dans une institution qui ne fera que me garder en vie, ce serait un sort pire que la mort. Je suis tellement furieux contre moi d'être dans cet état, j'ai déployé toute l'énergie qu'il me restait pour essayer de retrouver la motivation de vivre, en vain, c'est rageant et désespérant, cette impuissance est accablante. Je serais tellement furieux de mourir comme ça, que cette impuissance soit la dernière chose que ma famille retienne de moi. C'est pour cela que j'aime tant cette promesse que ma tante Kally m'a arraché ingénieusement, elle me donne l'impression de partir la tête haute, en guerrier, en me battant, et c'est une image qui est plus représentative de ma vie et qui me correspond mieux. L'idée me séduit beaucoup même si mon état me fait douter de ma capacité à l'honorer, mais je pense que oui, c'est la dernière ligne droite et ce que j'ai promis ne m'engage pas à grand chose, alors je dois me concentrer sur un seul jour à la fois. Je n'ai pas plus d'espoir, je n'ai pas plus d'énergie, je ne suis même plus capable de parler depuis plusieurs mois maintenant alors je sais déjà que cela va être un bordel grandiose, mais cela me donne vraiment le sentiment de reprendre le contrôle sur ma dignité et un peu sur ma vie. Toute ma famille et mes proches placent beaucoup d'espoir dans mon départ, et sans que cela m'en ait donné moi-même car je reste très réaliste que le monde ne va pas changer et que je ne vais pas changer non plus, ils se sont tellement investis pour me garder en vie, pour me soutenir, pour rendre cela possible, que je ne veux pas les décevoir. Il y a eu des moments très critiques mais ils ont placé tellement d'espoirs et de bienveillance en moi, cela m'a permis de les traverser sans me défenestrer et de rester focalisé sur mon départ. Je ne sais pas du tout où je vais aller honnêtement, je sais juste que j'arrive à mon point final de rupture et qu'il faut que je parte de chez l'ami qui m'héberge afin d'éviter de l'exposer à un drame. C'est vraiment une drôle d'aventure, c'est certain.

Dans tous les cas, j'ai la sensation que je pars gagnant quoi qu'il arrive, et c'est une pensée très réconfortante. Peut-être qu'un miracle arrivera et que la perception des gens vis-à-vis de l'autisme changera comme par magie, ou que mes troubles autistiques s'évaporeront, ou que je trouverais une motivation de vivre. Ou peut être, sans doute à mes yeux, que les choses resteront les mêmes qu'aujourd'hui, égales à elles-mêmes, et que j'accéderai enfin à la paix après avoir épuisé ma dernière goutte d'énergie. Je ne crois pas au paradis, pas à la résurrection, je ne crois à rien de meilleur au-delà. Je crois qu'il n'y a rien. Mais "rien" est un concept extraordinairement attractif parce que ma vie a été beaucoup trop. "Rien" sera parfait. Je suis gagnant quoi qu'il arrive.

Je ne suis pas quelqu'un qui promet légèrement, je ferai de mon mieux pour honorer ma parole et me montrer digne des espoirs que mes proches ont placés en mon départ. Je ne suis plus capable de faire semblant d'être normal et ce sera peut-être à mon avantage ou à mon désavantage, mais je suis heureux d'être moi-même pour cette dernière mission, sans le poids de mes conditionnements, de mes relations, de mes devoirs envers les autres, des répressions. Je trouve ça beau, le symbole me plait avec cette vie à me battre et à me réprimer, c'est une jolie façon pour moi de mener ce dernier combat. Je m'en vais la tête haute.

Prenez soin des autres, et surtout prenez soin de vous.

Alex Dobro

Une journée dans ma vie d’autiste

By | Autisme | 42 Comments

Avant de démarrer la lecture de ce témoignage, il est essentiel de rappeler que chaque autiste est différent. Les troubles du spectre autistique sont très larges et variés, je ne suis le porte-parole de personne et ce témoignage n’est en aucun cas une définition de l’autisme, je ne partage ici que ma propre expérience.

Je suis diagnostiqué autiste de haut niveau, avec en comorbidités une lourde anxiété sociale et généralisée, des particularités perceptives, une rigidité cognitive et des difficultés d’attention. Si mon autisme est au centre de mon témoignage, il est important de souligner que j’y aborde de nombreux aspects de moi-même et qu’il ne faut donc pas forcément tout lui imputer. J’ai mes propres forces et faiblesses, ma propre identité. Je vous remercie.

Le matin

Les lumières de mon appartement me réveillent en s’allumant en douceur. Mes paupières s’ouvrent. C’est un bon jour aujourd’hui, je le sens, je suis dans le présent. J’ai une perception du temps tellement particulière que parfois, j’ai du mal à me situer dans l’année, et mon cerveau me joue des tours. Il m’arrive de réfléchir dès le réveil à des problèmes que j’ai déjà résolus plusieurs mois ou années plus tôt en pensant qu’ils sont d’actualités. Ces petits “bonds” dans le temps peuvent être très déroutants mais je me suis habitué à ne pas faire confiance à mes premières pensées matinales.

Je compense une grande partie de mes difficultés grâce à une technologie abondante qui m’accompagne à chaque étape de mon quotidien. Mon téléphone, mes applications et ma montre connectée sont des outils sans lesquels je ne parviendrais à avancer dans ma journée avec un tel niveau de réussite, selon des critères professionnels ou sociaux standards. J’organise ma vie très méticuleusement et je prévois toutes mes interactions longtemps à l’avance, de la plus simple à la plus complexe. Poser des événements sur mon calendrier réduit mon anxiété et paradoxalement, augmente ma résilience face aux imprévus. D’une certaine manière, je me prépare aussi à ce que ma journée ne soit pas telle que je l’ai prévu et je m’accorde des créneaux pour y faire face car mon manque de flexibilité et ma rigidité cognitive rendent ces situations extrêmement éprouvantes. Je consulte mon téléphone et je repasse point par point le contenu de ma journée, à la fois sur ce que je dois faire à mon travail mais également sur ce que je dois faire auprès de mes amis. J’ai des interfaces dédiées à mes différents besoins, je me sers de tableaux Trello pour gérer mes tâches personnelles et j’utilise mon calendrier pour anticiper toutes mes interactions dans la vie réelle. Je fais beaucoup d’effort pour exister dans ce monde, et parvenir à être correctement intégré socialement et professionnellement.

Je dois me préparer longuement pour parvenir à sortir de chez moi, alors c’est un travail mental que je démarre dès ma sortie du lit. Me voilà debout et je commence déjà à me mettre la pression, à attiser ma détermination et ma motivation pour “vaincre” cette journée et parvenir à réussir la toute première étape et l’une des plus difficiles : passer le seuil de ma porte. J’ai l’impression d’être un boxeur qui se prépare à combattre. Je rentre dans ma salle d’eau et je prends une douche interminable, généralement jusqu’à avoir vidé mon chauffe-eau. C’est un moment de grâce dans ma journée. Tous mes sens sont en osmose avec l’eau brûlante qui s’écoule sur mon corps. Pendant ce moment, je ne suis plus vraiment moi. Je me sens bien.

Une fois que je sors de la douche, je me sèche et je me prépare à m’habiller. C’est une étape obligatoire mais très désagréable. Je ne supporte pas les vêtements et j’ai beaucoup de mal à en trouver que je tolère vraiment. Enfant, j’étais infernal à ce niveau et malheureusement, cela ne s’est pas amélioré avec le temps. Du coup, j’ai des séries du même t-shirt, chemise ou pantalon dont je fais parfois varier la couleur ou le dessin mais qui ont toutes l’avantage de produire les mêmes sensations sur ma peau. On me demande parfois si je porte les habits de la veille… Alors qu’en réalité, c’est simplement que j’ai mis une chemise propre identique à la précédente. J’ai également besoin que mes habits soient parfaitement ajustés et collés contre mon corps, ce qui me vaut parfois des remarques du style “tu es coincé”, “tu es étriqué dans ta chemise, ouvre des boutons” mais c’est indispensable pour mon confort. Mon hypersensibilité tactile fait que le moindre stimuli peut susciter chez moi des réactions très fortes, indésirables et incontrôlées, l’inconfort pouvant faire exploser mon irritabilité et ma colère. Ne plus être soi-même à cause d’un vêtement peut sembler difficile à croire mais dans mon cas, c’est une réalité à laquelle je dois faire attention. Maintenant que je suis habillé, j’enfile mes chaussures. Je ne fais jamais mes lacets parce que j’ai une mauvaise motricité fine et je suis incapable de retenir mon attention sur des choses qui ne suscitent pas mon intérêt. Faire un noeud me prend un temps qui me paraît interminable, alors cela fait très longtemps que j’ai abandonné. Je fais juste passer les lacets sous la languette de mes chaussures et je n’y touche plus jusqu’à ce qu’elles deviennent inutilisables.

J’ai une routine parfaitement millimétrée le matin et la moindre chose altérant son déroulement peut gravement et durablement m’affecter. Je mange mon yaourt aux fruits en regardant un documentaire animalier, je bois un verre de soda light, je vérifie que j’ai mes clefs et mon porte-feuille sur moi.

Je suis prêt.

Le moment tant redouté est arrivée, je dois sortir de chez moi. Si je suis accompagné, je peux facilement le faire mais je suis toujours en difficulté lorsque je suis seul. Je dois tellement combattre ma nature pour y parvenir, cela me rend physiquement malade, je lutte contre mon propre bien-être pour pénétrer dans le monde extérieur. Parfois c’est tellement difficile que je fais appel à des stratégies sophistiquées pour me monter en pression en poussant à outrance mes raisonnements vers des aspects qui me terrifient, pour propulser une peur plus forte par-dessus la première et me contraindre à l’action. Par exemple, si vraiment je sens que je n’arrive pas à sortir de chez moi, je vais me convaincre que les conséquences vont avoir des ramifications catastrophiques : si je ne vais pas à mon travail, je vais le perdre, si je le perds, je n’aurais plus de source de revenus et j’aurais très peu de chances de retrouver un boulot à cause de mes particularités, si je n’ai plus les moyens de payer mon loyer, je me retrouverai à la rue, etc. Je vais m’accabler par tous les scénarios possibles et imaginables. C’est une façon très particulière et très énergivore de commencer ma journée mais c’est nécessaire pour me permettre de trouver en moi les raisons et la force de rejoindre “le monde des humains”.

Parfois, je ne parviens pas à ouvrir la porte de chez moi. La culpabilité m’engloutit complètement et je plonge dans un sentiment d’impuissance profondément pesant. C’est dans ces moments-là que le handicap devient très concret et impossible à ignorer. Ce n’est pas normal de ne pas parvenir à sortir de chez soi. Et ça m’effraie énormément. La cruauté et le rejet des autres m’ont appris dès l’enfance que c’était à moi de m’adapter quel qu’en soit le prix. C’était tout faire pour me dissimuler parmi les autres, ou mourir. Très conscient de cela dès le plus jeune âge, je me suis toujours fixé des objectifs extraordinairement élevés pour être parfaitement intégré socialement et professionnellement, ce qui relève sincèrement de l’exploit, que je paie toujours au prix fort. Mais c’est mon choix. Je lutte contre mon autisme chaque jour. C’est une lutte pour exister parmi les autres, pour exister dans cette société, pour exister pour moi-même. Alors lorsque je perd une bataille et que je ne parviens pas à ouvrir la porte de chez moi, une peur terrible m’envahit parce qu’il y a toujours ce risque que je me replie sur moi-même comme j’ai pu le faire dans le passé et je m’y refuse. Cela me renvoie à des moments que je ne veux pas revivre… que je ne PEUX pas revivre. Mon record sans sortir de chez moi : 117 jours. Ce n’est pas compatible avec mon travail, mes amis, mon amour. Chaque matin, il y a cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête et cette première bataille à mener. Aujourd’hui, c’est un bon jour. Je me suis bien préparé et conditionné. J’ouvre la porte de chez moi et je sors à l’extérieur.

Je pénètre dans le chaos.

Le chemin du travail

Dehors, tout est une agression. Mon hypersensibilité exacerbe mes sens et j’ai l’impression que chaque élément du monde extérieur veut me communiquer quelque chose. Mais il y a beaucoup trop d’informations. Une quantité astronomique. Les lumières trop vives me font physiquement mal, je les fuis. Je préfère largement un ciel voilé. Les sons viennent de toutes les directions et je les sens me toucher le visage, comme s’ils appuyaient sur mes joues. Ce sont des sensations très désagréables et j’ai l’habitude de me palper le visage. J’ai du mal à gérer la distance des sons parce qu’il y en a trop qui me viennent en même temps et j’ai souvent du mal à les associer à ce qu’il y a autour de moi. J’ai toujours mes boules quiès ou mes écouteurs sur moi, mais mon attention est tellement diffuse en extérieur que j’oublie parfois de les mettre, ce qui est un comble. Je dois redoubler d’efforts pour parvenir à me mouvoir jusqu’à ma destination alors j’oublie très facilement tout le reste. Le vrai problème, c’est qu’il m’est quasiment impossible de faire abstraction de toutes ces sensations envahissantes. Tout m’agresse et je dois faire preuve d’une extraordinaire concentration pour ne pas me décomposer et pour fonctionner “normalement” aux yeux des autres. Mon hypersensibilité donne l’impression aux gens que je dramatise toujours les choses constamment et que je fais des montagnes de petites choses insignifiantes. C’est un peu une double peine, c’est assez injuste mais les gens peuvent difficilement se mettre à ma place, donc je ne peux pas y faire grand chose non plus. Comme si cela ne suffisait pas, en dehors de mes particularités perceptives, j’ai une énorme difficulté à hiérarchiser et traiter les informations que je réceptionne. Comme tout se mélange, généralement à un niveau très égal, je ne priorise pas le traitement des informations sociales par rapport aux autres et cela peut me mettre en très mauvaise posture, dans un monde qui repose sur ces interactions. Cela peut créer de gros décalage ou des réactions complètement inappropriées : dire bonjour à un voisin mais lui fermer la porte au nez ou tout aussi bien l’inverse, lui tenir la porte mais ne pas lui répondre quand il me parle par exemple, ce qui ne manquera pas de lui déplaire et de paraître très irrespectueux à ses yeux.

Je ferme la porte de l’immeuble et je regarde la rue, c’est le chaos. Mes sens sont en feu. Je dois rester concentré, il faut que j’arrive à destination sans m’effondrer ou faire de crise, ce qui n’est pas du tout souhaitable. Je me connais parfaitement et je sais anticiper les signes de mes crises autistiques ce qui me permet de prévenir la majorité d’entre elles désormais. Lorsque je suis en crise, je peux avoir des réactions très impressionnantes. Je peux facilement me retrouver par terre, totalement paralysé. J’ai des flashs qui apparaissent devant les yeux me faisant perdre la vue (ce qui fait que je ne peux pas conduire de véhicule, je serai un danger pour les autres si je faisais une crise au volant), je n’arrive plus à parler et pire encore, je n’arrive plus à penser. Il faut éviter de me toucher ou de me parler fort dans ces cas là, car je peux me mettre à hurler de façon incontrôlable et me débattre sur moi-même. Malheureusement les gens ont tendance à secourir et à encercler une personne en difficulté, ce qui a souvent fait que mes crises en extérieur étaient aggravées par les personnes attentionnées qui souhaitaient m’aider.

J’ai réalisé un prototype d’application (nommé sobrement “SOS Alex”) pour répondre à ce genre de besoin. Comme je perds l’usage de mes facultés intellectuelles pendant une crise, c’est important de me mettre sous les yeux des règles simples et pleine de bon sens car je ne parviendrais pas à me les remémorer dans ces moments où tout s’effondre pour moi. Me plonger dans l’un de mes intérêts restreints est généralement salvateur : une vidéo documentaire ou des anecdotes scientifiques vont rapidement m’apaiser et me faire revenir dans la réalité. S’il n’y a pas de solutions, il faut que j’appelle mon compagnon Rémi ou mon meilleur ami Samuel, mais je suis fier de mon autonomie donc je ne risque pas de les déranger souvent, c’est vraiment dans les cas rarissimes.

Aujourd’hui est un bon jour, je sens que j’en suis capable et que j’ai l’énergie qu’il faut pour ne pas craquer en cours de route, j’engage la marche. Je suis toujours le même chemin et je vais aussi vite que possible. Il est hors de question que je m’attarde ou que je change mes plans en cours de route. Quand j’étais petit, je regardais exclusivement mes pieds en marchant, cela m’épargnait une quantité astronomique d’informations visuelles et c’était la façon la plus confortable que j’avais trouvé pour pouvoir me déplacer à l’extérieur. L’inconvénient, c’est que cela a causé une déformation de mon cou. J’ai dû faire de la rééducation et me forcer à regarder tout droit devant moi, en rentrant le menton et en forçant mes vertèbres cervicales à se placer correctement. La posture était très pénible bien sûr et l’aurait été pour n’importe quel enfant, mais ce sont surtout les informations qui me parasitaient le cerveau qui étaient un supplice. En grandissant, j’ai créé mes propres stratégies et astuces pour me faciliter les trajets dans le monde réel. Je passe mon temps à élaborer des fictions pour justifier la présence des gens dans mon champ visuel. J’invente leurs identités, je justifie leur trajet, je trouve une “raison” de leur existence. Cela m’aide beaucoup, j’ai un besoin impérieux de comprendre tout ce qui est autour de moi et que chaque chose soit à sa place, dont les gens. C’est difficile, voir douloureux, de ne pas connaître les intentions d’une personne, même inconnue. Alors pour les piétons, c’est beaucoup plus simple de leur prêter des intentions, cela me permet de ne pas tourner en rond dans ma tête à leur sujet. Ne pas savoir est pire que de faire ce petit jeu de rôle imaginatif mais forcément cette stratégie a des lacunes et est limitée par mes capacités intellectuelles. Lorsqu’il y a trop de monde, mon regard tombe rapidement à mes pieds. Je fais tout pour lutter contre cela mais parfois, je n’ai juste pas le choix.

Je m’engage dans le métro. Je suis extrêmement tendu dans les transports en commun, je suis aux aguets et j’ai peur que quelqu’un me sollicite car je suis déjà dans un effort de concentration et je ne veux pas me faire déstabiliser, j’aurais du mal à réfléchir davantage. Dans ce contexte, la moindre interaction est très pénible. Il m’arrive d’ailleurs de ne pas être capable du tout de répondre et de passer pour quelqu’un d’odieux mais les interactions spontanées sont parfois hors de mes compétences, surtout avec les inconnus. Évidemment quand je suis accompagné de mon compagnon, tout est beaucoup plus simple. Quand quelqu’un me sollicite, c’est lui qui prend la parole pour répondre. Quand je suis surpris par des sons ou une foule trop impressionnante, je me place derrière lui en lui mettant la main dans le dos et je baisse la tête. Il devient la figure de proue qui fend les vagues, je le laisse me guider silencieusement jusqu’à un endroit tolérable. Je ne peux même pas articuler un mot dans ces moments-là tellement je redouble d’efforts pour ne pas me laisser submerger. Aujourd’hui, je suis seul et personne ne me parle pour le moment, tout se passe bien. Je joue à des jeux vidéo tout le long du trajet pour me canaliser.

Le métro s’arrête entre deux stations, les haut-parleurs diffusent un message pour prévenir qu’il y a un problème à une station. Mon cerveau vrille. Je ne supporte pas les imprévus. Un puissant inconfort m’envahit. Je m’impatiente, je m’agite. Toutes les possibilités fusent dans ma tête. L’ordre cosmique me semble complètement ébranlé. Les choses ne se déroulent pas comme elles le devraient, mon planning va être affecté, je me sens en difficulté. Ce “petit désagrément” très commun me perturbe et me désoriente profondément, d’autant plus que c’est un problème indépendant de ma volonté pour lequel je suis impuissant. À cause de ma rigidité cognitive, ce genre de moment m’inflige facilement une forte anxiété ou des accès de colère. Heureusement le métro repart vite et je peux me recentrer et me concentrer sur ma destination.

Le bureau

J’arrive au travail, je m’apprête à rentrer dans l’immeuble. Il est temps pour moi de mettre un masque, plus encore, d’enfiler une seconde peau. J’ai souvent ce sentiment d’être un extraterrestre qui doit tout faire, quel qu’en soit le prix, pour ne pas être découvert par les autres. Je suis devenu un vrai caméléon, un expert dans l’adaptation aux environnements humains. Cela n’est pas venu en un jour, il m’a fallu beaucoup de temps et de faux pas pour y parvenir, mais aujourd’hui je suis largement capable de faire illusion. J’offre aux gens les comportements qu’ils attendent de moi, je me dissocie complètement de qui je suis vraiment, de ma nature profonde, pour incarner l’être humain le plus normal possible. Cette dissociation m’a causé beaucoup de troubles psychologiques quand j’étais plus jeune parce que je n’arrivais plus à discerner mon personnage de moi-même, à devoir constamment jouer le jeu d’un monde étranger pour moi. Si j’avais pu être moi-même en toute circonstance sans me faire exclure, j’aurais eu une vie très différente aujourd’hui, une vie qui ne m’aurait pas exposé au suicide et aux souffrances quotidiennes. Il ne faut pas se leurrer, mes stratégies ne sont nées qu’à cause du rejet des autres et de mon indéfectible volonté de vouloir exister parmi les autres, à mes risques et périls. Ma grand-mère, qui m’a élevé, me disait toujours que personne ne s’adapterait à ma façon d’être, que le monde ne me ferait aucun cadeau et que c’était à moi de faire les efforts pour y trouver une place. Je me suis conditionné depuis l’enfance à faire ces efforts au prix fort mais ils ont porté leur fruit. Je n’aurais jamais réussi à être indépendant si je ne m’étais pas fais violence. Mais cette suradaptation constante qui me pousse à tout analyser pour ne pas faire d’erreurs me coûte énormément d’énergie. Je met ma santé en second plan et mon intégration au premier, l’un et l’autre sont difficilement compatible simultanément dans mon cas. Ma situation se résume à ce dilemme : « Dois-je porter un masque quitte à me faire souffrir le martyr mais être intégré socialement ou dois-je être moi-même mais voué à la solitude ». Il y a peut être un terrain entre les deux et j’y travaille progressivement, pour cela je dois parvenir à montrer un peu plus qui je suis vraiment et accepter le regard des autres. Je vais y consacrer ma prochaine décennie.

Je rentre dans mes bureaux, un open space que nous partageons avec six autres personnes. Je suis content de voir mes collègues, j’aime profondément les gens avec qui je travaille parce que cela fait plusieurs années maintenant et que nous nous connaissons très bien. Ils savent parfaitement que je ne suis pas malintentionné, et de fait, ne prennent jamais mes remarques de travail ou même mes comportements d’une façon négative. Dans le passé, je manquais d’expériences et je pouvais me montrer affreusement odieux sans comprendre que je pouvais blesser. Le fond prime toujours sur la forme dans ma façon de fonctionner et je souhaite juste délivrer l’information le plus efficacement possible, au détriment des relations. C’est une erreur que j’ai très cher payé et que je m’efforce de ne pas reproduire grâce à une multitude de rappels sur mon téléphone.

Je dis bonjour à tout le monde et je m’installe derrière mon ordinateur. Tout le monde m’a répondu sauf Mathilde aujourd’hui. C’est anodin mais cela va devenir un problème pour moi. Cet “incident” va générer des dizaines de questions qui vont inonder mon cerveau bien malgré moi. Pourquoi Mathilde ne m’a pas dit bonjour ? Qu’est-ce que j’ai pu lui faire ? Est-ce que je lui ai dit au revoir hier ? Est-ce que je lui ai fait une remarque offensante ? Est-ce que c’est parce que j’ai mangé la dernière part de gâteau à son anniversaire il y a 2 mois ? Est-ce qu’elle veut démissionner de l’entreprise ? Est-ce qu’elle est malade ? Est-ce qu’elle a des problèmes dans sa vie ? Est-ce qu’elle ne m’aime plus ? Je vis depuis toujours avec ces questions qui prolifèrent dans mon esprit et qui me parasitent tout au long de ma journée, je sais parfaitement identifier qu’elles ne sont pas importantes même si elles m’obsèdent contre mon gré. Je sais très bien que mes particularités perceptives altèrent incontestablement mon interprétation des choses mais je ne peux pas faire grand chose là-dessus, cela peut me faire ruminer pendant des heures et des heures. J’appelle cela mon “bruit” et je dois malheureusement vivre avec. Il n’y a que deux possibilités : soit je ne peux pas résoudre le “problème” et dans ce cas, je vais devoir repousser au maximum de mes forces ces pensées en me focalisant sur quelque chose d’autre, soit je vais pouvoir résoudre très frontalement le problème pour pouvoir rapidement passer à autre chose. Pour Mathilde, je pourrais lui répéter très fort un “Mathilde, BONJOUR” pour m’assurer qu’elle m’a bien entendu et qu’elle me réponde mais généralement, mon choix se porte plutôt vers des échanges textuels. Je lui envoie donc un message sur sa messagerie pour lui demander si elle a un problème avec moi. Elle me réponds que non. Je suis satisfait et je démarre le travail sereinement. Je limite un maximum les communications à l’oral avec la majorité des gens, je communique presque exclusivement à l’écrit. L’inconvénient, c’est qu’on me reproche constamment la longueur et l’exhaustivité de mes textes mais malencontreusement, je n’arrive pas à faire beaucoup plus concis, il y a trop d’informations perdues et je ne le supporte pas. Mes textes me portent souvent préjudices et je reçois des commentaires cinglants “Je n’ai lu que 10%”, “je me suis endormi”, “j’ai pas le temps de lire ça”, “tu peux m’appeler pour me résumer ?”, “c’était trop long, je n’ai pas lu”. Je me suis un peu amélioré, à force de me prendre des réflexions très négatives mais je vois bien que je suis très limité… Cela m’attriste et m’handicape beaucoup car malheureusement j’ai des lacunes tellement spectaculaires sur tous les autres types de communication que la textuelle est la seule avec laquelle j’arrive à correctement comprendre et transmettre des informations. Je comprends parfaitement que les gens souhaitent perpétuellement aller vers les modes de communication les plus courants pour échanger mais je suis très défavorisé à ce niveau. Je ne compte plus les fois où je me suis ridiculisé ou j’ai causé des quiproquos parce que j’étais incapable de comprendre ce qu’on me disait, ou pire, que je le comprenais d’une façon totalement erronée.

Derrière mon écran, je m’autorise à laisser sortir certaines de mes stéréotypies (gestes répétitifs), mes balancements ou flapping (battements des mains et bras) lorsque je suis concentré, ce qui est un luxe dont je ne pouvais pas me permettre dans les précédentes entreprises où je travaillais. Le monde du travail est extrêmement peu tolérant des différences et j’ai subi dans le passé de nombreuses discriminations dues à mes particularités. Je ne pourrais jamais être vraiment moi-même mais j’ai énormément de chance de pouvoir laisser s’exprimer mes tocs devant les gens qui travaillent dans la même pièce que moi. Je m’y suis autorisé progressivement, au fur et à mesure que nous avons appris à nous connaître et nous apprécier. Cela me permet d’avoir d’autant plus d’énergie et d’aplomb lorsque j’ai des interactions avec d’autres personnes extérieurs de mes bureaux, avec qui je dois être irréprochable.

La technologie continue de jouer un rôle primordial pour que ma journée se passe correctement. Comme j’ai des troubles de l’attention, je dois constamment faire vibrer ma montre toutes les 5 minutes (parfois 3 quand c’est une journée difficile) pour me ramener sur mon travail initial. Je peux aisément passer 12 heures dans une journée à passer d’une tâche à l’autre sans jamais en finir une seule, tellement mon attention s’éparpille sur mille sujets à la fois. Avec mon incapacité à hiérarchiser les informations correctement, je ne parviens pas à évaluer ce qui est une priorité ou non, alors d’une certaine façon, tout est une priorité. Je me retrouve régulièrement à 4 heures du matin à finir des tâches non prioritaires que j’aurais pu terminer en journée quelques jours plus tard. Heureusement que ma montre est là pour me rappeler à l’ordre constamment et me permettre d’arriver au terme de mes tâches. J’ai aussi toujours une liste de ce que je dois réaliser le jour même, ainsi qu’un tableau qui récapitule tout ce que je dois faire à court, moyen et long-terme.

Je suis concentré sur un dossier important et je laisse soudainement mon flapping s’exprimer. J’ai mes bras qui s’agitent et surtout mes mains qui pivotent frénétiquement. Elles tournent si vite que mes doigts font un petit bruit de battement d’ailes quand ils s’entrechoquent. Je fais également de drôles de grimace et ma tête donne des petits à-coups sur le côté. Cela peut être très impressionnant à voir mais c’est sans aucun danger et cela m’apaise profondément. Mon collègue à ma droite ne prête même plus attention à mes balancements ou lorsque mes mains font n’importe quoi. Je m’estime très chanceux de travailler dans cette entreprise et dans ces conditions.

Le midi

Mon téléphone m’affiche une notification : “Tu dois manger”. Les rappels pour me nourrir paraissent sans doute ridicules mais ils s’avèrent extrêmement utiles. Mes intérêts restreints ou des travaux captivants peuvent me pousser à ne pas me nourrir pendant de très longues périodes sans m’en apercevoir. Comme toujours, la technologie joue un rôle capital dans le maintien de mes habitudes et des moments clés de ma journée. Dans le passé, il m’est déjà arrivé plusieurs fois de ne pas me nourrir du Vendredi soir au Lundi matin parce que j’étais trop concentré sur mes jeux vidéo. C’est d’autant plus paradoxal chez moi parce que j’ai des troubles alimentaires et j’ai constamment faim lorsque je ne suis pas occupé par quelque chose. J’ai appris à vivre avec cette boulimie permanente. Mon compagnon s’est habitué à mes complaintes répétitives à toute heure de la journée pour lui témoigner ma faim, même quelques minutes après avoir déjeuné ou dîné. C’est donc invraisemblable et sérieusement impressionnant d’observer à quel point la moindre chose qui suscite mon intérêt oblitère tout le reste, dont cet appétit insatiable.

Je sors du bureau et je rentre dans la boulangerie au coin de ma rue. J’y vais assez tôt pour éviter qu’il y ait trop de monde à l’intérieur. J’appréhende toujours un peu car même les interactions les plus basiques peuvent me causer de l’anxiété ou des complications. Si le boulanger me pose une question ou me dit quelque chose d’une façon à laquelle je ne m’attendais pas, je peux littéralement “bugger” dans ma tête et avoir un petit moment de pause jusqu’à ce que j’ai bien absorbé les informations. C’est bête mais ces interactions simples sont coûteuses intellectuellement et ajoutent à la charge mentale de ma journée.

Sur le chemin du retour, quelqu’un m’interpelle. J’ai soudain un pic d’adrénaline très violent. Je rentre dans une course contre la montre pour identifier l’individu. Je ne suis pas physionomiste à des extrémités épouvantes. D’autant plus que là, je suis à l’extérieur et que ma concentration autant que mon attention sont très limitées. J’ai de sérieuses difficultés à reconnaître une personne de prime abord, j’ai besoin de me raccrocher aux détails de son visage ou de son attitude pour correctement la reconnaître. Le visage vu comme un ensemble est très brouillon, je confonds vite les individus à travers les premières informations que j’enregistre : couleur de la peau et des cheveux. Ce sont des caractéristiques qui se croisent avec une grande quantité d’individus et je dois élaguer au fur et à mesure des autres caractéristiques que j’arrive à obtenir de la personne. Les grains de beauté et les taches de rousseur sont comme les contours d’une carte qui révèle ses détails petit à petit. L’élocution, la voix et l’attitude sont parmi les indices les plus précieux. Mais lorsque je rencontre une personne qui a des caractéristiques très génériques, je me raccroche plutôt aux objets ou vêtements. Les chaussures sont particulièrement idéales pour reconnaître les hommes, et plutôt les bijoux, surtout les pendentifs, pour les femmes. Grâce à toutes ses données, j’arrive à très bien m’en sortir en règle général. Il y a des cas où je ne parviens pas à reconnaître une personne parce qu’elle aura changé de “groupe” dans ma tête, en changeant une de ses caractéristiques. Lorsqu’une amie se maquille différemment ou qu’un collègue se coupe les cheveux, je vais éprouver un profond inconfort. Je vais avoir du mal à situer de qui il s’agit et plus encore, à devoir mettre à jour ces informations dans mon cerveau. Je ne tolère pas le changement. Cela peut créer des situations cocasses, par exemple lorsque mon compagnon se rase, j’ai déjà pu retenir la porte de chez moi un instant en pensant qu’il s’agissait d’un étranger. Il a pris l’habitude de me prévenir bien à l’avance pour que je me fasse à l’idée et que je me prépare à la stupeur en le voyant. La personne qui m’a hélé dans la rue s’approche de moi.

Une conversation

Elle est petite, fluette et a les yeux en amande. Elle a sa bague avec son énorme pierre plate turquoise. C’est facile, c’est Minh. C’est une personne avec qui j’ai travaillé il y a quelques années. Soutenir le regard d’une personne m’est insupportable mais je n’ai pas le choix, c’est une obligation pour être intégré dans la société alors je le fais. Depuis que je suis enfant, j’ai une technique pour me permettre de faire le plus abstraction possible du “bruit” qui m’entoure et de parvenir à tenir le regard sans broncher, mais c’est douloureux et c’est la raison pour laquelle j’ai constamment des aphtes. Je place ma langue sur mes molaires jusqu’à mes incisives et je mords plus ou moins fort en fonction de la situation. La douleur est très efficace. Il y a des techniques sans souffrance qu’on m’a présentées à mes groupes d’entraînement aux habilités sociales avec d’autres personnes autistes, comme regarder entre les yeux ou sur le front, mais les mauvaises habitudes ont la vie dure et je n’arrive pas encore à changer une stratégie que je traîne depuis l’enfance et qui marche aussi bien. J’ai encore de nombreux progrès à faire. Là, je suis en extérieur et tous mes sens sont en feu, il faut que j’ignore les talons aiguilles qui tapent sur le trottoir d’en face, la fenêtre battante au 3ème étage, un homme qui fume une cigarette sur le balcon du second (que regarde-t-il ? Que fait-il là ?), un bruit non identifiable (un objet métallique ? Un objet lourd ?) et surtout le son étrange d’un fluide intermittent, très léger, que j’entends s’écouler dans une bouche d’égout (pourquoi s’écoule-t-il alors qu’il ne pleut pas ? D’où provient-il ? Où va-t-il immédiatement ? Combien de temps va-t-il mettre pour rejoindre l’océan ? Par quel… Oups, il faut que je me concentre sur mon interlocutrice). Je me mords la langue, je la salue, je lui souris, je me mord la langue à chaque fois qu’elle parle et je prend la parole quand elle s’arrête. C’est une danse et il ne faut pas que je fasse de faux pas.

J’absorbe aussi bien que possible ce que Minh me raconte parce que je sais qu’il va falloir que je réagisse à ses propos. C’est une étape capitale qui exige que je réfléchisse à toute vitesse attentivement à tout ce qui m’est dit. Comme je ne comprends rien à l’implicite, ni aux intentions des gens en général, les informations que je réceptionne sont souvent dépourvus de sens. Je dois tout décortiquer intellectuellement et trouver ce qui semble s’accorder le mieux avec le contexte, souvent avec un taux d’erreur assez élevé, de l’ordre de 50 % chez moi que je parviens à ne pas faire transparaître grâce à de simples pirouettes. Que dois-je faire avec cette info ? Combien de façons différentes puis-je interpréter son propos ? Quelles sont ses intentions ? Quelles sont ses émotions ? Que est son objectif ? Outre cette étape où je dois parvenir à réceptionner correctement des informations, je dois aussi m’appliquer à émettre les bons signaux, c’est vital pour réussir l’interaction. Il faut que j’ai l’air intéressé de recevoir les messages qui me sont transmis et m’y montrer sensible. Je prends toutes les précautions à me rappeler d’effectuer manuellement des gestes, qui sont implicites pour les autres, mais qui sont forcés chez moi comme hocher la tête. Je ne le fais que parce que cela évite des fautes en milieu social, c’est exclusivement à l’attention de mon interlocuteur qui risquerait de penser que je ne l’écoute pas ou que je ne suis pas intéressé. C’est une gymnastique particulièrement difficile et fatigante car elle n’a rien de naturelle. Il faut toujours réfléchir à la bonne posture de bras, le torse, de jambes, les bons gestes, les bonnes mimiques. Parfois je n’y parviens pas et on me fait remarquer que je suis trop “statique” ou “robotique”. Mon astuce passe-partout est d’être très souriant tout le temps parce que je suis convaincu que les gens vont associer cela à quelque chose de positif alors que dans une situation où on me confie une grave maladie, un décès ou une situation négative, cela devient complètement inadapté et détestable. Pendant la conversation, il faut que je délivre régulièrement un commentaire sur ce qu’on me donne et je dois veiller scrupuleusement à ne pas partager ma première impression de l’information, qui pourrait offenser ou ne pas être comprise. Je dois repasser à plusieurs reprises mon appréciation des données accumulées dans un processus qui me permettra de donner une “réponse parfaite”, celle qui ne blessera pas, ou aussi peu que possible, la personne avec qui je discute tout donnant tout de même mon opinion.

Minh me parle de son nouveau travail, de ses collègues, de sa séparation avec son copain et d’une soirée qu’elle organise demain soir. Elle me demande “Qu’est-ce que tu vas faire ?”. Je lui montre mon sac plastique avec ma nourriture en lui disant que je vais déjeuner. Elle rigole et me réponds : “Non mais je veux dire demain soir”. Je n’avais pas fait la connexion immédiatement. Ce n’est gênant que pour moi car pour ces petites choses, les gens sont simplement amusés, c’est sans gravité. Je voudrais lui répondre au tac au tac que je n’ai rien du tout de prévu si ce n’est rester chez moi sur mes jeux vidéos, mais je réfléchis à toutes les possibilités de sa question et à toutes les ramifications de mes réponses. En y réfléchissant, l’une des possibilités est qu’elle me demande mes activités du lendemain pour m’inviter à sa soirée et vu la réponse spontanée que je voudrais lui faire, elle n’acceptera pas que je refuse son invitation pour rester tranquille chez moi. Il y a l’idée reçu que tous les autistes sont incapables de mentir mais pour ma part, j’en suis capable même si cela reste inconfortable. Je le fais si les bénéfices me paraissent plus importants que les préjudices, dans un cas où l’enjeu est trop important. Typiquement une soirée avec des inconnus. Je lui réponds alors que j’ai malheureusement des choses de prévue de longue date avec mon compagnon mais que ça m’aurait fait plaisir d’y assister (ce qui est faux mais c’est dans les règles de bienséance que d’affirmer cela).

Au niveau que j’ai aujourd’hui, il est presque impossible pour quelqu’un de voir mon autisme avec une interaction courte, j’y mets tous mes efforts et je fais presque toujours illusion avec brio. Mais à la longue, le vernis craque et mes troubles deviennent de plus en plus visibles, je m’impatiente, je ne tiens plus en place, mon attention chute, mes propos deviennent incohérents avec le sujet de conversation. Je trouve rapidement un prétexte pour écourter l’interaction. Minh est tout à fait adorable et gentille mais je ne peux pas poursuivre davantage, je la salue en prétextant que je dois filer et je pars aussitôt. C’est très difficile de décrire comment les interactions sociales m’amènent à cet impressionnant niveau d’épuisement. Ce n’est pas évident de trouver les mots, il n’y a pas franchement de phrases courtes ou faciles pour exprimer toutes les complications qu’elles impliquent. Chaque interaction est difficile. Le plus triste, c’est que c’est le cas même avec des gens que j’aime et que je connais depuis toujours. Je dois me concentrer constamment pour être attentif à eux et être à la hauteur de la “normalité”.

Je me précipite dans mes bureaux, bien content d’être de retour. Je mange devant mon écran et je regarde une série. Cela me fait beaucoup de bien parce que même si je suis à peine au milieu de ma journée, je suis déjà épuisé. Les pensées s’accumulent dans ma tête, le “bruit” de mon cerveau continue de s’intensifier tandis que ma journée progresse. Je me sens oppressé. Mais comme tous les autres jours, je dois faire faire face. Par tous les moyens. Parfois les gens me voient littéralement “m’éteindre” mais c’est juste ma propre façon de traiter toutes ces informations complexes et de gérer mes émotions qui partent toujours dans des extrêmes.

L’après-midi

Une notification s’affiche sur tous mes appareils : “ALERTE PAUSE”. C’est un moment obligatoire dans ma journée pour lâcher toute la pression émotionnelle et diminuer le “bruit” dans ma tête. Je quitte mon bureau et je m’enferme dans les toilettes de l’entreprise. La durée est très variable, je me réserve généralement une plage horaire d’une heure mais en ce moment, j’y reste plutôt 20 à 30 minutes en moyenne. Ce n’est pas spécialement un moment “reposant” bien qu’essentiel à mon bien-être. Je vais traiter une par une toutes les questions et pensées qui m’oppressent depuis le matin en tentant de tout rationaliser le mieux possible. Dans le cas où il n’y ait pas de solutions possibles, je vais malgré tout essayer de les catégoriser et de les classer dans une “case” pour ranger ces pensées indésirables et parvenir à passer une autre chose, sinon elles vont affecter ma journée de travail et me poursuivre jusqu’au milieu de la nuit. Quelque fois, c’est la quantité qui peut me submerger, d’autres c’est juste une seule pensée qui va me causer beaucoup de soucis en me faisant vriller dans des réflexions infinies et insolubles. Il n’y a pas vraiment de règles. C’est un moment plus fatiguant que reposant, qui me permet de pleurer, de m’agiter, d’évacuer autant que possible et de me rééquilibrer pour être capable d’encaisser le reste de ma journée. Le fait de m’enfermer dans les toilettes pendant d’aussi longues durées m’a valu de nombreux quolibets dans le passé par mes collègues de travail, chacun y allant de sa petite blague sans que je ne leur en tienne rigueur car je sais bien que ce n’est pas normal.

En sortant des toilettes, mon téléphone me fait un nouveau rappel : “Envoie un texto à un ami”. Je n’arrive pas à penser aux gens autant qu’il le faudrait ou que je le voudrais moi-même. On ne peut pas forcer son esprit à se rappeler de quelque chose spontanément au moment opportun, et dans mon cas, si la technologie n’était pas là pour m’épauler, je ne me souviendrais jamais de recontacter mes proches. Cela peut choquer mais c’est la réalité de ma nature. Ce n’est pas le reflet de ce que je souhaite et c’est bien pour ça que je m’acharne corps et âme pour réussir mon intégration sociale et professionnelle. Cela peut sembler très artificiel, ce n’est pas normal de devoir mettre des rappels pour se souvenir d’interagir avec ses amis, je me suis moi-même souvent interrogé : “sont-ils vraiment mes amis si je me force à penser à eux et à les voir ?”, ce qui est une remise en question de soi et du sens de sa vie très douloureuse. Avec les années, non seulement mes efforts ont payé car j’arrive à entretenir des amitiés durables mais j’ai aussi acquis la certitude que je ne faisais pas ça pour rien et que j’avais le mérite de véritablement m’investir et de sérieusement m’engager dans mes relations. Je préfère voir les choses de cette manière. Aujourd’hui, je veux envoyer un message à Lydia. Je m’intéresse à ce qu’elle a pu faire et partager ces dernières semaines sur les réseaux sociaux, comment elle se porte. Je lui envoie un petit mot pour lui dire que je pense à elle et qu’il faudrait qu’on se revoit bientôt. Personnellement, j’aime bien voir mes amis deux ou trois fois par an, c’est le bon rythme pour moi mais je ferai bien entendu les efforts nécessaires si l’autre personne a besoin que nous nous voyions plus souvent.

Au bout d’un moment, je m’agite, j’ai mal à la tête, un inconfort monte à l’intérieur de moi. Je ressens soudainement le besoin impérieux d’ouvrir les fenêtres. Je demande à mes collègues si je peux ouvrir mais je me précipite déjà pour le faire sans attendre la réponse. Je suis excessivement sensible à la qualité de l’air et j’impose le renouvellement de l’oxygène dans la pièce très régulièrement, qu’il vente, pleuve ou neige. Je dois absolument ouvrir, même s’il fait une température inférieur à zéro degré à l’extérieur, cela peut être assez ennuyant pour les gens qui sont dans mon bureau lorsqu’il fait très froid, parce que de leur côté, tout va très bien. Ce n’est pas très poli de m’imposer aux autres de cette manière mais je ne pourrais pas rester dans la pièce autrement. D’ailleurs, lorsque je suis arrivé dans mes bureaux actuels, j’ai scotché au plafond du papier de cuissons de telle façon que la lumière projetée vers moi soit tamisée, afin de rendre la luminosité acceptable pour moi. Résultat, il y avait des papiers suspendus partout, ce qui pouvait être assez déroutant pour un visiteur. J’ai acheté de nouvelles lampes pour résoudre le problème et je peux régler le niveau de luminosité très facilement désormais. C’est dans ces petits moments aussi où ma sensibilité me fait passer pour une personne excentrique et casse-pieds.

Mon téléphone sonne. Je ne connais pas ce numéro et surtout je n’attends aucun appel. Je suis incapable de répondre. J’arrive à avoir des conversations téléphoniques avec des personnes que j’ai déjà rencontrées, mais avec des inconnus c’est quasiment impossible. Je peux exceptionnellement répondre à un numéro non enregistré dans mon répertoire à la condition d’attendre un coup de fil spécifique très important mais je serai vraiment extrêmement mal à l’aise et j’aurais du mal à parler. On pourrait croire que ce serait plus simple qu’une conversation réelle parce qu’il y aurait moins de stimuli et d’informations visuelles, mais le téléphone est bien pire pour moi. Je ne sais jamais quand parler, je coupe souvent la parole ou au contraire je laisse des blancs interminables, je parle de choses qui ne sont pas en relation avec le propos de mon interlocuteur, j’ai beaucoup plus de difficultés à avoir une véritable conversation sensée et intelligible. Mon téléphone ne me sert donc jamais à téléphoner et je laisse les gens me laisser des messages. Je spécifie d’ailleurs à toutes les personnes avec qui je collabore que je préfère m’en tenir aux emails si cela est possible – et c’est rarement à leur préférence malheureusement car ils vont toujours essayer de passer par d’autres canaux. J’honore mes obligations au travail et je me contrains d’avoir les interactions nécessaires, que ce soit avec le téléphone ou même les visioconférences, mais je chercherai par tous les moyens une alternative. Si je n’ai pas le choix, tant pis, je subis.

Régulièrement, je fais des mini-pauses sur des jeux vidéos. Cela peut être une petite partie de cartes, un jeu de stratégie ou de réflexion, un Sudoku. Les jeux sont une aide salvatrice et un support incroyable, sans eux je ne parviendrais pas à passer la journée ni à, paradoxalement, accomplir mon travail. Ils sont de véritables soupapes de sécurité pour que je parvienne à endurer la pression et le “bruit” dans ma tête, puis à revenir efficacement sur ce que j’étais en train de faire. Les jeux vidéo ne jouent pas qu’un rôle dans ma vie professionnelle, ils ont une place immense dans ma vie personnelle depuis l’enfance et m’ont accompagné à chaque étape de mon existence. Ils sont stimulants, rassurants et c’est à eux que je dois la majorité de mes compétences sociales. Ils m’ont permis de me dépasser et de m’épanouir sans commune mesure, mais ils ont bien failli me détruire aussi en me faisant perdre mon travail et mon logement. Quoi qu’il en soit, ils ont joué un rôle incroyablement important dans ma construction. Je leur suis incroyablement reconnaissant car je n’aurais clairement jamais pu me faire des amis, travailler et être indépendant aujourd’hui sans eux. C’est peut-être dur à croire mais c’est vrai.

Parfois j’ai des interrogations fulgurantes souvent très atypiques, que je pose à des collègues dans l’open space. Parfois j’amuse, parfois j’ennuie. Cela peut être des questions du type “Si vous pouviez supprimer une émotion de l’espèce humaine, laquelle serait-ce ?”, “Si les êtres humains ne pouvaient procréer qu’en donnant naissance à trois enfants, mais qu’il y avait 100 % de chance que deux d’entre eux meurent avant l’âge de 10 ans, est-ce que vous feriez des enfants ?”, “Devrait-on imposer plus de morale avec des lois dures ou laisser plus de liberté au risque d’une société plus immorale ?”, “Est-ce que vous sacrifieriez l’humanité si vous étiez certains de créer une nouvelle forme de vie dont l’instinct primaire serait l’altruisme ?”. Parfois je leur demande juste de me donner leur appréciation de quelque chose ou de comment ils se sentent en ce moment sur une échelle de 1 à 10 (cela me rassure beaucoup que les gens autour de moi verbalisent leur état émotionnel). D’autres fois, je leur pose des énigmes en les mettant dans des situations où ils doivent survivre face à des animaux exotiques. Au bout d’un moment, on me fait comprendre que je parle trop ou je m’en rends compte moi-même, souvent trop tard. Je m’en excuse et je me remets au travail.

La conférence de rédaction

En fin d’après-midi, je participe à notre conférence de rédaction quotidienne. Je travaille au sein d’un magazine web qui publie des actualités scientifiques, technologiques, humanitaires, écologiques et autant de sujets qui me passionnent profondément. Je ne pourrais pas être plus heureux et épanoui qu’à mon travail. C’est le moment le plus important de la rédaction et celui qui me procure le plus de plaisir intellectuel. Mon rôle est d’incarner le lecteur final, je dois relire les sujets préparés avec soin par les journalistes et qui seront publiés le lendemain, je pose donc énormément de questions et je donne mes avis, critiques et points de vue sur tout ce qui m’est présenté. C’est une étape cruciale qui met beaucoup à contribution mes connaissances et mes facultés. Je suis extrêmement à cheval sur la véracité des propos rapportés, je réclame systématiquement des informations complémentaires et le croisement de plusieurs sources, et je vais très facilement repérer les incohérences. Je ne suis pas infaillible mais je vais éviter de nombreuses erreurs, parfois de véritables catastrophes. Je lance généralement cette vindicte “Pourquoi est-ce que vous voulez mentir à nos lecteurs ?!” et j’explique quelle information est fausse. Je vis très mal lorsque nous laissons passer des erreurs, ce qui arrive forcément, mais nous nous efforçons de tenir la meilleure qualité possible même si nous sommes une toute petite équipe. Nous n’avons pas à démériter. Je me sens très utile parce que j’ai une mémoire totalement exceptionnelle lorsque cela concerne mes intérêts restreints, et les sciences en font partie, ce qui est un atout considérable dans mon travail. Ma mémoire n’est pas infaillible, elle fonctionne d’ailleurs très mal lorsque je la sollicite moi-même pour une information spécifique, je suis beaucoup plus brillant lorsque je réagis de façon spontanée.

Un journaliste peut facilement se convaincre, en voyant la même chose sur plusieurs sources, que c’est “La première fois que les scientifiques parviennent à faire ceci ou cela” en se disant du coup que c’est fiable et que ses confrères ont fait correctement leur travail, je peux vite couper court en disant “Non, ça ne peut pas être la première fois, je crois qu’il y a eu une étude menée en 1997 sur des rats qui avait les mêmes conclusions”. Et dans la majorité des cas, je ne me trompe pas. Cela peut aussi être sur des sujets beaucoup plus pointilleux, comme connaître les caractéristiques spécifiques de certaines substances ou plantes, ou même corriger un rédacteur qui fait une erreur sur le nom latin d’une espèce animale, végétale ou d’une maladie. Récemment, j’ai tout de suite remarqué qu’une journaliste avait mal orthographié l’Ophiocordyceps unilateralis, une espèce de champignons entomopathogènes. Ma passion exaltante pour les organismes parasitaires m’a permis de détecter cela très facilement. Toutes ces connaissances sont des atouts considérables dans une rédaction. Lorsque nous échangeons sur un sujet, je peux débiter des études, des statistiques, des publications, autant de matières utiles pour les journalistes.

Cependant j’ai appris à ne pas me reposer de façon absolue sur les renseignements qui fusent spontanément de ma mémoire. Je peux être totalement convaincu de l’exactitude de quelque chose qui s’avère finalement faux. Certaines de mes convictions sont de l’ordre de l’absurde : j’étais persuadé que le siphonophore géant pouvait atteindre 1000 m de long, alors que j’avais en réalité confondu cette donnée avec la profondeur à laquelle il se trouve dans les océans, il ne peut atteindre que 40 mètres de long. Heureusement cela n’arrive presque jamais et dans tous les cas de figure, aucun propos n’est jamais rapporté directement dans un article, nous revérifions toujours les faits pour éviter toute erreur, même si nous sommes tous convaincus. La qualité de ce que nous publions est prioritaire en comparaison à nos sensibilités, convictions ou ego.

La quantité d’informations qui me submerge peut me faire complètement dévier du sujet d’origine. Il arrive souvent que je fasse perdre du temps à tout le monde en délivrant une information, puis en rebondissant moi-même sur ce que je viens de dire et ainsi de suite jusqu’à être complètement hors-sujet. Mes réflexions prennent des directions démesurées qui semblent infinies et inépuisables. Cela peut se transformer en un sacré avantage puisque nous cherchons toujours de nouvelles choses à faire découvrir à nos lecteurs. D’un simple sujet sur “L’histoire du TGV”, je vais parler du bec aérodynamique du martin-pêcheur qui a permis la création du Shinkansen, le concurrent japonais du TGV, puis à partir de là je vais demander à ce qu’on fasse un article pour présenter une dizaine de technologies biomimétiques, puis un autre sur l’enjeu de l’ingénierie humaine à s’inspirer de la nature, puis un sur 12 oiseaux aux comportements étonnants, puis raconter que l’addiction des colibris au nectar de certaines plantes est telle qu’ils ne s’en éloignent plus et la défendent, puis rebondir là-dessus pour demander un article sur tous les animaux qui consomment de la drogue en m’interrogeant à voix haute s’il y en a et en énumérant des exemples qui me viennent soudain en tête comme les dauphins, les lémuriens et les jaguars, je me dis qu’il y a de la matière, puis revenir sur les plantes pour demander un article présentant 10 des plus épatants mécanismes de survie du monde végétal, etc. C’est sans fin et je peux vite me laisser dépasser, alors heureusement que mes collègues sont là pour me ramener à la réalité.

La conférence de rédaction en fin de journée est un moment exaltant pour moi parce que je suis en maîtrise de mes sujets et que mon aide est véritablement appréciée, même si je peux être agaçant à cause de mon esprit critique outrancier ou de mes errements. Ce moment est court proportionnellement à la journée mais il est très intense et les responsabilités sont immenses. Je ne vais pas mentir, j’ai une immense fierté à faire ce travail. Je connais bien les statistiques désastreuses en matière d’emploi pour les personnes autistes et j’ai une chance inouïe d’en avoir un, qui plus est dans lequel je m’épanouis.

La journée se termine pour mes collègues mais je continue quelques heures de plus de mon côté. J’apprécie ce moment supplémentaire à moi, de calme et de solitude.

La soirée

Ce soir, j’ai une soirée à laquelle mon compagnon m’a invité. Il me prévient toujours longtemps à l’avance pour me permettre de me préparer psychologiquement et me propose toujours les choses sans contrainte pour que je ne me sente pas mal, il sait bien que je suis susceptible d’annuler à tout moment. Je suis épuisé et je devrais certainement me reposer mais j’ai envie de lui faire plaisir et je me sens capable de faire un bout de soirée avec lui.

Je suis vigilant à ne pas trop m’isoler de ses cercles sociaux car je sais que c’est important pour lui et mes absences pourraient me porter préjudice. J’échange quelques textos pour récapituler les détails de la soirée et pour connaître l’identité des personnes présentes. Je me concentre un moment pour me préparer puis j’éteins mon ordinateur et toutes les lumières, je met mes écouteurs dans les oreilles et je sors à l’extérieur. J’ai toujours plus de facilité à rentrer le soir, parce que je sais que la destination, quel que soit le détour, sera toujours mon appartement. C’est très motivant.

J’arrive à l’adresse de la soirée. Je prends un instant dans le hall d’entrée ou dans l’escalier pour correctement me recentrer et pour laisser toutes mes stéréotypies s’exprimer à l’abri des regards. Dès que je suis prêt, j’enfile ma seconde peau et je sonne à la porte. Mon copain vient m’accueillir, je pose mes affaires et je pénètre dans le salon pour saluer tout le monde. Je suis toujours très souriant et avenant, personne ne pourrait se douter que je suis autiste.

Les gens sont tous très bienveillants mais il s’avère qu’il y a six personnes en tout dont trois que je ne connais pas, c’est déjà trop pour moi. Personne ne voit que cela ne me convient pas bien sûr, je maîtrise mes expressions et je force une gestuelle ou des réactions “naturelles” pour continuer de faire illusion. Il y a une personne de plus que ce que m’avait dit Rémi et cela me met très mal à l’aise parce que ce n’était pas prévu. Et je suis tellement fatigué que je n’avais pas non plus prévu la possibilité de cet imprévu. Si j’avais été en pleine capacité de mes facultés, j’aurais considéré cette éventualité et j’aurais beaucoup moins mal vécu la chose devant le fait accompli.

Comme en général, je prends beaucoup trop la parole ou je ne la prends pas assez, je suis toujours indécis et très tendu à l’idée de parler quand il y a plus d’une personne en face de moi. Je dois cogiter énormément pour trouver un propos appropriée devant un groupe qui ne fera pas tomber mon masque par son étrangeté.

Quelqu’un engage la conversation avec moi. Je dois être particulièrement vigilant car je suis fatigué, il faut que je fasse très attention à ne pas lui couper la parole. Je me le répète dans la tête comme une consigne. C’est d’autant plus dur que cet individu me parle de quelque chose qui ne m’intéresse pas. J’ai très envie de lui dire “Tais-toi !”. C’est sur le bout de ma langue mais ce ne serait pas correct. Et pourtant, le besoin de lui dire devient urgent et envahit mon esprit. “Tais-toi ! Tais-toi ! Tais-toi ! Tais-toi !”. Cela m’échappe malheureusement quelque fois mais je fais tout pour que cela n’arrive pas, ce qui est la moindre des choses si je veux continuer à vivre en société. Dans le sens inverse, s’il me demande ensuite de lui parler de moi, je dois être attentif à ne pas aborder les sujets qui me passionnent, sinon je vais débiter un flot de paroles et de pensées sur les animaux que je considère les plus fascinants sur Terre, détailler mon amour des seiches, expliquer les cas de cryptozoologie passés de mythe à la science, lui parler des opérations à coeur ouvert en Chine réalisées sans anesthésie, lui poser des questions scientifiques qui vont me galvaniser. Les sujets que j’aime peuvent me rendre si euphorique que je peux en parler sans discontinuer, ce qui est socialement inacceptable. Et puis je suis dans une soirée avec des inconnus, mes collègues ou mes amis qui me connaissent bien ne sont pas là pour me calmer, alors à force de situations délicates et de rejets, j’ai appris à me refréner sur les sujets qui m’enthousiasment trop.

Cela ne fait que 45 minutes que je suis là mais je ne peux déjà plus continuer alors je remercie tout le monde et je les salue. Rémi m’embrasse, me serre fort contre lui et me dit qu’il est content que je sois venu. Ses amis ont l’habitude que je reste peu de temps et ne sont pas du tout dérangés. Je fais parfois une soirée complète avec eux quand même, mais pas plus d’une ou deux fois par an. Je quitte l’appartement, je remet mes écouteurs et je rentre à toute vitesse chez moi.

Lorsque j’arrive chez moi, c’est une libération totale. Je me dénude immédiatement en jetant mes vêtements n’importe où, je me sers un verre de soda light et je me place quelques minutes sous mon bureau. Le sol est propre, mon robot-aspirateur est passé deux fois dans la journée et a absorbé toutes les poussières. L’immeuble est presque silencieux à cette heure-ci, il y a des bruits ici et là mais rien qui ne m’agresse. La pression retombe. Parfois je pleure un peu, parfois je me mets à rire, parfois j’explose de colère, tout dépend du contenu de ma journée. Je relâche tout et depuis peu, je me félicite d’avoir réussi à traverser la journée. C’est bête mais c’est quelque chose que je ne faisais pas avant et qui m’a été enseigné dans mes groupes avec les autres personnes autistes. Quand on a toujours vécu en portant avec soi tous ces innombrables combats du quotidien, on ne prend jamais le temps de se regarder soi-même. Après tout, cette lutte est invisible pour les autres alors pourquoi lui accorder davantage d’attention soi-même ? Pour moi, ce petit moment m’a beaucoup aidé à changer ma perspective. Je ne vois plus ma vie comme un échec permanent en comparant mes capacités à celles des autres, mais comme une réussite quotidienne à ma propre échelle. J’ai mon statut de travailleur handicapé et l’état me reconnait 50 à 79 % d’incapacité. Je devrais en réalité travailler à mi-temps pour vivre convenablement et préserver ma santé, mais je ne peux pas me le permettre financièrement, alors cet océan de souffrances et de difficultés est le prix de mon autonomie. Je peux être fier de moi et le reconnaître. Cela m’encourage et me motive, surtout en sachant qu’il va falloir à nouveau tout recommencer à zéro le lendemain.

Ça y est, je sens que ma journée est vraiment passée et que je vais pouvoir me consacrer à moi. Le “bruit” de dizaines de pensées s’agite toujours dans ma tête mais il va vite être occulté par mes jeux vidéos.

Je me relève, j’allume l’ordinateur et je commence à me préparer à manger. Selon les périodes, je jongle avec mes troubles alimentaires. En ce moment, je suis dans une période oeuf-cocotte et je m’en prépare 3 à 4 tous les soirs depuis une semaine. J’ai souvent une obsession pour un aliment en particulier et j’en mange à outrance jusqu’à passer au suivant, ou à simplement retrouver une alimentation normale. J’alterne ainsi mes périodes “Yaourt glacé avec des fraises”, “Bacons séchés”, “Brillat-savarin”, “Gnocchis aux lardons”, “Floraline au lait”, “Gelée anglaise”, etc… J’ai aussi une addiction au beurre salé, que je mange à la petite cuillère, ainsi qu’à l’huile d’olive que je peux boire à la bouteille. Il y a des aliments dont je ne supporte absolument pas la texture, par exemple tout ce qui est fibreux parce que j’ai la sensation de sentir chaque fil dans la bouche, c’est très particulier. Si je ne suis pas dans l’une de mes périodes alimentaires particulières, je mange quasiment exclusivement des plats préparés. Ce n’est pas très bon pour la santé mais comme je n’arrive pas à cuisiner, je n’ai pas vraiment d’alternative. Si je prépare à manger, je dois obligatoirement rester devant la nourriture parce que sinon j’oublie complètement son existence et je peux faire de gros dégâts dans la cuisine (cela m’est arrivé bien trop souvent et encore aujourd’hui). Avec mes difficultés d’attention importantes, je m’impatiente rapidement et je deviens fou. Je ne compte plus les fois où j’ai essayé de faire des pâtes et je me retrouvais à jeter l’eau et les pâtes mi-cuites dans le lavabo dans les 3 minutes qui suivaient parce que je n’arrivais plus à attendre. Je commandais alors en livraison ou je me faisais réchauffer un surgelé au micro-onde. Il suffirait pourtant que je mette un minuteur pour ne pas avoir à rester bêtement devant mes casseroles mais je n’arrive pas du tout à penser à le faire pour ce type de tâches. Ce déficit d’attention est certainement lié à ma motivation profonde mais ce n’est pas force d’y mettre du coeur et des efforts. Mon compagnon peut avoir de sacrés fous rires en me regardant essayer de faire à manger parce que je suis dans une incapacité flagrante. Même lorsqu’il y a des consignes parfaitement claires à suivre, les lire 50 fois ne change rien, je n’arrive pas à les retenir et je fais des erreurs à coup sûr. Cela donne l’impression que je le fais exprès mais j’ai véritablement la concentration d’un enfant de 5 ans sur ce type de tâches. Ce soir, je me contenterai de mes oeufs cocottes. De la crème fraîche, un oeuf, du sel et du poivre, c’est terminé. Parfait pour moi.

Je mange devant mon ordinateur en regardant des vidéos scientifiques, des tutoriaux ou des séries, puis je me mets à jouer à des jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs. Je les affectionne énormément et j’aime retrouver mes amis dessus. J’entretiens des relations virtuelles avec certains joueurs depuis plus de 15 ans et ce sont de véritables amis, aussi importants que mes amis de la vie réelle. Je joue avec eux aussi longtemps que possible mais je fais attention à respecter mes limites d’heure et ma routine que je ne veux surtout pas décaler. Durant le reste de la soirée, je vais enfin pouvoir rester moi-même et laisser toutes mes stéréotypies, balancements et flapping s’exprimer librement. C’est génial de pouvoir être moi-même à la maison, cela me fait tellement de bien.

Lorsqu’il est l’heure, j’éteins l’ordinateur et je me prépare à aller me coucher.

La nuit

Je ne supporte pas la sensation dans ma bouche lorsque je me brosse les dents, c’est horriblement désagréable. Pour pouvoir arriver au terme d’un brossage correct, je dois m’agiter dans tous les sens pour distraire que mon cerveau de l’incommodité des poils rigides sur mes gencives. Je fais des petits bonds pieds joints, ou je les fais sur la pointe des pieds s’il est très tard pour ne pas faire de boucan. C’est un peu ridicule, voire comique, mais cela ne me gêne pas le moins du monde, je ne vais pas me priver d’être enfin moi-même chez moi.

J’ouvre mon canapé-lit et j’époussette méticuleusement le drap plusieurs fois avant de m’y allonger. Le moindre grain de poussières m’empêche de dormir. Il vaut donc mieux que je sois prévenant, spécialement quand Rémi dort à la maison, car je n’aurai aucun scrupule à me remettre à nettoyer le drap à 3 heures du matin si c’est nécessaire, au détriment de son sommeil. Une fois que j’ai correctement passé l’attrape-poussière partout, je mets la couette et les coussins.

Ma petite routine du soir est toute simple, je pose toujours un verre d’eau à mon chevet et un mouchoir, je recharge mon téléphone et ma montre connectée. Je ferme les fenêtres, les stores occultants et surtout je recouvre toutes les leds nocturnes, même l’indicateur lumineux de l’heure sur le micro-onde. Je ne parviens à m’endormir que dans le noir le plus total et je détecte immédiatement la moindre variation de lumière dans la pièce à travers mes paupières, c’est infernal. Quand je dors ailleurs, je peux vite passer pour un hôte invivable qui prend ses aises partout parce que je vais littéralement couvrir toutes les sources lumineuses, débrancher les prises ou enlever les piles des appareils, et je ferai tout le nécessaire pour parvenir à tolérer le lieu dans lequel je vais dormir. Je ne dors en dehors de chez moi que dans des cas exceptionnels ou des déplacements éloignés, je supporte difficilement de briser ma routine et d’être hors de mon espace vital. Même dormir chez mon compagnon est compliqué pour moi.

Une fois que tout semble en bonne condition et que je me retrouve dans un noir abyssal, j’envoie un message textuel à Rémi pour lui demander comment la soirée s’est passée (par politesse car cela ne m’intéresse pas). Régulièrement je demande à Rémi combien il m’aime sur une échelle de 1 à 10. Ce soir, il me répond 8/10 et moi je lui dis 9,2/10. C’est un exercice auquel il n’aimait pas participer mais il a vu à quel point cela me rassurait de quantifier des choses qui peuvent paraître abstraites. Cette évaluation me permet d’être sûr que je vois et vis les choses à leur véritable teneur et que je ne suis pas en décalage avec la réalité, dans mon couple par exemple. Ce serait dérangeant que je sois convaincu que mon compagnon m’aime entre 5 et 10 en ce moment alors que ce serait 2. Sa réponse me rassure donc beaucoup. Je lui souhaite bonne nuit. Avant d’éteindre mon téléphone, je passe scrupuleusement en revue mon calendrier et ma liste de tâches pour demain. Je dois déjà me préparer psychologiquement et bien me conditionner à ce qui m’attends.

Il est temps de me coucher mais ma journée est loin d’être finie. J’ai de graves difficultés à m’endormir le soir. En premier lieu, je vais devoir élaguer une bonne partie des pensées qui me parasitent encore et qui reviennent me submerger de plus belle maintenant que les jeux vidéo sont éteints. Cela va me prendre du temps, une bonne heure en moyenne. Ensuite, il y a tout simplement mon hypersensibilité qui rend cette étape d’endormissement si critique. Le moindre son va capter mon attention et embraser mon cerveau, difficile de s’endormir dans ces conditions. Les bruits me gênent tellement que même entendre les battements de mon coeur lorsque mes oreilles sont contre l’oreiller me rend malade. Autant dire qu’il est difficile de réduire les sons que produit son propre coeur… Aussi, ma tête doit avoir un angle très précis dans le lit. Un degré de trop ou de moins, et l’inconfort est total. Il n’y a pas d’entre-deux, c’est blanc ou noir à mon grand désespoir. C’est d’autant plus compliqué que 99% des angles me sont insupportables et qu’un seul sied à ma nuque. Mon coussin actuel est un cadeau de ma tante que j’ai littéralement éventré et dont j’ai retiré petit à petit le coton et sur lequel j’ai positionné ma tête jusqu’à ce qu’une tentative soit enfin concluante et que je le recouse.

Mon corps tremble fortement lorsque je m’endors. Dans le passé, je faisais attention de me contenir lorsque j’étais en couple parce que j’avais beaucoup trop peur d’avoir l’air bizarre, maintenant je laisse complètement mon corps s’épancher de ses “oscillations” non sollicitées. Mes pieds pivotent et font des va-et-vient répétitifs, et j’ai de petits chocs électriques dans les bras qui me font faire pas mal de gesticulations. C’est le dernier manège que me fait mon corps. Je finis par m’endormir.

Je me réveille trois ou quatre fois par nuit. Je suis si sensible au changement de température ou à l’humidité dans l’air que je peux ouvrir les fenêtres à intervalle régulier. Ces réveils nocturnes sont très contrariants et sont autant de pièges susceptibles de me faire tomber dans des spirales de réflexions, d’obsessions et d’angoisses qui m’empêcheront de dormir avant un moment.

Il est 4 heures du matin. Je suis totalement vidé de toute énergie et j’implore le sommeil. Il m’arrive d’en pleurer dans le noir tellement la fatigue est importante et que les heures continuent de s’écouler tandis que je maintiens mes yeux fermés sans parvenir à m’endormir. C’est un moment incroyablement pénible qu’il faut que j’endure presque toutes les nuits. Au bout d’une interminable attente, je finis par m’endormir malgré la peur et les appréhensions de ce jour suivant auquel il va falloir survivre.

J’espère que je serai à la hauteur de demain.

Les illustrations présentes dans l’article ont pu être réalisées grâce à une technique de rotoscopie sur des photographies existantes, je remercie chaleureusement leurs auteurs respectifs : Adrien Olichon, Claus Grunstaudl, Daria Shevtsova, Echo Grid, Eugene Desig, Filip Kominik, Jacek Dylag, James Wainscoat, Junior Ferreira, Mathias Huysmans et Rémi Gomes.

Interview Télérama – LGBT+ dans les jeux vidéo

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Interviewé en Novembre 2017 par Julien Foussereau, journaliste chez Télérama, j’ai eu l’opportunité de parler du traitement et de la visibilité des personnes LGBT+ au sein des jeux vidéo. Ci-dessous, ce qui est paru dans le magazine n°3543 de Telerama et je vous ai mis ensuite l’interview avec mes réponses complètes 😘

Tout d’abord,

quels ont été les sentiments que vous avez éprouvé

pendant votre jeunesse de gamer ?

Ayant eu une enfance difficile sans père ni mère, le jeu vidéo a représenté un moyen inespéré de m’émanciper de la réalité. Vivre de formidables aventures dans des jeux tels que Vandal Hearts ou Final Fantasy VII a été une manière salvatrice de me soulager de mes difficultés quotidiennes.

Je me souviens très distinctement de ce sentiment qui montait en moi alors que je n’avais que 7 ans, cet enthousiasme et ce plaisir grisant à découvrir de nouveaux mondes et entreprendre de nouvelles quêtes.  Vers l’âge de 15 ans, j’ai découvert World of Warcraft qui a joué un rôle très important dans ma construction personnelle, car ce jeu m’a permis de sociabiliser avec d’autres personnes dont certains sont mes amis depuis plus de 10 ans.

Comment expliquez-vous

qu’une vision aussi rétrograde de l’homosexualité

ait perduré si longtemps ?

Le jeu vidéo fait partie intégrante de l’industrie audiovisuelle, tout comme le cinéma et la télévision, ces domaines sont influencés par les mêmes codes. Depuis leur démarrage, ces médias ont toujours plus ou moins fait apparaitre des personnes LGBT+ mais malheureusement d’une façon stéréotypée voire carrément caricaturale. À la fin des années 80, les gays et lesbiennes étaient souvent utilisés dans les jeux vidéo pour servir des blagues ou être ouvertement moqués. Il a fallu attendre longtemps avant que ces personnages gagnent en profondeur et soient abordés respectueusement. Nintendo a beaucoup limité la représentativité des personnes LGBT dans ces années-là à cause d’une directive qui stipulait qu’aucun jeu abordant le sexe ne serait vendu sur sa plateforme. Cela a longtemps dissuadé les éditeurs de suggérer que tel ou tel personnage était gay puisqu’il aurait fallu expliciter cette attirance et leur jeu vidéo aurait été censuré.

Il ne faut pas oublier que les éditeurs investissent de l’argent et du temps dans ces jeux, ils attendent donc un retour sur investissement. Sans que cela ne doive devenir une excuse, cela explique pourquoi les productions tentent souvent d’être consensuelle à tout prix, au point de discriminer les personnes LGBT+ mais également les personnes de couleur ou les femmes. Les campagnes de communication autour des jeux vidéo ont longtemps été macho à l’extrême, véhiculant les idées les plus rétrogrades, et cela a beaucoup participé à l’image que ce média était réservé aux hommes. Forcément les éditeurs et les développeurs de jeux eux-mêmes ont été influencés par cette idée et ont imaginé leur production pour ce segment spécifique : l’homme blanc hétérosexuel.

Quels sont selon vous les premiers jeux

qui ont changé la donne et dépeint une vision

plus nuancée et plus feel good de l’homosexualité ?

Il y a certes quelques jeux qui ont commencé timidement à adresser une meilleure représentation des personnes LGBT à la fin des années 90 mais c’est surtout à travers les superproductions AAA qu’on a pu observer un changement notable, tout simplement parce qu’elles touchent un plus large public et sont tout de suite visibles.

Aujourd’hui, un joueur peut rencontrer des protagonistes homosexuels au sein de grosses productions vidéoludiques et de plus en plus d’une façon qui permet à tout le monde de comprendre que les personnes LGBT+ sont des gens comme tout le monde. Dans le jeu The Last Of Us”, le héros retrouve Bill, un personnage antipathique, désagréable et paranoïaque dont on découvre plus tard que son compagnon est mort. Le personnage est entier, complexe et aucun critère dans sa personnalité ne reflète sa sexualité, ce que je trouve être une excellente façon de prouver que les personnes LGBT+ n’ont rien à voir avec des caricatures ou des stéréotypes. Dans Mass Effect : Andromeda, il y a le Dr Suvi qui est lesbienne, Peebee et Vetra qui sont pansexuels, Gil qui est gay et des personnages bisexuels peuvent être rencontrés durant le jeu. Je salue particulièrement les studios de jeux de sport, dans les jeux de football par exemple qui adressent des sujets LGBT malgré la discrimination tenace de ces milieux. Chaque réaction homophobe illustre d’elle-même la nécessité impérative de défendre la visibilité des personnes LGBT+.
Ces rencontres avec des personnes ou des thèmes LGBT+ permettent aux joueurs de réfléchir, de se questionner, de s’identifier et/ou d’accepter les différences des autres.

Comment expliquez-vous l’orientation plus progressiste

de l’industrie vidéoludique aujourd’hui ?

Tout comme les autres minorités, la communauté LGBT+ a lutté pour être représentée correctement à la télévision et au cinéma, elle s’est donc aussi battue pour que les personnages introduits dans les jeux vidéo soient les plus réalistes possibles. 

La société change et progresse dans le bon sens, au point que des entreprises comme Sony ou Microsoft sont devenues plus attentives à ces questions de représentativité. Aujourd’hui on trouve de nombreux jeux dans les catalogues Xbox et Playstation contenant des personnages LGBT+. Nintendo reste très conservatrice sur sa ligne… En interdisant les unions gays dans le jeu Tomodachi Life par exemple, la société nippone a discriminé ouvertement les personnes LGBT+ ce qui a valu un tollé médiatique international. Grâce à ce mouvement, dénoncé par les associations LGBT+ mais aussi devenu viral grâce aux personnes hétérosexuelles, Nintendo s’est remis en question et les jeux suivants ont mieux pris en compte le traitement de ces minorités. Depuis, il y a des couples gays dans Fire Emblem et dans d’autres jeux moins médiatisés.
L’exemple de Tomodachi Life montre bien que des jeux allant contre la diversité suscite des réactions très fortes et blessent des millions de gens. Les réseaux sociaux ont donné un pouvoir considérable aux gens et il est clair que les personnes et associations LGBT+ ne veulent laisser passer aucune dérive ou discrimination. C’est clairement cela qui a forcé l’industrie à se remettre en question en prenant conscience de ces problèmes et à mieux les adresser.

Parlez moi de votre association Next Gaymer.

Sur les jeux vidéo en ligne, les insultes les plus utilisées sont les mots gay”, fag”, faggot”. Beaucoup de joueurs les emploient pour signifier aux autres qu’ils sont « minables » et ils entretiennent une homophobie permanente qui peut beaucoup peser, surtout sur les plus jeunes. Il suffit de faire une partie sur League of Legends pour réaliser l’ampleur des insultes homophobes.
J’ai décidé de fonder il y a 9 ans l’association Next Gaymer pour valoriser la reconnaissance, la visibilité et l’épanouissement des geeks et gamers LGBT en France. Nous étions juste trois pour démarrer cette association en 2008 mais notre communauté compte maintenant plus de 7900 membres inscrits.
Cela demande énormément d’efforts mais j’ai une véritable satisfaction à rendre notre minorité visible et c’est très gratifiant de recevoir des messages de remerciements de gens, beaucoup de jeunes, qui ont trouvé en Next Gaymer un espace safe pour discuter, être eux-même et s’épanouir.

Comment vivez-vous cette reconnaissance ?

Il est clair que les personnages LGBT+ ne sont plus du tout représentées de la même façon. Aujourd’hui ces thèmes sont abordés avec plus de respect et une complexité qui reconstitue mieux la diversité des gens.

Cette démarche d’inclure les minorités et de les représenter avec plus de réalisme progresse petit à petit mais comme toujours, rien n’est acquis. Le regard et le traitement envers les personnes LGBT+ évolue de façon variable, comme en témoigne l’augmentation des agressions homophobes à travers le monde, et des régressions sont toujours possibles. Alors oui, je suis forcément heureux de réaliser qu’une personne LGBT+ a été intégrée dans un jeu vidéo de façon respectueuse mais je sais qu’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir.

Il n’empêche,

lorsque l’on déambule dans les salons de jeux vidéo,

la culture des girls booth objectifiant les femmes

et tous les délires patriarcaux et masculinistes,

la route est encore longue, non ?

Oui, j’ai été très choqué par les insultes sexistes que certains individus dans ces salons s’autorisent à envoyer aux femmes qui travaillent sur des stands ou même aux autres joueuses. Le sexisme dans les jeux vidéo nourrit les joueurs des pires comportements et leur donne une vision complètement biaisée de la femme. Qu’on le veuille ou non, qu’on en soit plus ou moins conscient, nous sommes tous influencés par les supports que nous aimons : le cinéma, les séries, les livres, les jeux vidéos… Moins de sexisme dans les jeux vidéo résulte à moins de sexisme dans la vraie vie. Cela vaut de même pour le racisme et l’homophobie. 

Lorsque l’on voit la Silicon Valley

affichant une résistance à un pouvoir exécutif trumpien

libérant la parole raciste et homophobe,

ressentez-vous de l’espoir ? Ou au contraire,

un tour sur les forums de Reddit et les threads Twitter

d’usagers se réclamant du GamerGate

vous donnent envie de pousser un énorme soupir ?

Il y a des deux. Nous poussons de nombreux soupirs et sommes souvent exaspérés de la façon dont certains peuvent nous dépeindre alors que nous souhaitons juste être décrits et traités comme des êtres humains comme les autres. Parfois il y a pire que des soupirs, quand on apprend qu’un enfant a été tué par son père parce qu’il était gay ou qu’un jeune s’est suicidé parce qu’il était victime d’harcèlement homophobe. Cela nous touche et nous blesse forcément. Avec le nombre de témoignages d’actes homophobes reçus par SOS homophobie en augmentation en France (+19.5% en 2016), on est forcément inquiets… mais il ne faut jamais perdre espoir et il faut agir si on le peut. C’est pour cela que je communique sur ces questions très délicates au sein de l’univers du jeu vidéo et que j’offre un espace sécurisé pour les geeks et gamers LGBT avec mon association.

Comment voyez vous

l’avenir du jeu vidéo sur la question LGBT+ ?

Les mentalités et la diversité progresse. Nous allons dans la bonne direction même si rien n’est acquis, il faut continuellement lutter pour faire reconnaitre et respecter l’existence des minorités. Le jeu vidéo avait sans doute pris du retard sur l’inclusion des personnes LGBT+ par rapport au cinéma et à la télévision mais les progrès sont très visibles, j’ai hâte de découvrir les jeux de ces prochaines années. J’espère qu’on pourra jouer dans un futur proche à une superproduction dont le héros serait un homme gay, une femme lesbienne ou une personne transgenre.

Ma dernière lettre

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Ma grand-mère est la femme qui m’a élevé.

Quelques jours avant qu’elle ne décède, je fus forcé de quitter son chevet.

Terrorisé à l’idée qu’elle trépasse sans que je sois à ses côtés, je lui remis une dernière lettre avant de partir.

Je pus cependant revenir à temps pour partager nos derniers jours ensemble.

Elle mourut dans son sommeil tandis que je veillais sur elle.

.

Je souhaite partager cette lettre au monde car elle reflète tout ce que ma grand-mère représente pour moi…

Je t’aime.

Ce sont les seuls mots qui pouvaient démarrer cette lettre.

Je te les ai déniés presque toute ma vie et de ma part, je sais que tu prends la pleine mesure de leur valeur.

Au moment où tu liras cette lettre, je serai rentré à Paris. Nous nous serons peut-être déjà dit adieu sans le savoir. Tu m’auras souhaité du courage et je t’aurais embrassé sobrement sur la joue.

Je suis très heureux d’avoir passé ces jours avec toi, mon extraordinaire grand-mère, et encore plus heureux que tu passes tes derniers moments dans notre appartement, entourée de ton frère, de ton fils, de ta fille et de tous tes petits-enfants.

Il y a quelques années maintenant, lorsque j’étais venu te rendre visite pour archiver tous les documents me concernant en ta possession, j’étais tombé sur une feuille de papier dressant une liste manuscrite. Une liste simple des choses de la vie, divisée en deux colonnes : seule avec ta liberté, et seule avec deux petits garçons à charge. J’ai toujours eu conscience du sacrifice considérable que tu avais fait pour nous élever mon frère et moi mais découvrir cette liste m’a vraiment fait comprendre l’ampleur de cette décision. Merci pour tout ce que tu as fait pour nous. Tu as pris l’impossible décision de nous élever alors que cette tâche ne t’incombait pas et que tu avais tes propres rêves à poursuivre. Tu as exercé tout ce qui était en ton pouvoir pour nous élever du mieux que tu le pouvais et tu l’as fait formidablement bien, malgré les difficultés matérielles, financières, professionnelles et familiales. Je me souviens de ces jours de “vache-maigre”, comme tu les appelais, je sortais un instant de l’enfance et je m’aperçevais de tous tes efforts pour joindre les deux bouts. Sache que j’ai le souvenir d’une enfance où je ne manquais de rien. Merci.

Je sais qu’il y a eu de beaux moments mais quelle peine cela a dû être de nous élever. Je me souviens des fois où tu refermais la porte de ta chambre pour sangloter. Tu as dû souvent t’interroger sur la vie que tu aurais pu avoir si tu avais simplement ignoré notre existence et cela n’aurait été qu’un drame ordinaire de plus comme il s’en passe chaque jour en France. Mais tu as pris une décision liberticide qui a bouleversé ta vie pour offrir leurs chances à deux petits garçons innocents. Tu ne nous as jamais fait payer cette souffrance ou fait ressentir de la culpabilité. Merci.

Je te demande pardon pour mes mots d’enfant lorsque je te traitais de sorcière et que je t’accusais de m’avoir volé à ma mère. C’était la meilleure invention qu’un petit garçon pouvait trouver pour excuser l’absence de ses parents, mais ce n’était pas juste vis-à-vis de toi. Rassure-toi en lisant ces mots, je ne suis pas en train de m’accabler de ce que j’ai pu te dire il y a deux décennies, je n’étais qu’un enfant, mais j’ai un souvenir vivace de ma colère à ton égard et ces excuses me font aussi du bien, tu les mérites vraiment. Pardon.

J’étais un enfant marginal et même s’il n’y avait aucun mode d’emploi approprié pour moi, tu as su être l’âme qui me comprend le mieux. Tu es la seule personne avec qui je peux partager de longs silences, que je préfère largement à des échanges creux. J’aime que nous ne nous sentions jamais obligés de meubler des conversations par des propos sans intérêt. Merci.

Tu m’as toujours laissé être moi-même. Tu m’as laissé être le seul garçon déguisé en fille pour le carnaval de l’école, laissé écrire des heures sur ma bruyante machine à écrire qui dérangeait tout le monde, laissé te conter les histoires que j’écrivais à la récréation, laissé mettre en scène des spectacles interminables que tu regardais jusqu’au bout, laissé planifier les évènements des jours, semaines et mois à venir parce que cela me rassurait, laissé m’isoler des heures durant loin de tous lorsque j’avais besoin de pleurer. Tu m’as donné tout l’espace et la compréhension nécessaires pour que mon étrange conscience puisse ployer librement. Merci.

Je serai toujours cassé pour le reste de ma vie mais je pense que grandir à tes côtés était ma meilleure chance pour devenir un homme entier. Ma sensibilité, mon homosexualité, mon autisme, mon chagrin, mes aspérités, tu m’as accepté tel que j’étais mais tu m’as aussi confronté à la violente réalité que personne ne s’adapterait à ma façon d’être. Le monde ne me ferait aucun cadeau et c’était à moi d’y trouver une place. Tu savais verser l’exacte quantité de douceur et de dureté nécessaire à mon être. Tu m’as donné mes premières armes pour affronter la vie et je t’en serai toujours reconnaissant. Merci.

Lorsque tu es tombée malade à mon adolescence, je ne savais pas quoi dire, quoi faire, quoi comprendre de la situation. Les chimiothérapies te rendaient méconnaissable et je ne parvenais plus à dormir la nuit parce que je confondais tes vomissements avec des râles d’agonie. J’avais autant peur lorsque je t’entendais que lorsque le silence retombait parce que je me demandais si tu étais morte. Je prenais un temps interminable pour rassembler tout mon courage et trouver la force de m’approcher de ta chambre. Je te trouvais dans le noir, esseulée, et tu t’efforçais de me dire, de la façon la plus convaincante que tu pouvais, qu’il y avait plus de peur que de mal et que je devais aller me recoucher. Mon impuissance et ta détresse m’ont beaucoup marqué. Renoncer à notre garde a dû être une décision impossible pour toi mais sache que c’était la bonne. Sur le moment, je l’ai vécu comme un véritable abandon. Les changements les plus subtils m’étaient déjà insupportables alors vivre cette séparation était absolument insurmontable. Je sais que cet évènement a brisé quelque chose à jamais entre nous et je suis désolé. Nous le sommes tous les deux. Tu n’y pouvais rien et je n’y pouvais rien. Il n’y a rien à regretter de cette histoire. Je suis triste que la vie nous ait joué ce tour mais je suis sincèrement heureux que nous ayons pu nous retrouver dès que je suis devenu un homme indépendant.

Nos dernières années ensemble auront été des années apaisées et je resterai près de toi jusqu’au bout.

Je suis heureux que nous ayons fait cette photographie tous les deux où tu me touches le visage. J’ai toujours apprécié, même maintenant alors que j’ai 25 ans, que tu préviennes les gens autour de moi que les contacts physiques me sont “difficiles”. Ils me sont insupportables. Je regrette beaucoup de ne pas pouvoir être tactile et chaleureux comme tout le reste de la famille, d’être incapable de donner de la tendresse sans que ce soit un geste intellectualisé. Tu sais que je fais beaucoup d’efforts mais même malgré cela, je sens bien que c’est insuffisant. Cette photographie est pleine de symboles, c’est la dernière que nous réalisons tous les deux et c’est la première où tu me touches depuis que je suis enfant. Je ne pensais pas en être capable et je suis très ému que nous ayons immortalisé ce contact ensemble. Elle donne la sensation que tu me fais un don invisible, impalpable, insondable. C’est à la fois un “bonjour” et un “au revoir”. C’est la transmission de tes valeurs.

Je suis ton héritage.

Il y a quelques jours tu m’as parlé de ta crainte de mourir. Cette inquiétude croissante et légitime de “l’après”. J’ai bien senti ta peur sincère et ton émotion m’a pris au dépourvu. Je ne savais pas quoi dire ou quoi faire alors je t’ai fait part de mon opinion à ce sujet de façon un peu maladroite. J’ai quand même eu l’impression que cela t’avait apporté un certain réconfort, du moins je l’espère. J’aimerais vraiment te donner le fond de ma pensée.

L’après ? Nous sommes pareils tous les deux, nous voyons le monde avec une certaine âpreté. Nous partageons l’esprit des choses concrètes et observables, tout en laissant la place aux grandes interrogations, de la plus terre à terre à la plus spirituelle. La foi est quelque chose de très beau et de très respectable, les religions ont des réponses magnifiques vis-à-vis de la mort. Mais pour moi, c’est la science qui a toujours détenu la plus belle des réponses. Tu as oublié d’où tu viens Grandine. Tu viens des étoiles. Toutes les particules qui te composent pour devenir toi, mon extraordinaire grand-mère, ont été créées il y a un peu plus de 13 milliards d’années, en même temps que tout notre univers. Toutes les circonstances qui ont permis ton existence sont absolument miraculeuses. Tu es un miracle et je suis heureux d’avoir été témoin de ton existence. Il y a dix fois plus de bactéries dans ton corps que de tes propres cellules humaines. Ta vitalité tient plus à cette fabuleuse cohabitation qu’à ton propre libre arbitre. Tout t’a donné la vie. Tout. Cet assemblage extraordinaire va se dérober sous mes yeux mais je ne suis pas inquiet. Tout l’univers s’est servi de la moindre de tes particules depuis la nuit des temps et exercera sans relâche son infinie imagination pour poursuivre son oeuvre. Tu m’as dit avoir peur de l’isolation totale dans l’obscurité, mais du point de vue de la science, c’est tout l’inverse qui va se produire. La nature est une ouvrière formidable qui ne gâche rien, tu vas donner mille fois la vie et j’aime cette pensée. Je doute que beaucoup de petits-enfants disent à leur grand-mère mourrante qu’ils aiment ce genre de vision “grouillante” et peu reluisante pour l’imagination, mais tu es mon extraordinaire grand-mère et je suis ton bizarre petit-fils. Je sais que tu comprends mes idées.

Dans deux siècles, personne ne se souviendra de nous deux mais quelle importance ? Je suis comblé par la coïncidence cosmique qui a permis à nos deux êtres de se rencontrer et je chérirai nos souvenirs ensemble jusqu’à mon dernier souffle.

Cela m’a beaucoup touché que tu te souviennes de la conversation que nous avions eue au sujet de mon interrogation sur “l’intérêt de la vie”, parce que c’était un évènement important pour moi dont tu ne sais pas tout. À cette époque, je me renseignais déjà depuis quelque temps pour organiser mon suicide légal en Suisse. Vivre m’a toujours été éprouvant, mais le passage à l’âge adulte m’était épouvantable. Enfant, être différent était difficile mais j’étais plein d’espoir pour l’avenir parce que je me croyais capable de changer. J’étais persuadé que je trouverais comment guérir mon autisme, par quelque miracle que ce soit, et que je pourrais simuler ma normalité en société tout le temps qui me serait nécessaire pour trouver un remède à ce mal. Adulte, j’ai réalisé de plein fouet qu’il n’existait pas de telle guérison. Quel intérêt de vivre une vie oppressante en tout instant et simulée en tout point ? C’était un soulagement de m’imaginer partir, arrêter le simulacre, stopper l’oppression et organiser ma disparition avec une tranquillité certaine. Fidèle à moi-même, j’abordais le problème de façon arithmétique depuis ma plus tendre enfance, je contemplais ce processus en me disant “Si je viens du néant et que je termine au néant, pourquoi ne pas faire un raccourci des deux ?”. Ce chemin étant particulièrement irréversible, je m’étais promis de chercher sérieusement une réponse au sens de la vie, en l’absence de laquelle je me donnerais la mort.

Quand je suis venu te voir, je n’avais aucun espoir pour moi. J’avais voyagé, j’avais travaillé, j’avais entrepris, j’avais créé, j’avais aimé. Je n’avais rien trouvé qui vaille l’intérêt d’être vécu et je ne voyais rien de triste là-dedans, empli de mon éternel pragmatisme. Tu étais malade, avais souffert durant toute ta vie, qui mieux que toi aurait pu me trouver une “raison” de vivre.

“Grandine, quel est le sens de la vie ?”

Tu n’avais pas répondu tout de suite. Tu étais devenue très pensive. Tu savais que les mots comptaient pour moi et je sentais que tu pesais scrupuleusement les tiens. Je m’attendais à ce que tu me donnes des motifs très “sensés”, que tu me parles de ta rencontre avec ton mari, que tu me racontes la naissance de tes enfants, de toutes les expériences de vie que tu avais eues et qui justifiaient que tu avais tenu “jusque-là”.

“La vie n’a aucun sens.”

J’étais interloqué. C’était probablement la pire réponse qu’une grand-mère puisse donner à son petit-fils prêt à se suicider. Je n’ai rien dit à ce moment-là, je ne m’attendais pas à un propos aussi cynique, aussi définitif. Puis tu as ajouté :

“Quel est le sens de l’eau Alexandre ?”

J’ai réfléchi à cette interrogation, moi qui les adore, et je fus bien incapable d’arriver à la moindre conclusion. J’avais l’impression que c’était une question piège.

“L’eau n’a aucun sens Alexandre, l’eau est un état. C’est la même chose pour la vie, elle ne sert à rien ni personne, c’est un état. La vie est faite pour être vécue, c’est son principe. C’est tout.”

C’était limpide. Je n’ai même pas eu besoin d’y réfléchir. Je t’ai répondu « D’accord » et je t’ai laissée seule dans la cuisine. Sans t’en rendre compte, tu as changé ma vie ce jour-là. Tu m’as allégé d’un fardeau incommensurable en me sortant de la boucle infernale dans laquelle mon cerveau s’était enfermé. Ce fut ma première grande inspiration, comme si tu m’avais appris à respirer sur Terre. Tu m’as donné la seule réponse que pouvait accepter mon accablant pragmatisme.

Tu m’as donné le moyen de vivre. Merci.

Tu fais partie de ces héroïnes anonymes, tout comme ma grand-mère laotienne que nous admirions tant tous les deux. Tu fais partie de ces femmes, connues de personne, mais qui ont oeuvré toute leur vie pour le bien. Tu es un être d’une générosité inouïe, tu as fait don de ta vie pour me donner toutes les chances d’en avoir une bonne et je ne faillirai pas à cette promesse.

Je ne manquerai jamais aux valeurs que tu m’as transmises. Je prendrai soin de notre famille. Je chérirai ta mémoire. Sans jamais que tu ne le saches ou que je ne te le dise, j’ai toujours puisé en toi mon courage, ma persévérance et ma ténacité. Je continuerai de le faire même lorsque tu ne seras plus là.

Je dirai au monde la femme que tu étais, surement jamais celle que tu étais vraiment, mais surement celle que tu étais pour moi.

Tu es un monument de ce qu’il y a de meilleur dans l’humanité.

Tu es mon héroïne.

Tu peux partir sereine Grandine. Tu peux t’endormir apaisée.

Tu peux te disperser aux quatre vents, dans la pluie et les forêts.

Je peux te partager avec tout l’univers, sans peine.

Parce que tu seras toujours la fondation de mon être.

Tu es ma maison.

Je t’aime.

Alex